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Date : 20080304

Dossier : T‑1184‑07

Référence : 2008 CF 285

Ottawa (Ontario), le 4 mars 2008

En présence de Monsieur le juge Martineau

 

ENTRE :

HENRY SZTERN

demandeur

et

 

Me ANDRÉ DESLONGCHAMPS,

EN SA QUALITÉ DE REPRÉSENTANT DU

SURINTENDANT DES FAILLITES

 

et

 

SYLVIE LAPERRIÈRE, EN SA QUALITÉ D’ANALYSTE PRINCIPALE

DU BUREAU DU

SURINTENDANT DES FAILLITES

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Le demandeur, Henry Sztern, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire (la décision) rendue conformément à l’article 14.02 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, ch. B‑3 (la Loi) par Me André Deslongchamps (le représentant), un représentant du surintendant des faillites (le surintendant), qui a rejeté le 5 juin 2007 sa requête le priant de se récuser.

 

[2]               Le demandeur détenait une licence de syndic, délivrée en vertu de la Loi par le surintendant. Henry Sztern & Associés Inc. (Sztern Inc.) détenait une licence de syndic à titre de personne morale. Le demandeur et Sztern Inc. (appelés collectivement les syndics) administraient des dossiers de faillite, dont celui de Meco Ltd. (Meco).

 

[3]               Les créanciers de Meco, représentés par Me Marc Duchesne (qui finalement s’est joint au même cabinet d’avocats que le représentant), a introduit contre Sztern Inc., devant la Cour supérieure du Québec, et conformément au paragraphe 81(4) de la Loi, une procédure judiciaire portant sur la validité et le rang des preuves de réclamation des créanciers dans la faillite de Meco. La Cour supérieure du Québec a rendu un jugement en faveur de Sztern Inc. le 23 novembre 2000. Le 6 mai 2004, la Cour d’appel du Québec rendait une décision qui faisait droit en partie aux preuves de réclamation des créanciers et qui établissait leur rang.

 

[4]               En 2003, le Bureau du surintendant a eu vent de diverses accusations d’inconduite professionnelle portées contre les syndics. Tous les dossiers de faillite en la possession des syndics furent retirés de leur administration et remis au cabinet H.H. Davis & Associés Inc. (H.H. Davis). H.H. Davis a par la suite déposé contre les syndics, devant la Cour supérieure du Québec, une action en restitution du solde déficitaire de plusieurs dossiers de faillite qui avaient relevé de l’administration des syndics, y compris le dossier de faillite de Meco.

 

[5]               En 2005, Sylvie Laperrière, analyste principale agissant au nom du surintendant, et l’un des défendeurs dans la présente affaire, a rendu un rapport où elle concluait que les syndics avaient commis de nombreuses infractions disciplinaires. À la suite du rapport de Mme Laperrière, le demandeur dut faire face à des procédures disciplinaires introduites en application des articles 14.01 et 14.02 de la Loi (l’instance disciplinaire). Mme Laperrière a recommandé l’annulation des licences des syndics et la restitution des sommes manquantes dans dix dossiers de faillite (dont celui de Meco), dans 399 dossiers d’administration sommaire et 201 dossiers de propositions de consommateurs. Pour éviter tout risque de litispendance entre l’instance disciplinaire et l’instance civile, Mme Laperrière a supprimé la sanction proposée de restitution se rapportant aux cinq dossiers de faillite (y compris celui de Meco) dont était saisie la Cour supérieure.

 

[6]               En octobre 2005, le surintendant a délégué son pouvoir de présider l’instance disciplinaire à M. Lawrence A. Poitras, ancien juge en chef de la Cour supérieure du Québec, puis membre du cabinet d’avocats Borden Ladner Gervais (le cabinet BLG). En février 2006, Lawrence A. Poitras, n’étant plus en mesure d’accomplir ses fonctions, en fut donc dessaisi. C’est le représentant, ancien juge en chef adjoint de la Cour supérieure du Québec et lui aussi membre du cabinet BLG, qui fut nommé en remplacement de M. Poitras pour présider l’instance disciplinaire. Le 19 avril 2006, le représentant a convoqué une conférence préparatoire et rendu une décision interlocutoire refusant au demandeur la possibilité d’interroger la partie adverse avant de déposer une contestation. L’instance disciplinaire fut fixée à septembre 2006; cependant, le représentant étant tombé malade, la date de l’audience fut reportée.

