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Date : 20080318

Dossier : IMM‑2542‑07

Référence : 2008 CF 363

Ottawa (Ontario), le 18 mars 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE ORVILLE FRENETTE

 

 

ENTRE :

SIRGUN BUDAKH

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le ministre a estimé, en application de l’alinéa 101(2)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi), que le demandeur constituait un danger pour le public au Canada et le demandeur ne peut donc pas soumettre sa demande d’asile à la Section de la protection des réfugiés. Le demandeur dit que la décision de la déléguée du ministre n’est pas raisonnable et qu’elle est insuffisamment motivée. Il voudrait que la Cour annule la décision et renvoie l’affaire au ministre pour nouvelle décision. Je suis d’avis que la décision de la déléguée du ministre est raisonnable et suffisamment motivée, et je devrai donc rejeter la demande, pour les motifs suivants. Par commodité, les dispositions applicables de la Loi sont reproduites dans l’annexe.

I. Le contexte factuel

 

[2]               Les paragraphes qui suivent donnent une description très succincte des faits, ainsi que des exposés circonstanciés détaillés soumis à la déléguée du ministre.

 

[3]               Le 30 mars 1999, le demandeur a plaidé coupable à une accusation d’agression sexuelle grave, dans le comté Cook, en Illinois. Il a été reconnu coupable et condamné à une peine d’emprisonnement de sept ans. C’est l’unique déclaration de culpabilité prononcée contre le demandeur. Il a été placé en détention préventive durant un an, puis libéré sous caution durant neuf mois. Il a ensuite été réincarcéré durant deux ans et trois mois, puis mis en liberté conditionnelle en juillet 2001. Il était âgé de 23 ans au moment de l’infraction.

 

[4]               C’est au cours d’une sortie, le 8 novembre 1997, que les événements à l’origine de l’infraction ont eu lieu. Après avoir acheté de l’acide gamma‑hydroxybutyrique (GHB), une substance désignée, le demandeur et ses amis sont retournés à son appartement, où il a mélangé la drogue à de la vodka et à du jus d’orange. Tous ceux qui ont bu la mixture ont été très malades, y compris deux jeunes filles de 16 ans, qui toutes deux ont perdu connaissance sur le lit du demandeur. À un certain moment durant la soirée, alors que les filles étaient allongées immobiles sur son lit, le demandeur s’est déshabillé et a tenté, sans succès, d’avoir des rapports sexuels avec l’une d’elles. Le demandeur a alors pénétré l’autre jeune fille par derrière. Celle‑ci est ensuite tombée dans un état d’inconscience, puis a été conduite à l’hôpital, où elle est tombée dans le coma, après quoi elle fut transférée à l’Unité des soins intensifs.

 

[5]               Le ou vers le 24 octobre 2005, le demandeur est arrivé au Canada par un point d’entrée situé près de Windsor, en Ontario. Le 18 novembre 2005, il a revendiqué l’asile au Centre de CIC, à Etobicoke, en alléguant la persécution en Iraq. Le même jour, il a été l’objet d’un rapport, en application de l’article 44 de la Loi, pour avoir tenté d’établir sa résidence permanente au Canada sans avoir, pour ce faire, le visa requis par le Règlement. Il a été arrêté par des fonctionnaires de l’immigration, puis un autre rapport a été établi contre lui, en application de l’article 44 de la Loi, à cause de la déclaration de culpabilité prononcée contre lui aux États‑Unis, déclaration de culpabilité qu’il a reconnue et qui, au Canada, équivaut à grande criminalité. Le 22 novembre 2005, une mesure d’expulsion a été prononcée contre lui. Le 21 décembre 2005, l’ambassade des États‑Unis à Ottawa a informé l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) que le demandeur ne relevait pas de l’Accord de réciprocité, qu’il n’était plus résident permanent légal des États‑Unis et qu’il ne pouvait pas être renvoyé aux États‑Unis.

 

[6]               Le 18 janvier 2006, le demandeur a été libéré moyennant le dépôt d’une garantie en espèces. Un permis de travail lui a été délivré le 16 février 2006, et il travaille depuis lors pour l’Airport Strip Club, à Mississauga, en Ontario.

