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Date : 20080327

Dossier : IMM-1970-07

Référence : 2008 CF 388

Ottawa (Ontario), le 27 mars 2008

 

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

 

ENTRE :

 

LEC KEQAJ

demandeur

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.  Introduction

[1]       [7]           Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu'il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l'invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c'est-à-dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s'attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu'il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu'on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu'on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur [voir L. Waldman, Immigration Law and Practice (Markham, ON, Butterworths, 1992) à la page 8.22]

 

(Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776, [2001] A.C.F. no 1131 (QL).)

[2]        Dans le jugement Leung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 774 (QL), notre Cour a infirmé la décision par laquelle la Section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié avait refusé de reconnaître le statut de réfugiés aux demandeurs au motif que leur crainte de persécution n’était pas objectivement fondée. La Cour a déclaré ce qui suit :

[14]      Les deux sections de cette Cour ont uniformément jugé que les décisions de la Commission devaient reposer sur la totalité des éléments de preuve versés au dossier. Cela ne signifie toutefois pas que la Commission doit résumer tous les éléments de preuve, ni qu'une décision sera annulée simplement parce que la Commission a omis de faire état d'une certaine pièce secondaire de preuve documentaire dans ses motifs. Néanmoins, la Commission est clairement tenue de justifier ses conclusions sur la crédibilité en faisant expressément et clairement état des éléments de preuve.

[15]      Cette obligation devient particulièrement importante dans des cas tels que l'espèce où la Commission a fondé sa conclusion de non-crédibilité sur des « invraisemblances » présumées dans les histoires des demanderesses plutôt que sur des inconsistances et des contradictions internes dans leur récit ou dans leur comportement lors de leur témoignage. Les conclusions d'invraisemblance sont en soi des évaluations subjectives qui dépendent largement de l'idée que les membres individuels de la Commission se font de ce qui constitue un comportement sensé. En conséquence, on peut évaluer l'à-propos d'une décision particulière seulement si la décision de la Commission relève clairement tous les faits qui sous-tendent ses conclusions.

[16]      Étant donné cette claire obligation pour la Commission de fonder sa décision sur la totalité des éléments de preuve, combinée à l'obligation de justifier ses conclusions sur la crédibilité, on doit présumer que les motifs de la Commission contiennent un relevé raisonnablement complet des faits qui sous-tendent sa décision. La Commission aura donc tort de ne pas faire état des éléments de preuve pertinents qui pourraient éventuellement réfuter ses conclusions d'invraisemblance. Après avoir examiné les conclusions de la Commission quant à l'invraisemblance, j'estime qu'une telle erreur a été commise en l'espèce. Je vais statuer sur chaque conclusion d'invraisemblance.

 

[3]        La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a fait remarquer que le demandeur avait produit un certificat de la commune de Kastrat, daté du 1er novembre 2006, un certificat d’un conseiller municipal du village d’Ivanaj, daté du 1er octobre 2006, et un document de la Mission nationale de réconciliation « Mère Teresa », daté du 11 novembre 2006. La Commission a expliqué que le poids qu’elle accordait à ces documents n’était pas suffisant pour compenser les nombreux problèmes de crédibilité suscités par la présente affaire. Ces documents indiquent ce qui suit :

·        Le certificat de la commune de Kastrat établi par le représentant local albanais confirme les principaux détails de la vendetta relatés par le demandeur dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) et confirme que la vendetta est toujours en cours (dossier du tribunal, à la page 61).

·        Le certificat du conseiller municipal que la famille du demandeur avait contacté en vue de négocier la paix entre les parties confirme la vendetta déclarée entre la famille Lunaj et la famille Keqaj au sujet de terres convoitées. Le conseiller municipal signale qu’il a tenté sans succès de résoudre le conflit et que la vendetta existe toujours (dossier du tribunal, à la page 163).

·        Le troisième document, qui est également un certificat, relate en détail les renseignements contenus dans le FRP et confirme que la vendetta est toujours en cours.

 

[4]        Dans le cas qui nous occupe, la Commission ne nie pas que les certificats constituent des éléments de preuve crédibles qui ont du poids. Chaque certificat corrobore les éléments critiques de la demande d’asile du demandeur. La Commission a commis une erreur en ne se reportant pas suffisamment à ces certificats pertinents, qui réfutent ses conclusions d’invraisemblance. (Voir le certificat de la Mission nationale de réconciliation « Mère Teresa » annexé au présent jugement.)

 

II.  Procédure judiciaire

 

[5]        Il s’agit d’une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision en date du 17 avril 2007 par laquelle la Commission a estimé que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au sens respectivement de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR.

III.  Historique

[6]        Âgé de 31 ans, le demandeur, M. Lec Keqaj, est un citoyen de la ville d’Ivanaj, dans la région de Shkoder, en Albanie. Le 22 novembre 2005, M. Keqaj est entré au Canada muni d’un faux passeport slovène après avoir transité par le Monténégro, la Croatie et la Hongrie. Il a demandé l’asile à son arrivée.

 

[7]        M. Keqaj affirme qu’il craint d’être persécuté du fait de ses opinions politiques et de son appartenance à un groupe social, en l’occurrence les membres de sexe masculin de la famille Keqaj qui sont impliqués dans une vendetta avec la famille Lunaj.

 

[8]        L’Albanie était auparavant dirigée par un régime communiste. Le régime communiste a confisqué des terres appartenant à la famille Keqaj et les a déclarées terres domaniales. En 1992, le régime communiste est tombé et le Parti Démocratique a pris le pouvoir. La famille de M. Keqaj a entrepris des démarches en vue de récupérer les terres qui lui avaient été confisquées. En 1995, un tribunal a rétrocédé les terres en question, qui étaient situées au centre de la ville, à la famille, qui a alors entrepris d’y construire un café.

