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Date : 20080305

Dossier : T-378-07

Référence : 2008 CF 299

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 mars 2008

En présence de monsieur le juge Martineau

 

ENTRE :

ROBERT ARSENAULT, JOSEPH AYLWARD, WAYNE AYLWARD,

JAMES BUOTE, RICHARD BLANCHARD, EXÉCUTEUR DE LA SUCCESSION DE MICHAEL DEAGLE, BERNARD DIXON, CLIFFORD DOUCETTE, KENNETH FRASER, TERRANCE GALLANT, DEVIN GAUDET, PETER GAUDET,

RODNEY GAUDET, TAYLOR GAUDET, CASEY GAVIN,

JAMIE GAVIN, SIDNEY GAVIN, DONALD HARPER,

CARTER HUTT, TERRY LLEWELLYN, IVAN MacDONALD,

LANCE MacDONALD, WAYNE MacINTYRE,

DAVID McISAAC, GORDON L. MacLEOD,

 DONALD MAYHEW, AUSTIN O’MEARA et BOYD VUOZZO

 

demandeurs

 

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

  • [1] Il s’agit d’un appel interjeté par les intimés en vertu de l’article 51 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles) d’une ordonnance du protonotaire Morneau, du 6 septembre 2007 (l’ordonnance contestée); laquelle, entre autres, radiait une partie de la déclaration des intimés. Le protonotaire Morneau a statué de plus que la déclaration d’invalidité ou d’illégalité des décisions administratives à l’origine des réclamations en dommages des intimés est une condition préalable à la poursuite de cette action. À moins que ce type de réparation soit obtenu par l’entremise d’un contrôle judiciaire, cette action ne peut être poursuivie. Les intimés n’ont pas déposé une requête en prorogation de temps pour déposer une demande de contrôle judiciaire, mais demandent plutôt la Cour d’écarter l’ordonnance contestée et de rejeter la requête de la défenderesse, avec dépens.

 

LA PRÉSENTE ACTION

  • [2] La déclaration des intimés a été déposée le 6 mars 2017 conformément à l’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales L.R.C. 1985, ch. F-7 (la LCF), lequel permet à une partie de demander une réparation contre la Couronne. Les intimés, vingt-sept pêcheurs de crabe des neiges traditionnels de l’Île-du-Prince-Édouard, soutiennent qu’ils ont subi un préjudice des suites de certaines mesures prises par le ministre des Pêches et des Océans (le ministre), ou en son nom, lesquelles auraient grandement réduit leurs quotas « garantis » de pêche de crabe des neiges.

 

  • [3] La principale cause d’action est présentée comme une rupture de contrat, rehaussé d’allégations d’enrichissement sans cause, de déclarations inexactes, de faute dans l’exercice d’une charge publique et de manquement à l’obligation fiduciaire. Les intimés réclament une gamme de dommages-intérêts, y compris des pertes de revenus éventuels et passés; la diminution de la valeur de leurs entreprises de pêche; des dommages-intérêts généraux et punitifs; la conclusion d’ententes de rendement spécifiques avec la Couronne; et la restitution en valeur du quota de crabe des neiges leur ayant été indûment retiré par la défenderesse.

 

  • [4] Aux fins de la présente requête, je présumerai que les faits tels qu’énoncés dans la déclaration peuvent être démontrés au procès par les intimés.

 

  • [5] En 1989, les 160 pêcheurs traditionnels (30 de l’Île-du-Prince-Édouard, soit les « pêcheurs côtiers traditionnels », et 130 du Nouveau-Brunswick, du Québec et de la Nouvelle-Écosse, dits les « pêcheurs semi-hauturiers traditionnels ») ont été témoin de l’écrasement presque complet de la zone de pêche 12, la zone en regard de laquelle les pêcheurs côtiers détiennent leurs permis. À la suite de cet événement dramatique, puis des années 1990, des discussions et des négociations ont été entreprises entre les pêcheurs traditionnels et le ministère des Pêches et des Océans (MPO). En outre, de 1990 à 2002, les intimés ont conclu une série d’ententes avec le ministre (les ententes de quotas individuelles) prévoyant, entre autres, que chaque intimé aurait un quota spécifique de pêche au crabe des neiges issu du total autorisé des captures (TAC) à l’Île-du-Prince-Édouard.

 

  • [6] Dans le cadre du contexte élargi et de l’engagement ministériel à ne pas augmenter le nombre de permis, les pêcheurs traditionnels ont accepté de financer certaines nouvelles mesures de gestion adaptées par le MPO. En effet, en 1997, les parties ont conclu un accord de cogestion de cinq ans (l’accord de cogestion), lequel prévoyait un partage limité de la biomasse commerciale excédentaire (par l’allocation de permis temporaires) ainsi qu’une contribution annuelle des 160 pêcheurs traditionnels à la hauteur de 1,75 million de dollars pour financer la recherche et les politiques de conservation, de protection et de gestion du MPO.

 

  • [7] De plus, à la suite de la décision de la Cour suprême du Canada dans R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, le MPO a tenté d’intégrer certaines Premières nations à la pêche commerciale canadienne par l’entremise d’un processus de rachats volontaires de permis existants. L’accord Marshall, communément dit le principe du « moins un, plus un », prévoit que la Couronne doit racheter le permis d’un pêcheur existant pour chaque nouvel autochtone ajouté à la pêcherie. Selon les intimés, le MPO a avancé qu’il n’y aurait pas d’augmentation du nombre de permis de pêche accordés ou des efforts de pêches réels des suites de ce processus de rachat volontaire. Deux des 30 permis attribués à l’origine aux pêcheurs côtiers ont été achetés par le gouvernement du Canada pour le compte des pêcheurs des Premières nations, laissant ainsi 28 pêcheurs côtiers traditionnels. À l’heure actuelle, les intimés détiennent 27 de ces 28 permis d’origine.

 

  • [8] Les intimés soutiennent dans leurs actes de procédures que tant les ententes de quotas individuelles (y compris l’accord de cogestion) ainsi que l’accord Marshall (collectivement, les accords) promettent implicitement que la défenderesse dédommagerait les intimés si elle omettait de respecter lesdits accords. De plus, les intimés allèguent que le ministre et ses représentants ont cherché, par leurs communications, à les induire à croire indûment que le ministre pourrait et serait contraint par le contrat. Dans l’espèce, les intimés soutiennent que leur réclamation pour déclarations inexactes découle non pas d’une « décision stratégique » quant à l’attribution du quota, mais d’une « décision opérationnelle » du ministre à titre de représentants de la Couronne.

 

  • [9] Le cœur du litige opposant les parties est formé d’une série de décisions administratives ultérieures aux accords ayant considérablement réduit les quotas de crabe des neiges des pêcheurs côtiers traditionnels auxquels, selon eux, ils avaient droit en vertu d’un contrat, et enfreignant ainsi les accords. Plus particulièrement, en mai 2003, le TAC a été réduit de 21 500 tonnes métriques à 17 148 tonnes métriques à la suite des recommandations des représentants de l’industrie et des scientifiques du MPO. Cinq pour cent (5 %) du TAC (moins le quota déjà retiré et remis aux Premières nations) a été retranché afin de rationaliser la pêche au homard et aux poissons de fond en offrant l’accès à de nouveaux pêcheurs de crabe des neiges. Plus de 4,7081 % du TAC (moins le quota déjà retiré et remis aux Premières nations et aux pêcheurs au homard et aux poissons de fond) a été retranché afin de rationaliser la pêche au crabe des neiges dans la zone de pêche 18 en offrant un accès à la pêche au crabe des neiges dans la zone de pêche 12. Conséquemment, le MPO a augmenté les efforts de pêche de 160 navires traditionnels à environ 400 navires (avec une augmentation proportionnelle du nombre de pièges); mettant ainsi en péril la pêche au crabe des neiges. De plus, la prise des quotas des intimés s’est poursuivie en 2004, en 2005 et en 2006. Les intimés avancent également que le MPO a prélevé une allocation à même le TAC pour financer des propres activités ministérielles entre 2004 et 2006. Les intimés soutiennent que la prise des quotas pour financer les activités ministérielles du MPO n’est pas seulement contraire aux accords, mais également illégale comme l’a statué la Cour d’appel fédérale en 2006 dans Larocque c. Canada (Ministère des Pêches et des Océans), 2006 CAF 237, [2006] F.C.J. No. 985 (QL) (Larocque) ainsi que notre Cour dans Association des crabiers acadiens c. Canada (Procureur général), 2006 CF 1241, [2006] No. 1566 (QL) (Association des crabiers).

