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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20080313

Dossier : IMM‑2455‑07

Référence : 2008 CF 342

Ottawa (Ontario), le 13 mars 2008

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MacTAVISH

 

 

ENTRE :

JADWIGA PALKA

PAULA PALKA

demanderesses

 

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Jadwiga et Paula Palka sont une mère et sa fille qui cherchent à faire annuler la décision d’un agent d’exécution refusant d’accorder le report de leur renvoi du Canada. Après qu’elles eurent déposé leur demande de contrôle judiciaire, la Cour leur a accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. Conséquemment, la question préliminaire qui se pose est de savoir si la demande de contrôle judiciaire est maintenant théorique.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la demande de contrôle judiciaire est effectivement théorique. En outre, j’ai décidé de ne pas exercer mon pouvoir discrétionnaire d’examiner la demande au fond. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 

I.          CONTEXTE

[3]               Les demanderesses sont arrivées au Canada depuis la Pologne le 28 avril 1999. Elles ont présenté une demande d’asile, qui a plus tard été refusée. Une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la Commission a été rejetée par la Cour le 23 octobre 2001.

 

[4]               Mme Palka et sa fille ont alors présenté une demande d’examen des risques avant renvoi. Le 26 janvier 2007, leur demande a été rejetée. Elles ont été autorisées à présenter une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de ce rejet et, le 14 février 2008, la demande de contrôle judiciaire a été rejetée.

 

[5]               Entre‑temps, Mme Palka et sa fille ont été priées de se présenter pour leur renvoi le 21 mars 2007. Un report leur a été accordé le 22 février 2007 pour permettre à Mme Palka de prendre des dispositions en vue de son retour en Pologne. Leur renvoi a été remis au 22 avril 2007. Un deuxième report leur a été accordé le 22 mars 2007 pour permettre à Paula de terminer son année scolaire au Canada. La date du renvoi des demanderesses fut encore une fois changée et fixée au 30 juin 2007.

 

[6]               Le 12 mai 2007, le père de Mme Palka a eu un accident vasculaire cérébral. Mme Palka a donc sollicité le 13 juin 2007 un troisième report du renvoi, parce que son père était malade et que c’était elle surtout qui s’occupait de lui. Mme Palka a aussi fait observer qu’elle avait présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, qui était encore pendante. Le report demandé a été refusé. C’est ce refus qui est à l’origine de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[7]               Cependant, avant le renvoi des demanderesses du Canada, un juge de la Cour a décidé le 26 juin 2007 de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi jusqu’à l’issue finale de leur demande de contrôle judiciaire.

 

 

II.        LA DEMANDE EST‑ELLE THÉORIQUE?

[8]               Comme l’écrivait la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, le caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne présente pas de litige actuel entre les parties, mais qui soulève plutôt une question hypothétique ou abstraite.

 

[9]               Selon l’arrêt Borowski, l’élément du litige actuel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si des faits nouveaux ont pour effet d’éteindre le litige actuel entre les parties après le dépôt de la demande de contrôle judiciaire, alors l’affaire deviendra théorique.

 

[10]           Cependant, même si la Cour juge qu’une affaire est théorique, elle a le loisir d’exercer son pouvoir discrétionnaire et d’entendre l’affaire.

 

[11]           D’après la jurisprudence récente de la Cour, lorsqu’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi est accordé, la demande de contrôle judiciaire déposée contre la décision d’un agent d’exécution fixant la date du renvoi devient théorique : voir Higgins c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2007] A.C.F. n° 516, 2007 CF 377, Vu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. n° 1431, 2007 CF 1109, Surujdeo c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) [2008] A.C.F. n° 94, 2008 CF 76, Madani c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) [2007] A.C.F. n° 1519, 2007 CF 1168, Maruthalingam c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) [2007] A.C.F. n° 1079, 2007 CF 823, Solmaz c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) [2007] A.C.F. n° 819, 2007 CF 607, Kovacs c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2007] A.C.F. n° 1625 et Amsterdam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2008] A.C.F. n° 244.

 

[12]           En l’espèce cependant, le ministre et les demanderesses soutiennent que la demande n’est pas théorique. Le ministre a fourni des observations écrites détaillées sur la question, qui ont pour l’essentiel été endossées par les demanderesses.

