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Date : 20080403

Dossier : IMM-1463-08

Référence : 2008 CF 420

Ottawa (Ontario), le 3 avril 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

 

ENTRE :

JEANNE MAURICETTE

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

I.  Introduction

[1]               Il s’agit d’une requête visant l’obtention d’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi prise contre la demanderesse, et ce, en raison des risques auxquels celle‑ci serait exposée. Cette requête est déposée à la suite d’une décision d’une agente d’exécution par laquelle elle a refusé de différer l’exécution de la mesure de renvoi à Sainte‑Lucie prise contre la demanderesse âgée de 25 ans. La demanderesse est témoin dans un procès criminel et elle a déposé une demande fondée sur des considérations humanitaires (demande CH), laquelle demande est présentement en instance. De plus, la demande visant à différer le renvoi est fondée sur l’intérêt supérieur des trois enfants nés au Canada de la demanderesse. Il s’agit de jumeaux âgés de trois ans et d’un nourrisson. Ceux‑ci seraient exposés, à Sainte‑Lucie, à des risques de violence de la part de l’ex‑conjoint violent de la demanderesse. Si les enfants quittaient le Canada avec la demanderesse, ils seraient confrontés à des problèmes de nature médicale. Ils seraient séparés d’une grande famille étendue dont la plupart des membres ont un statut au Canada. Tout cela est mentionné dans la demande CH en instance qui a été déposée par la demanderesse.

 

II.  L’historique

[2]               La demanderesse a vécu avec une colocataire jusqu’à ce que, suite à un conflit, la colocataire pose de nouvelles serrures et jette les effets personnels de la demanderesse, notamment les certificats de naissance et les passeports des enfants. La demanderesse a demandé l’aide de la police mais elle a été arrêtée le jour même, c’est‑à‑dire le 30 octobre 2007. Depuis cette date, elle est en détention avec le plus jeune de ses enfants, Myles, qui est âgé de 10 mois. C’est la tante de la demanderesse, qui est résidente permanente, qui s’occupe des filles jumelles de trois ans de la demanderesse.

 

[3]               La demanderesse a d’abord reçu l’aide d’un consultant qui a préparé, pour son compte, les documents de requête en sursis. Le 28 février 2008, le juge Douglas Campbell lui a accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi valide jusqu’au 4 mars 2008, date à laquelle l’affaire a été examinée par téléconférence. Il a ordonné à la demanderesse de faire une demande d’aide juridique, ce qu’elle a fait. Le 4 mars 2008, le juge Campbell a prolongé le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi jusqu’au 25 mars 2008, date à laquelle le sursis a pris fin. La demanderesse s’est tout récemment vu accorder l’aide juridique et est maintenant représentée par un avocat.

 

[4]               La demanderesse a déposé une demande d’asile qui fut rejetée le 12 avril 2005. Elle n’a déposé aucune demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Elle a ultérieurement déposé une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), laquelle fut rejeté le 15 février 2007. On lui a ordonné de se présenter à son renvoi prévu pour le 14 avril 2007 mais elle ne s’est pas présentée parce qu'elle avait très peur de la réaction de son ex‑conjoint si elle retournait à Sainte‑Lucie car elle était enceinte de sept mois d’un autre homme. Elle se sentait vulnérable et incapable d’assurer sa protection ainsi que celle de ses filles jumelles âgées de deux ans.

 

[5]               Le tribunal de la Section de la protection des réfugiés (SPR) a accepté le témoignage de la demanderesse concernant les agressions physiques commises par l’ex‑conjoint et les menaces de mort qu’il a proférées; il a toutefois conclu à l’existence de la protection de l’État à Sainte‑Lucie. L’agent d’ERAR a invoqué cette décision et a effectué une recherche sommaire et sélective des documents faisant état de la situation dans le pays.   