 

[7]               Le 3 avril 2007, le demandeur a informé le représentant qu’il le considérait en situation de conflit d’intérêts et qu’il y avait des motifs raisonnables de mettre en doute son impartialité. Il fondait ses allégations sur ce qui suit : Me Marc Duchesne est membre du cabinet BLG; une fois nommé représentant, Me Poitras, du cabinet BLG, avait procédé à une vérification des dossiers administratifs pour savoir s’il y avait conflit potentiel d’intérêts; la vérification avait révélé que le cabinet BLG, par l’entremise de Me Duchesne, avait représenté Natsumi Management dans la faillite de Meco, d’août 2001 à mars 2007. En conséquence de cette vérification, le rôle juridique du cabinet BLG dans le dossier Meco (un dossier qui, selon le demandeur, intéresse directement l’instance disciplinaire) était connu ou aurait dû être connu dès le début de l’instance disciplinaire. Le demandeur fait donc valoir que Me Poitras et le représentant auraient dû se récuser au lieu de poursuivre leur mandat rémunéré de quasi‑arbitres sans faire état de ce conflit d’intérêts.

 

[8]               Le 7 mai 2007, le représentant a prié les parties à l’instance disciplinaire de présenter leurs arguments respectifs sur la prétendue situation de conflit d’intérêts dans laquelle il se trouvait et la partialité qu’on lui imputait. Le représentant a examiné les arguments des parties et conclu qu’il n’était pas en situation de conflit d’intérêts de par son appartenance au cabinet BLG, et qu’il n’y avait aucune raison de mettre en doute son impartialité. La requête en récusation fut rejetée le 5 juin 2007. La décision du représentant fut communiquée au demandeur le lendemain.

 

[9]               Dans sa décision, le représentant résume ainsi les arguments du demandeur touchant le présumé conflit d’intérêts et la crainte raisonnable de partialité :

Par sa lettre du 3 avril 2007, Henry Sztern reproche au soussigné et à l’honorable Lawrence A. Poitras de ne pas avoir dénoncé que Me Marc Duchesne, également de la firme [BLG] à Montréal, avait entrepris des procédures contre [Sztern Inc.] à titre de syndic dans l’affaire Meco Limitée, affaire qui fait l’objet d’une des 24 plaintes ou offenses reprochées à Henry Sztern et à [Sztern Inc.] et qu’en conséquence, il y a conflit d’intérêts et crainte raisonnable de partialité.

 

 

[10]           Le représentant soulignait que, lorsque le dossier Meco fut ouvert au cabinet BLG le 22 février 2001 (date à laquelle Me Duchesne s’est joint au cabinet), le nom Meco est apparu dans le système d’ouverture de fichiers et il n’y avait aucune mention du demandeur ou de Sztern Inc. Le représentant faisait aussi observer que, durant toute la période où le cabinet BLG avait travaillé sur le dossier de faillite de Meco, c’est‑à‑dire du 22 février 2001 au 6 mai 2004, le demandeur savait ou aurait dû savoir que Me Duchesne agissait au nom de certains créanciers. Au 2 avril 2003, le demandeur avait d’ailleurs dû être au courant du rôle de Me Duchesne dans le dossier Meco puisqu’il était présent à l’audience. Pareillement, le représentant écrivait que, entre octobre 2005 (date à laquelle le surintendant a délégué à Me Poitras, du cabinet BLG, son pouvoir de présider l’instance disciplinaire) et avril 2007, le demandeur avait activement participé à la gestion de l’instance disciplinaire et n’avait pas soulevé une seule fois la question d’un possible conflit d’intérêts. Le représentant a exprimé l’avis que « la demande de Henry Sztern du 3 avril 2007 nous paraît pour le moins surprenante et de nature purement obstructive et dilatoire ».