 

[13]           Tout en paraissant souscrire au raisonnement exposé par le juge Gibson dans les jugements Higgins et Vu, le ministre croit que ces deux précédents ne sont pas applicables ici car, selon lui, si la Cour a dans ces deux cas conclu au caractère théorique de l’instance, c’était en raison de la particularité des faits. D’après le ministre, les faits en l’espèce ici sont très différents.

 

[14]           Le ministre a admis dans son argumentation orale que la présente affaire est sans doute [traduction] « logiquement, techniquement théorique », mais il a aussi fait valoir que c’est dans seulement deux situations, dont aucune n’est concernée ici, que la demande de contrôle judiciaire déposée à l’encontre d’une décision refusant le report d’un renvoi devient théorique par suite de l’octroi d’un sursis.

 

[15]           Selon le ministre, la première de ces situations est le cas où la raison de la demande de report disparaît avant l’audition de la demande de contrôle judiciaire. Un exemple serait le cas où la demande de report est fondée sur une demande pendante de résidence permanente à l’égard de laquelle une décision a depuis été rendue. Un autre exemple serait la situation dont il s’agissait dans l’affaire Surujdeo, susmentionnée, où un report avait été demandé en attendant la naissance de l’enfant de la demanderesse, la naissance ayant eu lieu après la demande de report.

 

[16]           La deuxième situation pour laquelle le ministre admet qu’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre du refus d’un report deviendrait théorique par suite de l’octroi d’un sursis d’exécution serait le cas où le demandeur a été renvoyé avant l’audition de la demande.

 

[17]           Selon le ministre, la décision Higgins entre tout à fait dans la première catégorie, en ce sens que la raison de la demande de report dans cette affaire était une demande pendante de résidence permanente par présentation depuis le Canada d’une demande de parrainage à titre de conjoint. Le jour où la demande de contrôle judiciaire devait être entendue, une décision avait été rendue à l’égard de la demande de résidence permanente. Le ministre fait valoir que ce facteur avait largement contribué à la conclusion de la Cour selon laquelle la demande de contrôle judiciaire était devenue théorique.

 

[18]           Pareillement, le ministre soutient que, dans la décision Vu, la raison de la demande de report était une demande pendante fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, sur laquelle une décision avait depuis été rendue, rendant là encore théorique la demande de contrôle judiciaire.

 

[19]           En revanche, le ministre fait observer que la raison de la demande de report dans la présente affaire était que les demanderesses avaient déposé une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Aucune décision n’a encore été rendue sur cette demande.

 

[20]           Selon le ministre, pour qu’une demande de contrôle judiciaire contre une décision de refuser le report d’un renvoi soit jugée théorique du seul fait que la date prévue du renvoi est passée, il faut supposer que le litige initial portait simplement sur le point de savoir si le demandeur devait être renvoyé du Canada à une date donnée. Si telle est la qualification exacte du litige, alors le ministre admet que, une fois que cette date est passée, et si le demandeur n’a pas été renvoyé, l’affaire est devenue théorique.

 

[21]           Cependant, le ministre fait valoir que, lorsque la question est de savoir si un demandeur devrait être renvoyé avant que ne survienne un événement donné (par exemple une décision portant sur une demande pendante de résidence permanente), alors la demande de contrôle judiciaire ne devient pas théorique si, le jour où la demande de contrôle judiciaire est instruite, aucune décision n’a été rendue sur la demande pendante de résidence permanente.

[22]           Vu que, dans la présente affaire, la requête des demanderesses en report de leur renvoi s’expliquait par leur demande pendante fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et vu qu’aucune décision n’a encore été rendue sur cette demande, alors, selon le ministre, il y a encore un litige actuel entre les parties sur la question de savoir si les demanderesses devraient être renvoyées avant qu’une décision ne soit rendue sur leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

[23]           Le ministre fait valoir que, dans des jugements ultérieurs, tels Madani et Maruthalingam, la Cour a appliqué le raisonnement exposé dans Higgins et Vu à des cas qui vont au‑delà de ceux où la question est de savoir si un demandeur devrait être renvoyé avant que ne survienne un événement donné. Selon le ministre, ces jugements ultérieurs sont erronés et ne devraient pas être suivis.