 

[9]        La famille Lunaj possédait auparavant une terre contiguë au terrain rétrocédé à la famille Keqaj.

 

[10]      Entre 1995 et 1999, fort contrariée par la décision du tribunal au sujet du partage des terres, la famille Lunaj a menacé d’assassiner les membres de la famille Keqaj si les terres ne leur étaient pas transférées.

 

[11]      En 1999, pour éviter une éventuelle vendetta, la famille Keqaj a donné aux Lunaj une parcelle d’un hectare du terrain qui lui avait été rétrocédé.

[12]      M. Keqaj allègue qu’en décembre 2004, deux membres de la famille Lunaj, M. Alex Lunaj et M. Marlen Lunaj, sont rentrés de l’étranger. Mécontents de la réconciliation de leur famille avec la famille Keqaj, ils ont ranimé le conflit au sujet des terres en exigeant des membres de la famille Keqaj qu’ils renoncent à leur café, sous peine des pires représailles.

[13]      M. Keqaj explique que les membres de sa famille ont alors contacté les aînés du village et la police pour tenter de résoudre le problème. Accompagnés du père et de l’oncle de M. Keqaj, les aînés ont rencontré les membres de la famille Lunaj pour tenter de négocier un engagement d’honneur, mais les membres de la famille Lunaj ont refusé de collaborer. Quant à la police, M. Keqaj affirme qu’elle a n’a rien fait comme c’est habituellement le cas lorsqu’il risque d’y avoir une vendetta (transcription de l’audience, dossier du tribunal, aux pages 180 à 185).

 

[14]      En janvier 2005, le cousin de M. Keqaj, M. Arben Keqaj, qui travaillait au café, a été agressé et battu par deux des membres de la famille Lunaj; il a dû être hospitalisé. En avril 2005, après s’être rétabli, M. Arben Keqaj s’est vengé en attaquant et en blessant à son tour un des membres de la famille Lunaj.

[15]      En mai 2005, trois membres de la famille Lunaj sont venus au café pour ordonner à M. Keqaj de fermer l’établissement et de partir. M. Keqaj affirme qu’il aurait alors été agressé et blessé à la main au moyen d’un couteau. Par suite de cette agression, la famille Lunaj a déclaré officiellement une vendetta.

 

[16]      M. Keqaj affirme qu’à la suite de cet incident, il s’est barricadé chez lui. Toutefois, en juillet 2005, des coups de feu ont été tirés en direction de sa résidence familiale, les forçant lui et sa famille à trouver refuge ailleurs. M. Keqaj a donc quitté sa ville natale d’Ivanaj pour aller séjourner chez son oncle maternel à Verrith, en Albanie, jusqu’à son départ du pays.

 

IV.  La décision à l’examen

[17]      La Commission n’était pas persuadée que M. Keqaj s’était acquitté de la charge qui lui incombait de démontrer qu’il pouvait demander l’asile au Canada en invoquant la vendetta qui opposait sa famille à une autre famille en Albanie.

 

[18]      Au sujet de la crainte de M. Keqaj d’être persécuté du fait de la présumée vendetta existant entre sa famille et la famille Lenaj, la Commission a conclu qu’elle ne disposait pas de preuves convaincantes démontrant que les droits fondamentaux de M. Keqaj avaient été gravement enfreints ou qu’il existait une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté à l’avenir. La Commission a également conclu que M. Keqaj n’était pas parvenu à établir, selon la prépondérance des probabilités, que les principaux événements liés à la présumée vendetta s’étaient effectivement déroulés en 2004 et en 2005, après le règlement de la vendetta par les aînés, en 1995. La Commission a aussi estimé qu’il était peu probable que M. Keqaj soit recherché en Albanie.

 

[19]      La Commission a par ailleurs estimé que M. Keqaj n’était pas crédible en raison des contradictions et des invraisemblances qu’elle avait relevées dans son témoignage.

 

[20]      La Commission a estimé qu’il n’était pas plausible que les aînés de la famille Lunaj aient accepté la parcelle de terrain que leur avait donnée la famille de M. Keqaj pour mettre fin entre les familles à la vendetta causée par cette terre, et que ces mêmes aînés aient ensuite permis à des personnes revenues de l’étranger en mai 2005 d’annuler cette entente (motifs, à la page 4.)

 

[21]      La Commission a tranché la question de la crédibilité en se fondant sur des conclusions spéculatives au sujet de la vraisemblance qui n’avaient pas été soulevées à l’audience. M. Keqaj affirme que la Commission a négligé de demander pourquoi les deux hommes, qui étaient rentrés de l’étranger, auraient été capables de convaincre la famille Lunaj élargie de ranimer leur conflit et pourquoi M. Keqaj n’aurait pas personnellement participé aux séances de médiation ou pourquoi, du reste, il n’aurait entrepris aucune démarche pour chercher à obtenir l’aide de l’État.

 

[22]      M. Keqaj affirme en outre que, bien qu’elle relate de façon générale les faits mis en preuve au début de ses motifs, la Commission a fait des déclarations inexactes au sujet de la preuve lorsqu’elle a tiré ses conclusions négatives au sujet de la crédibilité.

 

[23]      La Commission a omis d’analyser les éléments de preuve qui corroboraient les allégations portant sur l’existence d’une vendetta.

