Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Date : 20080307

Dossier : IMM-5739-06

Référence : 2008 CF 316

Ottawa (Ontario), le 7 mars 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN

 

 

ENTRE :

YONNAS GEBREMESKEL HABTEMARIAM

(alias YONNAS GEBREMES HABTEMARIAM)

 

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 29 septembre 2006 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que le demandeur, un citoyen éthiopien, n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

 

LES FAITS

[2]               Le demandeur est un citoyen éthiopien âgé de 37 ans membre du groupe ethnique oromo. Il est arrivé au Canada le 19 janvier 2005 et a demandé l’asile du fait de sa participation et de la participation de son père au sein du Front de libération Oromo (OLF), un mouvement indépendantiste déclaré illégal. Avant son arrivée au Canada, le demandeur avait déjà présenté sans succès deux demandes d’asile, l’une en Norvège en 1999 et l’autre aux États-Unis en 2001.

 

[3]               Le demandeur déclare dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) qu’il est devenu un activiste oromo en raison des préceptes que lui ont inculqués l’OLF et son père, ce dernier ayant rejoint les rangs de l’OLF en 1990. Le demandeur ajoute dans son FRP que, bien qu’il n’ait jamais assisté à aucune réunion de l’OLF ni rejoint personnellement les rangs de cette organisation, son père l’y avait inscrit et lui avait confié des tâches précises à accomplir en lien avec l’OLF. Sa tâche principale consistait à distribuer des brochures dans des écoles, des stades, des cafés et maisons de thé, des églises et des mosquées.

 

[4]               Le demandeur déclare que ses problèmes avec le gouvernement éthiopien ont commencé le 1er avril 1998, lorsque des policiers se sont rendus à son foyer en plein milieu de la nuit et les ont réveillés lui et son père. Lorsque ce dernier a ouvert la porte, les policiers sont entrés de force dans la maison. Le demandeur a été arrêté et détenu jusqu’au 31 mai 1998. Pendant cette période, d’après ses allégations, le demandeur a longuement été interrogé relativement aux liens qu’entretenait son père avec l’OLF et a été [traduction] « torturé presque chaque jour ». Lorsque le demandeur a finalement été libéré, on lui a dit de se présenter chaque semaine à la police.

 

[5]               Le demandeur s’est caché en juillet 1998, après que son père eut été détenu par les autorités. Il est demeuré caché jusqu’à ce que, en août 1998, il quitte l’Éthiopie pour s’enfuir en Norvège avec l’aide d’un agent et d’un ami de son père. Les autorités norvégiennes ont rejeté la demande d’asile du demandeur en 1998. En juillet 2001, craignant d’être expulsé, le demandeur a quitté la Norvège à destination des États-Unis, où on a de nouveau rejeté sa demande d’asile. Le demandeur est ensuite arrivé au Canada le 15 janvier 2005 et a présenté une demande d’asile, demande que la Commission a instruite le 5 mai et le 26 septembre 2006.

 

La décision faisant l’objet du présent contrôle

[6]               Le 29 septembre 2006, la Commission a statué que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. Tout en reconnaissant que le demandeur était citoyen éthiopien, la Commission a conclu que sa preuve n’était pas crédible.

 

[7]               La Commission a conclu en l’existence de contradictions entre, d’une part, la déposition du demandeur dans l’exposé circonstancié de son FRP et son témoignage de vive voix devant la Commission et, d’autre part, la « déclaration personnelle » du demandeur ayant constitué le fondement de la demande d’asile aux États-Unis du demandeur. Il y avait notamment les contradictions qui suivent.

a.       Dans l’exposé circonstancié de son FRP et lors de témoignage de vive voix, le demandeur a déclaré qu’il n’était jamais devenu personnellement membre de l’OLF, mais que c’était plutôt son père qui l’y avait inscrit. Dans la « déclaration personnelle » à l’appui de sa demande d’asile aux États-Unis, toutefois, le demandeur a déclaré avoir rejoint les rangs de l’OLF avec deux amis en 1994. 