 

[11]           Le représentant concluait ainsi :

Non seulement le dossier de Me Duchesne invoqué par Henry Sztern est fermé, mais

-        considérant la nature de la demande pilotée par Me Duchesne qui consistait en une requête en revendication d’une partie des remboursements de la taxe de vente fédérale;

-        considérant que le dossier de Me Duchesne, Henry Sztern & Associées Inc. agissait en sa qualité de syndic et que Henry Sztern et Henry Sztern & Associées Inc. n’y étaient pas impliqués personnellement;

-        considérant que la question de protéger la confidentialité client/procureur n’est pas pertinente dans la présente affaire;

-        considérant que le rapport à être fait au Surintendant des faillites et ses conclusions relèvent de l’application des principes disciplinaires et déontologiques découlant de la Loi sur la faillite et non des principes découlant de l’exercice des droits des créanciers d’une faillite;

-        considérant qu’aucun privilège avocat/client n’existe entre le soussigné et Henry Sztern et Henry Sztern & Associées Inc.;

-        considérant que le soussigné n’a aucun intérêt personnel dans le dossier relevant de Me Duchesne; le conflit d’intérêts allégué est mal fondée [sic] en droit.

 

 

[12]           S’agissant de l’argument fondé sur la crainte raisonnable de partialité, le représentant écrivait que, dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2003] 2 R.C.S. 259, la Cour suprême du Canada expliquait que « c’est à la partie qui plaide l’inhabilité qu’incombe le fardeau d’établir que les circonstances permettent de conclure que le juge doit être récusé ». Le représentant se fondait aussi sur les critères suivants (exposés par le juge de Grandpré dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c. Canada (Office national de l’énergie), [1978] 1 R.C.S. 369, et cités dans l’arrêt Wewaykum), qui permettent d’établir s’il y a ou non crainte raisonnable de partialité :

[...] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle‑même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait‑elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »

 

 

 

[13]           Finalement, le représentant ne croyait pas qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, arriverait à la conclusion qu’il ne rendrait pas une décision disciplinaire juste. Il a rejeté la requête le priant de se récuser.

 

[14]           Le demandeur conteste maintenant la légalité de la décision du représentant, en invoquant essentiellement deux moyens. D’abord, il dit que le représentant a commis une erreur en concluant qu’il n’était pas dans une situation réelle ou apparente de conflit d’intérêts du seul fait que le cabinet BLG représentait des créanciers dans une affaire qui, pour l’essentiel, intéresse directement l’instance disciplinaire que le représentant préside aujourd’hui. Le demandeur explique que les clients du cabinet BLG sont d’importants créanciers non garantis (dont les créances totalisent près de 1 300 000 $) dans le dossier de faillite de Meco et qu’ils ont donc de bonnes chances de profiter financièrement de l’instance disciplinaire. Le demandeur dit qu’il appartenait au représentant de signaler immédiatement ce conflit aux deux parties à l’instance disciplinaire et de se récuser sur‑le‑champ. Au soutien de cet argument, le demandeur se fonde sur le Code de déontologie de la magistrature, R.R.Q. 1981, ch. T‑16, r. 4.1; sur le Code de déontologie des avocats, R.R.Q. 1981, ch. B‑1, r. 1; et sur la publication du Conseil canadien de la magistrature intitulée « Principes de déontologie judiciaire ». Deuxièmement, le demandeur dit que le représentant s’est fourvoyé en concluant qu’il n’y avait nulle raison de mettre en doute son impartialité. Une personne douée de raison qui analyserait tous les faits arriverait à la conclusion qu’il y a effectivement lieu de craindre une partialité des sa part.

 

[15]           Aucune des parties ne s’est exprimée sur la norme de contrôle. Néanmoins, dans la décision Sam Lévy & Associés Inc. c. Mayrand, 2005 CF 702, [2006] 2 R.C.F. 543, confirmée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Sam Lévy & Associés Inc. c. Canada (Surintendant des faillites), 2006 CAF 205, [2006] A.C.F. n° 867 (QL), autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada refusée, je concluais que les questions de droit (par exemple celles qui concernent le champ des garanties procédurales, l’impartialité, ou l’indépendance du système permettant d’enquêter sur la conduite des syndics de faillite) peuvent être revues par la Cour d’après la norme de la décision correcte. Vu que le présent contrôle judiciaire fait intervenir des questions d’équité procédurale, je suis donc d’avis que la norme de contrôle de la décision du représentant, pour ce qui concerne la situation de conflit d’intérêts et la crainte raisonnable de partialité, est celle de la décision correcte.