 

V.  Dispositions législatives applicables

[24]      L’article 96 et le paragraphe 97(1) de la LIPR définissent les termes « réfugiés » et « personne à protéger » :

 Définition de « réfugié »

96.      A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques  :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

Personne à protéger

 

97.      (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

Convention refugee

96.      A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country

 

Person in need of protection

 

97.      (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care

 

VI.  Questions à trancher

[25]     (1)  La Commission a-t-elle commis une erreur en tirant des conclusions défavorables au sujet de la crédibilité en tirant des conclusions de fait qui ne reposaient pas sur la preuve?

(2)  La Commission a-t-elle manqué aux principes d’équité procédurale en n’informant pas le demandeur de la preuve qu’il devait faire et en ne motivant pas sa décision?

VII.  Norme de contrôle

[26]      La norme de contrôle applicable en ce qui concerne les questions de crédibilité est celle de la décision manifestement déraisonnable. « La Section de la protection des réfugiés a une expertise bien établie lorsqu'il s'agit de trancher des questions de fait, et notamment d'évaluer la crédibilité des demandeurs d'asile » (Harusha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 2004, [2007] A.C.F. no 1438 (QL), par. 21); par conséquent, pour que la Cour puisse annuler une conclusion de fait tirée par la Commission, il faut qu'il soit démontré que cette conclusion est manifestement déraisonnable.

 

[27]      Pour ce qui est des questions d’équité procédurale et de justice naturelle, la Cour suprême du Canada a déclaré dans les termes les plus nets, dans l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539, au paragraphe 100 : « Il appartient aux tribunaux judiciaires et non au ministre de donner une réponse juridique aux questions d’équité procédurale. Seul l’exercice en dernière analyse du pouvoir discrétionnaire de désignation conféré au ministre par le par. 6(5) est assujetti à l’analyse “pragmatique et fonctionnelle” »; en conséquence, l’analyse pragmatique et fonctionnelle ne doit pas être appliquée et le tribunal saisi d’une demande de contrôle judiciaire doit appliquer la norme de la décision correcte lorsqu’il examine toutes les questions, y compris celles portant sur la question de savoir si la décision est suffisamment motivée (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Charles, 2007 CF 1146, [2007] A.C.F. No. 1493 (QL), par. 24).

 

VIII.  Analyse

(1)  La Commission a-t-elle commis une erreur en tirant des conclusions défavorables au sujet de la crédibilité en tirant des conclusions de fait qui ne reposaient pas sur la preuve?

 

Chronologie des faits – Controverse au sujet de la terre et vendetta

 

[28]      La Commission a estimé qu’il n’était pas plausible que les aînés de la famille Lunaj aient accepté la parcelle de terrain que leur avait donnée la famille Keqaj pour mettre fin à la vendetta causée par cette terre, et que ces mêmes aînés aient ensuite permis à des personnes revenues de l’étranger en mai 2005 d’annuler le règlement ayant mis fin à la vendetta.

 

[29]      M. Keqaj a expliqué, à l’audience qu’ainsi qu’il avait été souligné dans la preuve, que sa famille avait renoncé à une partie du terrain, en 1999, pour éviter une éventuelle vendetta. Contrairement à ce que la Commission affirme dans ses motifs, il n’y a pas eu de vendetta en 1995 (dossier du demandeur, affidavit du demandeur, paragraphe 6, à la page 13; transcription de l’audience, dossier du tribunal, à la page 176; motifs, à la page 4).

 [30]     M. Keqaj affirme que la preuve ne révèle aucun détail au sujet de l’entente conclue par la famille Lunaj. Rien ne permet de penser que la famille Lunaj ait accepté de bonne foi la parcelle offerte par la famille Keqaj ou qu’elle entendait respecter les promesses faites antérieurement. Qui plus est, rien ne permet de penser que les deux hommes qui sont rentrés de l’étranger n’étaient pas des aînés de la famille et, compte tenu du fait que les médiateurs les ont invités à prendre part aux négociations, il est évident que la famille Lunaj et les médiateurs les considéraient comme des aînés (affidavit du demandeur, paragraphes 16 à 18, aux pages 14 et 15).

[31]      La Commission a fait reposer les réserves qu’elle avait au sujet de la crédibilité sur des spéculations et sur des erreurs de fait qui auraient pu être dissipées si elle avait interrogé le demandeur d’asile à l’audience.

[32]      Le défendeur affirme que la Commission a le droit de tirer des conclusions défavorables en matière de crédibilité en se fondant sur l’invraisemblance du récit du demandeur d’asile et qu’elle peut fonder ces conclusions sur le bon sens et la logique. En tant qu'arbitre principal des faits, la Commission est fondée à rejeter des témoignages, fussent-ils non contredits, si ces témoignages ne s'accordent pas avec les probabilités qui se dégagent de l'ensemble d'un dossier (Shahamati c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.F.), [1994] A.C.F. no 415 (QL); Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 551 (QL)).

[33]      Bien que la Commission ait le droit de tirer des conclusions défavorables en matière de crédibilité en se fondant sur l’invraisemblance de la version des faits du demandeur d’asile et qu’il lui soit loisible de fonder ces conclusions sur le bon sens et la logique, elle ne peut se contenter de rejeter des éléments de preuve spécifiques lorsque les questions soulevées sont propres au contexte bien précis d’un pays déterminé. La Commission a l’obligation de se familiariser avec ces éléments pour résoudre les ambiguïtés qui peuvent se présenter et elle doit donner au demandeur d’asile la possibilité de répondre.