 

III.       ANALYSE

[24]           La difficulté que pose l’argument du ministre est qu’un examen attentif du raisonnement exposé par la Cour dans les jugements Higgins et Vu n’appuie pas la manière dont le ministre interprète ces jugements.

 

[25]           Dans la décision Higgins, la demande de contrôle judiciaire soulevait au départ deux questions. L’une était de savoir si la décision de l’agent d’exécution de ne pas reporter le renvoi du demandeur jusqu’à ce qu’il fût statué sur la demande de parrainage présentée par son épouse à titre de conjointe était manifestement déraisonnable. La deuxième était de savoir si l’agent d’exécution avait bien pris en compte l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché par le renvoi du demandeur.

 

[26]           Si la manière dont le ministre interprète le jugement Higgins est juste, alors le fondement de la conclusion du juge Gibson selon laquelle la demande de contrôle judiciaire était théorique aurait dû être le fait que la demande de droit d’établissement du demandeur fondée sur la demande de parrainage présentée par son épouse à titre de conjointe avait depuis été rejetée. Or, ce n’était pas là le fondement de la décision du juge Gibson.

 

[27]           Il semble d’ailleurs, d’après le paragraphe 16 du jugement Higgins, que l’avocat du demandeur, dans cette affaire, s’était désisté des arguments fondés sur la demande pendante de parrainage présentée par l’épouse, compte tenu qu’une décision avait été rendue en la matière.

 

[28]           Conséquemment, le seul point fondamental qui devait encore être décidé par le juge Gibson était de savoir si l’agent d’exécution avait bien pris en compte l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché par le renvoi du demandeur. La question n’était pas en l’occurrence de savoir si le demandeur devait être renvoyé avant la survenue d’un événement précis. Le demandeur n’avait pas non plus été renvoyé avant l’audition de la demande de contrôle judiciaire. Néanmoins, le juge Gibson a conclu que la demande de contrôle judiciaire était devenue théorique.

 

[29]           Arrivant à cette conclusion, le juge Gibson s’en est expliqué ainsi :

[20]      Compte tenu de ce qui précède et des principes du caractère théorique susmentionnés, la Cour est convaincue que l’examen sur le bien‑fondé de la présente demande de contrôle judiciaire ne résoudrait pas toute la controverse entourant les droits des parties à la présente affaire. La question du moment opportun ou inopportun de la prise de dispositions dans l’avenir en vue de renvoyer le demandeur du Canada continuerait de se poser entre les parties. Toutefois, elle ne se pose tout simplement pas entre les parties à l’heure actuelle et dans le cadre du présent contexte.

 

[21]      La présente demande de contrôle judiciaire est théorique.

 

 

[30]           De même, dans la décision Vu, si le juge Gibson est arrivé à la conclusion que la demande de contrôle judiciaire était devenue théorique, ce n’était pas parce qu’une décision avait plus tard été rendue sur une demande qui avait été pendante à la date de la requête en report du renvoi, mais plutôt parce que :

[11]      […] Les dispositions prises en vue du renvoi de janvier 2007 ne sont manifestement plus pertinentes. Aucune disposition en vue du renvoi du demandeur n’existe actuellement. Les trois enfants du demandeur, aujourd’hui tous citoyens canadiens, restent au Canada, et leur intérêt a été examiné et pourrait l’être à nouveau si l’on juge que cela s’impose. Finalement, si une nouvelle date de renvoi visant le demandeur était fixée, le demandeur pourrait à nouveau solliciter le report de tel renvoi, en se fondant sur la situation qui existerait alors, et non sur la situation qui existait lorsqu’il avait sollicité auparavant le report de son renvoi et que ce report lui avait été refusé.

 

[31]           Il est clair donc que le fond du litige à l’origine des deux jugements Higgins et Vu était de savoir si le renvoi des demandeurs, dans l’un et l’autre cas, devait avoir lieu à la date fixée par l’agent d’exécution, ou si un report devait être accordé. Il s’ensuivait donc logiquement que, une fois passées les dates fixées pour les renvois, sans que les demandeurs ne fussent renvoyés en raison de l’octroi de sursis d’exécution, les demandes de contrôle judiciaire devenaient théoriques.