 

[7]               Le demandeur a reçu un avis d’intention visant à obtenir du ministre un avis de danger, en application de l’alinéa 101(2)b) de la Loi. Par la suite, il a reçu copie du rapport circonstancié concernant l’avis de danger et de la demande d’avis du ministre, et il a été invité à présenter des observations et arguments et à produire des éléments de preuve.

 

[8]               Dans sa réponse, qui comprenait les principes directeurs examinés ci‑après, il faisait valoir qu’une unique déclaration de culpabilité autorise rarement une conclusion de danger, et uniquement lorsque la déclaration de culpabilité montre clairement que le délinquant constitue une menace présente ou future pour le public, compte tenu de la nature et des circonstances de l’infraction. Selon le demandeur, ce facteur permettait d’affirmer qu’il ne constitue pas un danger pour le public. La preuve la plus substantielle et la plus pertinente qu’il ait produite était un rapport du Dr Gojer, un psychiatre. Le Dr Gojer écrivait que le demandeur avait d’abord dit qu’il y avait eu consentement aux rapports sexuels, même si un an plus tard il se reconnaissait responsable de l’agression. Le Dr Gojer ajoutait que le demandeur n’a aucune dépendance à l’alcool ou à la drogue, que c’est le seul cas d’agression sexuelle auquel il ait été mêlé et que, surtout, il présente un faible risque de récidive.

 

[9]               Le demandeur soulignait aussi qu’il avait plaidé coupable à l’infraction et qu’il avait donc admis publiquement la responsabilité de ses actes. Il faisait aussi observer qu’il s’était toujours conformé aux conditions de sa liberté conditionnelle et de sa liberté sous caution, qu’il avait suivi plusieurs cours de niveau collégial, qu’il était encore propriétaire d’un appartement en copropriété, qu’il avait trouvé un emploi rémunérateur, qu’il bénéficiait d’un soutien familial et communautaire au Canada et qu’il avait encore une crainte légitime d’être persécuté en tant que chrétien s’il était renvoyé en Iraq. En bref, le demandeur insistait sur le fait qu’il était maintenant âgé de 30 ans et qu’il menait une vie rangée.

 

A. L’avis de danger

[10]           Après avoir résumé les faits touchant la déclaration de culpabilité prononcée contre le demandeur, ainsi que les faits ultérieurs, la déléguée du ministre a examiné en détail, puis résumé, les observations du demandeur. Elle a clairement fait état de l’observation du demandeur pour qui une unique déclaration de culpabilité conduit rarement à un avis de danger, le demandeur ajoutant qu’il ne constitue pas un danger pour le public. La déléguée a accordé une attention particulière au rapport du Dr Gojer, en exposant clairement ses constatations et conclusions.

 

[11]           La déléguée du ministre a trouvé que l’un des points qui militaient en faveur du demandeur était que l’infraction commise était la seule dont il ait jamais été reconnu coupable. Cependant, selon elle, les exposés circonstanciés montraient que, lorsqu’il avait commis cet acte, le demandeur avait agi froidement et comme un prédateur contre deux victimes mineures, rendues sans défense par la drogue qu’il avait placée dans leurs boissons. L’infraction du demandeur comportait aussi une rupture des rapports de confiance, d’amitié et de décence qui avaient existé entre lui et ses victimes. Bien qu’une unique déclaration de culpabilité puisse rarement justifier une conclusion de danger, les faits rapportés dans les constats de police permettaient à eux seuls, tout compte fait, de dire que le demandeur constituait un danger pour les femmes au Canada. La déléguée du ministre a pris connaissance de l’avis du Dr Gojer, mais la manière dont le demandeur avait commis l’infraction, et en particulier le fait pour lui d’avoir trompé la confiance et l’amitié de ses victimes mineures par une agression sexuelle, l’ont amenée à conclure qu’il était susceptible de commettre une agression de même nature au Canada.

 

[12]           La déléguée du ministre a estimé aussi que, même si le demandeur pourrait être autorisé à demeurer au Canada en raison de l’existence de motifs d’ordre humanitaire, les motifs en question ne l’emportaient pas sur la gravité de son forfait. Finalement, elle a relevé que la Loi renfermait d’autres dispositions régissant l’examen des risques que pouvait comporter le renvoi d’un étranger et elle n’a donc pas tenu compte des motifs d’ordre humanitaire lorsqu’elle a rendu sa décision.

