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Date : 20080327

Dossier : IMM-2054-07

Référence : 2008 CF 372

Ottawa (Ontario), le 27 mars 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

 

 

ENTRE :

KALENDER YENER

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.  Introduction

[1]               En matière de crédibilité, ce n’est que lorsque la Commission a fondé ses conclusions sur des inférences tirées de la preuve que la Cour peut déterminer si les inférences en question étaient raisonnables ou non (Frimpong c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 274, [2001] A.C.F. no 497 (QL).)

 

[2]               Un tribunal administratif ne doit pas fonder les conclusions qu’il tire au sujet de la crédibilité sur des considérations qui ne sont pas pertinentes (Attokora c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.F.), [1989] A.C.F. no 444 (QL).)

II.  Procédure judiciaire

[3]               La Cour est saisie d’une demande présentée en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), en vue d’obtenir le contrôle judiciaire d’une décision en date du 27 avril 2007 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a estimé que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

 

III.  Historique

[4]               L’audience du demandeur, M. Kaender Yener, a eu lieu devant la Commission le 23 janvier 2007. Aux termes de la décision qu’elle a rendue le 27 avril 2007, la Commission a estimé que M. Yener n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

 

[5]               La preuve présentée à l’audience comprenait notamment le Formulaire de renseignements personnels (FRP) de M. Yener, des documents déposés à l’appui de sa demande d’asile, des éléments de preuve documentaires portant sur la situation dans son pays d’origine, la Turquie, et le témoignage qu’il a donné de vive voix.

 

[6]               M. Yener est un citoyen de la Turquie. Sa demande d’asile était fondée sur sa crainte d’être persécuté, d’être exposé au risque d’être torturé ou de subir des traitements ou peines cruels et inhumains ou d’être exposé à une menace à sa vie par des représentants de la police ou des forces de sécurité de la Turquie, par des intégristes sunnites et des nationalistes turcs en raison de ses origines ethniques kurdes, de sa religion alévie et de ses activités de défense des droits de la personne.

 

[7]               M. Yener explique qu’il craint d’être persécuté, d’être torturé ou d’être exposé à une menace à sa vie en raison de sa race et de sa nationalité (kurde), de sa religion (alévie), de ses opinions politiques et de son appartenance à un groupe social. La persécution qu’il craint prend notamment la forme de détentions arbitraires, d’agressions physiques, de tortures, de traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que d’autres menaces à sa vie et à sa liberté. M. Yener craint les autorités turques et affirme qu’il n’y a aucun lieu sûr pour lui en Turquie.

 

[8]               Le père et la mère de M. Yener étaient tous les deux d’origine ethnique kurde et de religion alévie et ils parlaient la langue kurde, le kurmandji. M. Yener a dû faire face aux humiliations et aux insultes et il a été battu par des professeurs nationalistes et par ses compagnons de classe à l’école primaire et secondaire en raison de ses antécédents kurdes et alévis.

 

[9]                À la fin de 1979, une bagarre a éclaté à son école secondaire entre des étudiants intégristes et des étudiants alévis, et quelqu’un a été blessé par balles au cours de cette bataille. Même si M. Yener se trouvait ailleurs lorsque ces incidents se sont produits, des étudiants nationalistes et intégristes l’ont accusé à tort d’avoir été impliqué dans cette bagarre. M. Yener n’a cependant pas été accusé ou interrogé par la police à ce moment-là. À l’époque où il faisait son service militaire obligatoire en Turquie, entre mars 1982 et novembre 1983, aucune accusation n’a jamais été portée contre lui au sujet de ces fausses allégations, et aucune enquête n’a été menée.

 

[10]           Ce n’est qu’en décembre 1984 que la police s’est finalement présentée chez M. Yener pour l’arrêter sous de faux chefs d’accusation, relativement aux faits survenus à son ancienne école secondaire à la fin de 1979. On l’a amené dans un endroit inconnu, où on lui a bandé les yeux et on l’a torturé. Parmi les méthodes de torture utilisées contre lui, on l’a arrosé avec des jets d’eau à forte pression, on lui a administré des chocs électriques et on l’a soumis à de la torture psychologique. Il a été détenu à cet endroit pendant trois jours. Il a fini par être traduit en justice avec un ami kurde, et ils ont tous deux été condamnés. M. Yener a été condamné à une peine d’emprisonnement de six ans et huit mois. Il a passé trois années complètes en prison. Pendant qu’il purgeait sa peine d’emprisonnement à la prison d’Iskenderun, il a été battu et maltraité par les gardes et les soldats. Il a purgé les huit derniers mois de sa peine à la prison de Reyhanli, dans la province de Hatay. Il a été remis en liberté en décembre 1987.

 

[11]           Après sa remise en liberté, M. Yener a été harcelé, humilié et détenu à plusieurs reprises par la police pour de courtes périodes, sans motif valable.

 

[12]           Au début de 1990, après avoir versé une somme d’argent, M. Yener a obtenu un emploi de manœuvre à la municipalité d’Iskenderun. Peu de temps après l’avoir engagé, son employeur a changé d’attitude envers lui. Il lui a assigné les tâches les plus ingrates et menaçait sans arrêt de le congédier sans motif valable. M. Yener est devenu un membre actif du syndicat des travailleurs municipaux, ce qui a donné à son employeur une raison de plus de le harceler. Les plaintes que M. Yener a déposées auprès de la police et du ministère public sont demeurées sans suite et aucune enquête n’a été ouverte.