 

[32]           Il convient aussi de noter que la manière dont le juge Gibson a qualifié la question fondamentale dans ces précédents s’accorde avec le rôle et les responsabilités des agents d’exécution, et avec l’étendue restreinte de leur pouvoir discrétionnaire d’accorder le report d’un renvoi.

 

[33]           Plus précisément, vu l’obligation imposée au défendeur, par le paragraphe 48(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, d’appliquer les mesures de renvoi « dès que les circonstances le permettent », le pouvoir des agents d’exécution est très restreint. Ils doivent se limiter à décider de la date à laquelle l’intéressé sera renvoyé, et non se demander s’il devrait être renvoyé : voir par exemple la décision Boniowski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C.F. n° 1397, paragraphe 11.

 

[34]           En fait, un report est « une mesure temporaire, appliquée pour composer avec un obstacle concret et sérieux à un renvoi immédiat » : voir Griffiths c. Canada (Solliciteur général), [2006] A.C.F. n° 182.

 

[35]           De tels obstacles peuvent comprendre les difficultés logistiques à court terme, telles la nécessité de prendre des dispositions pour la garde d’un enfant, l’achèvement d’une année scolaire (Simöes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [2000] A.C.F. n° 936) et l’obtention de titres de voyage (Adviento c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [2003] A.C.F. n° 1837, 2003 CF 1430).

 

[36]           Comme le juge Strayer le faisait observer dans le jugement Amsterdam, susmentionné, un report de renvoi peut également être accordé lorsqu’il y aurait quelque autre mesure engagée en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés qui pourrait invalider la mesure de renvoi: voir par exemple Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 3 C.F. 682, et Benitez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. n° 1802; Amsterdam, paragraphe 9.

 

[37]           Au vu de l’analyse ci‑dessus, il m’est impossible de dire, comme le voudrait le ministre, que les jugements Higgins et Vu n’autorisent pas la conclusion selon laquelle la présente demande de contrôle judiciaire est aujourd’hui théorique en conséquence du sursis accordé antérieurement par la Cour.

 

[38]           Je ne suis pas persuadée non plus que les jugements rendus par mes collègues dans les affaires Higgins, Vu, Surujdeo, Madani, Maruthalingam, Solmaz, Kovacs et Amsterdam sont manifestement erronés. Conséquemment, la courtoisie judiciaire m’impose de déclarer théorique aujourd’hui la présente instance.

 

[39]           Cela dit, je reconnais avec le ministre que, lorsque la demande de contrôle judiciaire déposée contre le refus d’un agent d’exécution de reporter un renvoi devient théorique après qu’a été accordé un sursis d’exécution de la mesure de renvoi, il en résulte une foule de difficultés pratiques. C’est ce que j’aborderai maintenant.

 

IV.       CONSÉQUENCES DU CARACTÈRE THÉORIQUE D’UNE INSTANCE

[40]           Plusieurs conséquences découlent de la conclusion selon laquelle la demande de contrôle judiciaire déposée contre le refus d’un agent d’exécution d’accorder le report d’un renvoi devient théorique dès lors que la Cour a décidé de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi. Ce sont les conséquences suivantes :

 

a)         Décision finale sans que le fond de l’affaire ait été examiné pleinement

[41]           Souvent les requêtes en sursis d’exécution de mesures de renvoi sont déposées à la dernière minute. Les parties n’ont guère le temps de réunir des preuves le moindrement complètes. Elles ne disposent pas en général de la transcription de l’audience initiale. Elles n’ont pas le temps de faire des contre‑interrogatoires relatifs aux affidavits, et la preuve soumise à la Cour échappe donc pour l’essentiel à toute analyse. Les avocats ont souvent peu de temps pour rencontrer leurs clients, pour obtenir des instructions et pour préparer leurs conclusions.

 

[42]           Cela est d’autant plus vrai pour le ministre, à qui sont signifiées au dernier moment les requêtes en sursis et qui doit y réagir, parfois en l’espace de quelques heures.