[34]      Un examen attentif de la preuve révèle que la Commission a commis une erreur en ne cherchant pas à clarifier ses réserves au sujet de la rétrocession de la terre et en n’analysant pas les circonstances particulières ayant conduit à relancer le différend et ayant amené la famille Lunaj à déclarer une vendetta en mai 2005.

[35]      Interrogé au sujet de la cession du terrain de la famille Keqaj, M. Keqaj a déclaré ce qui suit au cours de son entrevue :

 

L’AGENT DE PROTECTION DES RÉFUGIÉS AU DEMANDEUR D’ASILE :

 

Q.        Alors, avez-vous donné un terrain à la famille Luni en 1999?

 

R.         Oui, pour éviter une vendetta, c’est ce que nous avons fait.

 

Q.        Alors, qu’est-ce que vous avez donné à la famille Luni en 1999?

 

R.         Une parcelle de terrain pour éviter une vendetta.

 

[…]

 

Q.        Mais pourquoi est-ce que la dispute a recommencé au sujet du terrain si la famille Luni avait obtenu satisfaction en 1999?

 

R.        Parce que deux hommes qui faisaient partie de la famille Luni élargie sont rentrés de l’étranger.

 

Q.        Qu’est-ce qu’ils ont fait?

 

R.         Ils n’étaient pas satisfaits de ce que nous leur avions cédé et ils nous ont fait des menaces.

 

[…]

 

Q.        Eh bien, il semble que tout le monde était satisfait jusque-là au sein de la famille Luni. Alors, comment ce nouveau conflit a-t-il éclaté?

 

R.         Parce que nous avions construit un café et qu’ils voulaient nous enlever ce café que nous avions aménagé en plein centre du village.

 

            (Non souligné dans l’original.)

 

            (Dossier du tribunal, transcription des motifs, aux pages 176 et 178.)

 

[36]      De plus, « [l]orsque la Commission conclut à un manque de crédibilité en se fondant sur des inférences, notamment sur des inférences au sujet de la vraisemblance de la preuve, il faut que la preuve permette d'étayer ces inférences ». Lorsque « [i]l n’y a aucun élément de preuve au dossier étayant cette conclusion ou l’inférence tirée ou permettant de douter de la véracité du témoignage du demandeur. En fin de compte, je ne peux que conclure que la conclusion de la Commission relative à la vraisemblance du récit du demandeur est erronée » (Roozbahani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1524, [2005] A.C.F. no 1867 (QL), au paragraphe 18.)

 

[37]      Malgré les explications détaillées qui lui avaient été soumises au sujet de la situation qui existe en Albanie et qui permettaient de comprendre la lutte que l’Albanie mène contre les vendettas motivées par la vengeance ainsi que la dynamique particulière qui caractérise les tentatives de médiation faites pour régler ces conflits, la Commission a tiré des conclusions défavorables au sujet de la crédibilité. La Commission a commis une erreur en concluant à l’invraisemblance de l’exposé circonstancié de M. Keqaj au sujet du conflit. La Commission n’a pas motivé sa décision et elle n’a pas tenu compte des circonstances spécifiques pertinentes à la situation qui existe en Albanie.

 

Médiation des conflits

[38]      La Commission a estimé qu’il n’était pas plausible que les aînés de la famille Lunaj aient accepté la parcelle de terrain en toute bonne foi en 1995 pour mettre fin entre les familles à la vendetta causée par cette terre, et qu’on ait ensuite permis à des personnes revenues de l’étranger, qui ne faisaient pas partie des aînés de la famille, de relancer la controverse au sujet de la terre, contrairement à « l’entente » conclue par les familles (suivant les éléments de preuve soumis à la Commission, le terrain a été cédé en 1999 et non en 1995 comme la Commission l’a affirmé dans ses motifs) (motifs, à la page 4).

 

[39]      La Commission n’explique pas pourquoi ces éléments l’ont amenée à douter de la crédibilité de M. Keqaj. Si la Commission lui en avait fait part à l’audience, M. Keqaj aurait pu présenter des éléments de preuve à ce sujet.

 

[40]      Ainsi que M. Keqaj l’a expliqué dans son affidavit, les personnes qui participent aux négociations sont sélectionnées par un médiateur. Il précise que deux des membres de la famille Lunaj ont été invités par le comité de réconciliation à participer au processus visant à résoudre le conflit entre les deux familles. De plus, M. Keqaj souligne que son père et son oncle, qui participaient aux séances de médiation avec la famille Lunaj, veillaient scrupuleusement à ses intérêts, ce qui permet de penser qu’il n’a pas participé au processus de médiation.

 

[41]      Au sujet du processus de médiation, voici ce qu’on trouve dans le rapport sur la situation au pays :

 […] Le président du Comité pour la réconciliation nationale a fourni la description suivante des démarches entreprises par les médiateurs afin de résoudre une vendetta : premièrement

[traduction]

[l]e missionnaire rencontre les familles et il écoute les allégations des deux parties. Ensuite, il communique avec des personnes qui ont une grande influence sur chacune des familles. Accompagné de ces personnes, le missionnaire rencontre les familles et ils tentent inlassablement de les convaincre de résoudre le différend juridiquement. Si la famille dont l'un des membres a été tué n'accepte pas la réconciliation et insiste pour se venger, alors le missionnaire conseille à la famille du tueur de quitter son village ou sa ville, car le déménagement de la famille du tueur apaise la haine de la famille en deuil. Toutes ces rencontres et ces efforts demeurent confidentiels et ne sont pas rendus publics (24 oct. 2004).