 

[6]               La demanderesse est arrivée au Canada afin de fuir un ex‑conjoint violent avec qui elle vivait à Sainte‑Lucie. Celui‑ci l’a agressée sur le plan sexuel, physique et émotionnel. Il l’a battue avec des ceintures, des vases, des bâtons, bref, tout ce qui lui tombait sous la main. Lorsqu’elle est allée se réfugier chez sa mère, celle‑ci lui a dit de retourner auprès de son conjoint. Sa mère ne vit qu’à quelques maisons de son ex‑conjoint, lequel l’interroge toujours quant à savoir où se trouve la demanderesse. Lorsqu’elle s’est enfuie de Sainte‑Lucie, la demanderesse, enceinte de ses filles jumelles, a dû abandonner son fils âgé de trois ans. La demanderesse a appelé la police à de nombreuses reprises mais elle a été dissuadée de déposer des plaintes par les autorités chargées de la protéger. 

 

[7]               La demanderesse a récemment été avisée qu’elle devra témoigner dans un procès pour violence familiale car elle a été témoin d’un incident qui s’est produit entre son frère et son conjoint. L’agent l’a informée qu’il détenait une assignation à témoigner la concernant.

 

[8]               Le bébé de la demanderesse, Myles, souffre d’une maladie de la peau; son corps est couvert de lésions cutanées. La maladie est apparue quelques jours après sa naissance. Les deux filles de la demanderesse souffrent également d’une maladie de la peau. La demanderesse craint qu’elle ne sera pas capable de répondre à leurs besoins médicaux à Sainte‑Lucie (dossier de requête, lettre du médecin, page 23.)

 

[9]               La demanderesse a obtenu des passeports et des certificats de naissance pour ses deux filles (la plus jeune n’était pas encore née) en prévision de son renvoi en avril 2007. Elle a collaboré avec les agents d’immigration à cet égard; toutefois, la crainte et le sentiment de vulnérabilité se sont emparés d’elle et elle ne s’est pas présentée à son renvoi.

 

[10]           La cousine de la demanderesse a récemment été renvoyée à Sainte‑Lucie en compagnie de son fils né au Canada. L’enfant a récemment été renvoyé de Sainte‑Lucie vers le Canada car les autorités de Sainte‑Lucie ont estimé qu’il n’avait pas la nationalité sainte‑lucienne. Parent et enfant sont maintenant séparés. La demanderesse craint que ses enfants soient également renvoyés.

 

[11]           La demanderesse a, à Toronto, une vaste famille élargie dont elle est très proche et la plupart des membres de cette famille ont un statut. La demanderesse a deux tantes qui vivent à Toronto, une qui est citoyenne canadienne et l’autre qui est résidente permanente. Elle a également dix cousines adultes qui sont toutes résidentes permanentes et qui ont cinq enfants nés au Canada. Un autre enfant naîtra bientôt. Les filles jumelles de la demanderesse sont très proches de cette famille élargie et, depuis le 30 octobre 2007, date à laquelle la demanderesse a été arrêtée, elles vivent avec leur tante, Mme Mary Leone, et leur cousin âgé de 15 ans. Elles considèrent leur cousin comme leur frère aîné.

 

[12]           La preuve objective quant à cette question qui figure sur le site www.unicef.org/barbados/cao_unicefeco_sitan.pdf ainsi que dans un rapport de l’UNICEF datant de 2006, fait état de ce qui suit :

  • Plus de la moitié des enfants à Sainte‑Lucie et à Saint‑Vincent, et un tiers des enfants à la Barbade sont « exposés à des risques »;
  • Les principaux facteurs de risque sont l’insécurité alimentaire (ou la pauvreté) et le fait que de nombreux parents sont atteints d’une maladie chronique;
  • La pauvreté constitue un obstacle important à l’accès à des services sociaux théoriquement gratuits, notamment l’éducation et les soins de santé;
  • Les agressions commises contre des enfants, particulièrement les agressions sexuelles, constituent un problème pour plusieurs enfants.

