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Date : 20080304

Dossier : IMM-2330-07

Référence : 2008 CF 296

Ottawa (Ontario), le 4 mars 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE O'KEEFE

 

 

ENTRE :

JASWANT SINGH DHALIWAL

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

LE JUGE O’KEEFE

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) en vue d’obtenir le contrôle judiciaire d’une décision en date du 29 mai 2007 par laquelle la Section d’appel de l’immigration (la SAI) a rejeté l’appel de la mesure de renvoi prise contre le demandeur.

 

[2]               Le demandeur réclame que la décision soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAI pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

Contexte

 

[3]               Jaswant Singh Dhaliwal (le demandeur) est un citoyen de l’Inde. Il a d’abord tenté d’immigrer au Canada en tant que personne à charge de sa mère, qui était parrainée par la sœur du demandeur en tant que membre de la catégorie du regroupement familial. Le 13 janvier 1994, une demande de résidence permanente a été présentée au nom du demandeur. Un visa d’immigrant a été délivré le 25 mai 1994 au demandeur, à qui la résidence permanente a été octroyée le 26 juin 1994. Le 8 août 1995, le demandeur a soumis une demande de parrainage pour le compte de sa fiancée de l’époque, Ravinder Kaur Danoa. Le 2 février 1996, le demandeur s’est rendu en Inde, où il a épousé sa fiancée dans un temple de Parsrampur. Le demandeur affirme que c’était la première fois qu’ils se rencontraient, étant donné que leur mariage avait été arrangé par un parent au Canada. Le 11 février 1996, un certificat de mariage a été délivré à Jalandhar. Le demandeur est rentré seul au Canada en février 1996. Le 6 mars 1996, une demande de résidence permanente a été soumise au nom de Ravinder Kaur Danoa. Cette demande a été refusée le 24 juin 1997.

 

[4]               Le 3 décembre 1998, Ravinder Kaur Danoa a été appréhendée à l’aéroport Indira Ghandi de New Delhi alors qu’elle s’apprêtait à s’envoler pour le Canada munie d’un visa frauduleux. Le demandeur a expliqué que le père de son épouse avait obtenu le visa pour sa fille et qu’il n’avait pas été mis au courant plus tôt de ces faits. Le 11 décembre 1998, l’appel interjeté du refus du parrainage a été accueilli et, le 1er avril 1999, une seconde demande de résidence permanente a été soumise au nom de Ravinder Kaur Danoa.

 

[5]               Il semble qu’avant le 4 septembre 2000, les autorités de l’immigration avaient reçu une lettre anonyme qui mettait en doute l’identité du demandeur, ce qui avait provoqué deux enquêtes sur le terrain. Il semble que l’auteur de cette lettre affirmait qu’au moment où sa demande d’immigration au Canada était traitée, le demandeur était déjà marié et avait une fille. L’auteur de la lettre alléguait aussi que le demandeur avait usurpé l’identité de son frère cadet, qui était célibataire, pour pouvoir remplir les conditions requises pour être considéré comme personne à charge célibataire de sa mère pour pouvoir être admis au Canada, et que le demandeur avait depuis « remarié » sa femme.

 

[6]               Le 4 septembre 2000, Larry Caroll et Philip Lupul, des fonctionnaires de l’immigration du haut-commissariat du Canada à New Delhi, ont procédé à la première de deux enquêtes sur le terrain dans le village de Madhopur où l’on croyait que la famille élargie du demandeur avait résidé (la première enquête). Le 12 octobre 2000, une déclaration solennelle concernant les conclusions de la première enquête a été signée (la première déclaration). Le 11 mars 2002, une seconde enquête sur le terrain a été ouverte à Madhopur (la seconde enquête) par Gaynor Rent, qui était alors troisième secrétaire au haut-commissariat du Canada à New Delhi. Les deux enquêtes ont produit les mêmes conclusions, en l’occurrence que la personne qui vivait au Canada était Narinder Singh Dhaliwal, tandis que Jaswant Singh Dhaliwal habitait en Inde et que Narinder avait usurpé l’identité de son frère cadet Jaswant pour se faire passer pour personne à charge célibataire de sa mère accompagnant cette dernière.

 

[7]               Entre les deux enquêtes sur le terrain, la demande de résidence permanente de l’épouse du demandeur a été refusée le 5 février 2001 pour cause de non‑admissibilité au sens de l’article 19 de l’ancienne Loi.

