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Date : 20080312

Dossier : IMM‑3077‑07

Référence : 2008 CF 331

Ottawa (Ontario), le 12 mars 2008

En présence de madame la juge Tremblay‑Lamer

 

 

ENTRE :

RALPH PROPHÈTE

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi ou la LIPR), visant le contrôle judiciaire de la décision datée du 5 juillet 2006 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR ou la Commission) a conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention suivant l’article 96 de la Loi et qu’il n’avait pas la qualité de personne à protéger suivant l’article 97 de la Loi.

 

 

 

I. Le contexte

[2]               Le demandeur, un citoyen haïtien âgé de 32 ans, soutient qu’il a subi de la violence de la part d’une bande de malfaiteurs à de nombreuses reprises entre septembre 2000 et juin 2004, moment où il a quitté le pays pour se rendre aux États-Unis en possession d’un visa américain.

 

[3]               Au cours de cette période, les actes de persécution qui se seraient produits prenaient la forme de vandalisme, d’extorsion et de menaces d’enlèvement.

 

[4]               Le demandeur affirme qu’on s’en prenait à lui parce qu’il est un homme d’affaires connu qui exploite la société « Indice Communications » et que de ce fait on le considère comme un individu fortuné.

 

[5]               Le demandeur est resté aux États-Unis du 20 février 2004 jusqu’au 19 octobre 2005. Par la suite, il est arrivé au Nouveau-Brunswick en détenant un visa de visiteur canadien valide pour six mois avant de finalement demander l’asile le 22 avril 2006, alors qu’il était à Montréal.

 

[6]               La CISR a conclu que le demandeur était digne de foi et de façon générale elle a accepté les faits allégués.

 

[7]               Premièrement, la Commission a conclu que la crainte de persécution éprouvée par le demandeur n’avait aucun lien avec l’un ou l’autre des cinq motifs énoncés à la définition de réfugié au sens de la Convention.

 

[8]               Deuxièmement, la Commission a indiqué que pour être visé par la catégorie de demandeurs ayant la « qualité de personne à protéger » comme le prévoit l’alinéa 97(1)b), le demandeur doit démontrer qu’il serait exposé à un risque ou à une menace à sa vie ou à des traitements ou peines cruels et inusités en raison de sa situation personnelle ou de celle de personnes se trouvant dans une situation semblable.

 

[9]               La Commission a indiqué que le risque auquel le demandeur craignait d’être exposé était un risque généralisé. À l’appui de l’affirmation à cet égard, la Commission a mentionné les renseignements donnés par le demandeur à un agent d’immigration dans le cadre de sa demande d’asile le 16 mai 2006 :

« Ceux qui avaient des entreprises étaient des cibles et j’étais une cible, étant considéré comme riche car j’avais du succès […] Les gens d’affaires font leurs déplacements en secret car il est dit que si tu te déplaces, tu as de l’argent, et si tu as de l’argent, tu te fais voler et kidnapper. »

 

La Commission a conclu que le demandeur n’était pas exposé à plus de risques que tout autre Haïtien.

 

[10]           Finalement, la Commission, afin de conclure que la protection de l’État existait, a mentionné un document présenté par le demandeur qui indiquait que la police nationale en Haïti [traduction] « faisait des progrès ».

 

 

II. La norme de contrôle

           

[11]           Dans la décision Cius c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1, au paragraphe 22, le juge Beaudry a conclu que la norme de la décision correcte s’applique dans le contexte de l’examen d’une décision à l’égard de la question de savoir si la perception de richesse constitue un risque particulier au sens de l’article 97. Je partage son opinion. L’interprétation de cette disposition est une question de droit pur et par conséquent ne fera l’objet d’aucune retenue.

 

III. L’analyse

[12]           Le demandeur soutient que les enlèvements sont généralisés en Haïti, mais que les hommes d’affaires sont particulièrement exposés à des risques puisque le but des enlèvements pour rançon est d’obtenir de l’argent. Étant donné que la majorité de la population d’Haïti est pauvre, ceux qui ont de l’argent ou ceux qui sont perçus comme ayant de l’argent sont exposés à un risque plus élevé que celui auquel est exposée la population en général. L’article 97 de Loi doit être interprété comme indiquant qu’il peut y avoir dans un groupe général un sous-groupe qui est exposé à un risque encore plus important que celui auquel est exposé le groupe plus étendu.

 

[13]           Selon le défendeur, le risque pour le demandeur d’être exposé à des actes criminels était général et non personnel, puisqu’il était répandu dans tout le pays. Le fait que le demandeur soit perçu comme une personne fortunée peut faire accroître la possibilité qu’il devienne une victime, mais cela ne signifie pas que le risque n’est plus un risque généralisé.

