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Date : 20080317

Dossier : IMM-3158-07

Référence : 2008 CF 358

Ottawa, Ontario, 17 mars 2008

En présence de Monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

OCTAVIO CAMPOS NAVARRO

LUZ ADRIANA GAYTAN HERNANDEZ

 MARIA ANDREA GAYTAN HERNANDEZ

ROBERTO FRAUSTO PARRA

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DE JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La présente demande de contrôle judiciaire découle d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le Tribunal), au terme de laquelle les quatre demandeurs se sont vus refuser le statut de réfugiés ou celui de personnes à protéger. Le Tribunal en est arrivé à cette conclusion au motif qu’il n’avait pas été démontré que leur pays d’origine, le Mexique, ne pouvait les protéger, et qu’ils avaient la possibilité d’y trouver un refuge interne.

[2]               Après avoir pris connaissance du dossier ainsi que des représentations écrites et orales des parties, j’en suis arrivé à la conclusion que la décision du Tribunal est raisonnable et doit par conséquent être maintenue.

 

I. Les faits

 

[3]               Les demandeurs sont citoyens du Mexique et sont originaires de la ville de Leon, dans l’État du Guanajuato. Il s’agit de monsieur Octavio Campos Navarro, le demandeur principal, âgé de 35 ans, de son épouse, madame Luz Adriana Gaytan Hernandez, âgée de 27 ans, de monsieur Roberto Frausto Parra, âgé de 30 ans, et de son épouse, madame Maria Andrea Gaytan Hernandez, âgée de 26 ans. Leur histoire est intimement reliée à celle de leur beau-frère, Jose De Jesus Gaytan Hernandez, qui aurait été pris pour cible par un policier du nom de Carlos Torres après lui avoir refusé une demande de prêt.

 

[4]               Même si cela ne saurait être déterminant pour les fins de la présente demande de contrôle judiciaire, il n’est pas sans intérêt de noter que M. Jose De Jesus Gaytan Hernandez, arrivé au Canada le 1er avril 2006, a vu sa demande de protection rejetée par le Tribunal le 17 octobre 2006. Ce refus a été confirmé par la Cour fédérale, qui a refusé la demande d’autorisation le 1er mars 2007 (dossier IMM-6156-07).

 

[5]               Les problèmes des demandeurs auraient commencé suite au départ de leur beau-frère pour le Canada. Le demandeur principal aurait reçu la visite du policier Torres au mois de mai 2006, qui se serait enquis de l’endroit où il pouvait retrouver son beau-frère. Entre les mois de mai et juillet 2006, M. Campos Navarro et sa famille aurait reçu plusieurs menaces au téléphone. Le 17 juillet, il aurait été attaqué par des inconnus qui lui auraient mentionné que ce n’était qu’un début. Il se serait alors rendu dans une clinique médicale pour y recevoir des soins le jour même, et aurait dénoncé cette agression au ministère public. On lui aurait alors répondu qu’on ne pouvait rien faire pour lui en lui conseillant de fuir la ville. Quant au demandeur Frausto Parra et sa femme, ils auraient également reçu des menaces à partir du mois de mai 2006.

 

[6]               Les quatre demandeurs ont donc décidé de fuir le Mexique et sont arrivés au Canada le 6 août 2006. Quant à M. Jose De Jesus Gaytan Hernandez, il semble qu’il ait été déporté au Mexique suite au refus d’autorisation de la Cour fédérale.

 

II. Décision contestée

 

[7]               Le tribunal a refusé la demande de protection des demandeurs au motif qu’ils n’avaient pas renversé la présomption à l’effet que l’État du Mexique était en mesure de les protéger, et qu’ils auraient pu trouver refuge ailleurs dans leur pays.