 

[43]           Pareillement, la Cour doit souvent statuer sur les requêtes en sursis dans des délais très courts, sans avoir eu l’avantage de procéder à une recherche additionnelle, une réflexion ou une délibération.

 

[44]           Il reste que, si l’octroi d’un sursis rend théorique la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire, le fond de cette demande ne sera jamais étudié. Autrement dit, la demande de contrôle judiciaire est stoppée dès l’octroi du sursis, sans être jamais soumise à un examen judiciaire en règle fondé sur une preuve complète, et cela ni à l’étape de l’autorisation de la demande, ni à celle de l’audition de la demande elle‑même.

 

[45]           C’est là une conséquence inquiétante, qui pourrait conduire dans certains cas à des injustices.

 

[46]           Cependant, il y a sans doute des moyens d’atténuer, du moins en partie, ces conséquences. Par exemple, il pourrait être légitime pour la Cour, dans de tels cas, de requérir une preuve de meilleure qualité ou d’un niveau plus élevé, lorsqu’elle est saisie d’une requête en sursis après qu’un agent d’exécution a refusé de remettre à plus tard l’exécution d’une mesure de renvoi. Ainsi que le faisait observer le juge Strayer au paragraphe 16 de la décision Amsterdam, précitée, « par exemple, cela pourrait vouloir dire qu’elle ne devrait pas accorder de sursis sans preuve directe et se contenter seulement de preuves par ouï-dire se présentant sous la forme de lettres et de notes de médecins simplement jointes à l’affidavit du demandeur, sans même une affirmation qu’il croit les déclarations véridiques. À tout le moins, la Cour reste libre de tirer une conclusion défavorable en l’absence de preuve directe ».

 

b)         Le risque de demandes de report « à répétition »

[47]           Si l’octroi d’un sursis à l’encontre de la décision d’un agent d’exécution de refuser un report a pour effet de rendre théorique la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire, il s’ensuit que l’affaire sera renvoyée à l’agent d’exécution pour qu’il fixe une nouvelle date pour le renvoi du demandeur.

[48]           Le demandeur aura alors une nouvelle occasion de solliciter un nouveau report de son renvoi. Il en résultera une autre décision en la matière. Si le report est refusé, le demandeur reviendra rapidement devant la Cour afin d’obtenir un nouveau sursis.

 

[49]           Tout cela peut survenir à l’intérieur d’une brève période. Par ailleurs, si un nouveau sursis est accordé, le processus pourra encore une fois reprendre depuis le début.

 

[50]           Non seulement en résultera‑t‑il une forte pression sur les ressources judiciaires, mais encore, aspect plus important, les parties seront exposées à des frais accrus et le statut des demandeurs restera incertain, sans compter la tension et l’anxiété que peut produire un tel état d’incertitude.

 

[51]           Par ailleurs, il est concevable que, si la demande de contrôle judiciaire n’est suivie d’aucune décision finale sur le fond, les agents d’exécution n’auront jamais la possibilité de bénéficier des directives de la Cour, risquant ainsi de commettre à chaque fois la même erreur quand ils auront affaire aux mêmes demandeurs.

 

[52]           Souvent, les cas où est refusé un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi n’atteignent pas le stade d’une audition complète sur le fond, et cela parce que le demandeur a quitté le pays. S’il n’y a pas non plus audition complète de la demande sur le fond lorsqu’un sursis à l’exécution a été accordé, alors le développement jurisprudentiel s’en trouvera freiné, au détriment des affaires ultérieures qui porteront sur l’étendue du pouvoir discrétionnaire conféré aux agents d’exécution.

 

c)         La contradiction entre le critère d’un sursis et le critère d’une autorisation

[53]           Une troisième difficulté concerne l’interaction du critère de l’obtention d’un sursis, après la décision défavorable d’un agent d’exécution, et du critère de l’octroi d’une autorisation.

 

[54]           Il n’est pas nécessaire en général de produire une preuve de niveau élevé pour établir l’existence d’une question sérieuse aux fins de l’obtention d’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi, mais la preuve à produire est nettement plus rigoureuse lorsque la décision initiale est celle d’un agent d’exécution.