 

[8]               Le 5 septembre 2002, le demandeur a été déclaré interdit de territoire par application de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR. Le 19 septembre 2002, le rapport d’interdiction de territoire a été transmis à la Section de l’immigration (SI) pour enquête. La SI a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur, qui prétendait être Jaswant Singh Dhaliwal, était en réalité Narinder Singh Dhaliwal et que, lorsqu’il avait été parrainé en vue d’immigrer au Canada en 1991, il était déjà marié à Ravinder Kaur Danoa. La SI a par conséquent conclu que le demandeur avait fait une fausse déclaration au sujet d’un fait important dans sa demande en usurpant l’identité de son frère cadet célibataire pour être admissible à un parrainage dans la catégorie du regroupement familial en tant que personne à charge de sa mère. En conclusion, la SI a conclu que le demandeur était interdit de territoire par application de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR. En conséquence, une mesure d’exclusion a été prise le 27 mai 2004.

 

[9]               La Section d’appel de l’immigration (la SAI) a instruit l’appel de la mesure de renvoi le 9 août 2006 et le 10 janvier 2007. Le 29 mai 2007, la SAI a conclu que la décision de la SAI était fondée en droit et que le demandeur s’était fait passer pour son frère cadet pour pouvoir être inscrit comme personne à charge dans la demande de résidence permanente de sa mère et pour pouvoir ensuite obtenir la résidence permanente au Canada. Il s’agit du contrôle judiciaire de la décision de la SAI.

 

La décision de l’agent

 

[10]           Dans une décision datée du 29 mai 2007, la SAI a rejeté l’appel interjeté par le demandeur de la mesure de renvoi prise contre lui le 27 mai 2004. La SAI a expliqué que la question déterminante était celle de savoir si le demandeur avait usurpé l’identité de son frère cadet pour pouvoir immigrer au Canada en tant que personne à charge célibataire de sa mère.

 

[11]           La SAI a expliqué que l’évaluation des éléments de preuve relatifs aux enquêtes revêtait une importance capitale pour la décision ultime. La SAI a tenu compte de l’argument du demandeur suivant lequel les éléments de preuve qui se dégageaient des enquêtes étaient erronés, mais elle a conclu qu’il était peu probable que les deux enquêtes sur le terrain produisent des résultats semblables si les renseignements présentés étaient inexacts. La SAI a fait observer que, dans les deux enquêtes, plusieurs villageois avaient spontanément identifié une photo du demandeur comme étant celle de Narinder Singh. De plus, les villageois semblaient bien connaître certains détails relatifs à la vie de famille du demandeur, tels que l’endroit où se trouvait sa maison, le fait qu’il était marié, qu’il était parti à l’étranger six ou sept ans avant 2000 et qu’il avait à l’époque une fille.

 

[12]           La SAI n’a pas retenu l’argument du demandeur suivant lequel Arun Kumar, l’interprète engagée au cours des enquêtes, ne parlait pas couramment le punjabi. La SAI a conclu qu’il était contraire au bon sens que les deux enquêteurs engagent comme interprète une personne qui ne parlait pas la langue parlée dans le village. Par ailleurs, le frère du demandeur désignait l’interprète dans son témoignage comme « le Punjabi ». La SAI a conclu que ces faits ébranlaient de toute évidence tout argument que l’interprète ne parlait pas le punjabi. La SAI a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que Arun Kumar parlait couramment le punjabi et qu’elle était en mesure de communiquer au cours des deux enquêtes.

 

[13]           En ce qui concerne les déclarations solennelles dans lesquelles des habitants du village relatent les réponses qu’ils avaient antérieurement données aux questions des enquêteurs, la SAI a expliqué qu’elle avait de bonnes raisons de préférer les déclarations antérieures des villageois. La SAI a estimé que les explications données par les villageois pour justifier leurs « erreurs » n’étaient pas très convaincantes.