 

B. Avis suffisamment motivé

[13]           Récemment, dans l’arrêt Ragupathy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. n° 564 (QL), la Cour d’appel fédérale s’exprimait ainsi sur la question de savoir si un avis de danger était ou non suffisamment motivé :

13     Il n’a pas été contesté que le délégué du ministre doive motiver l’avis fourni aux termes du paragraphe 115(2). La question en litige ici est de savoir si les motifs fournis en l’espèce sont suffisants pour respecter cette obligation ou s’ils sont entachés d’une erreur de droit. Dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1, dans lequel il s’agissait de sécurité de l’État, la Cour a déclaré (au paragraphe 126) :

 

[…] Les motifs doivent également préciser les raisons pour lesquelles la ministre croit que l’intéressé constitue un danger pour la sécurité du Canada, comme l’exige la Loi.

 

14     Pour décider si les motifs expliquent suffisamment la décision, il est bon de se référer à l’objet recherché par l’obligation de motiver. Parmi les fonctions de la motivation exposées par le juge Sexton dans VIA Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25 (C.A.), deux fonctions sont particulièrement pertinentes à la présente affaire. Premièrement, la motivation aide le décideur à prendre en considération les facteurs dont il doit tenir compte au cours du processus décisionnel (au paragraphe 17). Deuxièmement, elle permet aux parties d’exercer leur droit de contrôle judiciaire (au paragraphe 19) et à la Cour de procéder à un examen valable de la décision.

 

15     Il est également important de souligner que la cour de révision doit faire preuve de réalisme lorsqu’elle décide si les motifs fournis par un tribunal administratif sont juridiquement suffisants. C’est là un principe fondamental bien connu. Il convient de lire les motifs dans leur ensemble, et non pas de les analyser de près, phrase par phrase, pour y rechercher des erreurs ou des omissions; il faut les lire en essayant de les comprendre, et non pas en se posant des questions sur chaque possibilité de contradiction, d’ambiguïté ou sur chaque expression malheureuse.

 

[14]           Selon moi, les motifs exposés par la déléguée du ministre montrent qu’elle a examiné plus particulièrement les facteurs devant être pris en compte dans le processus décisionnel, tout en permettant au demandeur d’exercer son droit à un contrôle judiciaire. Plus précisément, la déléguée du ministre a exposé ses conclusions de fait, ainsi que la preuve principale sur laquelle lesdites conclusions reposaient, elle a étudié les principaux points en litige, elle a reproduit et examiné les observations et la preuve du demandeur et elle a exposé un raisonnement qui montrait qu’elle avait réfléchi aux principaux aspects du dossier.

 

[15]           Je suis d’avis que la décision de la déléguée du ministre est suffisamment motivée; un seul aspect reste donc à apprécier dans la présente demande.

 

II. La question en litige

 

[16]           La déléguée du ministre a‑t‑elle commis une erreur en disant que le demandeur constituait un danger pour le public au Canada, selon ce que prévoit l’alinéa 101(2)b) de la Loi?

 

III. La norme de contrôle

 

[17]           L’alinéa 101(1)f) de la Loi a pour effet d’exclure de la procédure d’attribution du statut de réfugié les personnes qui ont été reconnues coupables d’infractions criminelles graves en dehors du Canada et qui, selon le ministre, constituent un danger pour le public au Canada. Ce libellé est semblable à celui de l’article 115 de la Loi, qui traite de l’expulsion de personnes à qui a été reconnue la qualité de réfugié. La remarque incidente faite par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] A.C.S. n° 3, est donc applicable à la procédure de l’avis de danger; une audience n’est pas requise, mais ladite procédure oblige le ministre ou son délégué à agir équitablement, à motiver sa décision et à communiquer la recommandation au demandeur d’asile.

 