 

[55]           Comme l’écrivait le juge Pelletier dans la décision Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, [2001] A.C.F. n° 295, lorsque la réparation sollicitée dans la requête en sursis est la même que celle sollicitée dans la demande sous-jacente, le fardeau qui incombe au demandeur n’est pas simplement de démontrer que la demande sous-jacente n’est ni futile ni vexatoire. Le juge saisi de la requête doit plutôt examiner de près le fond de la demande de contrôle judiciaire sous-jacente et évaluer les chances de succès de cette demande. S’il en est ainsi, c’est parce que l’octroi d’un sursis aura pour effet d’accorder la réparation recherchée dans la demande de contrôle judiciaire.

 

[56]           Il en résulte un certain paradoxe.

 

[57]           Plus précisément, pour obtenir un sursis, il faut que la personne qui sollicite le contrôle judiciaire de la décision d’un agent d’exécution produise, pour répondre au critère de l’octroi d’un sursis, une preuve de niveau plus élevé en ce qui concerne la « question sérieuse », que ce n’est le cas pour toute autre catégorie de demandeurs introduisant une procédure de contrôle judiciaire.

 

[58]           Cependant, si l’octroi du sursis a pour effet de rendre théorique la demande sous-jacente, il s’ensuit que, même si un demandeur, pour obtenir le sursis, a pu atteindre le seuil plus élevé de preuve, il devrait ensuite être débouté de sa demande d’autorisation d’introduire une procédure de contrôle judiciaire contre la décision de l’agent. Tel serait le résultat, alors même que le critère de l’obtention d’une autorisation fait intervenir un seuil plus faible, le demandeur devant simplement prouver que sa cause est raisonnablement défendable : voir l’arrêt Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1990), 109 N.R. 239.

 

[59]           Cela peut sembler un résultat quelque peu étrange, mais l’autre solution consisterait à accorder l’autorisation dans les cas où une telle décision ne présenterait aucun intérêt pratique si ce n’est que de retarder davantage l’exécution de la mesure de renvoi.

 

d)         Le paradoxe du préjudice irréparable

[60]           La dernière difficulté a trait aux conséquences quelque peu paradoxales que pourrait produire la nature théorique d’une demande de contrôle judiciaire déposée contre le refus d’un agent d’exécution d’accorder le report du renvoi. Ces conséquences paradoxales se manifesteront quand la Cour accordera un sursis à l’exécution de la mesure, pour cause de préjudice irréparable.

 

[61]           Plus précisément, les demandeurs font souvent valoir qu’ils subiront un préjudice irréparable si un sursis n’est pas accordé, au motif que leur droit de solliciter le contrôle judiciaire du refus de l’agent d’exécution sera rendu illusoire si le sursis n’est pas accordé.

 

[62]           Si tel argument est accepté par la Cour, et que le demandeur est également en mesure de prouver d’une part, qu’il existe une question sérieuse selon la norme énoncée dans la décision Wang et, d’autre part, que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de l’octroi du sursis, alors le sursis sera accordé.

 

[63]           Cependant, le droit du demandeur de pousser plus loin sa demande de contrôle judiciaire sera alors éteint par suite de l’octroi du sursis, le résultat étant que le demandeur risquera alors de subir le préjudice même qui avait conduit à l’octroi du sursis.

 

V.        LA COUR DEVRAIT‑ELLE EXERCER SON POUVOIR DISCRÉTIONNAIRE ET JUGER L’AFFAIRE BIEN QU’ELLE SOIT THÉORIQUE?

 

[64]           Les difficultés évoquées plus haut ont conduit la Cour à examiner très attentivement si elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et juger la présente affaire, bien qu’elle soit théorique. Plus précisément, la Cour s’est demandé si une décision sur le fond de la demande de contrôle judiciaire aurait quelque utilité pratique.

 

[65]           Si la demande est rejetée au fond, l’affaire sera renvoyée à l’agent d’exécution pour qu’il fixe une nouvelle date en vue du renvoi des demanderesses. Les demanderesses auraient alors la possibilité de présenter une nouvelle requête en report, et cela en alléguant plusieurs éléments : leur demande pendante fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, la santé de Mme Palka et de son père, la situation actuelle de l’enfant, et les éléments concernant toute autre situation ayant pu surgir entre‑temps.