 

[14]           La SAI a fait remarquer que lorsqu’on lui avait demandé la première fois de décliner son identité, le frère du demandeur avait insisté pour dire qu’il était Jaswant Singh, mais que lorsqu’il s’était rendu compte que les fonctionnaires qui l’interrogeaient provenaient du haut‑commissariat du Canada, il avait affirmé qu’il s’appelait Narinder Singh. La SAI n’a pas retenu l’explication du demandeur suivant laquelle son frère n’avait pas compris la question qui lui était posée. La SAI a estimé que le frère du demandeur n’avait pas avancé d’explication satisfaisante au sujet de son apparente confusion quant à sa propre identité.

 

[15]           En ce qui concerne le mariage du demandeur, la SAI a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le mariage qui avait été contracté le 2 février 1996 entre le demandeur et Ravinder Kaur Danoa n’était pas leur premier et qu’au moment où le demandeur avait immigré au Canada, ils étaient déjà mariés. La SAI en est arrivée à cette conclusion en se fondant sur les éléments de preuve suivants :

  • les déclarations des villageois, à savoir Amarjeet Singh et Gurmeet Kaur, qui ne sont pas revenus sur leurs déclarations;
  • l’affidavit souscrit le 24 mars 1993 par le frère de l’épouse du demandeur qui affirmait que sa sœur était mariée à l’époque;
  • l’affidavit souscrit le 13 mars 1995 par le beau-père du demandeur qui affirmait que sa fille, Ravinder Kaur, était mariée à l’époque;
  • le témoignage du frère du demandeur qui affirmait que, comme son frère et ses épouses portaient le même nom, Ravinder Kaur, son père surnommait sa femme « Simroo », ce qui n’était possible que si le demandeur avait épousé Ravinder Kaur avant la mort de son père, laquelle est survenue avant la date du présumé mariage, le 2 février 1996.

 

[16]           Pour ce qui est de la présumée fille aînée du demandeur, la SAI n’a pas ajouté foi aux rapports médicaux soumis par le demandeur suivant lesquels c’était la première fois que l’épouse du demandeur devenait enceinte en 2001. La SAI a fait observer que les rapports médicaux donnaient des dates contradictoires en ce qui concerne la date de naissance de la femme du demandeur et elle a signalé que la femme du demandeur avait simplement dit au médecin que c’était sa première grossesse.

 

[17]           En conclusion, après avoir examiné l’ensemble de la preuve, la SAI a conclu que le demandeur avait usurpé l’identité de son frère pour pouvoir immigrer au Canada. La SAI a conclu que le demandeur avait agi de propos délibéré et qu’il cherchait à induire en erreur au sujet de l’application de l’ancienne Loi et qu’il avait effectivement induit les autorités en erreur. La SAI a par conséquent conclu que le demandeur avait contrevenu à l’alinéa 40(1)a) de la LIPR et qu’il était en conséquence interdit de territoire pour fausses déclarations.

 

[18]           La SAI s’est ensuite penchée sur la question des considérations d’ordre humanitaire. Elle a estimé que le demandeur ne méritait pas que son appel soit accueilli pour des raisons d’ordre humanitaire. La SAI a reconnu que le demandeur était un résident du Canada depuis 1994 et qu’il s’était depuis passablement bien établi. La SAI a toutefois conclu que, sans la fausse déclaration qu’il avait délibérément faite, le demandeur ne bénéficierait pas de ce statut. En conclusion, la SAI a estimé qu’il n’y avait pas suffisamment de facteurs d’ordre humanitaire pour justifier la prise d’une mesure spéciale en faveur du demandeur.

 

[19]           Sur le fondement de cette analyse, la SAI a rejeté l’appel interjeté par le demandeur de la mesure d’exclusion prise conte lui le 27 mai 2004.

 

Questions à trancher

 

[20]           Le demandeur a soumis à notre examen la question suivante :

            1.         La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en ignorant et en interprétant mal certains éléments de preuve et en tirant des inférences qui ne reposaient pas sur la preuve?

 

[21]           Je reformulerai ainsi les questions en litige :

            1.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

            2.         La SAI a-t-elle commis une erreur en n’évaluant pas le mariage du frère du demandeur en fonction de l’hypothèse que le demandeur avait usurpé l’identité de son frère pour pouvoir immigrer au Canada en tant que personne à charge?

            3.         La SAI a-t-elle commis une erreur en concluant que l’interprète était capable de traduire vers le punjabi?

            4.         La SAI a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur avait usurpé l’identité de son frère pour pouvoir immigrer au Canada?