 

  • [10] En plus de leurs réclamations en dommages-intérêts pour non-respect des accords, ainsi qu’en lien avec le rendement spécifique prévu par chacun, les intimés avancent de plus qu’ils ont droit à une restitution en raison des faits susmentionnés (la prise des quotas constituant un enrichissement sans cause de la Couronne); que la défenderesse a agi de façon négligente et qu’elle a manqué à son obligation fiduciaire envers les intimés.

L’ORDONNANCE CONTESTÉE DU PROTONOTAIRE

  • [11] Le 16 avril 2007, la défenderesse a déposé une requête en radiation de déclaration au motif que notre Cour n’a pas la compétence pour entendre l’action des intimés; qu’elle ne divulgue aucune cause d’action et qu’elle constitue un abus de procédure. Subsidiairement, la défenderesse a demandé une ordonnance suspendant l’action en vertu de l’alinéa 50 (1) (a) de la LCF. Finalement, la défenderesse a demandé une ordonnance l’autorisant à reporter le dépôt de sa défense jusqu’à la décision définitive quant à la requête.

 

  • [12] Le protonotaire Morneau a rendu l’ordonnance contestée le 6 septembre 2007 laquelle radiait la demande de réparation en nature ainsi que toutes les déclarations dans la déclaration à l’appui des demandes en dommages-intérêts pour rupture de contrat en vertu de l’alinéa 221 (1) (a) des Règles. Deuxièmement, le protonotaire Morneau a ordonné la suspension de l’action en responsabilité délictuelle des intimés dans l’attente d’une décision positive à l’issue d’un contrôle judiciaire, à condition que les intimés entreprennent le processus de contrôle judiciaire à l’intérieur d’un délai de 30 jours (le cas échéant, leur demande sera rejetée), faute de quoi leur action serait dite radiée sans autre procédure judiciaire. Le protonotaire Morneau a motivé sa décision de façon exhaustive en regard de l’ordonnance contestée (2007 CF 876).

 

  • [13] Il s’est appuyé sur la décision Hodgson et al c. Ermineskin Indian Band et al. (2000), 180 F.T.R. 285, page 289 (confirmée (2000), 267 N.R. 143; autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada rejetée (2001), 276 N.R. 193) (Hodgson) pour avancer qu’en vertu de l’alinéa 221 (1) (a) des Règles, le critère « évident et manifeste » s’appliquait en regard de la radiation d’un acte de procédures pour défaut de compétence, de la même façon qu’il s’appliquait à la radiation de tout acte de procédure ne divulguant aucune cause d’action raisonnable.

 

  • [14] Le protonotaire Morneau a souligné que toutes les actions intentées à l’encontre de la Couronne doivent se faire dans le cadre de procédures de contrôle judiciaire. À ce titre, il a conclu que l’argument principal des intimés est à savoir si le ministre, dans le cadre d’exercice discrétionnaire absolu découlant de l’article 7 de la Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, ch F-14, a enfreint les modalités des accords.

 

  • [15] L’article 7 de la Loi sur les pêches dispose ce qui suit :

7. (1) En l’absence d’exclusivité du droit de pêche conférée par la loi, le ministre peut, à discrétion, octroyer des baux et permis de pêche ainsi que des licences d’exploitation de pêcheries — ou en permettre l’octroi —, indépendamment du lieu de l’exploitation ou de l’activité de pêche.

 

 

 

(2) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, l’octroi de baux, permis et licences pour un terme supérieur à neuf ans est subordonné à l’autorisation du gouverneur général en conseil.

7. (1) Subject to subsection (2), the Minister may, in his absolute discretion, wherever the exclusive right of fishing does not already exist by law, issue or authorize to be issued leases and licences for fisheries or fishing, wherever situated or carried on.

 

 

(2) Except as otherwise provided in this Act, leases or licences for any term exceeding nine years shall be issued only under the authority of the Governor in Council.

 

  • [16] L’action des intimés étant, selon le protonotaire, une action pour rupture de contrat (et non une tentative détournée des intimés d’attaquer les décisions du ministre), il n’est pas « évident et manifeste » pour le protonotaire que la Cour n’a pas la compétence pour entendre celle-ci. Cependant, le protonotaire Morneau a conclu que l’action ne divulguait aucune cause raisonnable d’action, conformément à l’autre motif de rejet invoqué par la défenderesse, plus particulièrement l’application de la « doctrine de la non-entrave ». Selon les motifs du protonotaire, [traduction] « la Loi sur les pêches ne comprend aucune disposition autorisant le ministre à entraver ou à contraindre, par voie de contrat, son pouvoir discrétionnaire en regard de la gestion des quotas de pêche, voire parfois de leur allocation ». Conséquemment, la demande de réparation des intimés en nature ainsi que leur action en rupture de contrat ont été radiées.

 

  • [17] Au même moment, le protonotaire Morneau a également conclu que les mesures mentionnées dans la déclaration étaient des décisions du ministre affectant les quotas de pêches (les décisions) et que celles-ci [traduction] « figuraient dans la définition du paragraphe 18.1 (2) de la LCF », laquelle prévoit un délai maximal de 30 jours pour déposer une demande de contrôle judiciaire en regard d’une décision d’un office fédéral. Par conséquent, le protonotaire Morneau a conclu que l’essence de l’action en responsabilité délictuelle restante des intimés constituait une contestation légale des décisions du ministre. À son avis, les dommages-intérêts en responsabilité délictuelle demandés par les intimés sont conditionnels à une décision préliminaire en vertu des articles 18 et 18.1 de la LCF voulant que les décisions sous-jacentes soient illégales.

 

  • [18] Ainsi, et s’appuyant sur Canada c. Grenier, 2005 CAF 348, [2005] F.C.J. No. 1778 (QL) (Grenier), le protonotaire Morneau a conclu que les intimés devraient d’abord obtenir, par la voie d’une demande de contrôle judiciaire, une décision voulant que les décisions soient invalides ou illégales avant de poursuivre leur action en responsabilité délictuelle. L’action des intimés ne serait pas radiée tant qu’ils n’auraient pas épuisé leurs recours en vertu du paragraphe 18.1 (2) de la LCF. Conséquemment, l’action a été suspendue jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue en regard de la demande de contrôle judiciaire.

 

  • [19] Dans ces motifs, le protonotaire Morneau a tenu compte de l’effet des décisions Larocque et Association des crabiers. Il a tenu les propos suivants à ce titre :

[traduction]

Il n’est également pas approprié de permettre à certaines réclamations en responsabilité délictuelle des intimés de procéder immédiatement par la voie d’une action au motif que les décisions de la Cour d’appel fédérale dans [Larocque] et de notre cour dans [Association des crabiers] établissent le principe de la chose jugée en regard d’une demande de contrôle judiciaire visant à déterminer si le ministre a le droit, ou non, de s’approprier les quotas des intimés à ses propres fins. Bien que ces deux décisions puissent soutenir la position des intimés, les faits de l’espèce ainsi que les parties ne sont pas identiques aux faits et aux parties de ces deux décisions. Conséquemment, le principe de la chose jugé ne peut pas s’appliquer afin d’éviter ou de contourner le processus de contrôle judiciaire.

 

 

 

  • [20] Ainsi, même si la prise des quotas afin de financer les activités du MPO a été déclarée illégale à deux reprises, dans Larocque et dans Association des crabiers, le protonotaire Morneau a conclu que Grenier s’appliquait néanmoins et obligeait les intimés à obtenir d’abord un jugement déclaratoire en invalidité des décisions en vertu de l’article 18 de la LCF avant qu’ils puissent entreprendre une action en dommages-intérêts à l’encontre de la Couronne.

 

APPEL DE NOVO

  • [21] Le paragraphe 221 (1) dispose que la Cour peut ordonner la radiation d’un acte de procédure selon les suivantes :

 

 

221. (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :

 

a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;

221. (1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein, be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it

 

(a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be,

[...]

 

[...]

 

Elle peut aussi ordonner que l’action soit rejetée ou qu’un jugement soit enregistré en conséquence.

and may order the action be dismissed or judgment entered accordingly.

 

  • [22] Le seuil à franchir pour radier une déclaration est très élevé; celle-ci doit être vouée à l’échec en raison d’un « vice fondamental ». Dans Hunt c. Carey Inc., [1990] 2 R.C.S. 959 (Hunt) la Cour suprême du Canada a fait référence au critère « évident et manifeste » :

[D] ans l’hypothèse où les faits mentionnés dans la déclaration peuvent être prouvés, est‑il « évident et manifeste » que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d’action raisonnable? Comme en Angleterre, s’il y a une chance que le demandeur ait gain de cause, alors il ne devrait pas être « privé d’un jugement ». La longueur et la complexité des questions, la nouveauté de la cause d’action ou la possibilité que les défendeurs présentent une défense solide ne devraient pas empêcher le demandeur d’intenter son action. Ce n’est que si l’action est vouée à l’échec parce qu’elle contient un vice fondamental [...] que les parties pertinentes de la déclaration du demandeur devraient être radiées [...]