 

[13]           Après que M. Yener et un de ses amis eurent été congédiés de leur poste en décembre 1992, ils ont entamé une grève de la faim pour protester contre leur licenciement abusif et injuste. Leur grève de la faim a attiré l’attention des médias de même que la sympathie des organisations non gouvernementales. À la suite des pressions des médias, la municipalité a annoncé qu’elle les réembaucherait, lui et son ami, mais elle est plus tard revenue sur sa promesse. À la place, M. Yener et son ami ont reçu une indemnité sous forme d’argent.

 

[14]           En 1993, M. Yener est devenu un directeur fondateur de la division d’Iskenderun de l’association de défense des droits de la personne. Il a aussi continué d’être un membre actif et un bénévole de l’association de défense des droits de la personne jusqu’en 2005.

 

[15]           En août 1993, M. Yener a ouvert sa propre librairie à Iskenderun, la librairie Secenek. Au même moment, il travaillait comme journaliste et correspondant de la région de Hatay pour un journal de gauche légalement autorisé appelé Emecin Bayragi (Drapeau du travail). En plus de rédiger des articles pour ce journal, il a organisé la distribution de ce journal dans la province de Hatay.

 

[16]           Quelques jours après l’ouverture de sa librairie, la police a fait une descente dans le magasin, a brisé et endommagé les meubles et a saisi des livres dont les policiers ont dit, à tort, qu’ils avaient été interdits. La police a insulté M. Yener en tant que Kurde alévi et l’a menacé de mort s’il ne mettait pas fin à ses activités au sein de l’association de défense des droits de la personne et des médias. Il était aussi continuellement harcelé par des nationalistes turcs en raison de ses affiliations politiques de gauche, de ses origines ethniques kurdes, de sa religion alévie et du fait qu’il travaillait pour un journal de gauche. La vitrine de sa librairie a été fracassée à de nombreuses reprises.

 

[17]           En juin 1995, M. Yener a été poursuivi en justice pour avoir produit des dépliants et distribué un journal de gauche, même si le journal était tout à fait légal. En mai 1998, il a été déclaré coupable et a été condamné à une amende de 78 000 livres turques.

 

[18]           En mars 2003, M. Yener participait à une manifestation en mémoire des tueries de Kurdes et d’Alévis qui avaient eu lieu en 1995 dans le district de Gazi, à Istambul. La manifestation avait lieu dans le parc Boyacilar, à Iskenderun. Après la conférence de presse organisée pour couvrir l’événement, M. Yener et une dizaine d’autres personnes ont été arrêtés par la police. La police l’a gardé en détention jusqu’au lendemain et l’a remis en liberté après avoir recueilli sa déclaration. Peu de temps après, en avril 2003, il a été assigné en vue de fournir sa déclaration au ministère public. Le procureur a recueilli sa déclaration et lui a dit qu’il « ouvrirait un dossier » sur lui et, avant de le remettre en liberté, lui a dit que s’il continuait de participer à de telles activités de protestation, des accusations seraient portées contre lui.

[19]           Un jour, au début de 2004, quand M. Yener est allé ouvrir sa librairie. Il a trouvé les fenêtres brisées et ses livres détruits. De plus, des slogans anti‑gauchistes tels que « À bas les gauchistes ! » avaient été gribouillés sur les murs de sa librairie. Il a déposé une plainte auprès du ministère public au sujet de ces actes de vandalisme, mais le ministère public a refusé de recueillir sa plainte et de mener une enquête. Après cet incident, M. Yener a décidé de fermer sa librairie parce qu’il ne pouvait plus tolérer les descentes de police, les dommages faits à son stock et le harcèlement dont il était constamment victime. À la place, il a ouvert un magasin de bonbonnes de propane.

 

[20]           Le 27 février 2005, M. Yener travaillait pour le bureau d’Iskenderun de l’association de défense des droits de la personne; il préparait la célébration des fêtes du Newroz (Nouvel an kurde), qui devait avoir lieu le mois suivant. Soudainement, la police est arrivée au bureau de l’association et les a arrêtés, lui et les directeurs de l’association. La police les a amenés dans un endroit inconnu où on lui a bandé les yeux et où il a été mis dans une cellule et a dû attendre pendant de longues heures. Pendant ce temps, M. Yener pouvait entendre les cris d’autres personnes qui se faisaient torturer. Après un moment, la police l’a amené ailleurs et l’a soumis à la torture, notamment à la falaka, à des chocs électriques et à des jets d’eau à forte pression. La police l’a aussi obligé à signer une déclaration préparée à l’avance et, quand il a refusé de signer, les agents l’ont torturé encore plus. De plus, la police a tenté d’obliger M. Yener à donner les noms des personnes des organisations illégales qui organisaient la célébration du Newroz. Quand il a nié ces fausses allégations, la police l’a torturé encore plus durement. Au bout de deux jours, la police a amené M. Yener à un hôpital d’État pour qu’un docteur certifie qu’il n’avait subi aucune blessure et il a ensuite été remis en liberté par la police. La police a refusé de permettre aux gens de célébrer le Newroz à Iskenderun.