b.      Dans l’exposé circonstancié de son FRP et lors de son témoignage de vive voix, le demandeur a déclaré qu’il n’avait jamais assisté à aucune réunion de l’OLF, sa participation se limitant aux tâches confiées par son père. Dans sa « déclaration personnelle », toutefois, le demandeur a déclaré qu’il était un « membre actif » et qu’il avait participé à des rencontres deux ou trois fois par semaine afin de parler de l’OLF.

c.       Dans l’exposé circonstancié de son FRP, le demandeur a déclaré que son père avait ouvert la porte aux policiers la nuit où il avait été arrêté. Dans sa « déclaration personnelle » aux États-Unis, toutefois, le demandeur a déclaré que son père n’était pas à la maison cette nuit‑là et qu’il avait lui-même ouvert la porte aux policiers.

 

[8]               La Commission a soulevé l’existence de ces contradictions et d’autres encore devant le demandeur à l’audience, et elle a pris en compte les explications de ce dernier. La Cour n’a toutefois pas jugé ces explications satisfaisantes et a conclu que les contradictions faisaient sérieusement douter de la crédibilité du demandeur, notamment quant à savoir si ce dernier était véritablement membre de l’OLF. La Commission a en outre statué, à la page 12 de sa décision, que la troisième contradiction concernant les policiers était particulièrement troublante, « car la crainte du demandeur d’asile de retourner dans son pays tient essentiellement à sa première rencontre avec la police le 1er avril 1998 ».

 

[9]               La Commission a également conclu en l’existence d’autres contradictions entre le témoignage du demandeur devant elle et celui résumé par la Direction de l’immigration de la Norvège dans le cadre de la demande d’asile rejetée du demandeur en Norvège. La Commission a conclu que la durée de l’incarcération du demandeur n’était pas la même dans l’un et l’autre récit et elle a tiré une inférence défavorable de cette conclusion. La Commission n’a pas cru l’explication du demandeur selon laquelle les autorités norvégiennes l’avaient mal compris et il n’avait pas eu droit à une audience juste en Norvège.

 

[10]           Finalement, la Commission a conclu que minait encore davantage la crédibilité du demandeur le fait qu’il n’avait produit aucun document attestant de son appartenance à l’OLF, bien qu’il ait eu la possibilité de demander ce type d’élément de preuve. À cet égard, la Commission a rejeté expressément deux des documents déposés par le demandeur parce qu’ils ne constituaient pas une « source indépendante confirmant » l’appartenance actuelle ou passée du demandeur à l’OLF. La  Commission a par conséquent rejeté la demande d’asile du demandeur.

 

LA QUESTION EN LITIGE

[11]           La seule question à examiner dans le cadre de la présente demande consiste à savoir si la Commission a tiré des conclusions manifestement déraisonnables quant à la crédibilité sans tenir compte des éléments de preuve dont elle disposait, en particulier un affidavit étayant la version des faits du demandeur et attestant de la sincérité de sa version des faits rapportée dans les décisions rendues en Norvège et aux États-Unis par suite des demandes d’asile présentées dans l’un et l’autre pays.

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[12]            Il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse pragmatique et fonctionnelle pour établir quelle norme de contrôle il convient d’appliquer aux conclusions de la Commission quant à la crédibilité car il est de jurisprudence constante que la norme appropriée est celle de la décision « manifestement déraisonnable ». J’ai statué comme suit à cet égard dans Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1194, [2002] A.C.F. n° 1611 (QL), (paragraphes 4 et 5) : 

¶ 4       […] Avant qu’une conclusion de la Commission en matière de crédibilité ne soit annulée […], l’un des critères suivants doit être rempli […] :

 

1.         la Commission n’a pas validement motivé sa conclusion selon laquelle un requérant n’était pas crédible;

2.         les conclusions tirées par la Commission sont fondées sur des constats d’invraisemblance qui, de l’avis de la Cour, ne sont tout simplement pas justifiés;

3.         la décision était fondée sur des conclusions qui n’étaient pas autorisées par la preuve; ou

4.         la décision touchant la crédibilité reposait sur une conclusion de fait qui était arbitraire ou abusive ou qui ne tenait aucun compte de la preuve.

 

Voir l’affaire Bains c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1144, au paragraphe 11 (Madame le juge Reed).