Le président a également affirmé que les efforts de réconciliation se poursuivent toujours - pendant des années, dans certains cas - même si la famille offensée peut s'être vengée entre-temps (Committee of Nationwide Reconciliation 24 oct. 2004).

 

(Commission de l’immigration et du statut de réfugié, Réponses aux demandes d’information (RDI) ALB43020.EF 03, 03 novembre 2004, Albanie : information sur les façons dont les groupes de réconciliation commencent à travailler sur un dossier […]

 

[42]      Il ressort par ailleurs de la preuve soumise à la Commission qu’en 2003, à peine 0,44 pour 100 des vendettas ont été résolues par voie de médiation (dossier du tribunal, à la page 102.) 

[43]      Pour rejeter la demande d’asile de M. Keqaj, la Commission a également fait observer que son père et d’autres proches vivaient toujours en Albanie. M. Keqaj a effectivement allégué que son père se cachait. La Commission a conclu qu’aucun des éléments de preuve présentés ne permettait de penser que le père de M. Keqaj ou tout autre membre de la famille avait subi un préjudice depuis qu’il s’était enfui de l’Albanie en novembre 2005.

[44]      À l’audience, M. Keqaj a expliqué que son père se cachait toujours chez son oncle maternel à Verrith, en Albanie. Il a également fait observer que son père était demeuré en Albanie parce que la famille n’avait pas les ressources financières pour faire autrement. M. Keqaj a également expliqué qu’aucune autre attaque n’avait été perpétrée et qu’aucune autre tentative n’avait été faite pour résoudre le conflit car tous les membres de sexe masculin de la famille se cachaient à cause de la vendetta (dossier du tribunal, transcription des débats, aux pages 191, 197 et 206).

 

[45]      Se fondant sur l’ensemble de la preuve, la Commission a tiré une conclusion manifestement déraisonnable en estimant que M. Keqaj n’était pas crédible parce qu’il aurait pu s’adresser aux aînés pour prendre part aux séances de médiation. Le père et l’oncle de M. Keqaj étaient considérés comme des « personnes qui ont une grande influence » et ce sont les personnes qui ont été désignées comme représentants de la famille en vue de la médiation de cette vendetta.

[46]      La Commission a tiré une conclusion négative erronée au sujet de la crédibilité en ce qui concerne les éléments de preuve subjectifs présentés par M. Keqaj tout en écartant les éléments de preuve objectifs et plus particulièrement ceux qui concernaient la situation au pays pour ce qui est de la médiation des vendettas et qui corroboraient les éléments de preuve subjectifs.

 

Crainte fondée de persécution

[47]      La Commission a conclu qu’elle ne disposait pas de preuves convaincantes démontrant que les droits fondamentaux de M. Keqaj avaient été gravement enfreints ou qu’il existait une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté à l’avenir.

 

[48]      La Commission n’a pas tenu compte des éléments de preuve qui lui avaient été soumis et selon lesquels les vendettas commencent par des bagarres, et elle n’a pas retenu les éléments de preuve suivant lesquels les différends concernant des terres sont, lorsqu’on les situe dans leur contexte, suffisamment importants pour constituer une des principales causes des vendettas.

 

[49]      Il ressort nettement des éléments de preuve documentaires soumis à la Commission au sujet des vendettas que [traduction] l’Albanie souffre d’un grave problème en raison des « règlements de comptes entre citoyens et [du] climat de peur qui existe dans certaines régions en raison des vendettas traditionnelles » (Département d’État des États-Unis, Albania: Country Reports on Human Rights Practices – 2005).

 

[50]      Suivant la preuve :

… la « faiblesse des institutions de l'État », le « vide à l'égard de l'ordre public » et « l'échec du système judiciaire à fonctionner adéquatement » sont parmi les facteurs sous-jacents à l'existence de vendettas en Albanie.

[…] la seule issue pour ceux qui sont piégés dans les vendettas consiste à quitter le pays, quoique cela n'empêche pas qu'ils soient « traqués » ailleurs.

 

(RDI ALB42821.EF, 20 JUILLET 2004 : Albanie : mise à jour de ALB33770.EF du 4 avril 2000 sur les vendettas et la protection offerte aux victimes par la police et les tribunaux; information sur les autres possibilités de recours (avr. 2000-juill. 2004)

 

[51]      La preuve indique également ce qui suit :

Différentes sources ont mentionné que les vendettas demeurent un problème important en Albanie (R.-U. avr. 2004, sect. 6.130; Country Reports 2003 25 févr. 2004, sect. 5; MJAFT! 14 avr. 2003; UN Chronicle 1er déc. 2003) en particulier dans la partie nord du pays (Nations Unies 28 août 2003; R.-U. avr. 2004, sect. 6. 132; Country Reports 2003 25 févr. 2004, sect. 5; Nations Unies 28 août 2003; DPA 12 juill. 2003). Selon MJAFT! (Assez!) (Etaco 20 juill. 2004), organisation non gouvernementale (ONG) qui se penche sur les inquiétudes sociales des Albanais (MJAFT! s.d.), environ 1 370 familles et au moins 7 000 personnes vivant dans le nord du pays sont [traduction] « touchées par les meurtres par vengeance » et la ville de Shkoder est décrite comme [traduction] «  l'une des plus problématiques à l'égard des vendettas » (MJAFT 14 avr. 2003).

Des sources ont également mentionné que des milliers d'enfants, en majorité des garçons, demeurent enfermés chez eux et s'absentent de l'école de peur d'être tués par vengeance (UN Chronicle 1er déc. 2003; The Australian 24 déc. 2003; DPA 12 juill. 2003, WFP 28 août 2003) et qu'au pays, des centaines d'hommes sont tués chaque année en raison des vendettas (ibid.).