 

[21]           Après avoir été remis en liberté, M. Yener se sentait surveillé par des policiers en civil. Il a aussi reçu des appels de menaces, tant chez lui qu’à son travail. Ces appels de menaces visaient aussi sa famille. Il a compris qu’il ne pouvait plus vivre en sécurité en Turquie et, pour cette raison, il a fermé son entreprise en mai 2005. Il a ensuite parlé à son neveu, qui se trouvait au Canada, et lui a demandé de l’inviter à venir lui rendre visite au Canada. Muni d’une lettre d’invitation de son neveu au Canada et de ses documents financiers, M. Yener a été en mesure de demander un visa de séjour au Canada. Il craignait que la police ne lui cause des problèmes à l’aéroport d’Istanbul, au moment de son départ de la Turquie. Pour cette raison, il a trouvé, par l’intermédiaire d’amis, un agent de police qui travaillait à l’aéroport et qui, en échange d’une somme de 300 000 livres turques, a organisé sa sortie en toute sécurité. Grâce à cette aide, M. Yener a pu quitter la Turquie sans incident.

 

[22]           M. Yener est arrivé au Canada le 18 mai 2005 et a demandé l’asile le 1er juin 2005.

 

IV.  La décision à l’examen

[23]           La Commission a estimé que M. Yener n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger à cause des réserves qu’elle avait au sujet de sa crédibilité.

 

[24]           La Commission s’est dite convaincue que M. Yener avait prouvé sa nationalité. Elle a également conclu que M. Yener craignait d’être persécuté en Turquie en raison de ses origines ethniques, de sa religion et de ses opinions politiques. La Commission a néanmoins estimé que M. Yener n’était pas un témoin crédible et digne de foi en ce qui concerne les éléments centraux de sa demande d'asile, en particulier les problèmes qu’il affirmait avoir eus aux mains de la police et des forces de sécurité turques, en raison de ses origines ethniques kurdes, de sa religion alévie, de ses activités et opinions politiques de gauche et de ses activités de défense des droits de la personne.

 

[25]           La Commission a fait observer que, parmi les éléments de preuve portés à sa connaissance, se trouvaient des documents liés à l’entrevue qu’un agent d’immigration avait fait subir le 1er juin 2005 à M. Yener au sujet de sa demande d’asile au Canada. D’après ces documents, l’agent d’immigration avait demandé à M. Yener de lui préciser quelles personnes il craignait s’il devait retourner dans son pays. M. Yener a répondu qu’il craignait d’être détenu, torturé et tué par la police, les autorités gouvernementales, les nationalistes et les intégristes de Turquie. L’agent d’immigration a aussi demandé à M. Yener s’il avait déjà été détenu. D’après les notes de l’agent d’immigration, M. Yener a répondu qu’il avait été arrêté et détenu à quatre reprises. En décembre 1984, M. Yener a été détenu pendant trois ans parce qu’il était soupçonné d'avoir participé à une bagarre/émeute entre les nationalistes religieux et des alévis. Quelqu’un a été blessé. M. Yener a été reconnu coupable de cette agression et a été remis en liberté en décembre 1987. En juin 1995, il a été détenu pour une journée parce qu’il avait travaillé pour le service de distribution d’un journal (Emergin Bayragi) dont le gouvernement avait décidé qu’il publiait des articles illégaux. M. Yener a été arrêté le 11 mars 2003. Le 26 février 2005, il a été arrêté et détenu pendant deux jours parce qu’il aidait à la préparation de la célébration du Newroz, une fête kurde.

 

[26]           La Commission a également signalé que la preuve documentaire ne montrait pas que M. Yener avait parlé à l’agent d’immigration des tortures et des mauvais traitements graves qu’il avait subis pendant qu’il était détenu par la police en décembre 1984 et le 27 février 2005, et pendant qu’il avait été incarcéré entre 1984 et 1987. La Commission a demandé à M. Yener de préciser s’il avait parlé à l’agent d’immigration des incidents susmentionnés, impliquant la torture et d’autres formes de mauvais traitements, ce à quoi M. Yener a répondu qu’il avait fourni ces renseignements à l’agent d’immigration le 1er juin 2005 (transcription, aux pages 388 et 389).

 

V.  Questions en litige

[27]           (1) La Commission a-t-elle commis une erreur dans son appréciation de la crédibilité du demandeur?

(2) La Commission a-t-elle commis une erreur en estimant que la demande d’asile du demandeur n’était ni subjectivement ni objectivement fondée?

 

VI.  Norme de contrôle

[28]           Dans le jugement Perera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1069, [2005] A.C.F. no 1337 (QL), le juge Michel Beaudry fait observer que la Cour a constamment adopté la norme de la décision manifestement déraisonnable pour évaluer les questions de crédibilité :

[14]      L'évaluation du témoignage et de la crédibilité d'un demandeur d'asile est généralement considérée comme partie intégrante de la fonction première de la Commission. Sur ce point, la Cour d'appel fédérale a jugé que, lorsqu'il s'agit de crédibilité, la norme de contrôle est la décision manifestement déraisonnable.

[15]    Il ne fait plus aucun doute que la Section de la protection des réfugiés, qui est un tribunal spécialisé, est pleinement compétente pour évaluer la plausibilité d'un témoignage : qui est mieux placé qu'elle pour juger de la vraisemblance d'un récit et pour tirer les déductions qui s'imposent? Dans la mesure où les déductions que tire le tribunal ne sont pas déraisonnables au point de justifier notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire (Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 160 N.R. 315, aux pages 316 et 317 (C.A.F.)).