            5.         La SAI a-t-elle commis une erreur dans son examen des facteurs d’ordre humanitaire en l’espèce?

 

Prétentions et moyens du demandeur

 

[22]           Suivant le demandeur, la SAI n’a pas tenu compte de l’ensemble de la preuve pour conclure qu’il avait fait une fausse déclaration au sujet de son identité et de son état matrimonial. Il soutient que la décision de la SAI méconnaît le fait que la preuve présentée par le demandeur mine irrémédiablement la thèse du ministre. Le demandeur affirme que, dans sa décision, la SAI a retenu une partie des allégations du ministre sans analyser les éléments de preuve qui ébranlaient ses autres allégations. Voici quelques-uns des éléments de preuve invoqués par le demandeur au soutien de cet argument :

  • les déclarations du demandeur et de son frère qui ont attesté qu’ils avaient tous les deux épousé une femme nommée Ravinder Kaur, mais qu’il s’agissait de deux femmes différentes. L’épouse du demandeur s’appelle Ravinder Kaur Danoa et elle a eu avec le demandeur une fille appelée Gurvir Kaur. L’épouse du frère du demandeur s’appelle Ravinder Kaur Hotti; elle a eu avec le frère du demandeur une fille appelée Jasdeep Kaur;
  • les éléments de preuve provenant de l’analyse génétique certifiant la paternité et la maternité de Guivir Kaur et de Jasdeep Kaur;
  • un rapport médical dans lequel le médecin de Ravinder Kaur Danoa affirme avoir examiné cette dernière alors qu’elle était enceinte et confirmant que c’était sa première grossesse.

 

[23]           Le demandeur soutient que deux des principales conclusions du ministre sont absurdes, au vu de la preuve. Premièrement, compte tenu du fait que le frère du demandeur était déjà marié et qu’il avait un enfant lorsque le demandeur a immigré au Canada, il est absurde de considérer qu’il avait usurpé l’identité de son frère pour pouvoir être admis au Canada en tant que personne à charge célibataire. Le demandeur ajoute que le défaut de la SAI d’apprécier le mariage de son frère et de vérifier en quoi il contredisait la thèse des autorités de l’immigration constitue une erreur. Le demandeur affirme que la SAI disposait d’affidavits attestant le fait que son frère était marié en 1988. Ces éléments d’information minent l’allégation centrale de la thèse des autorités de l’immigration et la SAI aurait par conséquent dû en tenir compte.

 

[24]           Deuxièmement, la thèse initiale du ministre était que le demandeur avait eu un enfant avec Ravinder Kaur avant d’immigrer au Canada. Le ministre a d’abord soutenu que cet enfant était une fille nommée Jasdeep Kaur. Le demandeur explique que lorsque les éléments de preuve provenant de l’analyse génétique ont été produits pour prouver que le demandeur n’était pas le père biologique de Jasdeep Kaur, les fonctionnaires de l’immigration ont modifié leur thèse pour dire qu’ils ne prétendaient pas que la fille en question était nécessairement Jasdeep Kaur. Le demandeur affirme qu’il était déraisonnable de la part de la SAI d’accepter que le ministre modifie ainsi sa thèse initiale. Le demandeur fait observer qu’aucun autre nom n’a été mentionné en ce qui concerne la présumée fille aînée du demandeur.

 

[25]           Le demandeur s’est également élevé contre les lacunes qui auraient entaché les enquêtes en matière d’immigration. Le demandeur relève les erreurs et les lacunes factuelles suivantes en ce qui concerne les enquêtes :

  • La photo jointe à titre d’annexe E à la déclaration solennelle de Larry Caroll (fonctionnaire de l’immigration) montre une fille qui a été identifiée comme étant la nièce du demandeur. Le demandeur a cependant affirmé qu’il n’avait aucun lien de parenté avec cette fillette.
  • La photo jointe à titre d’annexe G à la déclaration solennelle de Larry Caroll (fonctionnaire de l’immigration) montre une fille qui a été identifiée comme étant Harvinder Kaur. Le demandeur a toutefois déclaré lors de son contre-interrogatoire qu’il s’agissait en fait de Satinder Kaur.
  • Le fonctionnaire qui a mené la première enquête n’a jamais témoigné.
  • La fonctionnaire qui a mené la seconde enquête (Mme Rent) a déclaré que l’enquête avait été plutôt brève et qu’elle n’avait duré qu’une trentaine de minutes. Elle a aussi affirmé qu’elle ne disposait d’aucun renseignement de base au dossier, qu’elle ne se rappelait de rien de précis en ce qui concerne l’enquête menée sur le terrain et qu’au cours de l’enquête, les autorités de l’immigration avaient déjà en tête une hypothèse qu’ils cherchaient à établir.