 

[14]           Je signale d’entrée de jeu qu’un demandeur d’asile, pour avoir gain de cause dans une demande fondée sur l’article 97, doit fournir une « preuve convaincante (à savoir la prépondérance des probabilités) établissant les faits » sur lesquels il se fonde (Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1514, [2003] A.C.F. no 1934 (QL), au paragraphe 50, confirmée par 2005 CAF 1). Dans la présente affaire, la Commission a accepté de façon générale les faits allégués. Ma compréhension de la décision révèle que le statut du demandeur dans le passé, en tant que victime de violence de la part d’une bande de malfaiteurs et en tant que victime d’extorsion, n’a pas été contesté et que la Commission ne semble pas avoir écarté la possibilité qu’il soit une victime à l’avenir. Selon la Commission, la faiblesse de la demande présentée par le demandeur résulte du fait que le risque auquel il est exposé est un risque auquel est exposée la population haïtienne en général et n’était par conséquent pas un risque personnalisé.

 

[15]           En conséquent, la présente affaire soulève la question de l’interprétation du sens donné aux termes « personnellement » et « généralement » qui figurent au paragraphe 97(1) de la Loi :

 

A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée : […]

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant : […]

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas, […]

[Non souligné dans l’original.]

 

[…]

 

A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally […]

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if […]

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country […] [Emphasis added]

 

[16]           Le critère suivant l’article 97 de la Loi est différent du critère suivant l’article 96. Comme le juge Rouleau l’a mentionné dans la décision Ahmad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 808, [2004] A.C.F. no 995 (QL), au paragraphe 21, l’article 97 « appelle l’application par la Commission d’un critère différent, ayant trait à la question de savoir si le renvoi du revendicateur peut ou non l’exposer personnellement aux risques et menaces mentionnés aux alinéas 97(1)a) et b) de la Loi » et doit être apprécié en fonction de la situation personnelle du demandeur. En outre, il a indiqué que « lappréciation de la crainte chez le défendeur doit se faire in concreto, plutôt que dans une perspective abstraite et générale » (au paragraphe 22).

 

[17]           Par conséquent, des éléments de preuve documentaire qui illustrent la violation systématique et généralisée des droits de la personne dans un pays donné ne seront pas suffisants pour appuyer une demande fondée sur l’article 97 en l’absence de preuve pouvant établir un lien entre ces éléments de preuve documentaire de nature générale et la situation particulière du demandeur (Ould c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 83, [2007] A.C.F. no 103 (QL), au paragraphe 21; Jarada c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 409, [2005] A.C.F. no 506 (QL), au paragraphe 28; Ahmad, précitée, au paragraphe 22).

 

[18]           La difficulté qui se présente lors de l’analyse d’un risque personnalisé dans des cas de violations généralisées des droits de la personne, de guerre civile et d’États défaillants est la détermination de la ligne de séparation entre un risque qui est « personnalisé » et un risque qui est « général ». Dans ces situations, la Cour peut se trouver en présence d’un demandeur auquel on s’en est pris dans le passé, et auquel on pourra s’en prendre à l’avenir, mais dont la situation qui comporte un risque est similaire à celle d’une partie d’une population plus large. Ainsi, la Cour est en présence d’un individu qui peut être exposé à un risque personnalisé, mais un risque partagé avec de nombreux autres individus.

 

[19]           Récemment, le terme « généralement » a été interprété d’une manière qui peut inclure des parties de la population en général, de même que tous les résidents ou citoyens d’un pays donné : Osorio c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1459, [2005] A.C.F. no 1792 (QL). Dans cette affaire, le demandeur affirmait que si lui et son jeune fils né au Canada étaient renvoyés en Colombie ce renvoi constituerait un traitement ou une peine cruels et inusités en raison du stress psychologique qu’il subirait à titre de parent qui s’inquiète du bien-être de son enfant dans ce pays. Aux paragraphes 24 et 26, la juge Snider a déclaré ce qui suit :

[24] Il me semble que cest le bon sens qui doit déterminer la signification du sous-alinéa 97(1)b)(ii). […]

 

[26] De plus, je ne vois rien dans le sous-alinéa 97(1)b)(ii) qui oblige la Commission à interpréter le mot « généralement » comme sappliquant à tous les citoyens. Le mot « généralement » est communément utilisé dans le sens de « courant » ou « répandu ». Le législateur a délibérément choisi dutiliser le mot « généralement » dans le sous-alinéa 97(1)b)(ii), laissant à la Commission le soin de décider si un groupe en particulier correspond à la définition. Si sa conclusion est raisonnable, comme cest le cas ici, je ne vois pas le besoin dintervenir. [Non souligné dans l’original.]

 

La juge Snider a conclu que la Commission n’a pas commis une erreur dans sa décision étant donné que le risque décrit par le demandeur était un risque auquel étaient exposés tous les Colombiens qui ont ou auront des enfants.