[18]           Il était bien établi dans la jurisprudence que les avis de danger émis par le ministre ou en son nom, en application de l’article 115 de la Loi, appelaient un niveau élevé de retenue. L’avis selon lequel une personne constitue un danger pour le public au Canada doit donc être contrôlé d’après la norme de décision manifestement déraisonnable (voir Krishnan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. n° 1106 (QL), au paragraphe 9). S’agissant de la décision d’un délégué du ministre selon laquelle une personne constitue un danger pour la sécurité au Canada, la Cour suprême a dit que la cour exerçant son pouvoir de contrôle doit faire preuve de retenue à cet égard et annuler la décision discrétionnaire seulement si elle est manifestement déraisonnable parce qu’elle aurait été prise arbitrairement ou de mauvaise foi, qu’elle n’est pas étayée par la preuve ou que le ministre a omis de tenir compte des facteurs pertinents (arrêt Suresh, au paragraphe 29). La cour exerçant son pouvoir de contrôle ne doit ni soupeser à nouveau les différents facteurs ni intervenir uniquement parce qu’elle serait arrivée à une autre conclusion (ibid.). Il n’appartient pas à une cour de justice qui examine la manière dont un pouvoir ministériel a été exercé de soupeser les facteurs pertinents (voir, par exemple, l’arrêt Pezim c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557, à la page 607, où le juge Iacobucci expliquait qu’une cour exerçant son pouvoir de contrôle ne devrait pas modifier une décision fondée sur un « vaste pouvoir discrétionnaire » sauf si « [le tribunal] a commis une erreur de principe dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire ou s[’il] l’a exercé d’une façon arbitraire ou vexatoire »). Dans l’arrêt Ahani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 72, rendu le même jour que l’arrêt Suresh, la Cour suprême écrivait ce qui suit :

[16] Pour les motifs exposés dans Suresh, la norme de contrôle applicable à la première décision consiste à déterminer si elle est manifestement déraisonnable, en ce sens qu’elle a été prise arbitrairement ou de mauvaise foi, qu’elle n’est pas étayée par la preuve ou que la ministre n’a pas tenu compte des facteurs pertinents. Le tribunal de révision ne doit ni soupeser à nouveau les différents facteurs ni intervenir uniquement parce qu’il serait arrivé à une autre conclusion. En appliquant l’analyse fonctionnelle et pragmatique prescrite dans Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, nous arrivons à la conclusion que le législateur a voulu conférer un grand pouvoir discrétionnaire au ministre quant à l’expression d’une opinion prévue à l’al. 53(1)b), et que sa décision n’est susceptible de contrôle judiciaire que si elle est manifestement déraisonnable.

 

 

C. L’effet d’un arrêt récent de la Cour suprême, Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9

[19]           La Cour suprême a maintenant réduit à deux le nombre de normes de contrôle des décisions administratives, à savoir la norme de décision correcte pour les questions de compétence et quelques autres questions de droit, et la norme de décision raisonnable pour les autres questions lorsqu’une retenue s’impose pour donner effet à la volonté du législateur de s’en remettre à l’expérience et à la spécialisation des tribunaux administratifs.

 

[20]           S’agissant de la norme de décision raisonnable, il convient d’appliquer les facteurs suivants pour savoir s’il y a lieu de déférer à la décision contestée et d’appliquer cette norme :

1.                  une clause privative;

2.                  un régime administratif particulier dans le cadre duquel le décideur possède une expertise spéciale;

3.                  la nature de la question de droit : si une expertise spéciale est invoquée, c’est la norme de décision correcte qui est applicable, tandis que pour les autres questions de droit, ce sera la norme de décision raisonnable.

(Voir les paragraphes 55 et 56 de l’arrêt Dunsmuir)

 

[21]           En résumé, la norme de décision manifestement déraisonnable a été abandonnée et remplacée par une simple norme de décision raisonnable; les cours de justice ne doivent pas intervenir sauf si la décision contestée ne saurait être maintenue d’après une interprétation rationnelle des faits. Voir le paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir :

La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

 

[22]           Je suis d’avis que ces observations valent également pour les conclusions à l’origine de l’avis de danger émis en application de l’alinéa 101(2)b) et je ne pourrai donc faire droit à cette demande de contrôle judiciaire que si j’arrive à la conclusion que la décision de la déléguée du ministre est déraisonnable.

 

IV. Analyse

 

[23]           Dans la décision La c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. n° 649 (QL), le juge Lemieux citait en l’approuvant (au paragraphe 17) le passage suivant d’un arrêt du juge Strayer, Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] 2 C.F. 646 (C.A.) :

[29]      [...] Dans ce contexte, le sens de l’expression « danger pour le public » n’est pas un mystère : cette expression doit se rapporter à la possibilité qu’une personne ayant commis un crime grave dans le passé puisse sérieusement être considérée comme un récidiviste potentiel. Point n’est besoin de prouver ‑ à vrai dire, on ne peut pas prouver ‑ que cette personne récidivera. Selon moi, cette disposition oriente convenablement la pensée du ministre vers la question de savoir si, compte tenu de ce que le ministre sait de l’intéressé et des observations que l’intéressé a faites en son propre nom, le ministre peut sincèrement croire que l’intéressé est un récidiviste potentiel dont la présence au Canada crée un risque inacceptable pour le public. […]