 

[26]           Le demandeur a expliqué que, comme il a déjà vécu dans ce village et qu’il connaît les villageois, son témoignage aurait dû être préféré à celui des autorités de l’immigration. Par ailleurs, rien ne permet de savoir quelles pièces d’identité des villageois ont été vérifiées, si tant est qu’on les a vérifiées. Le demandeur explique que ces éléments soulèvent des doutes sérieux au sujet de la crédibilité et de la fiabilité du déroulement des enquêtes.

 

[27]           Le demandeur ajoute que la SAI a commis une erreur en concluant que Arun Kumar, l’interprète dont les autorités de l’immigration ont retenu les services au cours de leurs enquêtes, parlait couramment le punjabi. Suivant le demandeur, il ressort de son affidavit et de celui des villageois qu’on s’est buté à d’importantes barrières linguistiques au cours des enquêtes en matière d’immigration. Le demandeur signale qu’il n’existe aucun élément de preuve objectif démontrant que l’interprète parlait couramment le punjabi. Le demandeur ajoute que le fait que son frère a désigné l’interprète comme étant « le Punjabi » visait la race de l’interprète et non ses compétences linguistiques.

 

[28]           Le demandeur affirme enfin que la SAI a commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas suffisamment de facteurs d’ordre humanitaire pour justifier la prise d’une mesure spéciale en faveur du demandeur compte tenu de l’ampleur des fausses déclarations de ce dernier. Suivant le demandeur, la SAI a négligé de tenir compte des conséquences que son renvoi aurait sur sa mère âgée.

 

Prétentions et moyens du défendeur

 

[29]           Le défendeur soutient que le demandeur n’a pas réussi à démontrer que la décision de la SAI est manifestement déraisonnable. Le défendeur affirme que les deux enquêtes distinctes ont abouti aux mêmes conclusions. La SAI a clairement identifié les éléments de preuve sur lesquels ces conclusions reposaient :

  • Plusieurs villageois ont spontanément identifié une photo du demandeur comme étant celle de Narinder et non celle de Jaswant;
  • Les villageois ont précisé l’endroit où se trouvait la maison familiale du demandeur, savaient qu’il était marié, qu’il se trouvait à l’étranger depuis six ou sept au moment de l’enquête de 2000 et qu’il avait à l’époque une fille;
  • Trois voisins ont identifié catégoriquement le frère du demandeur comme étant Jaswant lorsqu’ils ont conduit les enquêteurs à la maison de Dhaliwal;
  • Les déclarations notariées signées par des résidents du village à l’appui du demandeur et qui attestaient que, lorsqu’ils les avaient identifiés, ils étaient confus au sujet des surnoms attribués, n’étaient pas convaincantes;
  • Lorsque Larry Carroll (fonctionnaire de l’immigration) l’a rencontré, le frère du demandeur s’est identifié comme étant Jaswant. Il a par la suite déclaré qu’il était Narinder lorsqu’il a été interrogé au sujet de son passeport et qu’on lui a demandé s’il était déjà allé au Canada;
  • La nièce du demandeur a identifié la photographie du demandeur comme étant celle de son oncle Narinder qui vit à l’étranger;
  • Le demandeur ignorait quel test avait subi sa femme pour établir que sa première grossesse remontait à 2001;
  • Les rapports médicaux concernant la femme du demandeur attribuaient à celle-ci des dates de naissance différentes;
  • Le beau-père du demandeur avait affirmé dans son affidavit que sa fille s’était mariée en 1995, tandis que le demandeur soutenait qu’il avait épousé sa femme en 1998;
  • Le demandeur a nié être au courant du projet de sa femme de venir au Canada munie d’un visa volé.