[16]    Ce principe a été récemment rappelé par la Cour fédérale dans la décision Umba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 17, au paragraphe 31, où le juge Martineau a confirmé, après application de la méthode pragmatique et fonctionnelle, que la norme de contrôle à appliquer lorsqu'il s'agit d'évaluer la preuve documentaire et la vraisemblance du témoignage d'un demandeur d'asile est la décision manifestement déraisonnable :

¶ 31       À la lumière de ce qui précède, dans le cas particulier qui nous occupe, je conclurais que la pondération des quatre facteurs susmentionnés milite en faveur de l'application de deux normes de contrôle judiciaires : 1) la norme de la décision manifestement déraisonnable dans le cas de l'analyse de la preuve documentaire et de l'évaluation de la crédibilité de la demanderesse; [...]

 

 

 

[29]           Vu ce qui précède, la norme de contrôle à appliquer, dans le cas qui nous occupe, est celle de la décision manifestement déraisonnable.

 

VII.  Dispositions législatives applicables

[30]           L’alinéa 95(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), est ainsi libellé :

 

95.      (1) L’asile est la protection conférée à toute personne dès lors que, selon le cas :

 

b) la Commission lui reconnaît la qualité de réfugié ou celle de personne à protéger;

 

[...]

95.      (1) Refugee protection is conferred on a person when

 

 

 

(b) the Board determines the person to be a Convention refugee or a person in need of protection; or

 

 

L’article 96 et le paragraphe 97(1) de la LIPR définissent le terme « réfugié » et l’expression « personne à protéger » :

96.      A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

97.      (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

96.      A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country

 

97.      (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

VIII.  Analyse

Critères d’appréciation des conclusions en matière de crédibilité

[31]           La Cour fédérale a établi des normes claires à suivre lorsqu’il s’agit d’apprécier les conclusions tirées par des tribunaux de première instance au sujet de la crédibilité :

            a)         Lorsqu'un demandeur d’asile jure de la véracité de certaines allégations, ces allégations sont présumées véridiques, sauf s'il existe des raisons de douter de leur véracité (Maldonado c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 C.F. 302, au paragraphe 5);

            b)         Lorsqu’un tribunal chargé d’entendre les demandes de réfugiés rejette une demande d’asile au motif que le demandeur n’est pas crédible, il doit énoncer clairement son motif de rejet et fournir les raisons pour lesquelles il a conclu en ce sens. L’omission de motiver sa conclusion constitue une erreur donnant ouverture à un contrôle (Hilo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.F.), [1991] A.C.F. no 228 (QL));

            c)         Le tribunal ne doit pas faire preuve d’excès de zèle lorsqu’il conteste la crédibilité d’un demandeur d’asile (Attokora, précité);

            d)          Le tribunal doit tenir compte de l’ensemble de la preuve dont il est saisi lorsqu’il apprécie la crédibilité d’un demandeur d’asile (Owusu-Ansah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.F.), [1989] A.C.F. no 442 (QL));

            e)         En matière de crédibilité, ce n’est que si la Commission a fondé ses conclusions sur des inférences tirées de la preuve que la Cour peut déterminer si ces inférences ont été raisonnablement tirées ou non (Frimpong, précité);

            f)          Le tribunal ne peut pas fonder ses conclusions en matière de crédibilité sur des considérations non pertinentes (Attokora, précité);

            g)         La conclusion selon laquelle le demandeur d’asile est ou n’est pas un témoin crédible n’est pas déterminante quant à la question de savoir s’il a qualité ou non de réfugié au sens de la Convention. Le demandeur d’asile a qualité de réfugié, qu’il soit crédible ou non, s’il satisfait à l’élément subjectif et à l’élément objectif du critère à appliquer pour déterminer le statut de réfugié (Attokora, précité);

            h)         S’il rejette une partie du témoignage du demandeur, mais en accepte d’autres aspects, le tribunal doit déterminer si, au vu des éléments de preuve qu’il tient pour crédibles, le demandeur a qualité de réfugié au sens de la Convention (Rajaratnam c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.F.), [1991] A.C.F. no 1271 (QL)).

               Notes d’entrevue de l’agent d’immigration

 

[32]           La conclusion de la Commission au sujet du manque de crédibilité de M. Yener reposait principalement sur le fait que l’agent d’immigration ne faisait aucunement allusion, dans ses notes d’entrevue, aux présumés mauvais traitements et à la torture que M. Yener affirmait avoir subis lorsqu’il avait été détenu par la police, en décembre 1984, au cours de son incarcération, entre 1984 et 1987, et lorsqu’il avait été détenu par la police le 27 février 2005. La Commission a signalé, dans ses motifs, que l’agent d’immigration avait donné au demandeur d’asile amplement l’occasion de fournir des renseignements supplémentaires au sujet de ces actes de brutalité ou de torture de la part de la police et des gardiens de prison pendant qu’il était détenu et incarcéré en Turquie et qu’en outre, M. Yener avait eu recours aux services d’un interprète turc pendant son entrevue (décision, à la page 12).

 

[33]           Vu l’ensemble de la preuve dont elle disposait, la Commission a accepté que M. Yener était un Kurde alévi qui était un défenseur des droits de la personne et l’un des dirigeants de l’association locale de défense des droits de la personne, à Iskenderun, en plus d’être journaliste pour un journal de gauche (dossier de la demande, vol. II, mémoire du demandeur, au paragraphe 53).