 

 

  • [23] De nombreuses décisions de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale ont adopté ces déclarations fermes de la Cour suprême du Canada. Par conséquent, c’est uniquement lorsque l’action est vouée à l’échec en raison d’un « vice fondamental » qu’une requête en radiation devrait être accordée. Comme l’a mentionné notre Cour dans Tyhy c. Schulte Industries Ltd., 2004 CF 1421, [2004] F.C.J. No. 1708 (QL) : « [c] e qui constitue un “vice fondamental” dépend des faits de chaque espèce ». De plus, comme l’a mentionné la Cour d’appel fédérale dans Bande Indienne de Shubenacadie c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2002 CAF 255, [2002] F.C.J. No. 882 (QL) : « [b] ien que la déclaration soit très large et qu’elle soit rédigée en termes généraux, il ne s’agit pas là de vices pouvant en permettre la radiation tant qu’il est possible, en la lisant, de dégager une cause d’action, quelque ténue qu’elle soit ».

 

  • [24] Or, la défenderesse soutient que lorsque la requête en radiation est fondée sur une question de compétence, comme dans l’espèce, le critère « évident et manifeste » n’est pas applicable, car il n’y a nulle place à la discrétion. Je suis respectueusement en désaccord avec la défenderesse : la nature particulière d’un argument avancé par une partie à l’appui d’une requête en radiation, qu’il porte sur une question de compétence ou non, n’a aucune incidence sur le critère à appliquer en regard d’une telle requête. Le juge conserve toujours le pouvoir discrétionnaire de radier ou non une déclaration. On doit retenir que la Cour n’a pas l’avantage d’examiner la preuve ou d’entendre les témoins lorsqu’elle rend une décision dans les cas visés par l’alinéa 221 (1) (a) des Règles. En outre, bien que l’arrêt Hunt ne fut pas rendu dans un contexte à savoir si un acte de procédure devait être radié au motif qu’il emporte une question de compétence, la Cour d’appel fédérale a accepté que le critère « évident et manifeste » s’appliquait également à une requête en radiation pour défaut de compétence : Hodgson, précitée, et Sokolowska c. Canada, 2005 CAF 29, [2005] F.C.J. No. 108 (QL), autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada rejetée (2005), 346 N.R. 195.

 

  • [25] Si la demande emporte une chance de succès, il faut permettre à l’action de se poursuivre. De plus, et plus particulièrement dans l’espèce, le principe de la nouveauté de la réclamation n’agira pas à l’encontre des intimés. Comme l’a soutenu le juge Wilson dans Hunt, précitée, au paragraphe 52 :

Certes, j’irais jusqu’à dire que, lorsqu’une déclaration révèle une question de droit difficile et importante, il peut fort bien être capital que l’action puisse suivre son cours. Ce n’est que de cette façon que nous pouvons nous assurer que la common law en général, et le droit en matière de responsabilité civile en particulier, vont continuer à évoluer pour répondre aux contestations judiciaires qui se présentent dans notre société industrielle moderne.

[Je souligne.]

 

 

  • [26] Bien que notre Cour ne soit pas liée par les décisions de la Cour d’appel de l’Ontario, je trouve que la réflexion du juge en chef adjoint O’Connor au paragraphe 39 de Transamerica Life Inc. et al. c. ING Canada Inc. (2003),68 O.R. (3d) 457 (C.A.) est utile à l’espèce :

[traduction]

Dans le cadre d’une requête en radiation d’acte de procédure, la Cour ne devrait pas disposer de questions de droit qui n’ont pas été établies dans la jurisprudence. Lorsque le droit, à tout propos, peut-être décrit comme étant « flou », la Cour ne radiera pas cette partie de l’acte de procédure, et ne statuera pas que cette réclamation ou cette défense doit être rejetée.

 

[Je souligne.]

 

 

  • [27] De plus, j’ai repéré une autre décision rendue en Ontario, Dalex Co. Ltd. c. Schwartz, Levitsky Feldman (1994), 19 O.R. (3d) 463 (Gen. Div.), pertinente à l’espèce. En outre, elle statue que le critère permettant de radier une requête nécessite l’existence d’un dossier portant exactement sur la même question, issu de la même juridiction, et démontrant que cette même question a été clairement abordée et rejetée. Ce n’est qu’en restreignant les contestations réussies de cette nature au plus petit nombre de cas qu’on peut ainsi permettre pleinement à la common law d’être peaufinée ou élargie. Quant à l’alinéa 221 (1) (a) : voir Nidek Co. c. Visx Inc. (1998), 82 C.P.R. (3d) 289 (Fed. C.A.).

 

  • [28] En l’occurrence, les intimés soulèvent les mêmes arguments en appel qu’en réponse à la première requête en radiation. Ils soutiennent que le protonotaire Morneau a commis de nombreuses erreurs, lesquelles doivent être rectifiées par la Cour. En résumé, leurs motifs d’appels se déclinent comme suit. D’abord, ils avancent que le protonotaire a eu raison en concluant que notre Cour avait la compétence d’entendre les actions en rupture de contrat avancées dans la déclaration. Cependant, les accords ne constituent pas une entrave illégale à la discrétion du ministre, telle qu’acceptée sans preuve par le protonotaire. Il s’agit d’une question complexe de faits et de droit laquelle ne doit pas être résolue faute de requête. Deuxièmement, le protonotaire Morneau a commis une erreur en statuant que l’action en responsabilité délictuelle des intimés doit être précédée d’une demande de contrôle judiciaire. La responsabilité délictuelle alléguée ne découle pas, comme l’a mentionné le protonotaire, de décisions fédérales, mais plutôt des déclarations inexactes effectuées par le ministre et ses représentants. Troisièmement, le protonotaire Morneau a commis une erreur en concluant qu’il était nécessaire d’effectuer un contrôle judiciaire pour réclamer des dommages-intérêts en regard de l’utilisation illégale de la ressource de crabe des neiges par le ministre aux fins de financement des activités ministérielles. Cette question a déjà été tranchée à deux reprises, elle constitue donc une chose jugée. Quatrièmement, les réclamations en déclarations inexactes, en enrichissement sans cause et en rupture de contrat des intimés constituent chacune des causes d’action distinctes qui auraient dû être traitées comme tel par le protonotaire.

 

  • [29] Je débuterai cette analyse en rappelant que les ordonnances discrétionnaires des protonotaires ne devraient pas être modifiées en appel devant un juge à moins des suivantes : (a) l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal; ou (b) l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits (Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488, [2003] F.C.J. no 1925 (QL)). Dans l’espèce, l’ordonnance a une influence déterminante sur l’issue du principal. La Cour doit donc procéder à un appel de novo. En effet, même en l’absence d’erreur dans la décision sous-jacente, l’ordonnance contestée peut être écartée ou modifiée par la Cour si elle est disposée à exercer son pouvoir discrétionnaire différemment en regard du même dossier : Jazz Air LP c. Toronto Port Authority, 2007 CF 624, [2007] F.C.J. no 841 (QL)). Il s’agit du cas de l’espèce pour les motifs suivants. J’aborderai d’abord la question de compétence (Grenier), ensuite la doctrine de l’entrave, puis les autres motifs avancés par la défenderesse à l’appui de sa requête en radiation.

 

  • [30] La défenderesse soutient que Grenier, décision rendue par la Cour d’appel fédérale en 2005, statue clairement que toutes les mesures administratives d’un officie fédéral, dans l’espèce le ministre, ne peuvent pas être attaquées par la voie d’une action. Conséquemment, pour cette seule raison, la déclaration (laquelle comprend les réclamations pour rupture de contrat et responsabilité délictuelle) n’a aucune chance de succès. Voir également Canada c. Tremblay, 2004 CAF 172, [2004] F.C.J. no 787 (QL)).

 

  • [31] Dans Grenier, la Cour d’appel fédérale a tenu les propos suivants aux paragraphes 20 et 24-25 :

Pour les raisons que j’exprimerai ci-après, je crois que la conclusion à laquelle en est venue notre collègue, la juge Desjardins dans l’affaire Tremblay, précitée, est la bonne en ce qu’il s’agit de la conclusion recherchée par le législateur et mandatée par la Loi sur les Cours fédérales. Elle y affirmait que le justiciable qui veut s’attaquer à une décision d’un organisme fédéral n’a pas le libre choix d’opter entre une procédure de contrôle judiciaire et une procédure d’action en dommages-intérêts : il doit procéder par contrôle judiciaire pour faire invalider la décision.