 

[66]           C’est précisément ce résultat auquel donnerait lieu le refus de la Cour de statuer sur l’affaire en raison de son caractère théorique.

 

[67]           Si la demande de contrôle judiciaire était accueillie, la Cour pourrait refuser de renvoyer l’affaire à l’agent d’exécution, au motif que la date du renvoi est maintenant passée, et qu’il faudrait que de nouvelles dispositions de voyage soient prises : voir par exemple Samaroo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. n° 1477, au paragraphe 9. Là encore, on obtiendrait le même résultat que si la Cour refusait de statuer sur l’affaire parce qu’elle est théorique.

 

[68]           Si la Cour devait faire droit à la demande de contrôle judiciaire et renvoyer l’affaire à l’agent d’exécution pour nouvel examen en se fondant sur le dossier, la nouvelle décision de l’agent serait fondée sur des renseignements périmés. Cela n’est pas un résultat souhaitable.

 

[69]           En revanche, si l’agent d’exécution décidait d’obtenir des demanderesses qu’elles produisent des renseignements à jour, les demanderesses reviendraient encore une fois dans la situation où elles se trouveraient si la Cour refusait de statuer sur l’affaire parce qu’elle est devenue théorique.

 

[70]           Dans ces conditions, la Cour refuse d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de statuer sur l’affaire.

 

VI.       CONCLUSION

[71]           Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire est rejetée en raison de son caractère théorique.

 

VII.     QUESTION À CERTIFIER

[72]           Le défendeur voudrait que la question suivante soit certifiée :

[traduction]

 

Lorsqu’un demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire contestant un refus de reporter l’exécution d’une mesure de renvoi jusqu’à ce qu’il soit statué sur une demande pendante de droit d’établissement, le fait que la demande de droit d’établissement demeure pendante à la date où la Cour étudie la demande de contrôle judiciaire laisse‑t‑il subsister un « litige actuel » entre les parties, ou l’affaire est‑elle rendue théorique du seul fait que la date prévue du renvoi est passée?

 

[73]           Je suis d’avis que la question proposée soulève une question de portée générale et qu’elle mérite d’être certifiée, sous réserve de quelques modifications mineures.

 

[74]           La question, reformulée par la Cour, diffère légèrement des questions qui ont été certifiées dans les précédents auxquels se réfère le présent jugement, mais la réponse à cette question offrirait une certitude additionnelle au droit intéressant ce domaine. En conséquence, la question suivante sera certifiée :

Lorsqu’un demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire contestant un refus de reporter l’exécution d’une mesure de renvoi jusqu’à ce qu’il soit statué sur une demande pendante de droit d’établissement fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et lorsqu’un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est accordé de telle sorte que l’intéressé n’est pas renvoyé du Canada, le fait que la demande de droit d’établissement demeure pendante à la date où la Cour étudie la demande de contrôle judiciaire laisse‑t‑il subsister un « litige actuel » entre les parties, ou l’affaire est‑elle rendue théorique du seul fait que la date prévue du renvoi est passée?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

            1.         La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

            2.         La question suivante de portée générale est certifiée :

Lorsqu’un demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire contestant un refus de reporter l’exécution d’une mesure de renvoi jusqu’à ce qu’il soit statué sur une demande pendante de droit d’établissement fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et lorsqu’un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est accordé de telle sorte que l’intéressé n’est pas renvoyé du Canada, le fait que la demande de droit d’établissement demeure pendante à la date où la Cour étudie la demande de contrôle judiciaire laisse‑t‑il subsister un « litige actuel » entre les parties, ou l’affaire est‑elle rendue théorique du seul fait que la date prévue du renvoi est passée?

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Caroline Tardif, LL.B., B.A.Trad.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                IMM‑2455‑07

 

 

INTITULÉ :                                                               JADWIGA PALKA, PAULA PALKA c.

                                                            LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         TORONTO (ONTARIO)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 26 FÉVRIER 2008

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                      LA JUGE MacTAVISH

 

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 13 MARS 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jeinis S. Patel

 

POUR LES DEMANDERESSES

Jamie Todd

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Mamann et Associés

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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