 

III.  La question en litige

[13]           La présente demande présentée en vue d’obtenir une ordonnance sursoyant à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre la demanderesse satisfait‑elle au critère à trois volets nécessaire à l’obtention d’un sursis? Les trois volets de ce critère sont les suivants :

                  a) La demanderesse a soulevé une question sérieuse à trancher;

                  b) La demanderesse subirait un tort irréparable si elle était renvoyée du Canada;

c) Selon la prépondérance des inconvénients, compte tenu des deux parties, le sursis devrait être ordonné.

(Toth c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 86 N.R. 302 (C.A.F.).)

 

IV.  L’analyse

            A.  La question sérieuse

[14]           La Cour, dans l'arrêt Toth, a établi le critère à appliquer pour décider s’il convient ou non de surseoir à une mesure de renvoi. Le demandeur doit démontrer qu’il a soulevé une question sérieuse à trancher; qu’il subirait un tort irréparable si aucune ordonnance n’était accordée; que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de l’octroi d'une ordonnance, compte tenu de la situation globale des deux parties.

 

[15]           La Cour d'appel fédérale et la Cour fédérale se sont toujours montrées peu exigeantes quant à la preuve à fournir eu égard au volet de la « question sérieuse à trancher » d'une requête en sursis. Il suffit de démontrer que la demande dont est saisie la Cour n’est ni futile, ni vexatoire (Turbo Resources Ltd. c. Petro Canada Inc., [1989] 2 C.F. 451 (C.A.); North American Gateway Inc. c. CRTC, C.A.F. 97-A-47, 26 mai 1997; Copello c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), [1998] A.C.F. no 1301 (QL)).

 

[16]           Un critère plus exigeant s’applique à la question de la question sérieuse lorsqu’un sursis à un renvoi est sollicité en vertu d’une demande de révision d’une décision de ne pas reporter le renvoi. (Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2001), 204 F.T.R. 5, [2001] A.C.F. 295 (QL).)

 

[17]           La décision de reporter le renvoi prévu au paragraphe 48(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), est une décision discrétionnaire et exige que l’agent tienne compte de tous les facteurs et de toutes les circonstances propres à l’espèce. Cela comprend un large éventail de circonstances (Poyanipur c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration) (1995), 116 F.T.R. 4, [1995] A.C.F. no 1785 (QL); Wang, précitée.)

 

[18]           Voici ce qu’a affirmé le juge James O'Reilly dans Ramada c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 1112, [2005] A.C.F. no 1384 (QL) : 

[3]        Les agents d'exécution disposent d'un pouvoir discrétionnaire limité pour surseoir au renvoi d'une personne faisant l'objet d'une ordonnance d'expulsion du Canada. De manière générale, les agents ont l'obligation de renvoyer ces personnes dès que les circonstances le permettent (paragraphe 48(2) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27; reproduit en annexe). Cependant, aux termes de cette obligation, les agents peuvent prendre en considération les motifs valables de retarder le renvoi, le cas échéant […]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[19]           Les décisions de la Cour fédérale portant sur la portée du pouvoir discrétionnaire que détiennent les agents sont très diverses.

 

[20]           Dans Saini c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration), [1998] 150 F.T.R. 148, [1998] A.C.F. no 982 (QL), le juge Frederick Gibson a conclu ce qui suit : 

[19]      Je conclus que le « large éventail de circonstances » que couvre, de l'avis de Mme le juge Simpson, l'article 48 de la Loi sur l'immigration englobe le pouvoir discrétionnaire d'évaluer s'il est raisonnable de reporter l'exécution des mesures de renvoi en attendant de connaître la décision consécutive à l'évaluation du risque. Par conséquent, il s'ensuit qu'un agent chargé du renvoi peut tenir compte d'une preuve concluante au sujet du risque que représente le renvoi de la personne visée dans un pays de destination donné et se demander si une évaluation du risque a été effectuée de façon appropriée et une décision prise à cet égard, simplement pour savoir s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire de différer le renvoi.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[21]           L’expression « dès que les circonstances le permettent » ont été analysés comme suit par le juge Campbell :

[10]      […] Cette expression montre que la décision de reporter un renvoi repose sur deux facteurs : l'exigence juridique applicable au renvoi et l'exigence factuelle, soit l'existence simultanée de deux éléments factuels. En effet, le renvoi doit avoir lieu le plus tôt possible, mais uniquement dès que les circonstances le permettent.