 

[...]

 

En créant la Cour fédérale et en édictant l’article 18, le législateur fédéral a voulu mettre un terme au morcellement existant du contrôle de la légalité des décisions des organismes fédéraux. À l’époque, ce contrôle était effectué par les tribunaux des provinces : voir Patrice Garant, Droit administratif, 4ième éd., vol. 2, Les Éditions Yvon Blais inc., 1996, aux pages 11 à 15. L’harmonisation des disparités dans les décisions judiciaires devait se faire au niveau de la Cour suprême du Canada. Par souci de justice, d’équité et d’efficacité, sous réserve des exceptions de l’article 28 [tel qu’amendé par les L.C. 1990, ch. 8, art. 8; 2002, ch. 8, art. 35], le Parlement a confié à une seule Cour, la Cour fédérale, l’exercice du contrôle de la légalité des décisions des organismes fédéraux. Ce contrôle doit s’exercer et s’exerce, aux termes de l’article 18, seulement par la présentation d’une demande de contrôle judiciaire. La Cour d’appel fédérale est le tribunal investi du mandat d’assurer l’harmonisation en cas de décisions conflictuelles, dégageant ainsi la Cour suprême du Canada d’un volume considérable de travail, tout en lui réservant la possibilité d’intervenir dans les cas qu’elle juge d’intérêt national.

 

Or, accepter que le contrôle de la légalité des décisions des organismes fédéraux puisse se faire par le biais d’une action en dommages-intérêts, c’est permettre un recours en vertu de l’article 17. Permettre à cette fin un recours sous l’article 17, c’est tout d’abord soit ignorer, soit dénier l’intention clairement exprimée par le législateur au paragraphe 18 (3) que le recours doit s’exercer seulement par voie de demande de contrôle judiciaire. La version anglaise du paragraphe 18 (3) met l’emphase sur ce dernier point en utilisant le mot « only » dans l’expression « may be obtained only on an application for judicial review ». [Je souligne.]

 

 

  • [32] En l’occurrence, les intimés soutiennent vigoureusement que Grenier se distingue de l’espèce, car ils ne contestent pas la légalité d’une décision particulière du ministre en regard de la Loi sur les pêches. Une déclaration d’invalidité en vertu des articles 18 et 18.1 de la LCF des actions contestées n’est pas une condition préalable à une conclusion de rupture de contrat par la Couronne. La Couronne peut être poursuivie en dommages-intérêts pour rupture de contrat si le ministre a omis de respecter les promesses formulées dans le cadre des accords, nonobstant le fit que les décisions soient légales en vertu de l’article 7 de la Loi sur les pêches.

 

  • [33] Les intimés soutiennent que le protonotaire Morneau a commis une erreur à ce chapitre en concluant qu’il leur était nécessaire d’avoir gain de cause à l’issue d’un contrôle judiciaire pour intenter leur action. Selon les intimés, l’action sur le fond ne repose pas, ni directement ni indirectement, sur une contestation de la validité d’une décision particulière du ministre et ne constitue pas une contestation détournée d’une décision ministérielle. La cause d’action est d’abord et avant tout la rupture de contrat et, subsidiairement, les déclarations inexactes du ministre et de ses représentants effectuées il y a de nombreuses années.

 

  • [34] Je partage l’avis des intimés voulant que les faits de Grenier soient très différents des allégations formulées dans la déclaration. En outre, il n’y a aucune allégation de rupture de contrat dans Grenier, laquelle portait sur une action en dommages-intérêts intentée par un détenu fédéral qui soutenait avoir été placé illégalement en isolement préventif. Le détenu n’a jamais tenté de contester la légalité de la décision de le placer en isolement préventif par la voie d’une demande de contrôle judiciaire. De plus, l’action en dommages-intérêts a été intentée environ trois ans après le fait. L’action a ultimement été radiée, car la Cour d’appel a conclu qu’il s’agissait d’une attaque détournée contre la légalité de la décision de le placer en isolement préventif, laquelle pouvait uniquement être contestée par la voie d’une demande de contrôle judiciaire en vertu des articles 18 et 18.1 de la LCF. En outre, la Cour d’appel a conclu qu’une telle attaque détournée contrevenait à la décision du Parlement d’accorder la compétence exclusive à la Cour fédérale quant à l’examen de la légalité des décisions des offices fédéraux. De plus, le retard inhérent à une action a soulevé des préoccupations quant à la nécessité de certitude et de finalité en regard de l’exécution de décisions administratives de cette nature.

 

  • [35] Je remarque que la jurisprudence de notre Cour suggère clairement qu’il y a différentes exceptions aux principes énoncés dans Grenier. Par exemple, Peter G. White Management Ltd. c. Canada, 2007 CF 686, [2007] F.C.J. No. 931 (QL) (Peter G. White); il s’agit d’un appel d’une décision d’un protonotaire rejetant la requête en radiation de la déclaration de l’intimé de la Couronne. Le Juge Hugessen a déterminé que la décision administrative refusant le permis d’exploitation de télécabine au mont Norquay dans le parc national de Banff de l’intimé comprenait une action contre la Couronne pour rupture de contrat. Le juge Hugessen, au paragraphe 9 de Peter G. White, a émis une mise en garde à l’encontre d’une interprétation erronée de Grenier :

Selon moi, ce serait très mal interpréter l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Grenier que de conclure qu’il exige, chaque fois qu’un représentant de la Couronne décide délibérément de ne pas respecter les obligations contractuelles de son employeur, qu’une demande de contrôle judiciaire soit d’abord présentée pour contester cette « décision », avant qu’une action en dommages-intérêts soit intentée. À mon humble avis, ce n’est pas ce que le droit prévoit et cela ne l’a jamais été.

 

  • [36] Gestion Complexe Cousineau (1989) Inc. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux), [1995] 2 F.C. 694, décision rendue avant la décision de la Cour d’appel fédérale dans Grenier, portait sur une décision ministérielle sur un processus d’appel d’offres. Lorsque l’entrepreneur à l’appel d’offres a cherché à obtenir le contrôle judiciaire de la décision ministérielle, le défendeur a soutenu que la demande devait être rejetée, car il s’agissait d’une question purement contractuelle qui ne saurait être dûment faire l’objet d’un contrôle judiciaire. La Cour a permis la poursuite de la demande de contrôle judiciaire. Cependant, elle n’a pas écarté la possibilité qu’une action en dommages-intérêts puisse également être le processus normal à suivre lorsque l’action repose sur une rupture de contrat.

  • [37] Je considère que les commentaires suivants, formulés par le juge Décary dans Gestion aux pages 702 à 705, sont très instructifs :

[...] j’avoue avoir du mal à donner à l’alinéa 18 (1) a) [de la LCF] une interprétation telle qu’elle mette les ministres à l’abri de ce contrôle lorsqu’ils exercent les pouvoirs de gestion les plus usuels de la Couronne, codifiés par surcroît par législation et règlement.

 

Ce serait là, je le dis avec égards, avoir une conception dépassée du contrôle de l’administration gouvernementale. La « légalité » des actes posés par l’administration et qui est l’objet même du contrôle judiciaire, ne se détermine pas en fonction seulement de la conformité avec les exigences législatives et réglementaires expresses. [...]

 

Cette approche libérale des termes de l’alinéa 18 (1) a) n’est pas nouvelle en cette Cour. Elle s’explique aisément, pour peu que l’on se place du point de vue du justiciable et que l’on soit conscient de la tendance, affichée par le Parlement lui-même, à rendre l’Administration de plus en plus comptable de ses actes. l serait étonnant, en l’absence de disposition expresse, que le droit d’un soumissionnaire de s’adresser à cette Cour puisse varier selon que l’appel d’offres soit prescrit par règlement (comme dans l’affaire Assaly) ou qu’il soit, comme en l’espèce, laissé à l’initiative du ministre. [...]

 

Le Parlement a fait des efforts considérables, ces dernières années, pour adapter la compétence de cette Cour aux réalités contemporaines et pour éliminer les problèmes de compétence qui avaient considérablement terni l’image de la Cour. Entre une interprétation qui favorise l’accès au contrôle judiciaire et assoit la compétence de la Cour sur une base ferme et uniforme, et une interprétation qui restreint l’accès au contrôle judiciaire, segmente la compétence de la Cour en fonction de critères incertains et impraticables et amène inéluctablement une avalanche de débats liminaires, le choix s’impose de lui-même. Je ne puis supposer que le Parlement ait voulu jouer d’astuce avec les administrés.

