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Date : 20080222

Dossier : T-53-08

Référence : 2008 CF 242

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 février 2008

En présence de monsieur le juge Campbell

 

ENTRE :

CANADIAN BOAT WORKS

demanderesse

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 

[1]               En soumettant la présente requête en injonction, la demanderesse, Canadian Boat Works (« CBW »), cherche à interrompre le processus d’appel d’offres en cours depuis 2005 et relevant du ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux Canada (« TPSGC »). CBW fait valoir que le processus d’appel d’offres, jusqu’à maintenant, a entraîné une injustice, et qu’il est nécessaire de recourir à l’injonction de façon à permettre le traitement d’une demande de contrôle judiciaire portant sur la prise de décision dans le cadre du processus. Je suis d’avis que la requête doit être rejetée parce que CBW n’a pas établi qu’elle subira un préjudice irréparable si le processus se poursuit.
I.          Contexte factuel

[2]               Le processus d’appel d’offres porte sur un contrat relatif à la construction, à la mise à l’essai et à la livraison de plusieurs navires patrouilleurs semi-hauturiers pour le ministère des Pêches et Océans.

 

[3]               La première étape du processus d’appel d’offres consistait à la présélection des soumissionnaires, que TPSGC a franchie en publiant une lettre d’intérêt en date du 7 octobre 2005. La lettre d’intérêt précisait, comme exigence de l’appel d’offres, que les navires patrouilleurs semi-hauturiers devaient être d’une « conception d’origine éprouvée ».

 

[4]               Pour clarifier cette exigence, des renseignements supplémentaires ont été transmis à tous les soumissionnaires lors d’une conférence en marge de la Journée de l’industrie, en octobre 2005. TPSGC a clarifié que les soumissionnaires pourraient modifier la « conception d’origine éprouvée » tant que la partie submergée de la coque n’était pas modifiée et que les restrictions touchant la longueur totale étaient respectées.

 

[5]               Au terme du processus de lettre d’intérêt, cinq parties, dont CBW, étaient admissibles à proposer une offre. Une première demande de propositions (« première DP ») a été émise le 17 novembre 2006 et quatre parties ont soumis une proposition. Malgré l’information transmise lors de la conférence de la Journée de l’industrie, la première DP exigeait que les soumissionnaires proposent une conception d’origine éprouvée; dans l’énoncé des besoins techniques (EBT), cela signifiait qu’il n’y aurait [traduction] « aucun changement à la forme de la coque ou au rendement démontrable de la coque » et « aucune modification apportée à la forme de la coque d’origine ».

 

[6]               Après l’émission de la première DP, TPSGC a tenu un processus de questions et réponses au cours duquel elle a eu l’occasion de formuler d’autres commentaires sur l’énoncé des besoins techniques :

À la section 1.1.3 de la partie 1, l’EBT précise qu’une conception éprouvée est une conception où il n’y a [traduction] « aucun changement à la forme de la coque ou au rendement démontrable de la coque ». Par conséquent, une conception faisant en sorte que la longueur totale de la conception éprouvée serait augmentée ne serait plus considérée comme une conception éprouvée.

 

(Affidavit Dewar : paragraphes 89 et 90)

 

 

[7]               CBW a proposé une offre fondée sur ses droits à une conception d’origine éprouvée sans modification de la coque, se conformant ainsi à l’exigence d’une « conception d’origine éprouvée » figurant dans la lettre d’intérêt et la première DP.

 

[8]               Le 4 avril 2007, TPSGC a informé la Garde côtière canadienne (GCC), qui participait à l’évaluation technique des offres, que la première DP serait annulée puisque, de l’avis de TPSGC, il n’y avait aucun soumissionnaire conforme. Le 27 avril 2007, la GCC a répondu à TPSGC en indiquant que, selon son analyse technique, il y avait deux soumissions conformes et deux soumissions non conformes; parmi les soumissions conformes, une avait été soumise après avoir été modifiée, alors que l’autre, celle de CBW, avait été soumise avec une coque de « conception originale éprouvée », sans modifications.

 

[9]               CBW a été avisée de la décision de TPSGC d’annuler la première DP dans une lettre datée du 13 juillet 2007, qui indiquait qu’aucune soumission n’était recevable. TPSGC n’a pas fourni de raisons quant à la détermination que la soumission de CBW était non recevable, mais indiquant simplement que [traduction] « les soumissionnaires avaient mal interprété certaines des exigences de l’énoncé des besoins techniques » figurant dans la première DP.

 

[10]           Pendant l’été et l’automne de 2007, CBW a pris des mesures pour obtenir un compte rendu individualisé de la part de TPSGC. Ces mesures comprenaient la soumission d’une demande en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, ainsi qu’une plainte auprès du Tribunal canadien du commerce extérieur (TCCE). Toutefois, la demande d’accès aux renseignements n’a fourni aucun renseignement significatif et le TCCE a déterminé qu’il n’avait pas compétence pour entendre cette plainte, puisque la première DP a été annulée.