 

[…]

 

[13]      […] le renvoi doit être immédiat, mais l'exécution est fondée sur la possibilité d'appliquer la mesure. En effet, le renvoi doit avoir lieu dès qu'il peut être mis en œuvre. Cependant, une autre restriction importante est ajoutée : ce qui peut être mis en œuvre doit être raisonnable, c'est-à-dire « sensé » […]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

(Cortes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 308 F.T.R. 69, [2007] A.C.F. no 117 (QL).)

 

[22]           La Cour adopte le raisonnement du juge Campbell dans Cortes, précitée, et conclut que la norme de contrôle applicable à la décision rendue par un agent de renvoi est celle de la décision raisonnable simpliciter. Ce raisonnement va dans le même sens que la dernière décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9:

[8]        Il est convenu qu'il n'existe aucune clause privative restreignant le contrôle judiciaire d'une décision relative au report d'un renvoi. Tel qu'il est décrit ci dessous de façon détaillée, le paragraphe 48(2) de la Loi vise le renvoi immédiat des personnes qui n'ont pas de statut, mais uniquement dès que l'application de la mesure est raisonnable. Il est indubitable que l'agent de renvoi possède une compétence spécialisée à ce sujet, mais cet aspect a une importance relativement minime pour le résultat d'une demande de report d'un renvoi. L'élément central d'une décision relative à une demande de cette nature réside dans la compétence utilisée pour trancher la question du caractère raisonnable. À mon avis, ni l'agent de renvoi, ni le juge saisi de la demande de révision ne possèdent un jugement subjectif dominant en ce qui concerne l'évaluation des considérations humaines qui sont inévitablement sous-jacentes à une demande de report d'un renvoi. En conséquence, étant donné que trois facteurs sont essentiellement neutres en ce qui a trait à la question de la retenue, le résultat de l'analyse pragmatique et fonctionnelle dépend de la question de savoir si la décision relative au report du renvoi est une question de droit ou de fait ou une question mixte de droit et de fait.

 

[9]        À mon avis, la décision relative à une demande de report d'un renvoi ne porte pas sur une question de fait, mais sur une question mixte de droit et de fait.

 

[10]      […] Étant donné qu'il n'existe à mon avis aucune raison de déroger à la norme de contrôle qui s'applique habituellement aux conclusions mixtes de droit et de fait, j'estime que la norme de contrôle applicable à la décision relative au report d'un renvoi est la norme de la décision raisonnable simpliciter.

 

            [Non souligné dans l’original.]

 

[23]           Aucune condition ne doit être remplie pour qu’un agent puisse exercer son pouvoir discrétionnaire de différer un renvoi; par conséquent, lorsque des circonstances impérieuses obligent l’agent à différer un renvoi, alors le juge exigera que l’agent exerce ce pouvoir discrétionnaire. 

 

[24]           La demanderesse a énoncé un certain nombre de facteurs qui, considérés dans leur ensemble, font qu’il serait déraisonnable de la renvoyer à ce moment‑ci : les risques posés par son ex‑conjoint pour elle‑même et pour ses enfants, particulièrement pour le plus jeune de ses enfants; les problèmes de santé de ses trois enfants, particulièrement ceux du plus jeune enfant; l’absence de pièces d’identité pour ses enfants; la séparation de ses enfants de leur famille élargie dont les membres possèdent un statut; le fait que la demanderesse soit témoin dans un procès criminel; une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en instance. 