 

[34]           La Commission a en outre accepté que M. Yener avait été détenu, reconnu coupable et incarcéré en Turquie de 1984 à 1987; qu’il avait été jugé responsable d’avoir distribué des publications de gauche en mai 1995, et avait été condamné à une amende de 78 000 livres turques et qu’il avait été détenu par la police, en mars 2003 et en février 2005.

[35]           Suivant les documents sur la situation au pays déposés en preuve devant la Commission, la police et les forces de sécurité torturent et maltraitent systématiquement les détenus.

 

[36]           La Cour estime que la Commission a commis trois erreurs. En premier lieu, M. Yener a expliqué qu’il avait bel et bien parlé à l’agent d’immigration des mauvais traitements et de la torture qu’il avait subis alors qu’il était détenu. La Commission n’a pas examiné les explications fournies par M. Yener et elle n’a invoqué aucun motif solide pour justifier sa conclusion que les explications fournies par M. Yener étaient déraisonnables (Hilo, précité).

 

[37]           La Commission n’était pas présente lors de l’entrevue de M. Yener avec l’agent d’immigration et sa conclusion que l’agent avait donné à M. Yener amplement l’occasion de fournir des renseignements supplémentaires n’est que de la pure spéculation.

 

[38]           Voici ce qu’on trouve au paragraphe 8.7 du document de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) intitulé « PP1 ─ Traitement des demandes de protection des réfugiés au Canada » : « L’agent pose au demandeur les questions habituelles sur la demande d’asile […] L’agent ne peut toutefois pas exiger du demandeur d’élaborer sur les fondements de sa demande sauf pour ce qui est de renseignements ayant trait à l’admissibilité et à la recevabilité. Il n’incombe pas à l’agent de déterminer la crédibilité de la demande d’asile ». Il est donc raisonnable de conclure que les renseignements consignés dans les notes de l’agent d’immigration ne devaient pas reprendre tous les détails de la demande d’asile (CIC, PP1 ─ Traitement des demandes de protection des réfugiés au Canada).

[39]           Il ressort des notes de travail de l’agent d’immigration que, dans le compte rendu de l’interrogatoire, à la section C intitulée [traduction] « Renseignements sur l’admissibilité », l’agent se réfère à l’annexe 1, intitulée « Renseignements généraux », question 4J. La question 4J vise à déterminer si une personne a été détenue. Comme cette question vise uniquement à déterminer si le demandeur d’asile est admissible, il est logique que l’agent ne mentionne que les arrestations de M. Yener et les motifs de ces arrestations (dossier de la demande, vol. I, preuve documentaire, à la page 153).

 

[40]           Qui plus est, selon l’annexe 1, M. Yener a bel et bien déclaré qu’il craignait d’être torturé, détenu ou assassiné en Turquie, entre les mains de la police, du gouvernement, des nationalistes et des intégristes. Dans le même ordre d’idées, dans le dossier d’examen, l’agent écrit que M. Yener ne pouvait retourner en Turquie [traduction] « à cause de la répression policière, des fanatiques religieux et des fascistes politiques » (dossier de la demande, précité, aux pages 153, 229 et 231; compte rendu de l’interrogatoire, aux pages 242 à 244).

 

[41]           Compte tenu du témoignage cohérent de M. Yener, des documents corroborants personnels qu’il a soumis et des éléments de preuve documentaires objectifs dont elle disposait, la conclusion tirée par la Commission au sujet du manque de crédibilité est manifestement déraisonnable (dossier de la demande, vol. I, preuve documentaire, aux pages 201, 203, 204, 256, 290 et 291).

 

Rapport médical concernant les détentions de décembre 1984 et de février 2005

[42]           La Commission a conclu que les éléments de preuve documentaires présentés au sujet des personnes maintenues en garde à vue par la police en Turquie renfermaient des renseignements qui ne corroboraient pas que M. Yener n’était pas en mesure de recevoir des soins médicaux et d’obtenir un rapport médical confirmant qu’il avait été torturé par la police en février 2005 (dossier de la demande, vol. I, Réponses aux demandes d’information (RDI) TUR43495.EF, à la page 290.)

 

[43]           La Commission a conclu que les raisons invoquées par M. Yener pour expliquer pourquoi il n’avait pas consulté de médecin et obtenu de rapport médical pour confirmer qu’il avait effectivement été torturé par la police en février 2005 et en décembre 1984 étaient déraisonnables et minaient sa crédibilité au sujet de son arrestation, de sa détention et de la torture par la police turque en février 2005 (dossier de la demande, vol. I, décision, à la page 13).

 

[44]           En ce qui concerne les rapports médicaux, la Cour conclut que, non seulement la Commission a commis une erreur dans les conclusions qu’elle a tirées, mais aussi qu’elle s’est méprise en retenant de façon arbitraire certains éléments de preuve tout en ignorant des renseignements pertinents qui exigeaient d’interpréter la preuve globalement et de la situer dans son contexte.

 

[45]           Au sujet des conclusions contradictoires tirées par la Commission, signalons, d’une part, que la Commission a remis en question la crédibilité des allégations de M. Yener au sujet de son arrestation et de sa détention par la police, en février 2005, et, d’autre part, qu’elle a jugé plausible que M. Yener était été effectivement détenu en février 2005.