 

[20]           Récemment, dans la décision Cius, précitée, le juge Beaudry a traité d’une affaire se rapportant à un individu qui se trouvait dans une situation similaire à celle du présent demandeur; il s’agissait d’un Haïtien qui affirmait avoir peur, entre autres, des bandes armées de malfaiteurs en Haïti qui s’en prennent à des Haïtiens qui reviennent de l’étranger, à des étrangers et à quiconque considéré par eux comme une personne fortunée.

 

[21]           Dans son analyse de la demande, le juge Beaudry a mentionné, au paragraphe 18, que le demandeur subissait de la violence généralisée, conséquence d’activités criminelles et que « [e]n tant que groupe, les personnes considérées comme étant riches ne sont pas marginalisées en Haïti; elles sont plutôt des cibles plus fréquentes d’activité criminelle ». En outre, au paragraphe 23, dans le cadre de l’analyse de l’article 97, le juge Beaudry a déclaré ce qui suit :

Selon moi, la Commission n’a commis aucune erreur en concluant que le demandeur ne serait exposé à aucun risque particulier lors de son retour. […] Toutefois, comme il a déjà été expliqué, le risque auquel le demandeur serait exposé est un risque généralisé. Le risque de violence est un risque auquel tout le monde est confronté en Haïti. La preuve documentaire présentée à l’appui de la présente affaire indique que tout le monde en Haïti est exposé à des risques en matière de sécurité personnelle. Le Haut Commissaire de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) a recommandé la suspension des retours forcés à Haïti.

 

 

 

[22]           Dans la récente décision Carias c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 602, [2007] A.C.F. no 817 (QL), aux paragraphes 23 et 25, le juge O’Keefe a conclu que les demandeurs étaient exposés à un risque généralisé d’être visé par des crimes économiques, risque qu’ils partagent avec beaucoup d’autres Honduriens, notamment ceux qui sont considérés comme riches. Dans cette affaire particulière, la Commission a accepté que les demandeurs avaient été victimes de violence, mais le juge O’Keefe a rejeté la demande en mentionnant, au paragraphe 25, que « [l]es demandeurs sont membres dun vaste groupe de personnes qui risquent dêtre visés par des crimes économiques au Honduras parce quils sont considérés comme riches ». En outre, il a déclaré que « [c]ompte tenu de la formulation du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR, les demandeurs devaient convaincre la Commission quils risquaient dêtre personnellement exposés à un risque non partagé par les autres habitants du Honduras ».

 

[23]           Compte tenu de la jurisprudence récente de la Cour, je suis d’avis que le demandeur n’est pas personnellement exposé à un risque auquel ne sont pas exposés généralement les autres individus qui sont à Haïti ou qui viennent d’Haïti. Le risque d’être visé par quelque forme de criminalité est général et est ressenti par tous les Haïtiens. Bien qu’un nombre précis d’individus puissent être visés plus fréquemment en raison de leur richesse, tous les Haïtiens risquent de devenir des victimes de violence.

 

[24]           Pour les motifs énoncés, la demande de contrôle judiciaire visant la décision rendue par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est rejetée.

 

[25]           Le demandeur a proposé la question suivante à des fins de certification :

[traduction]

Dans les cas où la population d’un pays est exposée à un risque généralisé d’être victime d’actes criminels, la restriction prévue à l’alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR s’applique-t-elle à un sous-groupe de personnes exposées à un risque nettement plus élevé d’être victimes de tels actes criminels?

 

[26]           Pour être certifiée, la question doit être une question qui transcende les intérêts des parties au litige, qui aborde des questions de grande importance ou d’application générale et qui est déterminante quant à l’issue de l’appel (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Liyanagamage (C.A.F.), [1994] A.C.F. no 1637, au paragraphe 4). À mon avis, la question proposée par le demandeur satisfait au critère à cet égard et devra par conséquent être certifiée.


 

JUGEMENT

[27]           LA COUR ORDONNE :

1.      La demande de contrôle judiciaire visant la décision rendue par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est rejetée.

2.      La question suivante est certifiée :

Dans les cas où la population d’un pays est exposée à un risque généralisé d’être victime d’actes criminels, la restriction prévue à l’alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR s’applique-t-elle à un sous-groupe de personnes exposées à un risque nettement plus élevé d’être victimes de tels actes criminels?

 

 

 

« Danièle Tremblay‑Lamer »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

 

Danièle Laberge, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑3077‑07

 

INTITULÉ :                                       RALPH PROPHÈTE

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 28 FÉVRIER 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE TREMBLAY‑LAMER

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 12 MARS 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Peter Shams

 

POUR LE DEMADNEUR

Michèle Joubert

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

SAINT-PIERRE, GRENIER AVOCATS INC.

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

JOHN H. SIMS, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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