 [J’ai omis la note de bas de page.]

 

 

  • [38] Ceci dit, la décision Agustawestland International Ltd. c. Canada (Minister of Public Works and Government Services), 2006 CF 767, [2006] F.C.J. No. 961 (QL), (Agustawestland), soulève directement des questions quant à l’applicabilité des principes de Grenier aux dossiers touchant des appels d’offres. Dans Agustawestland, la Cour a décidé que la décision du ministre des Travaux publics et des Travaux gouvernementaux de refuser d’accord un contrat d’approvisionnement à un soumissionnaire rejeté pourrait être contestée légalement en regard d’un abus de procédure, d’une rupture de contrat ou d’une responsabilité délictuelle par la voie d’une action en dommages-intérêts à l’encontre de la Couronne. Le juge Kelen, au paragraphe 47 statue :

 

Dans l’arrêt Grenier c. Canada, [2005] A.C.F. no 1778, la Cour d’appel fédérale a déclaré qu’une personne ne pouvait remettre en cause indirectement, par voie d’une action en dommages‑intérêts, la légalité d’une décision pouvant faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire dans les trente jours de son prononcé, ainsi que le prévoit le paragraphe 18.1 (2) de la Loi sur les Cours fédérales. J’ajouterais que le paragraphe 18 (3) de la Loi sur les Cours fédérales dispose que les recours extraordinaires prévus aux paragraphes 18 (1) ou (2) sont exercés exclusivement par présentation d’une demande de contrôle judiciaire. L’arrêt Grenier s’applique aux décisions administratives qui peuvent en principe faire l’objet d’un contrôle judiciaire, et non aux actes pour lesquels Sa Majesté peut normalement être poursuivie en justice pour inexécution de contrat ou au titre de sa responsabilité civile délictuelle. Pour cette raison, l’action contractuelle et délictuelle de la demanderesse ne serait pas irrecevable si la demanderesse n’avait pas, contrairement à ce qu’elle a fait, introduit une instance en contrôle judiciaire portant sur le même objet.

 

  • [39] La Cour, dans Khalil c. Canada, 2007 CF 923, [2007] F.C.J. No. 1221 (QL) aux paragraphes 137-53, s’est également posé ces questions, et a finalement écarté les principes de Grenier de sa décision. Dans Khalil, les intimés soutenaient que le délai de traitement de la défenderesse de leur demande de résidence permanente leur avait causé un préjudice. Conséquemment, ils soutiennent qu’ils ont droit à des dommages-intérêts en raison de la négligence de la défenderesse (ainsi que de sa violation de leurs droits garantis par les articles 7 et 15 de la Charte).

 

  • [40] La jurisprudence des provinces quant à l’exigence légale de déposer une demande de contrôle judiciaire avant d’entreprendre une action en dommages-intérêts pour rupture de contrat ou pour responsabilité délictuelle est toujours en développement. Dans deux décisions récentes de la Cour supérieure de l’Ontario, nommément McArthur c. Procureur général du Canada (le 21 septembre 2006), Kingston, 13720/01 (Ont. S.C.J.) (McArthur) et G-Civil Inc. c. Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), [2006] O.J. No. 5092 (S.C.J.) (QL) (G-Civil), les arguments du gouvernement fédéral fondés sur Grenier ont été acceptés. Les deux dossiers ont été portés en appel. Dans la plus récente décision en cause, TeleZone Inc. c. Canada (Procureur général), [2007] O.J. No. 4766 (S.C.J.) (QL) (TeleZone), également portée en appel, l’intimé a soutenu que la Couronne (par l’entremise des actions du ministre et des fonctionnaires d’Industrie Canada), a manqué à ses obligations contractuelles émanant du processus d’émission de permis visé, ou, subsidiairement, que la Couronne était responsable pour cause de négligence dans la façon dont elle a mené son processus d’émission de permis. Le juge Morawetz a distingué ce dossier de McArthur, de G-Civil et de Grenier, puis est également revenu dans sur les enseignements dans Gestion. Il a tenu les propos suivants aux paragraphes 39 et 78-79 :

[traduction]

TeleZone cherche à obtenir des dommages-intérêts de la Couronne pour cause de rupture de contrat et de responsabilité contractuelle. La réclamation contractuelle est fondée sur le principe « Triptych » du droit d’adjudication énoncé par la Cour suprême du Canada : R. c. Ron Engineering and Construction (Eastern) Limited, [1981] 1 R.C.S. 111; M.J.B. Enterprises Ltd. c. Defence Construction (1951) Ltd., [1999] 1 R.C.S. 619; et Martel Building Ltd. c. R., [200] 2 R.C.S. 860. En vertu de cette doctrine, un contrat préliminaire, dit le « contrat A », peut découler d’une soumission en réponse à un appel d’offres. L’essentiel d’un tel contrat est que l’offre sera évaluée conformément au critère et aux procédures énoncés aux soumissionnaires. Il importe de la différencier du contrat B, lequel sera conclu à l’acceptation de l’offre. Ledit processus crée le contrat A; les modalités d’un tel contrat se trouvent dans les documents et la matrice factuelle connexe.

 

[...]

 

Je n’interprète pas la décision Gestion comme indiquant que l’action d’un entrepreneur doit être entreprise par la voie d’un contrôle judiciaire, mais plutôt que l’action pourrait être entreprise par la voie d’un tel processus. L’article 18 de la LCF est axé sur la réparation demandée par l’intimé. Le fait qu’une action entreprise en vertu d’un pouvoir fédéral puisse être soumise au contrôle judiciaire n’endigue pas la possibilité d’intenter une poursuite en dommages-intérêts contractuels ou délictuels. La disponibilité du recours en contrôle judiciaire ne vient pas exclure le dépôt d’une action de droit privé bien étayée; en outre, le contrôle judiciaire n’est pas une condition préalable au dépôt d’une réclamation civile indépendante et bien fondée.

 

À tout événement, je répète que la norme établie en regard d’une requête formulée en vertu de l’article 21 est très exigeante. La réclamation d’un intimé ne devrait pas être radiée à moins qu’il soit évident et manifeste qu’elle est vouée à l’échec. L’état du droit en Ontario ne permet pas de conclure qu’il est évident et manifeste que la réclamation de TeleZoneest vouée à l’échec.

[Je souligne.]

 

 

  • [41] Le juge Morawetz, au paragraphe 82 de TeleZone, rejette l’argument voulant que les réclamations des intimés à l’encontre de la Couronne constituent une attaque détournée à l’encontre d’une décision d’un office fédéral :

TeleZone ne conteste pas la décision du ministre dans son acte de procédure. Elle ne cherche pas à faire écarter les permis émis. Elle ne cherche pas à obtenir un permis pour elle-même. Elle cherche à obtenir des dommages-intérêts en raison d’une rupture de contrat et d’une négligence alléguées; la doctrine de l’attaque détournée ne s’applique pas. Les phrases comme « contestation de la légalité d’une décision » et « contestation d’une décision d’un agence fédérale » doivent être utilisées avec prudence dans ce contexte afin de respecter la jurisprudence de la Cour suprême du Canada en regard de la contestation incidente. Une réclamation devrait uniquement être radiée en qualité de contestation incidente si elle vise à attaquer la légalité d’une décision.

 

 

  • [42] Dans Genge c. Canada (Procureur général), 2007 NLCA 60, [2007] N.J. No. 335 (QL), les intimés ont soutenu dans leur réclamation que la Couronne fédérale en 2004 avait délibérément fait de fausses déclarations quant à la pêche au phoque dans les zones de pêche 9 à 32 dans le golfe du St-Laurent, ou avait fait preuve de négligence en lien avec celles-ci, voulant que ces zones fussent fermées, alors qu’aucune directive n’avait été émise comme l’exigent les règlements applicables. Les intimés ont réclamé des dommages-intérêts pour pertes de revenus au cours de la saison de pêche de 2004. La Couronne a soutenu qu’une cour supérieure provinciale n’avait pas la compétence en regard d’une action en responsabilité délictuelle lorsque les actions des fonctionnaires sont contestées, à moins que les intimés eussent eu gain de cause à l’issue d’un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. La Couronne a demandé la radiation de la déclaration des intimés. Le juge de la requête a conclu que la Cour suprême du Nouveau-Brunswick-et-Labrador avait la compétence pour entendre l’action puisqu’il s’agissait « essentiellement » d’une réclamation pour négligence. La requête en radiation a été rejetée. La Couronne a ensuite cherché à obtenir le renversement de cette décision. La Cour d’appel a maintenu la conclusion de la cour inférieure voulant que le juge de la requête n’ait pas commis d’erreur en ne concluant pas que la Cour fédérale avait une compétence exclusive en vertu des articles 18 et 18.1 de la LCF. Le cas échéant, il y aurait eu une restriction injustifiée de la compétence des cours supérieures provinciales à entendre les actions en négligence. De façon similaire, le juge n’a pas commis d’erreur en concluant qu’il n’était pas nécessaire d’obtenir le contrôle judiciaire d’une décision devant la Cour fédérale afin d’intenter une poursuite en dommages-intérêts. En outre, ceci viendrait restreindre indûment le droit des défendeurs d’intenter une poursuite contre la Couronne à l’intérieur d’un délai de six ans, d’obtenir un procès avec une preuve de vive voix, et d’obtenir une réparation efficace. L’appel a été rejeté.