 

[46]           La conclusion de la Commission suivant laquelle la preuve documentaire ne corroborait pas le témoignage de M. Yener au sujet du rapport médical en rapport avec l’incident de février 2005 est manifestement déraisonnable. La Commission a mal interprété la preuve et elle a retenu arbitrairement certains éléments de preuve tout en ignorant des renseignements pertinents. La Commission a retenu arbitrairement certains extraits du RDI TUR43495.EF, pour conclure que les détenus doivent subir un examen médical toutes les 24 heures pendant qu’ils sont maintenus en garde à vue, après avoir été transférés à un autre endroit et après que des accusations ont été déposées. De plus, la présence d’agents de police pendant les examens médicaux des détenus est interdite, à moins que le médecin ou le détenu n’en fasse la demande pour des raisons d’ordre médical. L’exigence de présenter à la police des copies des rapports d’examen médicaux des détenus a été éliminée. De sévères peines d’emprisonnement et amendes sont maintenant imposées aux médecins qui falsifient des rapports pour dissimuler la torture.

 

[47]           La lecture du RDI TUR43495.EF permet de résoudre les présumées contradictions relevées entre le témoignage de M. Yener et les conclusions de la Commission. Le document affirme dans les termes les plus nets le contraire de ce que dit la Commission :

Diverses sources ont révélé que de nombreux règlements et mesures susmentionnés en matière de détention ainsi que les réformes législatives adoptées pour cibler la torture n'ont pas été mises en demande ou ont été mises en demande de façon irrégulière […]

En ce qui concerne les examens médicaux, il y a eu des signalements de détenus examinés en présence de la police sans que le médecin n'en ait fait la demande préalable (ibid., 35; COE 18 juin 2004, 17; Norvège 7-17 oct. 2004, 13, 20). De plus, certains médecins ont continué à transmettre des copies des examens médicaux à la police malgré l'abolition de l'exigence en ce sens (ibid., 19; UE 6 oct. 2004, 35). En outre, d'après HRW, [traduction] « [c]ertaines unités policières [...] [ont] tent[é] de faire disparaître ou d'influencer des rapports médicaux qui signalaient des mauvais traitements » (sept. 2004).

 

(Dossier de la demande, vol. I, RDI TUR43495.EF, à la page 295.)

 

 

[48]           La Commission s’est par ailleurs fondée sur certains renseignements relatifs aux mesures prises par le gouvernement turc en 2002 pour justifier sa conclusion défavorable au sujet de la crédibilité de M. Yener en ce qui concerne la torture qu’il a subie en 1984 (Naqvi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 996, [2005] A.C.F. no 1242 (QL)).

 

Passeport du demandeur

[49]           La Commission a fait observer que, bien que M. Yener ait mentionné, dans l'exposé circonstancié contenu dans son FRP, qu’il avait trouvé un agent de police qui travaillait à l’aéroport et qui, en échange d’une somme de 300 000 livres turques, lui avait permis de quitter la Turquie sans problèmes, il n’avait fait aucune mention du fait qu’il avait versé un pot-de-vin à un agent des passeports. La Commission a conclu que le fait que M. Yener avait omis de parler du paiement de ce présumé pot-de-vin dans l'exposé circonstancié de son FRP minait grandement la crédibilité de cette allégation (dossier de la demande, vol. I, décision, aux pages 14 et 16).

 

[50]           Les RDI portant sur la question de savoir si un citoyen turc faisant l'objet d'un mandat d'arrestation peut obtenir un passeport légalement ou par des moyens frauduleux indiquent clairement que la subornation est un des moyens employés pour obtenir un passeport pour sortir de la Turquie. Voici un extrait de ce document :

En ce qui a trait à l'information indiquant si un citoyen turc faisant l'objet d'un mandat d'arrestation peut obtenir un passeport par la subornation ou par d'autres moyens frauduleux, entre février 2001 et août 2004, différentes sources ont mentionné que des personnes étaient en possession de faux passeports turcs au moment de leur arrestation par les autorités turques […] Des sources signalent aussi que les autorités turques ont arrêté des personnes en raison de leur participation à la distribution de faux passeports […] Aucune autre information indiquant si un citoyen turc faisant l'objet d'un mandat d'arrestation peut obtenir un passeport par la subornation ou par d'autres moyens frauduleux n'a pu être trouvée parmi les sources consultées par la Direction des recherches.

 

(Dossier de la demande, vol. I, RDI TUR42998.EF, 1er octobre 2004, à la page 315.)

 

[51]           La Commission s’est livrée à une analyse microscopique de la preuve et elle a fait fausse route. Notre Cour a statué que les Formulaires de renseignements personnels ne sont pas censés servir de « récitation encyclopédique » de la preuve. M. Yener a fourni un exposé circonstancié détaillé et, dans l’ensemble, le témoignage qu’il a donné de vive voix concordait entièrement avec l’exposé circonstancié de son FRP. L’omission de mentionner le pot-de-vin versé à l’agent du bureau des passeports ne constitue pas un élément central de la demande d’asile de M. Yener, mais seulement un aspect accessoire. La conclusion de la Commission suivant laquelle cette omission minait sérieusement la crédibilité de M. Yener est manifestement déraisonnable (Feradov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 101, [2007] A.C.F. no 135 (QL), au paragraphe 19).