 

[25]           L’agente ne s’est pas penchée sur la question de l’intérêt supérieur des enfants. L’agente s’est penchée exclusivement sur l’aspect pratique du renvoi et aucunement sur le caractère raisonnable du renvoi. Dès que le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi a pris fin, l’agente a délivré un autre avis de renvoi sans tenir compte de l’absence de passeports pour les enfants, un renseignement dont elle était dûment saisie. L’agente n’a pas reporté le renvoi comme le demandait la demande de report du renvoi et, ce faisant, elle n’a pas tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants. En ne tenant pas compte du deuxième facteur du critère, c’est‑à‑dire « dès que les circonstances le permettent », l’agente a commis une erreur susceptible de révision.

 

[26]           L’agent doit être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant ou des enfants du demandeur (Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1341, [2003] A.C.F. no 1695 (QL); Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, paragraphe 75.)

 

L’intérêt supérieur de l’enfant

[27]           Dans l’arrêt Baker, la Cour suprême du Canada a décidé que les agents d’immigration doivent tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant lorsqu’ils prennent des décisions qui peuvent avoir une incidence sur des enfants. Cette exigence a maintenant été codifiée dans la LIPR. De plus, des instruments internationaux dont le Canada est signataire, comme, par exemple, la Convention relative aux droits de l’enfant, la Déclaration interaméricaine des droits de l’Homme et le Pacte international des Nations Unies relatif aux droits civils et politiques, imposent aux États parties l’obligation de tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant et de préserver l’intégrité de la famille. Ces principes et ces obligations doivent être pris en compte en l’espèce.

 

[28]           Dans la récente décision Munar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 761, [2006] A.C.F. no 950 (QL), il est mentionné ce qui suit au paragraphe 17 : « […] le droit est clair : lorsque le report d'une mesure de renvoi prononcée contre un parent est demandé et lorsque l'intérêt des enfants concernés est en cause, l'agent chargé du renvoi doit tenir compte de leur intérêt à court terme ». La Cour a également invoqué la décision antérieure Munar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] 2 F.C.R. 664, [2005] A.C.F. no 1448 (QL), dans laquelle elle a élaboré sur les obligations de l’agent de renvoi :

[40]      […] Toutefois, il doit tenir compte de l'intérêt supérieur de l'enfant à court terme. Par exemple, il est clair que l'agent de renvoi a le pouvoir discrétionnaire de surseoir au renvoi jusqu'à ce que l'enfant ait terminé son année scolaire, si l'enfant doit quitter avec l'un de ses parents.

 

[29]           Il ne convient pas de renvoyer la demanderesse à ce stade. Compte tenu de la récente décision Cortes dans laquelle on a mentionné que le renvoi doit être mis en œuvre dès qu’il est raisonnable et sensé de le faire, il n’est pas raisonnable ni sensé de renvoyer à ce stade les enfants canadiens en l'espèce et leur mère.

 

[30]           Compte tenu des considérations susmentionnées, les principes de la LIPR sont appliqués par le report du renvoi de la demanderesse.

 

[31]           Les enfants de la demanderesse sont des citoyens canadiens et, à ce titre, ont le droit de demeurer au Canada et de jouir de tous les avantages de la citoyenneté canadienne. Ils ont également le droit de jouir de l’amour et de l’amitié de leur famille élargie ici au Canada.

 

La protection de l’État pour les victimes de violence familiale à Sainte‑Lucie

[32]           La demanderesse a quitté Sainte‑Lucie afin de ne plus subir les mauvais traitements que lui infligeait son ex‑conjoint. En rejetant sa demande d’ERAR, l’agent d’ERAR a omis de se référer à une preuve documentaire très récente émanant de la CISR qui jette de sérieux doutes sur l’existence de la protection de l’État pour les victimes de violence familiale à Sainte‑Lucie.