 

¶ 5       Les décisions de la Commission en matière de crédibilité appellent le plus haut niveau de retenue de la part des tribunaux, et la Cour n’annulera une décision de ce genre […] qu’en accord avec le critère susmentionné. La Cour ne doit pas substituer son opinion à celle de la Commission en ce qui a trait à la crédibilité ou à la vraisemblance, sauf dans les cas les plus manifestes. C’est pourquoi les demandeurs qui veulent faire annuler des conclusions touchant leur crédibilité doivent s’acquitter d’une très lourde charge […].

 

 

L’ANALYSE

La question en litige –La Commission a-t-elle tiré des conclusions manifestement déraisonnables quant à la crédibilité, sans tenir compte des éléments de preuve dont elle disposait?

 

Le défaut de prendre en compte la preuve par affidavit

[13]           Le demandeur prétend que, lorsqu’elle a tiré sa conclusion, la Commission a commis une erreur du fait qu’elle n’a pas tenu compte d’un élément de preuve pertinent prouvant son appartenance à l’OLF. Il s’agit d’un affidavit de Sentayehu Kassa daté du 25 octobre 2001 et qui corrobore l’appartenance du demandeur à l’OLF ainsi que son arrestation et son harcèlement par la police.

 

[14]           Or, l’affidavit de Sentayehu Kassa ne constitue pas une source indépendante pouvant corroborer le récit du demandeur. L’auteur de l’affidavit ne se trouvait pas en Éthiopie au moment où le demandeur a prétendument été arrêté en 1998; il avait en fait quitté l’Éthiopie en 1986. L’auteur de l’affidavit s’est fondé sur des renseignements que lui ont communiqués son frère ainsi que le demandeur. Ce n’est donc pas une source de preuve indépendante et digne de foi dont la Commission était tenue de traiter expressément dans sa décision. L’auteur de l’affidavit, en outre, est un ami du demandeur, qu’il a côtoyé en Éthiopie et au Texas.

 

La preuve présentée dans le cadre de la demande d’asile aux États-Unis

 

[15]           Selon le demandeur, la Commission a commis une erreur en fondant ses conclusions quant à la crédibilité sur l’issue défavorable de sa demande d’asile aux États-Unis en 2001. Le demandeur prétend que la Commission n’a ainsi pas procédé à une évaluation de sa demande d’asile indépendante de l’évaluation faite par le juge américain de l’immigration en 2001.

 

[16]           Si la conclusion de la Commission a reposé sur la décision tranchant la demande d’asile aux États-Unis, la Commission a alors commis une erreur en abdiquant son obligation de procéder à une évaluation indépendante des faits, en se fondant sur la preuve qui lui a été soumise. La juge Mactavish a aussi déclaré dans Dokaj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1416, [2005] A.C.F. n° 1740 (QL) (paragraphe 5) :

¶ 5       Je reconnais avec l'avocat de M. Dokaj qu'un tribunal administratif ne peut se limiter à considérer les conclusions tirées auparavant par une instance décisionnelle sur un ensemble de faits et sur la crédibilité des témoins, pour ensuite faire siennes lesdites conclusions. Cela équivaudrait pour la Commission à abdiquer son obligation de procéder à une évaluation indépendante des faits, en se fondant sur la preuve qui lui est soumise. Autrement dit, il n'aurait pas été loisible à la Commission de dire que, parce que le juge américain de l'immigration ne croyait pas le récit de M. Dokaj, la Commission ne le croyait pas elle non plus. […]

 

 

[17]           Toutefois, la décision de la Commission ne reposait pas en l’espèce sur les conclusions du juge de l’immigration américain, mais plutôt sur la preuve présentée par le demandeur lui-même à l’appui de sa demande d’asile. Après examen de la « déclaration personnelle » soumise par le demandeur à l’appui de sa demande d’asile aux États-Unis, la Commission a conclu en l’existence de contradictions entre ce récit des événements et le récit fait par le demandeur dans l’exposé circonstancié de son FRP et lors de son témoignage devant elle. Plus particulièrement, la Cour appuie la conclusion de la Commission quant à l’existence d’importantes divergences entre les deux récits eu égard aux éléments suivants : 1) la façon dont le demandeur est devenu membre de l’OLF, 2) l’importance de sa participation au sein de ce groupe, et 3) les événements ayant conduit à son arrestation le 1er avril 1998.