 

 

La déléguée du ministre, citant la décision du juge Lemieux, a relevé avec raison que sa tâche consistait à dire si le demandeur constituait un « danger pour le public », expression à laquelle on a donné le sens de « danger présent ou futur pour le public », et qu’elle se devait donc de dire s’il existait une preuve suffisante permettant d’affirmer que le demandeur était un récidiviste potentiel dont la présence au Canada créait un risque inacceptable pour le public.

 

[24]           Le juge Strayer étudiait l’affirmation selon laquelle l’expression « danger pour le public » était par trop imprécise, mais son interprétation est particulièrement à propos ici, surtout la remarque incidente qui suit immédiatement le passage susmentionné :

[…] J’insiste sur le mot « inacceptable » parce que, vu l’impossibilité de prouver une conduite future, il y a toujours un risque, et la mesure dans laquelle la société devrait être prête à accepter ce risque peut faire intervenir des considérations politiques qui ne sont pas inappropriées de la part d’un ministre. Celui‑ci peut bien conclure, par exemple, que les personnes reconnues coupables d’infractions reliées aux stupéfiants sont plus susceptibles de récidiver et que le trafic des stupéfiants constitue une menace particulière pour la société canadienne. Je conviens avec le juge Gibson dans l’affaire Thompson que le « danger » doit être interprété comme un « danger présent ou futur pour le public ». J’hésite toutefois à affirmer que le ministre doit avoir en main un type particulier de document pour tirer une conclusion de danger présent ou futur. J’ai du mal à comprendre pourquoi il n’est pas loisible à un ministre de prévoir une inconduite future à partir d’une inconduite passée, particulièrement eu égard aux circonstances des infractions et, comme en l’espèce, aux commentaires faits par l’un des juges qui ont prononcé les peines. Il se peut qu’une cour de contrôle ne soit pas du même avis que le ministre, ou considère qu’on aurait dû donner plus de poids à certains documents, mais cela ne veut pas dire que le critère législatif est d’une imprécision inadmissible simplement parce qu’il permet au ministre de parvenir à une conclusion différente de celle de la Cour.

 

[Non souligné dans l’original]

 

[Renvoi omis.]

 

 

En l’espèce, la déléguée du ministre a prédit l’inconduite future du demandeur en se fondant sur son inconduite passée, compte tenu en particulier des circonstances de l’infraction. Elle a relevé que le demandeur avait non seulement transgressé la loi, mais qu’il avait aussi trahi des rapports de confiance et d’amitié. Elle a donc estimé que le demandeur constituait un danger pour le public et, en particulier, pour les femmes au Canada. La Cour peut être en désaccord avec la prédiction de la déléguée du ministre, ou avec le poids qu’elle a accordé à certains éléments, mais, dans la mesure où il lui était loisible de conclure ainsi au vu des pièces qu’elle avait devant elle, on ne peut pas dire que sa décision est déraisonnable.

 

[25]           Le demandeur fait valoir que la décision est erronée dans la mesure où elle a été rendue d’une manière contraire aux directives données dans le Guide de CIC sur l’exécution de la loi, ENF 28, Avis du ministre sur le danger pour le public et la sécurité du Canada (les « principes directeurs » évoqués au début). L’aspect le plus intéressant de ces principes directeurs est le suivant :

une seule condamnation entraîne rarement un avis de danger puisqu’on doit démontrer clairement que la personne constitue un risque présent ou futur de danger pour le public, comme l’atteste la nature et les circonstances de l’infraction. La jurisprudence révèle qu’il est possible de fonder un avis de danger sur une seule condamnation grave quand on dispose de preuves suffisantes.

 

 

Le demandeur affirme donc que la décision de la déléguée du ministre était erronée et qu’elle reposait sur une preuve insuffisante.