 

[16]           Durant l’audience, les défendeurs (qui sont représentés par le procureur général du Canada, lequel aurait dû être désigné défendeur en application du paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, et modifications) ont fait observer pour la première fois que la demande de contrôle judiciaire était prématurée et qu’elle devrait être rejetée pour ce seul motif. Sur ordre de la Cour, les parties ont déposé des observations écrites supplémentaires concernant cet aspect.

 

[17]           Les défendeurs invoquent un arrêt de principe, l’arrêt Szczecka c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 116 D.L.R. (4th) 333, [1993] A.C.F. n° 934 (QL), pour affirmer que les Cours fédérales appliquent une règle de longue date qui fait obstacle, sauf circonstances exceptionnelles, aux demandes de contrôle judiciaire déposées à l’encontre de jugements interlocutoires. Les défendeurs sont d’avis que cette règle s’applique à une décision interlocutoire se rapportant à la récusation d’un arbitre. Ils font observer que, dans l’arrêt Ipsco Inc. c. Sollac, Aciers d’Usinor (1999), 246 N.R. 197, [1999] A.C.F. n° 910 (QL), la Cour d’appel fédérale avait refusé d’entreprendre le contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal canadien du commerce extérieur (TCCE) qui avait déclaré l’avocat de la demanderesse inhabile à participer à l’audience parce que, selon le TCCE, sa comparution allait susciter une crainte raisonnable de partialité. La Cour d’appel fédérale avait conclu, dans cette affaire‑là, que la question était de nature interlocutoire (étant donné que sa solution ne concernait pas le fond de la question dont le TCCE était saisi) et que donc, en l’absence de circonstances spéciales, il n’y avait pas lieu pour elle d’intervenir. Par ailleurs, dans la décision Lorenz c. Air Canada, [2000] 1 C.F. 494, [1999] A.C.F. n° 1383 (QL), le juge Evans s’exprimait ainsi : « Je ne trouve aucun arrêt appuyant la proposition qu’une allégation de partialité constitue ipso facto des “circonstances exceptionnelles” qui justifient un contrôle judiciaire avant que le tribunal n’ait rendu sa décision finale ». Selon les défendeurs, il n’y a pas ici de circonstances exceptionnelles justifiant le contrôle judiciaire de la décision interlocutoire. En effet, si la Cour devait procéder au contrôle judiciaire de la décision interlocutoire du représentant, il en résulterait une fragmentation des questions, une dilapidation des ressources judiciaires, une prolifération injustifiée des litiges, une prolongation inutile de l’instance disciplinaire et la création d’un précédent néfaste.

 

[18]           Le demandeur, pour sa part, prétend que les précédents invoqués par les défendeurs n’ont pas leur place ici. Il fait valoir que, puisque les sanctions que peut ordonner un représentant en vertu de la Loi peuvent avoir un caractère pénal, des précédents tels que le jugement Air Canada (qui fut rendu dans le contexte du droit du travail) ne sont guère utiles. En outre, dans plusieurs des précédents cités par les défendeurs, l’audience principale avait été suspendue jusqu’à l’issue de la procédure de contrôle judiciaire. Dans le cas présent, le représentant a laissé se poursuivre l’instance disciplinaire. Finalement le demandeur dit que, dans l’arrêt Zündel c. Canada (Commission des droits de la personne), [2000] 4 C.F. 255, [2000] A.C.F. n° 678 (QL), autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada refusée: [2000] C.S.C.R. n° 323, la Cour d’appel fédérale a jugé que des questions telles que la partialité étaient considérées par la jurisprudence comme des questions intéressant la compétence même d’un tribunal et qu’elles constituaient donc des circonstances spéciales justifiant le contrôle judiciaire immédiat d’une décision interlocutoire du tribunal.

 

[19]           Malgré l’argumentation habile du demandeur, qui se représente lui‑même dans la présente instance, je suis d’avis qu’il n’y a pas ici de circonstances spéciales justifiant le contrôle judiciaire immédiat de la décision interlocutoire du représentant. Le point de départ de mon analyse, selon l’arrêt Szczecka, est que, sauf circonstances spéciales, il ne peut pas y avoir contrôle judiciaire immédiat d’un jugement interlocutoire. Comme je le disais dans la décision Mines Alerte Canada c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2007 CF 955, [2007] A.C.F. n° 1249 (QL), au paragraphe 148 :

Cela s’explique par le fait que les demandes de contrôle judiciaire concernant une décision interlocutoire peuvent en fin de compte être parfaitement inutiles : la partie plaignante peut avoir eu gain de cause au bout du compte, ce qui fait que les demandes de contrôle judiciaire ne sont d’aucune valeur. En outre, les délais et les frais inutiles que l’on associe à de telles demandes peuvent avoir pour effet de discréditer l’administration de la justice.