 

[30]           En ce qui concerne l’argument du demandeur suivant lequel Arun Kumar, l’interprète, ne possédait les compétences requises pour pouvoir traduire en punjabi, le défendeur signale que la SAI n’a pas retenu cet argument, car il aurait été déraisonnable de la part des enquêteurs d’engager comme interprète une personne qui ne parlait pas le punjabi. De plus, le défendeur a rappelé que même son frère avait désigné l’interprète comme étant « le Punjabi ».

[31]           Suivant le défendeur, le demandeur cherche essentiellement à obtenir de la Cour qu’elle réévalue la preuve et qu’elle rende une nouvelle décision, ce qui n’est pas le rôle de notre Cour.

 

[32]           Le défendeur soutient enfin que la SAI n’a pas commis d’erreur en ne tenant pas compte des conséquences que son renvoi aurait sur sa mère, puisque cet argument n’avait pas été plaidé devant la SAI. Il incombe au demandeur de fournir tous les éléments de preuve propres à justifier toute demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. C’est à bon droit que la SAI a conclu qu’il n’existait pas suffisamment de facteurs pour l’emporter sur les fausses déclarations du demandeur et sur son mépris de la loi canadienne.

 

Réplique du demandeur

 

[33]           Le demandeur affirme que la norme de contrôle applicable dans le cas de la décision de la SAI portant sur une mesure de renvoi est celle de la décision raisonnable « essentiellement parce que la décision contestée n’est pas visée par une clause privative rigoureuse, elle n’est pas une décision polycentrique, elle concerne des facteurs humains et que, en ce qui a trait au facteur de la possibilité de réadaptation, elle ne relève pas du domaine de spécialisation de la Commission » (Khosa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 24).

 

[34]           En réponse aux arguments du défendeur, le demandeur fait simplement valoir qu’il ne suffit pas de reprendre la liste des conclusions de l’enquête pour répondre aux questions qu’il soulève. Le demandeur a également donné les éclaircissements suivants. Pour ce qui est de l’interprète, le demandeur rappelle que plusieurs villageois ont soumis des affidavits faisant état de problèmes de traduction. De plus, le fait que le frère du demandeur a désigné l’interprète comme étant « le Punjabi » n’est pas déterminant. Pour ce qui est de la fillette qui aurait été sa nièce, le demandeur explique que la fillette en question a déclaré que c’était la photo de son oncle maternel et que cette fillette ne pouvait donc pas être Jasdeep Kaur. Le demandeur explique aussi que le fait qu’il ignorait l’acte médical dont sa femme avait fait l’objet n’est pas déterminant.

 

Analyse et décision

 

[35]           Première question

            Quelle est la norme de contrôle applicable?

            Suivant le demandeur, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, d’après l’arrêt Khosa, précité. Le défendeur semble soutenir que la norme de contrôle applicable est celle de la décision manifestement déraisonnable, bien qu’il ne cite aucune décision précise pour appuyer son argument.

 

[36]           Je suis d’accord avec le demandeur pour dire, conformément à l’arrêt Khosa précité, que la norme de contrôle applicable à l’exercice que la SAI fait du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’alinéa 67(1)c) de la LIPR est celle de la décision raisonnable.

 

[37]           Pour ce qui est de savoir si la SAI a tenu compte des facteurs pertinents lorsqu’elle a exercé son pouvoir discrétionnaire, c’est la norme de la décision correcte qui s’applique à cette question (Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c. Philip, 2007 CF 908, au paragraphe 4).

 

[38]           Deuxième question

      La SAI a-t-elle commis une erreur en n’évaluant pas le mariage du frère du demandeur en fonction de l’hypothèse que le demandeur avait usurpé l’identité de son frère pour pouvoir immigrer au Canada en tant que personne à charge?

            Le demandeur affirme que la SAI a commis une erreur qui justifie notre intervention en n’appréciant pas les éléments de preuve relatifs au mariage de son frère en 1988, car ces éléments de preuve ébranlaient la thèse du ministre et contredisaient la conclusion de la SAI suivant laquelle le demandeur avait usurpé l’identité de son frère pour pouvoir remplir les conditions requises pour être considéré comme personne à charge célibataire de sa mère, afin de pouvoir être admis au Canada.