            (Non souligné dans l’original.)

 

(RDI ALB42821.EF, précité)

 

[52]      Selon le Country Report on Human Rights Practices – 2005 portant sur l’Albanie :

[traduction]

Le pays est toujours le théâtre de nombreux crimes violents. Bon nombre de meurtres sont le fait d’individus isolés ou de justiciers regroupés en clans. Ces assassinats peuvent être rattachés à des vendettas traditionnelles ou à des conflits entre bandes criminelles. Suivant le ministère de l’Intérieur, au moins neuf personnes ont été tuées au cours de l’année dans le cadre de vendettas fondées sur le code médiéval du Lek Dukagjini (le kanun), notamment dans le nord du pays. Suivant le kanun, une vendetta ne peut viser que des hommes adultes; il arrive toutefois souvent que des femmes et des enfants soient tués lors de ces attaques. Selon le Comité national de réconciliation, environ 738 familles ont effectivement dû se cloîtrer chez elles au cours de l’année en raison des vendettas. La crainte de représailles dans le cadre d’une vendetta a également incité une cinquantaine de familles à partir du pays pour chercher une protection ailleurs et a empêché environ 200 enfants – dont 75 étaient considérés comme étant exposés à un grave danger – de fréquenter l’école. Les conflits au sujet des terres et le trafic de personnes constituent toujours les principales causes de vendettas.

 

(Non souligné dans l’original.)

 

(Albania: Country Reports on Human Rights Practices – 2005, précité)

 

[53]      La Commission a de toute évidence omis de tenir compte des éléments de preuve qui avaient été portés à sa connaissance et elle a conclu à tort que M. Keqaj n’avait pas raison de craindre d’être persécuté pour l’un ou l’autre des motifs énumérés (motifs, à la page 5).

 

Protection de l’État

 

[54]      Les rapports sur les pays qui ont été soumis à la Commission démontrent clairement que les personnes ciblées par les vendettas en Albanie ne peuvent pas :

trouver un refuge intérieur sécuritaire en Albanie […] Même si le représentant du HRDC a admis que la situation entourant les vendettas s'est améliorée, il a affirmé qu'un vengeur serait en mesure de trouver sa cible en Albanie, en particulier dans le Nord du pays (ibid.). Dans le même ordre d'idées, le coordonnateur à la Justice et aux Affaires intérieures pour la délégation de la Commission européenne en Albanie et le représentant du comité de réconciliation nationale (Committee of Nationwide Reconciliation - CNR) de Tirana ont affirmé que l'Albanie est suffisamment petite pour que les vengeurs soient en mesure de trouver leurs cibles (UE 13 juill. 2006; CNR 18 juin 2006).

Le représentant du CNR a ajouté que les personnes ciblées par les vendettas [traduction] « sont obligées de se cloîtrer [dans leur domicile] ou de quitter l'Albanie »; après, la menace qui pèse sur elles s'estomperait (ibid.).

 

(Non souligné dans l’original.)

 

(RDI ALB 101479.EF, 13 sept. 2006  : Albanie : information sur les possibilités de refuge intérieur pour une personne visée par une vendetta; information indiquant si les vengeurs peuvent trouver la personne visée qui a trouvé refuge ailleurs en Albanie (2005-2006).)

 

[55]      On trouve ce qui suit dans les rapports sur le pays au sujet de la protection de l’État accordée aux personnes ciblées par les vendettas :

 … malgré certaines améliorations apportées à la gouvernance en général, les autorités albanaises n'étaient pas en mesure de protéger les victimes de vendettas […] les vendettas se poursuivent, malgré les améliorations, car l'État albanais demeure en quelque sorte inefficace […] Dans le même ordre d'idées […] le « très fragile » État albanais n'a pas été en mesure de contrôler le phénomène des vendettas […] les représentants du gouvernement peuvent être réticents à se mêler des cas de vendetta par crainte de devenir eux-mêmes la cible de représailles.

 

            (Non souligné dans l’original.)

 

(RDI ALB101471.EF 22 septembre 2006 : Albanie : information sur les mesures de protection qu'offrent le gouvernement, la police, le système judiciaire et les organisations non gouvernementales aux personnes ciblées par une vendetta; efficacité des mesures de protection (2005-2006).)

 

Protection de la police

 

[56]      Les documents portant sur la situation au pays abordent aussi la question de la protection accordée par la police aux personnes ciblées. Bien que, suivant ces documents, elles peuvent compter sur la protection de la police, les personnes ciblées hésitent à s’en prévaloir parce qu’elles disent craindre des représailles encore plus sévères :

Même si les policiers participent à l'occasion au processus de réconciliation entre les familles en cause dans une vendetta […] l'intervention de la police dans ce type de conflits a tendance à aggraver la situation et peut mettre en danger la vie d'un policier […] [L]es policiers préfèrent s'abstenir de se mêler aux cas de vendetta de crainte de devenir eux-mêmes la cible de représailles […] Dans certains cas, la police aurait conseillé à des personnes ciblées de temporairement quitter la région […] Toutefois, aucune autre information sur cette approche ni sur son efficacité n'a pu être trouvée parmi les sources consultées par la Direction des recherches.

 

(RDI ALB101471.EF, précité)

 

[57]      Compte tenu de ce qui précède, la Commission a commis une erreur en tenant compte d’éléments de preuve non pertinents, en interprétant de façon erronée les éléments de preuve qui avaient été régulièrement portés à sa connaissance et en tirant des conclusions de fait erronées au sujet des éléments de preuve dont elle disposait. En conséquence, la décision de la Commission était manifestement déraisonnable en ce qui concerne la crédibilité de M. Keqaj.