 

[33]           Selon une réponse à la demande d’information datée du 6 janvier 2006 (RDI), à Sainte‑Lucie, le magistrat du tribunal de la famille peut délivrer des ordonnances de protection. La victime doit entreprendre la procédure en s'adressant aux travailleurs sociaux. Il faut souligner que ce n’est que par des procédures de droit de la famille plutôt que par des procédures de droit criminel que les femmes peuvent combattre la violence exercée par leur conjoint. Ce fait en dit long sur ce que pensent les autorités quant à la violence faite aux femmes. Les ordonnances de protection mentionnées dans le rapport visent essentiellement à empêcher un agresseur de demeurer dans la maison de la victime. Elles ne s’appliqueraient pas à la demanderesse car elle est déjà séparée de son ex‑conjoint. Aucune des ordonnances de protection ne traite du harcèlement.

 

[34]           L’État de Sainte‑Lucie ne fait que commencer à traiter le problème complexe de la violence faite aux femmes, particulièrement la violence familiale. La réponse de l’État est actuellement très rudimentaire et ne s’occupe pas du problème du harcèlement de la part des ex‑conjoints. Ce fait est confirmé par le caractère limité des soi‑disantes ordonnances de protection.

 

[35]           Par exemple, la RDI mentionne que [Traduction] « selon le président du centre de crise de Sainte‑Lucie, c’est à la victime qu’il incombe de déposer une plainte, de demander de la protection et d’obtenir des recours juridiques » Le président a également souligné que l’exécution des mandats d’arrestation pose problème et que [Traduction] « ce problème touche le système de justice criminelle dans son ensemble et non pas seulement le tribunal de la famille ».

 

[36]           L’accès à l’aide juridique est très limité car ce service ne fonctionne que quelques heures par semaine. La RDI mentionne que [Traduction] « les seuls cas où les services d’un avocat pourraient être fournis par l’État sont les cas de crime capital (par exemple, le meurtre) ». Manifestement, une femme ne peut avoir accès aux services d’un avocat pour se défendre que si elle a tué son agresseur. Si son agresseur la tue, alors il bénéficierait des services d’un avocat rémunéré par le gouvernement, le même gouvernement qui a refusé ce genre de services à la femme victime d’abus.

 

[37]           En ce qui a trait à l’efficacité de la police, [Traduction] « l’intervention de la police est parfois inefficace, particulièrement dans les situations urgentes, en raison de facteurs comme le manque de moyen de transport pour les membres de la police ». De plus, [Traduction] « la police hésite à intervenir dans les cas de conflits conjugaux et bon nombre de victimes sont réticentes à signaler les cas de violence conjugale et de viol ou à porter des accusations ». Manifestement, l’absence de protection de l’État incite les victimes à ne pas dénoncer les agressions. En fait, la victime qui dénonce les agressions malgré l’intervention inefficace de la police ne fera qu’augmenter la menace que l’agresseur représente pour elle.

 

[38]           Compte tenu que la demanderesse est une mère célibataire, le fait que son ex‑conjoint tente toujours d’obtenir des renseignements sur elle et qu’il serait furieux si elle retournait à Sainte‑Lucie avec l’enfant d’un autre homme, il n’est pas déraisonnable de croire que, elle et l’enfant, seraient en danger. La preuve documentaire indique clairement que la protection qui lui serait offerte serait insuffisante.

 

[39]           L’incidence sur les enfants de la séparation de la famille élargie est très importante. 

 

[40]           La demanderesse a soulevé une question importante concernant la décision de l’agente d’exécution en ce sens qu’il est exigé que, dans le cadre de sa décision, l’agent soit « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants et qu’il ne peut pas se soustraire à cette obligation

 

B. Le préjudice irréparable

[41]           Lorsque la loi exige qu’un fonctionnaire tienne soigneusement compte de l’intérêt supérieur d’un enfant et que celui‑ci n'en tient pas compte, alors l’enfant en question subit un tort irréparable (Melo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 188 F.T.R. 39, [2000] A.C.F. no 403 (QL), paragraphe 22; Samuels c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1349, [2003] A.C.F. no 1715 (QL); Sowkey c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 67, [2004] A.C.F. no 51 (QL); Okojie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 905, [2003] A.C.F. no 1152 (QL)).