 

  • [43] Compte tenu de plusieurs des préoccupations exprimées en regard de l’application des principes de Grenier à des dossiers semblables à l’espèce, je ne peux pas conclure que cette action est vouée à l’échelle en raison d’un vice de compétence. J’aborderai maintenant brièvement l’argument subsidiaire avancé par la défenderesse en regard du fait que d’autres parties ont, par le passé, aient suivi le processus du contrôle judiciaire afin d’obtenir un jugement déclaratoire en invalidité des prises de quota par le ministre. À mon avis, le protonotaire Morneau a commis une erreur en concluant qu’un autre contrôle judiciaire est nécessaire à ce chapitre.

 

  • [44] En 2004, le MPO a mis de côté une allocation de 400 tonnes métriques du TAC pour financer les activités ministérielles du MPO; en 2005, ce montant est passé à 480 tonnes; puis à 1 000 tonnes métriques en 2006; toujours pour le financement des activités ministérielles du MPO. Les intimés avancent que ces allocations contreviennent aux accords. De plus, l’illégalité de cet exercice discrétionnaire a déjà été établie à l’issue des contrôles judiciaires dans Larocque et dans Association des crabiers. À mon sens, il n’est pas nécessaire de déterminer si la question de la légalité constitue une chose jugée, car les intimés avancent également que la prise des quotas par le ministre contrevient aux accords. À tout événement, au cours de ses observations verbales devant notre Cour, l’avocat de la défenderesse a reconnu que bien que les parties ne fussent pas les mêmes que dans les contrôles judiciaires intervenus dans Larocque et dans Association des crabiers, il n’en demeure pas moins que la prise de quota pour financer les activités ministérielles du MPO est un acte illégal. Par conséquent, à mon opinion, l’une des questions est déjà tranchée dans l’espèce et la Couronne devrait se voir interdire d’intenter des procédures judiciaires soutenant que la prise de quota est légale. Conséquemment, j’estime qu’il serait un gaspillage de ressources judiciaires que d’exiger des intimés qu’ils obtiennent d’abord un jugement déclaratoire en invalidité de telles actions ministérielles illégales avant d’entreprendre la présente action à l’encontre de la Couronne emportant, entre autres, une demande de restitution sur fond d’enrichissement sans cause. Encore une fois, à mon humble avis, il s’agit certainement d’un cas où les principes énoncés dans Grenier ne trouvent aucune application.

 

  • [45] Je m’arrêterai pour mentionner que les intimés avancement également dans leur acte de procédure qu’ils ont investi des sommes considérables d’argent sur la foi de la parole du ministre et le caractère exécutoire de ses promesses, tant expresses et implicites, que la Couronne obtiendrait la valeur correspondante; et qu’il n’y avait aucun motif juridique à l’enrichissement sans cause de la Couronne. De plus, ayant déposé des réclamations fondées sur des fautes dans l’exercice d’une charge publique et de manquement à l’obligation fiduciaire, les intimés ont soutenu que le protonotaire a omis d’aborder ces réclamations dans ses motifs. Je partage l’avis des intimés voulant que les demandes de restitution et de réclamation sur fond d’enrichissement sans cause soient des causes d’actions séparées qui ne découlent pas nécessairement d’une conclusion en rupture de contrat ou de déclarations inexactes. La défenderesse n’a avancé aucun argument convaincant voulant que la Cour n’a pas la compétence pour entendre celles-ci. Conséquemment, il me semble que la Cour a la compétence pour entendre cette action dans son ensemble. De plus, je conclus qu’il serait contraire au principe d’obtention d’une décision sur le fond de la façon la plus juste, de la plus rapide et de la moins dispendieuse possible que d’intenter une procédure séparée de contrôle judiciaire au motif que la réclamation en responsabilité délictuelle constitue une contestation incidente de la validité de la décision. L’allégation de la défenderesse voulant que la présente action constitue un abus de procédure n’a aucun fondement et doit également être rejetée par notre Cour.

 

  • [46] Subsidiairement, la défenderesse soutient que la Loi sur les pêches et les règlements connexes doivent être liés dans leur ensemble. En outre, rien dans le libellé du régime législatif n’autorise clairement ou expressément le ministre à entraver son pouvoir discrétionnaire en regard de l’allocation de quotas de pêche. Au contraire, la défenderesse soutient que la Loi sur les pêches est rédigée d’une façon à donner au ministre une certaine souplesse dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire quant à l’attribution de permis. Le ministre peut recourir à cette souplesse de façon ponctuelle et à sa guise. Ainsi, même si la Cour a la compétence pour entendre et trancher les demandes en dommages-intérêts pour rupture de contrat, comme le reconnaît le protonotaire Morneau, il ne peut y avoir de cause d’action raisonnable en raison de la doctrine de la non-entrave. Pour cette même raison, la défenderesse soutient que le protonotaire a commis une erreur en suspendant l’action en responsabilité délictuelle (dans l’attente d’une requête en prorogation de délai pour déposer une demande de contrôle judiciaire en regard des décisions). La doctrine de la non-entrave s’applique tant aux accords qu’aux décisions.

 

  • [47] Bien que notre Cour ne soit pas liée par la décision récente de la Cour d’appel de Terre-Neuve dans Happy Adventure Sea Products (1991) Ltd. c. Newfoundland and Labrador (Minister of Fisheries and Aquaculture), 2006 NLCA 61, 277 D.L.R. (4th) 117 (Happy Adventure), la défenderesse avance que le raisonnement de celle-ci est utile dans l’espèce. Dans Happy Adventure, la question était de savoir si un ministre provincial de la Couronne pouvait, en concluant des accords, entraver l’exercice éventuel du pouvoir discrétionnaire dans l’émission des permis pour la transformation du poisson. La Cour d’appel de Terre-Neuve s’est appuyée sur une autre de ses décisions dans St. Anthony Seafoods Limited Partnership c. Newfoundland and Labrador (Minister of Fisheries and Aquaculture), 2004 NLCA 59, 245 D.L.R. (4th) 597, autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada rejetée [2004] S.C.C.A. No. 548 (QL), laquelle statue [traduction] : « la politique publique serait minée si le pouvoir discrétionnaire du ministre était entravé par les observations de ses prédécesseurs, car la capacité du ministre à répondre aux préoccupations socioéconomiques actuelles dans l’industrie des pêches pourrait être sérieusement circonscrite ».

 

  • [48] La Cour d’appel de Terre-Neuve, dans Happy Adventure, a conclu les suivantes aux paragraphes 27 et 28 :

[traduction]

La conclusion coule de source du dossier devant notre Cour voulant que l’accord n’ait pas de valeur exécutoire dans la mesure où il vient entraver le pouvoir discrétionnaire du ministre à émettre ou à refuser de délivrer un permis de transformation de poisson, ou à édicter les modalités et les conditions jugées appropriées par le ministre (en vertu du paragraphe 5 (2) de la Loi), et souhaitables et nécessaires (paragraphe 32 (2) des règlements).

 

Conséquemment, les demandes des entreprises visant à obtenir un jugement déclaratoire voulant que le ministre ne puisse réduire leur quota de pêche au crabe, et à obtenir des dommages-intérêts liés à celui-ci, doivent être rejetées.

 

 

  • [49] La défenderesse souligne également la décision Pacific National Investments Ltd. c. Victoria (City), [2000] 2 R.C.S. 919 (Pacific 1), dans laquelle la Cour suprême du Canada a refusé de maintenir un accord signé par la ville de Victoria, lequel comprenait une promesse implicite de conserver le zonage tel quel pendant une période définie. Dans Pacific 1, à l’instar de l’espèce, il a été allégué qu’en cas de non-conformité, la Ville verserait des dommages-intérêts au développeur. Or, les intimés soutiennent que Pacific 1 se distingue de l’espèce par des faits et les pouvoirs légaux en puissance. Ils soutiennent que les pouvoirs administratifs du ministre en vertu de la Loi sur les pêches sont d’une nature et d’une portée complètement différentes des pouvoirs législatifs de la Ville dans Pacific 1. En effet, dans Pacific 1, la Cour a examiné les pouvoirs législatifs dévoués aux municipalités par la législature provinciale et a déterminé qu’ils se limitaient à promulguer des lois sur certains sujets précisément énumérés.