 

(2) La Commission a-t-elle manqué aux principes d’équité procédurale en n’informant pas le demandeur de la preuve qu’il devait faire et en ne motivant pas sa décision?

 

Défaut d’informer les demandeurs de la preuve qu’ils doivent faire

[58]      Dans le jugement Skripnikov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 369, [2007] A.C.F. no 528 (QL), le juge Sean Harrington de la Cour fédérale explique que le tribunal qui néglige de faire part de ses réserves manque ainsi à un principe d’équité procédurale, ce qui l’amène à tirer des conclusions de fait de façon abusive et/ou arbitraire. Le juge explique aussi que la justice naturelle exige que l’on soit informé de la preuve que l’on doit faire et que l’on ait la possibilité de présenter cette preuve.

 

[59]      M. Keqaj a expliqué à la Commission, lors de son entrevue ainsi que dans son exposé circonstancié, les raisons pour lesquelles la vendetta avait commencé en 2005; il a également expliqué pourquoi sa présence n’était pas requise lors des séances de médiation du conflit ou pourquoi il n’avait personnellement pas été en mesure de réclamer la protection de la police. Les explications claires fournies par M. Keqaj sont corroborées par les rapports sur la situation au pays.

 

[60]      La Commission n’a pas fait part de ses réserves à l’audience, privant ainsi M. Keqaj de la possibilité d’y répondre et de les clarifier. En agissant ainsi, la Commission a tiré des conclusions de fait erronées.

 

[61]      En ne faisant pas part de ses préoccupations à M. Keqaj, la Commission a manqué à son devoir d’équité procédurale.

 

Défaut de motiver suffisamment la décision

[62]      La Commission a fait remarquer que le demandeur avait produit un certificat de la commune de Kastrat, daté du 1er novembre 2006, un certificat des conseillers municipaux du village d’Ivanaj, daté du 1er octobre 2006, et un document de la mission nationale de réconciliation « Mère Teresa », daté du 11 novembre 2006. La Commission a expliqué qu’elle n’accordait pas à ces documents un poids suffisant pour compenser les nombreux problèmes de crédibilité qui existaient dans la présente affaire. Ces documents indiquent ce qui suit :

·        Le certificat de la commune de Kastrat établi par le représentant albanais local albanais confirme les principaux détails de la vendetta relatés par le demandeur dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) et confirme que la vendetta est toujours en cours (dossier du tribunal, à la page 61).

·        Le certificat du conseiller municipal que la famille du demandeur avait contacté en vue de négocier la paix entre les parties confirme la vendetta déclarée entre la famille Lunaj et la famille Keqaj au sujet de terres convoitées. Le conseiller municipal signale qu’il a tenté sans succès de résoudre le conflit et que la vendetta existe toujours (dossier du tribunal, à la page 163).

·        Le troisième document, qui est également un certificat, relate en détail les renseignements contenus dans le FRP et confirme que la vendetta est toujours en cours.

 

[63]      Dans le jugement Leung, précité, notre Cour a infirmé la décision par laquelle la Section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié avait refusé de reconnaître le statut de réfugiés aux demandeurs au motif que leur crainte de persécution n’était pas objectivement fondée. La Cour a déclaré ce qui suit :

 

[14] Les deux sections de cette Cour ont uniformément jugé que les décisions de la Commission devaient reposer sur la totalité des éléments de preuve versés au dossier. Cela ne signifie toutefois pas que la Commission doit résumer tous les éléments de preuve, ni qu'une décision sera annulée simplement parce que la Commission a omis de faire état d'une certaine pièce secondaire de preuve documentaire dans ses motifs. Néanmoins, la Commission est clairement tenue de justifier ses conclusions sur la crédibilité en faisant expressément et clairement état des éléments de preuve. Néanmoins, la Commission est clairement tenue de justifier ses conclusions sur la crédibilité en faisant expressément et clairement état des éléments de preuve.

[15] Cette obligation devient particulièrement importante dans des cas tels que l'espèce où la Commission a fondé sa conclusion de non-crédibilité sur des « invraisemblances » présumées dans les histoires des demanderesses plutôt que sur des inconsistances et des contradictions internes dans leur récit ou dans leur comportement lors de leur témoignage. Les conclusions d'invraisemblance sont en soi des évaluations subjectives qui dépendent largement de l'idée que les membres individuels de la Commission se font de ce qui constitue un comportement sensé. En conséquence, on peut évaluer l'à-propos d'une décision particulière seulement si la décision de la Commission relève clairement tous les faits qui sous-tendent ses conclusions.

[16]      Étant donné cette claire obligation pour la Commission de fonder sa décision sur la totalité des éléments de preuve, combinée à l'obligation de justifier ses conclusions sur la crédibilité, on doit présumer que les motifs de la Commission contiennent un relevé raisonnablement complet des faits qui sous‑tendent sa décision. La Commission aura donc tort de ne pas faire état des éléments de preuve pertinents qui pourraient éventuellement réfuter ses conclusions d'invraisemblance. Après avoir examiné les conclusions de la Commission quant à l'invraisemblance, j'estime qu'une telle erreur a été commise en l'espèce. Je vais statuer sur chaque conclusion d'invraisemblance.