 

[26]           Il a été reconnu que les lignes directrices ministérielles, telles que les principes directeurs susmentionnés, permettent d’apprécier si une décision a résulté d’un exercice déraisonnable du pouvoir discrétionnaire conféré (voir Yamani c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2007] A.C.F. n° 381 (QL), au paragraphe 71, citant l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817). Cependant, la Cour d’appel fédérale a jugé que les lignes directrices n’ont pas force de loi et ne s’imposent pas au ministre ou à ses représentants (voir l’arrêt Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 20; Tartchinska c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. n° 373, au paragraphe 20). Quoi qu’il en soit, je ne crois pas que la déléguée du ministre ait excédé son pouvoir discrétionnaire ni qu’elle ait totalement ignoré les principes directeurs. Bien au contraire. Elle n’a pas illicitement restreint son pouvoir discrétionnaire en considérant que l’unique infraction commise était déterminante, mais elle a plutôt souligné dans ses motifs que, pour arriver à sa conclusion, elle avait tenu compte des principes directeurs se rapportant aux déclarations de culpabilité uniques. Je suis également d’avis que la déléguée du ministre a examiné en détail les rapports circonstanciés déposés après l’arrestation du demandeur et que les motifs de sa décision faisaient ressortir les circonstances de l’infraction qui, d’après elle, permettaient de mesurer le niveau de risque que le demandeur pouvait constituer pour le public. Après examen des documents qu’elle avait devant elle, je suis d’avis que la preuve l’autorisait à conclure que l’unique infraction commise par le demandeur était une infraction grave.

 

[27]           Les lignes directrices ne disent pas qu’une seule déclaration de culpabilité ne peut jamais fonder un avis de danger. La jurisprudence permet, quant à elle, d’affirmer que, dans certains cas, une seule déclaration de culpabilité est suffisante (voir Tran c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1997), 132 F.T.R. 163, [1997] A.C.F. n° 760; Thompson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1996), 37 Imm. L.R. (2d) 9, au paragraphe 19, [1996] A.C.F. n° 1097).

 

[28]           Il n’était pas déraisonnable pour la déléguée du ministre de dire que le risque entraîné par les circonstances de l’infraction n’était pas suffisamment atténué par les observations du demandeur. Sur ce moyen, la conclusion selon laquelle le demandeur constitue un danger présent et constant pour le public doit donc être maintenue.

 

[29]           Le demandeur prétend aussi que la déléguée du ministre a commis une erreur manifeste et abusive dans sa manière de considérer le rapport du Dr Gojer, qui concluait que le demandeur ne présentait qu’un faible risque de récidive. Je reconnais, avec le défendeur, que ce qu’affirme en réalité le demandeur, c’est que la déléguée du ministre aurait dû accorder plus de poids au rapport psychologique.

 

[30]           Un décideur doit être « réceptif et sensible » aux rapports psychologiques (Krishnasamy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. n° 561 (QL), au paragraphe 23). Cependant, quand une cour exerçant son pouvoir de contrôle se demande si un décideur a été « réceptif et sensible », elle ne fait souvent guère plus que s’assurer que le décideur n’a pas manqué de considérer un rapport pertinent, n’en a pas indûment nié le contenu ou ne l’a pas tout bonnement rejeté, surtout si un rapport psychologique va dans le sens d’une réhabilitation de la crédibilité d’un demandeur d’asile. Ici, la crédibilité du demandeur n’est pas mise en doute et il ne fait aucun doute non plus que la déléguée du ministre a considéré dans le détail le rapport du Dr Gojer. Néanmoins, elle n’a pas été convaincue que le rapport suffisait à atténuer les circonstances de l’infraction commise par le demandeur ou à fragiliser sa conclusion selon laquelle il constituerait un risque inacceptable pour le public. Elle a vu les résultats du test normalisé servant à mesurer un risque individuel pour la collectivité. Le demandeur a obtenu la note 2 dans le test Statique‑99, c’est‑à‑dire qu’il entrait dans la catégorie du [traduction] « risque moyen‑faible de récidive sexuelle » et, s’agissant du test SORAS, il entrait dans la [traduction] « catégorie du risque modéré de récidive sexuelle ». Ces résultats étayent la décision de la déléguée du ministre, décision qui, je le rappelle, est une décision discrétionnaire.