 

  • [50] Les intimés soutiennent que la question est à savoir si les accords allégués lient la Couronne ou constitue une entrave illégale au pouvoir discrétionnaire du ministre en vertu de l’article 7 de la Loi sur les pêches (comme l’a décidé sans preuve le protonotaire Morneau) soulèvent des questions complexes de faits et de droit. En effet, cette question ne devrait pas être résolue, en l’absence de preuve, et à un stade aussi hâtif de la procédure. Les intimés soutiennent que les pouvoirs conférés au ministre en vertu de l’article 7 de la Loi sur les pêches ont une portée extrêmement vaste. En outre, les pouvoirs du ministre sont suffisamment élargis pour permettre au ministre de signer des contrats comme l’accord et d’être lié par des modalités implicites exigeant qu’il verse des dommages-intérêts en cas de rupture desdits accords. La législation et les règlements actuels entrevoient clairement la prise de décisions et d’arrangements à long terme permettant de faire avancer les intérêts supérieurs de la gestion des pêches. Ainsi, le protonotaire Morneau a commis une erreur de fait et de droit lorsqu’il a déterminé que les accords ne peuvent pas avoir force exécutoire, car ils constituent une entrave illégale à la discrétion ministérielle. Le ministre a l’autorité légale de délivrer des permis pour des périodes s’étirant jusqu’à 9 ans. Les intimés soutiennent que le ministre est habilité à conclure des contrats comme les accords.

 

  • [51] Dans Adefarakan c. Toronto (City), [2000] O.J. No. 3555 (S.C.J.) (QL) (Adefarakan); autorisation d’interjeter appel refusée [2001] O.J. No. 2491 (Div. Ct.) (QL), les intimés étaient tous chauffeurs de taxi ayant eu l’occasion de participer pleinement à l’enquête, à la consultation et aux assemblées publiques entreprises par la ville et la commission des permis avant l’entrée en vigueur du règlement municipal visé. Les intimés soutiennent dans ce dossier que les dispositions du règlement municipal correspondaient au contrat qu’ils avaient convenu avec la ville à la suite d’une offre, d’une acceptation et d’un examen conjoint avant l’entrée en vigueur du règlement municipal. Le juge Wilkins a rejeté la requête du demandeur visant à faire rejeter l’action des intimés. Au paragraphe 32, il a affirmé que l’élément significatif et inédit de l’acte de procédure était la suggestion non seulement de l’existence d’un contrat, mais d’un contrat visant à demeurer indépendant de l’exercice par la ville de son pouvoir de réglementation.

 

  • [52] Le juge Wilkins a tenu les propos suivants au paragraphe 30 d’Adefarakan :

[traduction]

Ceci n’est pas la position des défendeurs [les intimés]; ils n’estiment pas que leur relation contractuelle eut entravé la Ville dans l’exercice de ses pouvoirs de réglementation. Au contraire, les défendeurs soutiennent que la promulgation du règlement par la Ville était réglementaire, mais qu’en raison des droits et des privilèges conférés qui leur ont été conférés par l’ancienne liste des chauffeurs, la Ville s’était positionnée comme partie à un contrat concurrent ou cumulatif. Ce contrat n’est pas seulement de nature réglementaire, mais il vient créer les fonctions ministérielles, administratives et commerciales de la municipalité. Par conséquent, une rupture de celui-ci devrait être susceptible d’exécution forcée, car ses modalités comprennent des considérations conjointes. En outre, en échange des considérations accordées par les membres figurant sur la liste des chauffeurs, la Ville d’agir en gardien en obtenant les plaques des propriétaires, lesquelles pouvaient être converties en titre économique au moment de la vente, et en permettant l’utilisation de chauffeurs remplaçants, ce qui augmentait le revenu annuel des personnes figurant sur la liste des chauffeurs. La perte de ces modalités découlant de l’arrangement contractuel convenu a généré une perte économique pour les intimés en défense de la présente requête.

 

 

  • [53] Dans leurs observations, les intimés se sont également appuyés sur la décision Wells c. Newfoundland, [1999] 3 R.C.S. 199 (Wells), une autre décision de la Cour suprême (examinée dans Pacific 1), pour étayer leur argument voulant que la Couronne puisse être tenue responsable de rupture de contrat si, par son action législative, elle prive une partie à un contrat de ses droits contractuels. Il y a donc une distinction entre la question de savoir si la Couronne a le droit de prendre une mesure; et si la Couronne peut se soustraire aux conséquences légales de celle-ci. En outre, une décision dite légale, au sens que la Couronne avait le droit de la prendre, peut néanmoins constituer une rupture de contrat. La décision Wells vient appuyer la proposition selon laquelle la Couronne, à défaut d’avoir explicitement exclut sa responsabilité, est responsable d’un point civil à l’instar de toute autre partie. Au passage, je remarque le juge Lebel a distingué Wells dans Pacific 1 au motif que Wells ne traitait pas d’un contrat régissant l’exercice des pouvoirs législatifs municipaux. L’accord contesté demeurait un contrat d’affaires en lien à l’embauche de hauts fonctionnaires : Pacific 1, précité au paragraphe 62. Dans l’espèce, il y a un argument défendable quant à l’applicabilité du principe général de Wells, malgré sa distinction de Pacific I.

 

  • [54] À cette étape, il n’y a aucune preuve appropriée devant notre Cour; je ne suis donc pas en mesure de décider si les accords sont assimilables à des permis de pêche. Supposons (comme l’a fait le protonotaire aux fins de la présente requête en radiation), sans rendre une conclusion expresse quant aux faits, que le ministre a conclu les accords, la question sera de savoir si les accords ont force exécutoire ou non, ainsi que s’ils emportent un fond menant à une action en dommages-intérêts pour rupture de contrat (ou subsidiairement, en responsabilité délictuelle). La légalité ou le caractère exécutoire de ces accords est une question mixte de fait et de droit. Toute fausse déclaration ou promesse formulée par la Couronne est question purement factuelle qui se doit d’être tranchée après avoir entendu les témoins. Par conséquent, à ce stade-ci, je ne peux pas conclure que la réclamation pour rupture de contrat ou en responsabilité délictuelle des intimés ne divulgue pas une cause raisonnable d’action. Je partage l’avis des intimés voulant que la question de savoir si les accords allégués constituent une entrave illégale au pouvoir discrétionnaire du ministre (ce qui les rendrait non exécutoires) soit une question complexe de faits et de droit qui ne peut être tranchée dans le cadre d’une requête en radiation. Si j’accorde la présente requête en radiation, ceci reviendrait à dire que j’ai accepté à cette étape que les accords soient illégaux ou non exécutoires : une conclusion que je ne peux simplement pas rendre dans l’abstrait, sans effectuer une analyse de la preuve pertinente et du contenu desdits accords (ni l’un ni l’autre de ces éléments n’étant devant notre Cour).

 

  • [55] À cette étape-ci, les faits avancés par les intimés doivent être présumés véridiques. La preuve au procès pourrait, ainsi, mener la Cour a conclure qu’il y a eu rupture de contrat, fausses déclarations ou enrichissement sans cause. Par conséquent, étant donné le nombre de dossiers ayant remis en cause la portée de la décision Grenier, je ne peux pas conclure à cette étape-ci, fondé uniquement sur les motifs de compétence soulevés par la défenderesse, que les réclamations des intimés sont vouées à l’échec. En l’occurrence, les intimés soutiennent que tant la législation que les motifs des politiques publiques concurrentes exigent que le ministre soit lié par les modalités implicites des accords. Ainsi, notre Cour n’a plus devant elle qu’une allégation voulant que la Couronne, par l’entremise du ministre et de ses actions, administratives, légales ou autres, est en rupture de ses obligations contractuelles de droit privé. Par conséquent, sans décider sur le fond, il existe un argument défendable voulant qu’il puisse y avoir une demande d’indemnisation valide.

 

  • [56] Il est également clair que les intimés ne peuvent pas, par cette action, forcer le ministre à utiliser son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 7 de la Loi sur les pêches, d’une certaine façon (voir par exemple Joncas c. Canada (1993), 75 F.T.R. 277, [1993] A.C.F. no 973 (QL)). Par conséquent, la demande de réparation en nature en regard des accords est grevée d’un vice fondamental. Cependant, je ne suis pas convaincu, à cette étape-ci, que l’action en dommages-intérêts ou en restitution pour rupture de contrat et responsabilité délictuelle, incluant de fausses déclarations et un enrichissement sans cause, devrait être radiée par notre Cour. La défenderesse n’est tout simplement pas déchargée de l’imposant fardeau de démontrer à la Cour que cette action ne peut pas obtenir gain de cause à l’issue d’un procès.