 

[8]               En ce qui concerne la protection de l’État, le Tribunal a considéré que la seule tentative du demandeur Campos Navarro de s’adresser au ministère public le 17 juillet 2006 ne suffisait pas à démontrer l’incapacité de l’État d’assurer leur protection. Le Tribunal a mentionné que les demandeurs n’avaient fait aucune autre démarche auprès de la police, n’avaient pas demandé l’aide de la Commission Nationale des Droits de l’Homme, et n’avaient pas même tenté de consulter un avocat au motif que « ça coûte trop cher ». S’appuyant sur la preuve documentaire, le Tribunal a considéré qu’il n’y avait pas effondrement complet de l’appareil étatique malgré certains problèmes de corruption. Au surplus, on a noté que les autorités mexicaines avaient déployé de sérieux efforts pour enrayer la corruption policière, et que différents organismes fédéraux chargés de l’application de la loi offraient des recours aux particuliers insatisfaits des réponses qu’ils avaient obtenues.

 

[9]               Le Tribunal a également conclu que les demandeurs avaient une possibilité de refuge interne puisque les événements relatés se sont produits uniquement à Leon, dans l’État du Guanajuato. Comme le Mexique est un vaste territoire peuplé de plus de cent vingt millions d’individus, le Tribunal s’est dit d’avis qu’il n’était pas déraisonnable de penser que les demandeurs pourraient s’installer dans l’une des grandes villes du pays sans risquer d’être retrouvés par le policier Cortes. Non seulement les demandeurs sont-ils jeunes, articulés et débrouillards, mais au surplus, le Tribunal n’a pas cru qu’un simple policier municipal abandonnerait son poste pour investir des ressources financières et humaines afin de rechercher les demandeurs sur tout le territoire mexicain. Qui plus est, les demandeurs ont obtenu leur passeport à Leon, ce qui témoigne du fait que le policier ne s’intéressait pas à eux. Enfin, s’appuyant sur la preuve documentaire, le Tribunal a noté que la coordination entre les forces policières du Mexique était pratiquement inexistante, si bien que les demandeurs pourront se relocaliser dans une autre ville importante du Mexique sans crainte d’être importunés par le policier.

 

 

III. Questions en litige

 

[10]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève essentiellement les deux questions suivantes : Le Tribunal a-t-il erré en concluant que les demandeurs pouvaient se prévaloir de la protection de l’État; et qu’ils pouvaient trouver un refuge interne sur le territoire du Mexique?

 

[11]           Il est maintenant de jurisprudence constante que la norme de contrôle applicable à une décision portant sur la protection de l’État est celle de la décision raisonnable : voir Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 193.

 

[12]           En ce qui concerne la possibilité de refuge interne, il était de pratique courante d’appliquer la norme de la décision manifestement déraisonnable compte tenu de la nature éminemment factuelle d’une telle détermination : voir, par exemple, Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 FCT 193; Ezemba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 FC 1023. Or, la Cour suprême du Canada en est récemment arrivé à la conclusion dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], que les deux normes de raisonnabilité devaient se fondre en une seule, étant donné les difficultés d’application auxquelles ces deux normes donnaient lieu et l’incongruité pour les parties de devoir se soumettre à une décision irrationnelle pour la seule raison que l’irrationalité n’était pas assez évidente suivant une norme appelant la déférence.

 

[13]            Est-ce à dire que l’application d’une seule norme de raisonnabilité ouvre la porte à une plus grande intervention judiciaire? Ce n’est pas le sens et la portée qui me semble devoir être attribués à l’arrêt Dunsmuir. Bien au contraire, les juges Bastarache et LeBel insistent sur la déférence dont les tribunaux doivent faire preuve lorsque le législateur a choisi de confier à un organisme administratif le soin de prendre certaines décisions dans l’application de la loi qui lui est confiée. Voici ce qu’ils écrivent à ce sujet :