Retard à quitter la Turquie

[52]           La Commission a signalé que M. Yener était parti pour le Canada le 18 mai 2005. Appelé à préciser pourquoi il n’avait pas quitté la Turquie avant mai 2005, M. Yener a fourni une explication que la Commission n’a pas jugée raisonnable. La Commission a par ailleurs conclu que le fait que M. Yener avait tardé à quitter la Turquie minait la crédibilité de ses allégations concernant les arrestations, les détentions et les actes de brutalité commis par la police dans le passé en Turquie, en raison de ses origines ethniques kurdes, de sa religion alévie, de ses activités et opinions politiques de gauche et de ses activités de défense des droits de la personne et la Commission a estimé que ces facteurs étaient incompatibles avec une crainte subjective d’être persécuté en Turquie (dossier de la demande, vol. I, décision, aux pages 16 et 17).

 

[53]           Il ressort des éléments de preuve dont disposait la Commission que M. Yener a expliqué qu’il avait été accusé et déclaré coupable dans le passé et qu’il avait dû attendre dix ans avant de pouvoir obtenir un passeport. De plus, comme il l’a expliqué, même s’il avait souffert, il ne voulait pas que sa fille âgée de cinq ans grandisse sans père; ce n’était donc qu’après avoir fait l’objet des menaces les plus récentes que M. Yener avait décidé de quitter la Turquie. La transcription révèle par ailleurs que M. Yener n’a jamais été interrogé directement au sujet de la période comprise entre le 6 avril 2005 (date à laquelle il avait obtenu son visa de visiteur au Canada) et le 18 mai 2005 (dossier de la demande, vol. II, transcription, à la page 374).

 

[54]           Vu ce qui précède, la Cour conclut que la Commission a fait fi des explications de M. Yener (Ahmed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 FC 1076, [2004] A.C.F. no 1296 (QL)).

 

Profil du demandeur

 

(i) Les kurdes alévis

 

[55]           La Commission a conclu que la crainte de M. Yener d’être persécuté en Turquie du fait de ses convictions religieuses alévies et de ses activités n’était pas objectivement fondée (dossier de la demande, vol. I, décision, aux pages 21 à 24).

 

[56]           M. Yener affirme que la Commission a commis une erreur dans son analyse de son profil. M. Yener craignait d’être persécuté et d’être torturé et d’être exposé à une menace à sa vie en Turquie parce qu’il est un Kurde alévi qui était un défenseur des droits de la personne et l’un des dirigeants de l’association locale de défense des droits de la personne, à Iskenderun, en plus d’être journaliste pour un journal de gauche.

 

[57]           C’est l’ensemble du profil de M. Yener qui est la cause des persécutions dont il a été victime en Turquie. Au lieu de considérer le profil de M. Yener dans son ensemble, la Commission a procédé à une analyse disjonctive de chacun des éléments et a conclu que M. Yener ne serait pas persécuté sur le seul fondement de ses origines ethniques kurdes, ou sur le seul fondement de sa religion alévie, ce qui, en soi, constitue une erreur qui justifie notre intervention. Le profil de M. Yener devait être examiné comme un tout en tenant compte du contexte.

 

(ii) Liberté de presse et activités de défense des droits de la personne

[58]           Pour analyser la participation de M. Yener à des activités journalistiques et à des activités de défense des droits de la personne en Turquie, la Commission a reconnu que des membres des organisations non gouvernementales de défense des droits de la personne en Turquie, notamment l’IHD et les journalistes, ont quelquefois été victimes de menaces et de harcèlement, d’arrestations, de détentions et d’enquêtes par la police et d’accusations par les procureurs publics de la Turquie. La Commission a toutefois estimé que le profil de M. Yener en ce qui concerne les médias et la défense des droits de la personne en Turquie ne ressemblait pas à ceux des personnes qui seraient actuellement ciblées par les menaces des groupes nationalistes turcs et le harcèlement, les arrestations, les détentions et les accusations par la police et les autorités gouvernementales de la Turquie (dossier de la demande, vol. I, décision, à la page 26).

 

[59]           La Commission a fait observer que, d’après les deux cartes de membre de l’IHD de M. Yener qui avaient été déposées en preuve, M. Yener avait été membre de la division d’Iskenderun de l’IHD, de juillet 1997 à juillet 1999 et de mai 2002 à mai 2004. La Commission a estimé qu’à part le fait d’être l’un des directeurs locaux, la preuve ne permettait pas de penser que M. Yener détenait un important poste de direction ou une importante fonction auprès de l’IHD d’Iskenderun, en Turquie, d’autant plus qu’il n’avait jamais été membre d’un parti politique pro-kurde en Turquie (dossier de la demande, vol. I, décision, précitée).

[60]           La Commission a effectivement commis une erreur parce qu’elle n’a pas tenu compte des éléments de preuve dont elle disposait (dossier de la demande, vol. II, Mémoire du demandeur, au paragraphe 64).

 

[61]           M. Yener a expliqué qu’il était un des membres fondateurs de la division d’Iskenderun de l’association turque de défense des droits de la personne (l’IHD). La division a été créée en 1993. M. Yener participait à toutes les activités de l’IHD, et notamment à la rédaction des communiqués de presse de l’association, à l’organisation de marches et de manifestations et aux campagnes de recrutement de membres. M. Yener était l’un des dirigeants de la division d’Iskenderun de l’IHD. Il a milité activement au sein de cette association jusqu’à son arrivée au Canada, en mai 2005, et il en est toujours membre. La Commission a par conséquent commis une erreur en concluant que M. Yener n’avait été un membre actif de l’IHD qu’au cours des périodes comprises entre juillet 1997 et juillet 1999 et entre mai 2002 et mai 2004. La Commission a complètement passé sous silence le témoignage de M. Yener suivant lequel il était membre de cette association depuis  1993 et en était toujours membre. La présomption de la Commission suivant laquelle, s’il retournait en Turquie, M. Yener ne participerait plus à des activités de défense des droits de la personne est par conséquent totalement injustifiée (dossier de la demande, vol. II, Mémoire du demandeur, précité).