 

[18]           Dans la décision Dokaj, précitée, la juge Mactavish avait affaire à un scénario des faits semblable au nôtre, la Commission ayant conclu au manque de crédibilité du demandeur en raison de contradictions entre les déclarations faites par lui dans le cadre de sa demande d’asile au Canada et dans le cadre de sa demande d’asile aux États-Unis. Concluant que la Commission n’avait pas utilisé à tort le témoignage du demandeur devant le juge américain de l’immigration, la juge Mactavish a déclaré ce qui suit (paragraphe 7) :

¶ 7       À mon avis, il n'y avait là rien d'irrégulier. Le témoignage produit par M. Dokaj devant le juge américain de l'immigration constituait une déclaration incompatible antérieure. Rien ne distingue le cas où la Commission s'en est rapportée à des contradictions entre un témoignage antérieur de M. Dokaj et son témoignage devant la Commission, et le cas où la Commission se serait fondée sur des contradictions entre le témoignage d'un demandeur d'asile devant elle et les déclarations faites par le demandeur d'asile au point d'entrée ou dans son Formulaire de renseignements personnels

 

[19]           La Cour en arrive à la même conclusion en l’espèce. Pour conclure au manque de crédibilité du demandeur, la Commission n’a pas fondé à tort sa décision sur la décision défavorable du juge américain de l’immigration. Elle a plutôt fondé sa décision sur la preuve présentée par le demandeur à l’appui de sa demande d’asile aux États-Unis, preuve qu’elle a jugé contredire de manière importante la preuve présentée par le demandeur dans le cadre de sa demande d’asile au Canada. Ces contradictions ont été relevées par la Commission, qui s’en est enquise auprès du demandeur à l’audience. Au vu de la preuve, il était loisible à la Commission de conclure que le demandeur manquait de crédibilité du fait de ces contradictions et la Cour ne modifiera pas cette conclusion.

 

 

La preuve présentée dans le cadre de la demande d’asile en Norvège

 

[20]           Le demandeur fait valoir un argument semblable relativement au traitement par la Commission de sa demande d’asile rejetée en Norvège en 1999. Le demandeur déclare que la Commission a commis une erreur en se fondant sur la déclaration de la Direction de l’immigration de la Norvège pour conclure en l’existence de contradictions entre les demandes d’asile présentées par lui au Canada et en Norvège.

 

[21]           Le demandeur prétend que les policiers norvégiens qui l’interrogeaient l’avaient soumis à de fortes pressions et que cela l’avait empêché de se souvenir correctement des événements survenus. La Cour rejette cette explication pour les trois motifs qui suivent.

1.                  Le demandeur disposait des services d’un avocat en Norvège.

2.                  Le demandeur aurait pu interjeter appel de la décision de la Direction de l’immigration de la Norvège.

3.                  De tels interrogatoires sont souvent difficiles à subir et ils rendent les témoins nerveux. Ce n’est pas là un motif pour faire abstraction des réponses données ou pour ne pas en tenir compte.

 

 

LA CONCLUSION

[22]           La Commission a tenu audience pendant deux jours et elle a énoncé des motifs détaillés. La Cour ne peut pas modifier les conclusions de la Commission quant à la crédibilité à moins qu’elles ne soient manifestement déraisonnables, ce qui, en l’espèce, n’est pas le cas.

 

[23]           Les deux parties et la Cour conviennent que la présente affaire ne soulève aucune question à certifier.

 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE QUE :

 

La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                             IMM-5739-06

 

INTITULÉ :                                                            YONNAS GEBREMESKEL HABTEMARIAM (aliasYONNAS GEBREMES HABTEMARIAM)

                                                                                 c.

                                                                                 LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                      TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                    LE 25 FÉVRIER 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                 LE JUGE KELEN

 

DATE DES MOTIFS :                                           LE 7 MARS 2008

 

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ronald Shacter

 

POUR LE DEMANDEUR

Leanne Briscoe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Helen Kim

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.