 

[20]           Le demandeur n’a pas persuadé la Cour qu’il existe ici de telles « circonstances spéciales ». Au contraire, je suis d’avis que le fait de statuer, au stade interlocutoire, sur l’existence ou non d’une crainte de partialité fait courir un risque de prolifération indue des litiges. Par exemple, si les allégations de partialité faites par le demandeur pour fonder une récusation devaient être rejetées par la Cour à ce stade, rien n’empêcherait le demandeur de les faire à nouveau à propos d’une autre décision interlocutoire en vue de contester la décision finale issue de l’instance disciplinaire. Pareillement, si les décisions interlocutoires futures et la décision finale du représentant dissipent les doutes que pourrait avoir le demandeur sur l’impartialité du représentant, alors le contrôle judiciaire de la décision interlocutoire du représentant sur sa récusation n’aura été d’aucune utilité et aura conduit à un gaspillage des ressources précieuses de la Cour.

 

[21]           Je suis persuadé, quant à cet aspect, par l’examen méticuleux que les défendeurs ont fait de la jurisprudence. Plus précisément, je suis d’avis que l’espèce Air Canada est très semblable à la présente espèce. Dans l’affaire Air Canada, la Cour devait répondre à la question suivante : « Un arbitre nommé en vertu du Code canadien du travail pour trancher une plainte de congédiement injuste est‑il inhabile à siéger pour cause de partialité au motif que, à titre d’avocat praticien, il représentait à ce moment‑là un client ayant fait une demande fondée sur le congédiement injuste contre un autre employeur en vertu d’une loi provinciale en matière de normes du travail? » Comme c’est le cas ici, le juge Evans avait eu, dans l’affaire Air Canada, l’avantage d’instruire le dossier dans son intégralité avant de rendre sa décision sur le caractère prématuré de la demande. La Cour dispose donc d’un contexte précieux à l’intérieur duquel puisse être considéré l’exercice de son pouvoir discrétionnaire sur l’octroi d’un redressement. Après examen de facteurs tels que le préjudice pour la demanderesse, la dilapidation des ressources, les lenteurs, la fragmentation des questions en litige, la solidité des prétentions de la demanderesse, le contexte législatif et la jurisprudence applicable, le juge Evans avait conclu ainsi : « Une allégation non frivole de partialité qui n’est pas appuyée par une preuve blindée ne constitue pas en soi des “circonstances exceptionnelles”, même lorsque la fin de l’instruction devant le tribunal n’est pas proche et qu’il n’y a aucun droit d’appel de portée générale contre les décisions du tribunal. Une telle allégation n’équivaut pas non plus à la contestation constitutionnelle à l’encontre de “l’existence même du tribunal” qui a été examinée dans l’arrêt Pfeiffer c. Canada (Surintendant des faillites), précité ». Je partage l’avis du juge Evans et, pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

[22]           Le juge de première instance qui a affaire à un plaideur non représenté a le droit et l’obligation de s’assurer que le plaideur comprend la nature de l’instance : Wagg c. Canada, 2003 CAF 303, [2003] A.C.F. n° 1115 (QL), paragraphe 33. J’ai donc pris explicitement en compte le fait que le demandeur se représente lui-même et que des notions telles que « conflit d’intérêts » et « crainte raisonnable de partialité » ne lui sont pas aussi familières qu’à des avocats. Abstraction faite de ma conclusion selon laquelle le présent contrôle judiciaire est prématuré, j’aurais dit que le représentant a eu raison de conclure à une absence de conflit d’intérêts.