 

[39]           Après avoir examiné sa décision, je constate que la SAI n’y a effectivement pas examiné les éléments de preuve en question. La SAI n’a pas déterminé comment ni même si ces éléments de preuve ébranlaient la thèse du ministre suivant laquelle le demandeur avait usurpé l’identité de son frère pour pouvoir immigrer au Canada en tant que personne à charge célibataire. La SAI a finalement conclu qu’en 1994, lorsque le demandeur avait présenté une demande en vue d’immigrer au Canada, il était déjà marié et qu’il avait effectivement usurpé l’identité de son frère pour pouvoir remplir les conditions requises pour être considéré comme une personne à charge célibataire. En tirant cette conclusion, la Commission concluait implicitement que le frère du demandeur n’était pas marié en 1994; sinon, comme le signale le demandeur, le demandeur n’aurait eu aucun avantage de se faire passer pour son frère.

 

[40]           Le ministre signale par ailleurs que le demandeur était déjà le père d’une fille au moment où il a immigré au Canada. La Commission disposait d’éléments de preuve provenant de l’analyse génétique suivant lesquels la dénommée Jasdeep Kaur était la fille du frère du demandeur et de sa femme, et non la fille du demandeur, ainsi qu’il l’avait d’abord affirmé. Ces éléments de preuve permettaient aussi de penser que le demandeur n’était pas marié et déjà père d’un enfant lorsqu’il avait soumis sa demande d’immigration au Canada. Là encore, la Commission ne discute et n’analyse pas ces éléments de preuve, se contentant d’y faire à peine allusion.

 

[41]           Dans le jugement Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425, notre Cour déclare, au paragraphe 17 :

 […] plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés.

 

[42]           À mon avis, le principe qui vient d’être articulé s’applique au cas qui nous occupe. Bien qu’elle ait fait mention du mariage du frère du demandeur et de l’analyse génétique, la SAI n’a pas apprécié ces éléments de preuve à la lumière de sa conclusion finale que le demandeur avait usurpé l’identité de son frère pour pouvoir immigrer au Canada en tant que personne à charge célibataire. Il incombait à la SAI d’analyser ces éléments de preuve à la lumière de la thèse du ministre et d’en arriver à une décision. Or, elle ne l’a pas fait, commettant ainsi une erreur qui justifie notre intervention.

 

[43]           Vu ma conclusion sur cette question, il n’est pas nécessaire que je traite des autres questions.

 

[44]           La demande de contrôle judiciaire est par conséquent accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAI pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

[45]           Aucune des parties n’a souhaité soumettre à mon examen une question grave de portée générale en vue de sa certification.

JUGEMENT

 

[46]           LA COUR ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire et renvoie l’affaire à un tribunal différemment constitué de la SAI pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


ANNEXE

 

Dispositions législatives applicables

 

Les dispositions législatives applicables sont reproduites dans la présente section.

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 :

 

40(1) Emportent interdiction de territoire pour fausses déclarations les faits suivants :

 

a) directement ou indirectement, faire une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi;

 

b) être ou avoir été parrainé par un répondant dont il a été statué qu’il est interdit de territoire pour fausses déclarations;

 

c) l’annulation en dernier ressort de la décision ayant accueilli la demande d’asile;

 

 

d) la perte de la citoyenneté au titre de l’alinéa 10(1)a) de la Loi sur la citoyenneté dans le cas visé au paragraphe 10(2) de cette loi.

 

 

67.(1) Il est fait droit à l’appel sur preuve qu’au moment où il en est disposé :

 

 

. . .

 

c) sauf dans le cas de l’appel du ministre, il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

 

40(1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible for misrepresentation

 

(a) for directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts relating to a relevant matter that induces or could induce an error in the administration of this Act;

 

 

(b) for being or having been sponsored by a person who is determined to be inadmissible for misrepresentation;

 

(c) on a final determination to vacate a decision to allow the claim for refugee protection by the permanent resident or the foreign national; or

 

(d) on ceasing to be a citizen under paragraph 10(1)(a) of the Citizenship Act, in the circumstances set out in subsection 10(2) of that Act.

 

 67.(1) To allow an appeal, the Immigration Appeal Division must be satisfied that, at the time that the appeal is disposed of,

 

. . .

 

(c) other than in the case of an appeal by the Minister, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2330-07

 

INTITULÉ :                                       JASWANT SINGH DHALIWAL

 

                                                            - et -

 

                                                            MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 2 FÉVRIER 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 4 MARS 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Lorne Waldman

 

POUR LE DEMANDEUR

Gordon Lee

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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