[48] L’application d’une seule norme de raisonnabilité n’ouvre pas la voie à une plus grande immixtion judiciaire ni ne constitue un retour au formalisme d’avant l’arrêt Southam. À cet égard, les décisions judiciaires n’ont peut-être pas exploré suffisamment la notion de déférence, si fondamentale au contrôle judiciaire en droit administratif. Que faut-il entendre par déférence dans ce contexte? C’est à la fois une attitude de la cour et une exigence du droit régissant le contrôle judiciaire. Il ne s’ensuit pas que les cours de justice doivent s’incliner devant les conclusions des décideurs ni qu’elles doivent respecter aveuglément leurs interprétations. Elles ne peuvent pas non plus invoquer la notion de raisonnabilité pour imposer dans les faits leurs propres vues. La déférence suppose plutôt le respect du processus décisionnel au regard des faits et du droit. Elle « repose en partie sur le respect des décisions du gouvernement de constituer des organismes administratifs assortis de pouvoirs délégués » : Mossop, p. 596, la juge L’Heureux-Dubé, dissidente. […]

 

[49] […] La déférence commande en somme le respect de la volonté du législateur de s’en remettre, pour certaines choses, à des décideurs administratifs, de même que des raisonnements et des décisions fondés sur une expertise et une expérience dans un domaine particulier, ainsi que de la différence entre les fonctions d’une cour de justice et celles d’un organisme administratif dans le système constitutionnel canadien.

 

 

[14]           Que faut-il retenir de ces considérations? Il semble bien que les cours de justice devront continuer de faire preuve d’une grande retenue lorsque la question tranchée par le tribunal administratif ne se prête pas à une seule bonne réponse. Il en ira notamment ainsi lorsque la question est de nature essentiellement factuelle, ou fait appel au pouvoir discrétionnaire ou à la politique qu’est chargé de mettre en œuvre l’organisme créé par le législateur : Dunsmuir, supra para. 53. En de tels cas, les cours devront se demander si la décision contestée est raisonnable, compte tenu de la « justification de la décision », de la « transparence » et de « l’intelligibilité du processus décisionnel », et de « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, supra para. 47).

 

[15]           Compte tenu de cette norme de contrôle, peut-on conclure que le Tribunal a erré en concluant que la protection de l’État était disponible pour les demandeurs, et qu’ils avaient la possibilité de trouver un refuge interne au Mexique? Je ne le crois pas.

 

[16]           À l’exception d’une plainte au ministère public, les demandeurs n’ont fait aucune démarche afin de s’informer de la protection disponible dans leur pays. Plutôt que de faire le suivi de leur plainte, ils ont préféré s’enfuir vers le Canada quelques semaines seulement après avoir saisi les autorités de leur pays. Lors de l’audition, les demandeurs ont expliqué avoir décidé de quitter le Mexique et de se munir de passeport une semaine après avoir déposé leur dénonciation, en raison de la corruption des autorités policières, de la longueur du processus d’enquête préliminaire, et de leur manque de ressources financières pour retenir les services d’un avocat.

 

[17]           Le Tribunal était fondé de ne pas considérer ces explications suffisantes pour repousser la présomption de protection étatique. La preuve documentaire démontre que les autorités du Mexique déploient de sérieux efforts pour protéger les victimes qui se trouvent dans la situation des demandeurs. Même si la situation est encore loin d’être parfaite, nous ne sommes pas ici en présence d’une situation où l’appareil étatique n’assume plus ses responsabilités. Dans ces circonstances, l’État doit à tout le moins se voir offrir une possibilité réelle d’intervenir avant que l’on puisse conclure qu’il n’est pas en mesure d’offrir la protection requise par l’un de ses citoyens. Comme je l’écrivais dans l’arrêt Villasenor c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1080 :

[15] […] il ne sera pas suffisant que l’État ait la capacité et se soit doté des moyens législatifs, administratifs et judiciaires pour faire respecter les droits de ses citoyens. Encore faudra-t-il qu’il en ait la volonté et que cette volonté se traduise par des actions concrètes et des résultats tangibles. En revanche, il ne sera pas suffisant pour un revendicateur du statut de réfugié de faire la preuve qu’un ou même plusieurs policiers ont refusé de donner suite à sa plainte, ou encore qu’une enquête n’a pas porté fruit dans des circonstances semblables. Si tel devait être le critère, il se peut bien que peu de pays puissent passer le test. […]

 

Voir aussi, au même effet, Aldana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 423; Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1328.