 

[23]           Essentiellement, le demandeur fait valoir que le représentant est en situation de conflit d’intérêts au motif que son collègue, Me Duchesne, avait introduit au nom des créanciers de Meco une procédure judiciaire contestant la décision de Sztern Inc. de refuser leurs preuves de réclamation dans le dossier Meco. Le demandeur dit qu’il s’agirait là d’un conflit de « nature professionnelle » opposant l’une des parties à un litige et l’un des membres du tribunal appelé à statuer sur une affaire. Je ne partage pas son point de vue. Le représentant n’est pas dans une position qui lui permet de représenter des intérêts rivaux. L’expression « conflit d’intérêts » évoque en général le fait pour un avocat de représenter des intérêts qui sont susceptibles d’influer négativement sur sa capacité de discernement, ou sur sa loyauté, à l’égard d’un client actuel ou éventuel, ou le fait pour un avocat de représenter des intérêts qu’il pourrait être tenté de préférer aux intérêts d’un client actuel ou éventuel.

 

[24]           Les affaires d’un client peuvent être gravement mises à mal si la capacité de discernement ou la liberté de manœuvre de son avocat ne sont pas aussi exemptes que possible de tout conflit d’intérêts. Dans l’arrêt Succession MacDonald c. Martin, [1990] 3 R.C.S. 1235, au paragraphe 45, la Cour suprême du Canada écrivait que les cas faisant intervenir de potentiels conflits d’intérêts requièrent de répondre à deux questions : (1) L’avocat a‑t‑il appris, grâce à des rapports antérieurs d’avocat à client, des faits confidentiels qui concernent l’objet du litige? (2) Y a‑t‑il un risque que ces renseignements soient utilisés au détriment du client? Si je m’en rapporte à ce critère (qui de manière générale a pour objet de faire en sorte que les avocats ne représentent pas plus d’une partie à un litige), et si je l’applique à la présente espèce, je ne vois, dans la preuve, rien qui puisse m’amener à conclure que le représentant (ou Me Duchesne, ou le cabinet BLG lui‑même) a eu accès, grâce à un mandat antérieur qu’il a eu en tant qu’avocat des créanciers de la faillite de Meco, à des renseignements confidentiels qui intéresseraient l’objet du litige.

 

[25]           Je ne vois même rien qui appuie l’affirmation du demandeur selon laquelle les anciens clients de Me Duchesne (en leur qualité de créanciers) pourraient bien bénéficier financièrement ou psychologiquement de l’instance disciplinaire. La question posée dans l’instance disciplinaire est de savoir si le demandeur a ou non commis une gamme d’infractions disciplinaires qui portent sur de nombreux actifs de faillite, administrations d’actifs et propositions de consommateurs. La validité et le rang des preuves de réclamation des créanciers dans le dossier Meco ne sont pas le moins du monde concernés par l’instance disciplinaire. D’ailleurs, même si le demandeur est jugé avoir commis ces présumées infractions, la sanction qui est demandée est l’annulation des licences des syndics et non la restitution des sommes manquantes dans le dossier Meco. En résumé, l’instance disciplinaire n’a rien à voir avec la procédure de faillite (à laquelle avait été mêlé Me Duchesne entre 2000 et 2004). Je voudrais souligner aussi qu’il n’est pas fautif pour un avocat d’agir contre un ancien client dans une instance nouvelle et autonome qui n’a aucun lien avec le travail que l’avocat a fait antérieurement pour ce client, dans la mesure où les renseignements confidentiels obtenus antérieurement sont sans rapport avec ladite instance. Je suis donc d’avis que le représentant n’est pas en situation de conflit d’intérêts.

 

[26]           S’agissant du deuxième argument du demandeur, la Cour suprême expliquait, dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, que l’équité procédurale requiert que les décisions soient rendues par des décideurs impartiaux et ne suscitent aucune crainte raisonnable de partialité. Le critère classique de la crainte raisonnable de partialité a été exposé par le juge de Grandpré, exprimant une opinion dissidente, dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty, précité, et il a été fidèlement cité par le représentant dans sa décision.

 

[27]           D’abord, le simple fait que le représentant ait rendu une décision interlocutoire refusant au demandeur la possibilité d’interroger la partie adverse avant de déposer une contestation ne suffit pas, selon moi, à susciter une crainte raisonnable de partialité, ni à conclure à la partialité du représentant. Je souligne que l’objet du présent contrôle judiciaire n’est pas la décision interlocutoire relative à la contestation. J’hésite donc à m’exprimer sur les conclusions du représentant en la matière. Qu’il suffise de dire que la décision interlocutoire du représentant relevait de sa compétence, qu’elle n’était pas contraire à la jurisprudence et qu’elle n’a pas porté atteinte aux garanties procédurales dont bénéficiait le demandeur.