 

La Commission a également fait fi du témoignage de M. Yener suivant lequel les autorités turques ont en mains une liste des dirigeants de l’IHD, étant donné qu’il est obligatoire d’aviser les autorités. La conclusion de la Commission suivant laquelle « [à] part le fait d’être l’un des directeurs locaux », rien ne permettait de penser que M. Yener occupait un important poste de direction ou exerçait une importante fonction auprès de l’IHD d’Iskenderun, en Turquie, est manifestement déraisonnable. M. Yener n’était pas un simple membre de l’IHD, mais un des dirigeants d’une division locale, de sorte qu’il occupait effectivement un important poste de direction au sein de l’association (dossier de la demande, vol. II, mémoire du demandeur, précité).

[62]           La Commission ne disposait d’aucun élément de preuve qui lui auraient permis de penser que seuls les fonctionnaires occupant un rang élevé au sein de l’IHD étaient persécutés en Turquie. En fait, suivant la preuve, [traduction] « les cibles les plus courantes sont les “militants de gauche et les défenseurs des droits de la personne” ». La Commission a commis une erreur en concluant que M. Yener ne serait pas persécuté en raison de ses activités journalistiques et de ses activités de défense des droits de la personne en Turquie (dossier de la demande, vol. I, RDI TUR43495.EF, 28 avril 2005, à la page 291; vol. II, Mémoire du demandeur, précité; transcription, aux pages 364 à 366).

 

Arrestation et détention du demandeur en mars 2003 et en février 2005

 

[63]           La Commission a jugé plausible que M. Yener ait été détenu par la police en mars 2003 et en février 2005. Elle a estimé que les détentions de M. Yener s’inscrivaient dans le cadre d’interventions policières visant à maintenir l’ordre public et à protéger le grand public et qu’elles n’avaient pas pour but de cibler M. Yener en particulier en raison de ses origines ethniques kurdes, de sa religion alévie, de ses activités et opinions politiques de gauche ou de ses activités de défense des droits de la personne et du fait qu’il soit membre de l’IHD (dossier de la demande, vol. I, décision, à la page 28).

 

[64]           Il ressort d’un examen attentif des faits que la Commission ne disposait d’aucun élément de preuve permettant de penser que la police avait une raison légitime de détenir M. Yener en mars 2003 ou en février 2005, avec les autres dirigeants de l’IHD. La Commission ne disposait d’absolument aucun élément de preuve permettant de croire que l’IHD appuyait le parti travailliste pro-kurde du Kurdistan (le PKK), une organisation terroriste, que l’IHD était associé de quelque façon que ce soit au PKK ou qu’il se livrait à des activités terroristes en tant qu’organisation; de toute évidence, la seule raison pour laquelle M. Yener a été arrêté et détenu en 2003 et en 2005 était qu’il était précisément ciblé en vue d’être arrêté, détenu et torturé parce qu’il était un Kurde alévi qui était un défenseur des droits de la personne et l’un des dirigeants de l’association locale de défense des droits de la personne, à Iskenderun, en plus d’être journaliste pour un journal de gauche. La Commission a commis une erreur en concluant que M. Yener n’avait pas été persécuté en Turquie.

 

[65]           En suivant un raisonnement dépourvu de toute logique, la Commission a soit mal interprété soit carrément ignoré certains éléments de preuve ou l’un et l’autre, alors que le dossier qui lui était soumis n’était pas contredit. M. Yener a été torturé et maltraité alors qu’il était détenu.

 

[66]           La Commission ne s’est pas conformée aux directives données par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Retnem c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.F.), [1991] A.C.F. no 428 (QL), et elle a ainsi commis une autre erreur en ne tenant pas compte du caractère cumulatif des antécédents de M. Yener en Turquie, de 1984 à 2005. Les incidents se sont produits sur plusieurs années et l’accumulation de ces expériences était suffisante pour créer une crainte justifiée de persécution.

 

IX.  Conclusion

[67]           La Commission a de toute évidence commis une erreur dans son appréciation de la crédibilité des assertions de M. Yener. Elle a décidé arbitrairement d’accorder du poids à certains éléments de preuve et d’en écarter d’autres. La Commission a manifestement commis une erreur en négligeant de faire un rapprochement entre l’ensemble des éléments contenus dans l’exposé circonstancié de M. Yener, la situation en Turquie et le cadre législatif canadien régissant le statut de réfugié.

 

[68]           Vu ce qui précède, la Cour conclut que la décision de la Commission est manifestement déraisonnable. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à la Commission pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision.


 

JUGEMENT

LA COUR ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire et renvoie l’affaire à la Commission pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision.

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2054-07

 

INTITULÉ :                                       KALENDER YENER

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 20 février 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 27 mars 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Krassina Kostadinov

 

POUR LE DEMANDEUR

Maria Burgos

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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