 

 

[18]           Il ne revient pas à cette Cour de se substituer au Tribunal dans l’évaluation de la protection effective que peut recevoir un citoyen de son pays d’origine. À titre de tribunal administratif spécialisé, le Tribunal jouit d’une plus grande expertise que cette Cour à ce chapitre. En l’occurrence, une lecture attentive des motifs du Tribunal m’amène à conclure que la situation prévalant au Mexique a été soigneusement soupesée à la lumière de la preuve documentaire. Sans nier les problèmes de corruption qui affligent encore ce pays, le Tribunal a considéré qu’un individu dans la situation des demandeurs n’est pas complètement démuni et peut faire appel à différents organismes chargés de l’application de la loi. C’est là une conclusion que pouvait tirer le Tribunal sur la base de la preuve documentaire qui était devant lui.

 

[19]           Bien que la conclusion sur la protection de l’État soit suffisante pour rejeter la demande d’asile des demandeurs, le Tribunal a poursuivi son analyse en ajoutant que les demandeurs pouvaient trouver un refuge viable à l’intérieur de leur pays. Pour en arriver à ce constat, le Tribunal se devait d’être convaincu que les demandeurs ne risquaient pas sérieusement d’être persécutés dans les régions suggérées comme présentant une possibilité de refuge interne, et que compte tenu des circonstances, il ne serait pas déraisonnable qu’ils y cherchent refuge : Rasaratnam c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F. 706 (C.A.F.).

 

[20]           La définition même de réfugié au sens de la Convention et de personne à protéger implique nécessairement l’impossibilité pour un demandeur de réclamer la protection de son pays et ce, sur tout le territoire de ce pays. La possibilité de refuge interne est inhérente à la notion même de réfugié et de personne à protéger. Comme l’a rappelé la Cour d’appel fédérale, la barre doit être placée très haute lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui est déraisonnable : « [i]l ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr. De plus, il faut une preuve réelle et concrète de l’existence de telles conditions » (Ranganathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 164 au para. 15. Et c’est au revendicateur qu’il incombera de démontrer qu’il ne peut obtenir le refuge interne dans son pays : Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 589.

[21]           Sur la base de la preuve qui lui a été soumise, le Tribunal a conclu qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse de persécution pour les demandeurs dans des grandes villes comme Tabasco, Veracruz, Mexico et Monterrey, qui comptent toutes plus d’un million d’habitants. Pour en arriver à cette conclusion, le Tribunal a invoqué le fait que les demandeurs avaient pu obtenir leur passeport et leur billet d’avion sans être inquiétés par le policier, que ce dernier n’avait probablement pas les ressources ni l’intérêt pour les pourchasser sur tout le territoire mexicain, et qu’il y a très peu de coordination entre les forces policières au Mexique. Pour contrer ces observations, les demandeurs n’ont pu faire mieux que d’alléguer vaguement les risques d’être repérés découlant de l’informatisation des données dans un pays moderne. Ils n’ont d’autre part présenté aucune preuve réelle et concrète de l’existence de conditions les empêchant de se relocaliser dans leur pays. Dans ces circonstances, le Tribunal pouvait conclure à la possibilité d’un refuge interne au Mexique.

 

[22]           Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’a été soumise pour fins de certification, et je conviens qu’aucune question de portée générale ne se soulève dans la présente affaire.

 

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3158-07

 

INTITULÉ :                                       Octavio Campos Navarro et al.

                                                            c.

                                                            MCI

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal, Québec

 

DATE DE L’AUDIENCE :               12 mars 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT PAR :                     LE JUGE de MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                      17 mars 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Antonio Centurion

 

POUR LES DEMANDEURS

Me Édith Savard

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Manuel Centurion, avocat

1231 Ouest St-Catherine, Suite 508

Montréal, Québec  H3G 1P5

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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