 

[28]           Deuxièmement, je suis d’avis que le simple fait que le représentant soit maintenant l’associé d’un avocat qui représentait auparavant les créanciers dans une affaire intéressant Sztern Inc. ne suffit pas à susciter une crainte raisonnable de partialité, au vu des circonstances de la présente affaire.

 

[29]           Enfin, je suis d’avis que l’argument du demandeur selon lequel le représentant porte une multiplicité de chapeaux est sans fondement. Le demandeur expose ainsi cet argument : « Un chapeau en tant que représentant/mandataire du [Bureau du surintendant], un autre chapeau en tant que quasi‑arbitre occupant la position incontestablement malaisée de devoir statuer sur une affaire où un autre membre/préposé/mandataire du [Bureau du surintendant] est également l’une des parties à la procédure introduite contre [le demandeur], et un troisième chapeau en tant qu’avocat représentant les intérêts du [Bureau du surintendant] ». S’agissant de l’affirmation selon laquelle le représentant serait de parti pris sur le plan institutionnel parce que la procédure suppose une délégation, par le surintendant, de (i) sa fonction d’enquête et de poursuite à une analyste disciplinaire principale du Bureau du surintendant des faillites et (ii) sa fonction d’arbitre à un juge à la retraite, cela n’équivaut pas à un parti pris institutionnel, comme le montrent plusieurs précédents (Métivier c. Mayrand, [2003] R.J.Q. 3035, [2003] J.Q. n° 15389 (C.A.) (QL); Sam Lévy & Associés c. Marc Mayrand, 2006 CAF 205, [2006] 2 R.C.F. 543; Sheriff c. Procureur général du Canada, 2006 CAF 139, [2006] A.C.F. n° 580 (QL); Canada (Procureur général) c. Raymond Chabot et al, 2006 CAQC 1074, [2006] J.Q. n° 9051 (QL) ). Par ailleurs, le représentant n’agit en aucune façon comme « avocat représentant les intérêts du [Bureau du surintendant] » (non souligné dans l’original), mais en tant que tribunal investi des pouvoirs mentionnés aux articles 14.01 et 14.02 de la Loi.

 

[30]           Finalement, j’ai aussi étudié les autres arguments avancés par le demandeur, notamment l’argument fondé sur les retards ou sur la publicité négative. Ces arguments sont soit prématurés, soit hors de propos, compte tenu de la nature particulière de la présente instance, du caractère interlocutoire des mesures ou décisions contestées, et de la compétence restreinte de la Cour dans une procédure de contrôle judiciaire. Le demandeur est sans aucun doute en proie à une tension psychologique considérable, et les conséquences financières et économiques de la procédure en cours devant le représentant sont pour lui énormes. Néanmoins, cela seul n’autorise pas la Cour à rendre les ordonnances demandées, puisque le représentant n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle lorsqu’il a rejeté la requête en récusation présentée par le demandeur. Je relève que, dans son argumentation orale, le demandeur a allégué des faits qui ne font pas partie du dossier ou qui sont postérieurs à la décision contestée rendue par le représentant. L’avocat des défendeurs s’est, à juste titre, opposé à la recevabilité de cette preuve.

 

[31]           En définitive, la présente demande est rejetée. Les défendeurs ont droit à leurs dépens.

 

ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE : la demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens.

 

 

« Luc Martineau »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER  :                                       T‑1184‑07

 

INTITULÉ  :                                      HENRY SZTERN

                                    c. Me ANDRÉ DESLONGCHAMPS, EN SA QUALITÉ DE REPRÉSENTANT DU SURINTENDANT DES FAILLITES, et

                                    SYLVIE LAPERRIERE, EN SA QUALITÉ D’ANALYSTE PRINCIPALE DU BUREAU DU SURINTENDANT DES FAILLITES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 7 FÉVRIER 2008

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE 

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS  :                     LE 4 MARS 2008

 

 

 

COMPARUTIONS  :

 

Henry Sztern

(pour son propre compte)

 

POUR LE DEMANDEUR

Vincent Veilleux

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER  :

 

Sans objet

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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