 

  • [57] À la lumière des enjeux de politiques publiques concurrents et de la jurisprudence incohérente dans ce domaine, je ne peux pas conclure à cette étape-ci qu’il est évident et manifeste que la réclamation en rupture de contrat ou en responsabilité délictuelle des intimés est vouée à l’échec. Il est généralement accepté qu’un gouvernement ne peut pas s’engager contractuelle à légiférer, ou à s’abstenir de légiférer, en regard d’une question particulière pour l’avenir, car cela reviendrait à nier la souveraineté parlementaire (voir Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525, à la page 548). Par contre, comme l’ont remarqué Peter W. Hogg et Patrick J. Monahan dans Liability of the Crown, 3e Ed. (Carswell, 2000), à la page 234 [traduction] : « le seul fait que l’exécutif ne puisse pas contrôler le comportement éventuel d’une législature ne constitue pas une raison interdisant à un gouvernement de conclure des contrats conférant à une partie certains droits à l’égard d’une autorisation ou d’une législation ».

 

  • [58] Hogg et Monahan font référence à la décision United States c. Winstar Corp. (1996), 518 U.S. 839, dans laquelle un ministère du gouvernement américain avait promis à certains investisseurs qu’ils recevraient un traitement réglementaire favorable s’ils reprenaient les épargnes en péril cours de la crise des épargnes et des prêts au cours des années 1980. Puis, en 1989, le Congrès avait adopté une loi qui ne respectait pas les promesses formulées aux investisseurs, et ceux-ci avaient poursuivi le gouvernement pour rupture de contrat. Maintenant la réclamation des intimés, la Cour suprême des États-Unis avait remarqué que la promesse d’un traitement réglementaire favorable ne venait pas priver le Congrès de son pouvoir législatif. Cependant, elle signifiait que si le Congrès allait à l’encontre de ces promesses, le gouvernement devrait dédommager les investisseurs pour toutes les pertes connexes. Hogg et Monahan ont ensuite fait référence à la décision Re Ontario Public Service Employees Union and Attorney General for Ontario (1995), 26 O.R. (3e) 740 (Div. Ct.) (OPSEU), laquelle portait sur la légalité d’un décret entériné sans consulter le syndicat en demande, contrairement aux modalités convenues avec le gouvernement provincial. Dans OPSEU, le syndicat a intenté une action en jugement déclaratoire visant à invalider le décret. Il s’appuyait sur le fait que les modalités de l’accord avaient été intégrées à la loi provinciale. Mais qu’advient-il si le gouvernement provincial refuse d’entériner la législation nécessaire, puis va à l’encontre des modalités de l’entente? Dans OPSEU, le gouvernement provincial aurait pu être tenu responsable de verser des dommages-intérêts, selon Hogg et Monahan.

 

  • [59] Dans l’espèce, les fausses déclarations formulées par les fonctionnaires du MPO ainsi que la promesse implicite comprise dans les accords ont été effectuées indépendamment de l’exercice du pouvoir d’attribution de permis. Ni le Parlement ni le gouverneur-en-conseil n’ont été nécessaires à l’adoption des nouvelles dispositions législatives ou réglementaires.

 

  • [60] Je remarque au passage que l’avocat des intimés a affirmé à l’audience qu’ils ne cherchaient plus à obtenir une réparation en nature en regard de l’accord. L’avocat des intimés a également confirmé que la déclaration devait être lue dans son ensemble et a souligné la volonté des intimés à la modifier, si tel est souhaitable, ou à fournir de plus amples détails à la défenderesse avant qu’elle dépose sa défense. Étant donné l’état du dossier, les délais prévus pour ce faire seront prorogés par la Cour à sa discrétion.

 

CONCLUSION

  • [61] Étant donné que je rends une décision en appel de novo, et pour les motifs susmentionnés, je suis de l’avis que l’action devrait être autorisée à poursuivre son cours. La demande de réparation en nature en regard des accords doit être radiée en raison d’un vice fondamental. Je ne laisse pas entendre ici que les réclamations restantes des intimés vont probablement obtenir gain de cause, ou que la défenderesse n’a aucun autre recours. Par exemple, la défenderesse pourrait déposer une requête pour obtenir davantage de renseignements plus précis quant aux allégations de rupture de contrat figurant dans la déclaration des intimés (voir article 181 et Huzar et al. c. Canada et al., [1997] F.C.J. No. 1556 (QL) aux paragraphes 32-33 pour obtenir des conseils utiles à ce chapitre).

 

  • [62] De façon similaire, une fois qu’elle aura déposé sa défense ou, plus tôt sur autorisation de la Cour, la défenderesse peut également déposer une requête en jugement sommaire conformément à au paragraphe 213 (2), à condition de satisfaire aux conditions nécessaires : voir paragraphes 216 (1) et (3); Premakumaran c. Canada, 2006 CAF 213, [2006] F.C.J. No. 893 (QL); autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada rejetée [2006] S.C.C.A. No. 342; Trojan Technologies Inc. c. Suntec Environmental Inc., 2004 CAF 140,[2004] F.C.J. No. 636 (QL); autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada rejetée [2004] S.C.C.A. no 283 (QL)).

  • [63] En conclusion, sauf indication contraire dans l’ordonnance ci-jointe, la requête en radiation est rejetée et la requête en appel est accueillie avec dépens payables aux intimés dans les deux cas. La Cour statuera également dans son ordonnance sur les modifications, les modalités et le délai pour signifier et déposer la défense.


ORDONNANCE

 

  LA COUR ORDONNE que :

 

1.  Sauf indication contraire dans la présente ordonnance, la requête en radiation est rejetée et la requête en appel est accueillie avec dépens payables aux intimés dans les deux cas.

 

2.  L’ordonnance rendue le 6 septembre 2007 par le protonotaire Morneau est écartée, exception faite de l’élément suivant : la partie de la déclaration demandant une réparation en nature en regard des accords (comme définis à celle-ci) est radiée.

 

  1. La défenderesse peut demander davantage de détails aux intimés par lettre, ou autrement par voie de signification et de dépôt d’une requête à l’intérieur d’un délai de 45 jours de la présente ordonnance.

 

  1. Les intimés peuvent signifier et déposer une déclaration amendée dans les 45 jours de la présente ordonnance.

 

  1. Le délai pour signifier et déposer la défense de la défenderesse est prorogé à la dernière des dates suivantes :

 

  • (a) 60 jours de la présente ordonnance;

  • (b) 30 jours après la signification et le dépôt de la déclaration amendée, le cas échéant;

  • (c) 30 jours après la signification et le dépôt d’une demande de renseignements détaillés, le cas échéant;

 

6.  Tout juge ou protonotaire peut proroger, sur requête, l’un ou l’autre des délais précédemment indiqués.

 

 

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :  T-378-07

INTITULÉ :  ROBERT ARSENAULT, JOSEPH AYLWARD, WAYNE AYLWARD, JAMES BUOTE, RICHARD BLANCHARD, EXÉCUTEUR DE LA SUCCESSION DE MICHAEL DEAGLE, BERNARD DIXON, CLIFFORD DOUCETTE, KENNETH FRASER, TERRANCE GALLANT, DEVIN GAUDET, PETER GAUDET,

RODNEY GAUDET, TAYLOR GAUDET, CASEY GAVIN, JAMIE GAVIN, SIDNEY GAVIN, DONALD HARPER, CARTER HUTT, TERRY LLEWELLYN, IVAN MacDONALD, LANCE MacDONALD, WAYNE MacINTYRE, DAVID McISAAC, GORDON L. MacLEOD, DONALD MAYHEW, AUSTIN O’MEARA et BOYD VUOZZO c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  Charlottetown, Île-du-Prince-Édouard

 

DATE DE L’AUDIENCE :  Le 18 janvier 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :  MARTINEAU J.

 

DATE DU JUGEMENT :  Le 5 mars 2008 

 

COMPARUTIONS :

 

M. Kenneth L. Godfrey

M. Brandon MacKenzie

 

POUR LES DEMANDEURS

M. Reinhold M. Endres, Q.C.

Mme Patricia MacPhee

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Campbell, Lea

Charlottetown, Île-du-Prince-Édouard

 

POUR LES DOMENDEURS

John H. Sims, Q.C.

Sous-procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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