 

 

[64]      Dans le cas qui nous occupe, la Commission ne nie pas que les certificats constituent des éléments de preuve crédibles qui ont du poids. Chaque certificat corrobore les éléments critiques de la demande d’asile du demandeur. La Commission a commis une erreur en ne se reportant pas suffisamment à ces certificats pertinents, qui réfutent ses conclusions d’invraisemblance.

 

[65]      Dans le jugement Charles, précité, le juge John A. O’Keefe de la Cour fédérale écrit ce qui suit :

[32]      En remplissant l’obligation qui lui est faite de motiver ses décisions, l’office concerné contribue de façon remarquable à réaliser son mandat. Ainsi que la Cour suprême du Canada l’a expliqué dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, (1999), 174 D.L.R. (4th) 193, les motifs sont utiles à plusieurs titres :

•     ils favorisent la bonne formulation des questions et du raisonnement;

•     ils permettent aussi aux parties de voir que les considérations applicables ont été soigneusement étudiées;

•     ils sont de valeur inestimable si la décision est portée en appel, contestée ou soumise au contrôle judiciaire.

 

[33]   Suivant l’arrêt VIA Rail Canada Inc., précité, au paragraphe 21, l'obligation de motiver une décision n'est remplie que lorsque les motifs fournis sont suffisants et « des motifs sont suffisants lorsqu'ils remplissent les fonctions pour lesquelles l'obligation de motiver a été imposée ».

 

[34]    Dans le cas qui nous occupe, je suis d’avis que les motifs qui ont été communiqués ne permettent pas de remplir les fonctions en question. En effet, les motifs exposés par la SAI n’ont pas favorisé une bonne formulation du raisonnement sur lequel reposait la décision. Qui plus est, l’insuffisance des motifs fournis prive le demandeur de la possibilité d’évaluer pleinement ses chances d’interjeter appel ou de présenter une demande de contrôle judiciaire. Ce facteur est d’autant plus important que la décision de la SAI est assujettie à une norme de contrôle qui commande un degré élevé de retenue judiciaire. La SAI n’a pas motivé suffisamment sa conclusion.

 

[66]      Pour tous les motifs qui viennent d’être exposés, la Cour conclut que la SPR a également manqué à son devoir d’équité procédurale en ne motivant pas suffisamment sa décision.

 

VIX.  Conclusion

[67]      La décision de la Commission est manifestement déraisonnable. La Commission s’est fondée sur des spéculations, car le témoignage de M. Keqaj ne permettait pas, en toute logique, de douter de sa crédibilité. La Commission a fait reposer ses conclusions sur des spéculations plutôt que sur sa mémoire institutionnelle et/ou sur des éléments de preuve subjectifs et objectifs se rapportant à la cause dont elle était saisie (Attakora c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 99 N.R. 168, [1989] A.C.F. no 444 (QL) (C.A.F.); National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations) (1990), 74 D.L.R. (4th) 449, [1990] 2 R.C.S. 1324 (C.S.C.).)

 

[68]      Pour tous les motifs qui viennent d’être exposés, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à la Section de la protection des réfugiés pour qu’une nouvelle audience ait lieu devant un tribunal différemment constitué.

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à la Section de la protection des réfugiés pour qu’une nouvelle audience ait lieu devant un tribunal différemment constitué.

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


ANNEXE A

 

MISSION NATIONALE DE RÉCONCILIATION

 

« MÈRE TERESA »

 

1er novembre 2006

 

 

CERTIFICAT

 

La présente atteste que M. Lec Keqaj est un résident du village d’Ivanaj, commune de Kastrat. Une vendetta a été déclarée entre la famille de M. Keqaj et la famille Lunaj, qui habite aussi le village d’Ivanaj. Le conflit, qui a éclaté en 1995, porte sur un terrain situé au centre du village. La famille Keqaj a obtenu le terrain situé dans le centre du village et y a fait construire un café. Pour éviter un conflit, la famille Keqaj a donné une parcelle de ce terrain à la famille Lunaj. En décembre 2004, le conflit a été relancé. En janvier 2005, Arben Keqaj a été agressé par des membres de la famille Lunaj. En avril 2005, Arben Keqaj a blessé par balles Luan Lunaj. Pour venger l’agression dont Luan avait été victime, trois jeunes hommes de la famille Lunaj, à savoir Marjan, Gjovalin et Aleks, sont venus au café pour ordonner à M. Keqaj de fermer l’établissement et de partir. Face au refus de Lec de quitter les lieux, Aleks l’a attaqué au couteau et l’a blessé à la main. Quelques jours plus tard, la famille Lunaj a envoyé un voisin, M. Vasel Marku, pour déclarer une vendetta contre les hommes de la famille Keqaj. Tous les hommes de la famille se sont cloîtrés chez eux. À l’instar des missionnaires de la paix, nous avons été informés de la vendetta et nous avons dépêché nos représentants pour qu’ils parlent aux hommes des deux familles. Les hommes des deux familles ont refusé de se réconcilier. La vendetta est toujours en cours. L’État et la police ne sont pas en mesure de protéger les personnes impliquées dans une vendetta. Des policiers ont déjà été blessés alors qu’ils tentaient de mettre fin à une vendetta.

 

Le présent certificat est délivré à toutes fins que de droit.

 

Pour la Mission nationale de réconciliation « Mère Teresa »,

 

Le Président,

 

Gjin Mekshi

 

Sceau, signature

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-1970-07

 

INTITULÉ :                                                   LEC KEQAJ c.

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

                                                                        DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE:                            LE 12 FÉVRIER 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 27 MARS 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jeffrey L. Goldman

 

POUR LE DEMANDEUR

Janet Chisholm

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jeffrey L. Goldman

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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