 

[42]           Le préjudice irréparable causé aux enfants de la demanderesse cause un préjudice irréparable à la demanderesse elle‑même (Melo, précitée, paragraphe 22).     

 

[43]           Bien que la séparation temporaire de conjoints adultes qui seront éventuellement réunis ne constitue peut‑être pas un préjudice irréparable, la séparation d’un jeune enfant de l’un de ses parents est une toute autre affaire. Le raisonnement de la juge Barbara Reed dans Paterson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 139 (QL), est convaincant :

[10]      Si la demanderesse est renvoyée en Grenade, sa fille doit soit partir avec elle, soit rester au Canada avec son père et être séparée de sa mère. Je n'ai aucun doute que cela causera un préjudice irréparable à l'enfant.

 

[44]           Les enfants seront peut-être séparés de leur mère étant donné qu’ils seront peut‑être renvoyés à Sainte-Lucie, comme cela s’est produit avec l’enfant de la cousine de la demanderesse.

 

[45]           Les enfants, particulièrement le plus jeune, risque de subir un préjudice irréparable en raison du danger que lui ferait courir l’ex‑conjoint de la demanderesse qui se rend toujours à la maison de la mère de la demanderesse afin de savoir où se trouve cette dernière. La demanderesse craint que son ex‑conjoint soit furieux en voyant l’enfant car il est le symbole de la liaison qu’elle a eue avec un autre homme. L’agente n’a pas songé à ce risque.

 

[46]           De plus, ces enfants, particulièrement les jumelles, subiront un préjudice irréparable parce qu’ils seront séparés de leur famille élargie qui, actuellement, prend principalement soin d’eux. Les enfants subiraient un préjudice irréparable si, tout à coup, ils étaient renvoyés.

 

[47]           Les enfants subiraient un préjudice irréparable en raison de leur état de santé. En particulier le plus jeune enfant qui souffre d’une maladie de la peau et dont le corps est couvert de lésions cutanées. Comme elle est pauvre, la demanderesse craint de ne pas être capable de fournir des soins médicaux et des médicaments à ses trois enfants. L’intérêt supérieur des enfants et la capacité de la mère à subvenir à leurs besoins médicaux n’ont pas été pris en compte par l’agente.

 

C. La prépondérance des inconvénients

[48]           Lorsque la Cour est convaincue que l’existence d’une question sérieuse et d’un préjudice irréparable a été établie, la prépondérance des inconvénients militera en faveur du demandeur (Membreno-Garcia c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 55 F.T.R. 104, [1992] A.C.F. no 535 (QL).)

 

[49]           La demanderesse ne s’est pas présentée à son renvoi mais elle a donné comme raison que c’était parce qu’elle craignait énormément pour sa sécurité et celle de ses enfants, particulièrement parce qu’elle était enceinte de sept mois à ce moment‑là et qu’elle était très vulnérable. La demanderesse ne possède aucun casier judiciaire et elle a apporté une contribution à la société canadienne. La demanderesse, ayant établi l’existence d’une question sérieuse à trancher et ayant démontré qu’un préjudice irréparable sera causé si la présente requête n’est pas accueillie, a démontré que la prépondérance des inconvénients la favorisait.

 

V.  Conclusion

[50]           En raison du danger potentiel auquel la demanderesse et ses enfants seraient exposés, la demanderesse a démontré qu’elle a satisfait aux trois volets du critère énoncé dans l'arrêt Toth; par conséquent, l’exécution de son renvoi sera différée jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue quant à sa demande CH.


 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la requête de la demanderesse visant l’obtention d’un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi du Canada prise contre elle soit accueillie en attendant qu’une décision définitive soit rendue quant à sa demande CH.

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                             IMM-1463-08

 

INTITULÉ :                                                            JEANNE MAURICETTE

                                                                                 c.

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                      OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                    LE 2 AVRIL 2008 (par téléconférence)

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :                       LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                                           LE 3 AVRIL 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Lina Anani

 

POUR LA DEMANDERESSE

Sharon Stewart Guthrie

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lina Anani

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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