 

[31]           Par ailleurs, la Cour a jugé, dans la décision Syed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. n° 597 (QL), au paragraphe 21, qu’il n’appartenait pas aux psychologues d’usurper le rôle des juges des faits. Ce précédent portait sur des rapports psychologiques tendant à réhabiliter la crédibilité d’un demandeur d’asile, mais je suis d’avis qu’il intéresse tout autant la présente demande. Autrement dit, dans la mesure où un décideur tient compte de façon raisonnable d’un rapport psychologique, eu égard aux autres éléments de preuve, la Cour ne modifiera pas les conclusions de fait du décideur. Je suis sûr que le Dr Gojer est un psychiatre crédible et de bonne réputation, mais, en définitive, c’est la déléguée du ministre qui exerce, en vertu de la Loi, le pouvoir discrétionnaire de dire si un demandeur d’asile constitue un danger pour le public. Vu que, dans la présente demande, la déléguée du ministre a sans conteste étudié, mentionné et abordé le rapport du Dr Gojer dans ses motifs, il m’est impossible de dire que sa décision est déraisonnable.

 

 

 

 

 

 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que, pour les motifs susmentionnés, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question grave de portée générale n’a été proposée par les avocats, et aucune ne sera certifiée.

 

« Orville Frenette »

Juge suppléant

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche

 


ANNEXE

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C., 2001, chapitre 27

 

Désignation des agents

6. (1) Le ministre désigne, individuellement ou par catégorie, les personnes qu’il charge, à titre d’agent, de l’application de tout ou partie des dispositions de la présente loi et précise les attributions attachées à leurs fonctions.

 

Designation of officers

6. (1) The Minister may designate any persons or class of persons as officers to carry out any purpose of any provision of this Act, and shall specify the powers and duties of the officers so designated.

 

Grande criminalité

36. (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

b) être déclaré coupable, à l’extérieur du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans;

 

Serious criminality

36. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

(b) having been convicted of an offence          outside Canada that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years;

 

Rapport d’interdiction de territoire

44. (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

 

Preparation of report

44. (1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister.

 

Irrecevabilité

101. (1) La demande est irrecevable dans les cas suivants :

f) prononcé d’interdiction de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux — exception faite des personnes interdites de territoire au seul titre de l’alinéa 35(1)c) — , grande criminalité ou criminalité organisée.

 

Ineligibility

101. (1) A claim is ineligible to be referred to the Refugee Protection Division if

(f) the claimant has been determined to be inadmissible on grounds of security, violating human or international rights, serious criminality or organized criminality, except for persons who are inadmissible solely on the grounds of paragraph 35(1)(c).

 

Grande criminalité

(2) L’interdiction de territoire pour grande criminalité visée à l’alinéa (1)f) n’emporte irrecevabilité de la demande que si elle a pour objet :

b) une déclaration de culpabilité à l’extérieur du Canada, pour une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans, le ministre estimant que le demandeur constitue un danger pour le public au Canada.

 

Serious criminality

(2) A claim is not ineligible by reason of serious criminality under paragraph (1)(f) unless

(b) in the case of inadmissibility by reason of a conviction outside Canada, the Minister is of the opinion that the person is a danger to the public in Canada and the conviction is for an offence that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament that is punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years.

 

Principe

115. (1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée.

Exclusion

(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire :

a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada;

b) pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée si, selon le ministre, il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.

 

Protection

115. (1) A protected person or a person who is recognized as a Convention refugee by another country to which the person may be returned shall not be removed from Canada to a country where they would be at risk of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion or at risk of torture or cruel and unusual treatment or punishment.

Exceptions

(2) Subsection (1) does not apply in the case of a person

(a) who is inadmissible on grounds of serious criminality and who constitutes, in the opinion of the Minister, a danger to the public in Canada; or

(b) who is inadmissible on grounds of security, violating human or international rights or organized criminality if, in the opinion of the Minister, the person should not be allowed to remain in Canada on the basis of the nature and severity of acts committed or of danger to the security of Canada.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                IMM‑2542‑07

 

INTITULÉ :                                                               SIRGUN BUDAKH

                                                                                    c.

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LAPROTECTION CIVILE

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 10 MARS 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                      LE JUGE SUPPLÉANT FRENETTE

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 18 MARS 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Micheal Crane                                                              POUR LE DEMANDEUR

 

Jamie Todd                                                                  POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Micheal Crane                                                              POUR LE DEMANDEUR      

Avocat

166, rue Pearl, bureau 100

Toronto (Ontario) M5H 1L3

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR       

Sous‑procureur général du Canada

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