 

[11]           Malgré les efforts déployés, TPSGC a refusé de fournir des éclaircissements sur les raisons de la non-conformité de la soumission. Par conséquent, il semble que CBW a conclu que sa soumission était conforme et qu’elle était, en fait, la seule soumission conforme.

 

[12]           Le 13 décembre 2007, TPSGC a émis une autre demande de propositions (deuxième DP). Selon CBW, l’action de TPSGC a eu pour effet de supprimer le statut privilégié de CBW à titre de seul soumissionnaire conforme aux termes de la première DP. En d’autres termes, TPSGC :

                                                               i.      a modifié la définition de « conception d’origine éprouvée » par une autre autorisant la modification de la partie émergée de la coque;

                                                             ii.      a modifié les conditions de versement des garanties financières;

                                                            iii.      a modifié les exigences en matière d’expérience pour favoriser un autre soumissionnaire;

                                                           iv.      a soustrait le formulaire d’approvisionnement à la compétence du TCCE par l’utilisation d’une exemption au titre de la sécurité nationale.

 

 

[13]           Par la présente requête, CBW cherche à obtenir un sursis à la clôture de la deuxième DP.

II.        Questions préliminaires dans la requête

[14]           Par le présent avis de demande, la demanderesse cherche à obtenir trois déclarations définissant les motifs essentiels pour contester la prise de décision dans le cadre du processus d’appel d’offres [traduction] :

1.  Une déclaration selon laquelle la manière dont le processus d’approvisionnement a été mené donne lieu à une crainte raisonnable de partialité de la part du ministre.

 

2.  Une déclaration selon laquelle le ministre a mené la procédure d’approvisionnement et structuré la deuxième DP avec l’intention de faire preuve de discrimination et en causant une discrimination et un préjudice à la demanderesse dans le cadre du processus d’approvisionnement, contrevenant ainsi aux principes de la justice naturelle et de l’équité procédurale.

 

3.  Une déclaration que le ministre a mené le processus d’approvisionnement en violation des devoirs et obligations que lui imposent la Loi sur le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux et la Loi sur la gestion des finances publiques et en violation des lois, politiques et principes applicables aux processus d’approvisionnement exécutés pour le gouvernement du Canada et en son nom.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

Par conséquent, pour que cette requête soit accueillie, il incombe à CBW d’établir, sur la base de la preuve au dossier, qu’une question grave est soulevée relativement à un ou plusieurs des motifs essentiels, qu’elle subira un préjudice irréparable si le processus d’appel d’offres n’est pas interrompu avant la date de clôture de la deuxième DP et que la prépondérance des inconvénients de l’arrêt du processus lui appartient.

 

            A. Cause défendable

                        1.  Crainte raisonnable de partialité

[15]           CBW se fonde sur le critère énoncé par la Cour d’appel fédérale dans la décision Cougar Aviation Ltd :

Il n’est pas contesté que l’obligation d’agir avec équité s’applique à la procédure d’adjudication des marchés publics du gouvernement fédéral (voir, par exemple, le jugement Thomas C. Assaly Corp. c. R., (1990), 34 F.T.R. 156 (C.F. 1re inst.)). Le cadre législatif complexe qui régit l’adjudication des marchés de l’État, sans parler de l’intérêt public évident qu’implique les décisions prises dans ce domaine, ajoute un aspect de droit public à un processus qui demeure en grande partie régi par le droit privé des contrats.

 

En l’absence de modifications législatives explicites ou implicites, lorsque l’obligation d’agir avec équité s’applique à l’exercice du pouvoir décisionnel déterminé, les deux aspects de ce pouvoir jouent, à savoir l’obligation d’entendre ceux qui sont susceptibles d’être touchés par une décision défavorable et l’obligation d’être impartial.

 

Le devoir d’impartialité ne se limite normalement pas aux cas de partialité réelle. Ainsi, pour établir qu’il y a eu manquement à l’obligation d’agir avec impartialité, le plaideur n’a pas à démontrer que l’auteur de la décision s’est effectivement laissé influencer par un facteur étranger, comme ses sentiments d’amitié ou d’hostilité envers un des intéressés, avant de prendre sa décision. Évidemment, comme il sera normalement extrêmement difficile de démontrer si l’auteur de la décision a effectivement été influencé défavorablement, il sera extrêmement difficile de contester avec succès une décision en invoquant une partialité réelle.

 

En conséquence, pour permettre l’annulation de décisions qui auraient pu être influencées par des considérations illégitimes, la loi exige normalement du plaideur qu’il fasse seulement la preuve de l’existence d’une crainte raisonnable de partialité pour pouvoir contester la validité de la mesure administrative à laquelle l’obligation d’agir avec équité s’applique. L’insistance sur cette norme plus exigeante contribue à augmenter la confiance du public envers le processus décisionnel public et, partant, à renforcer la légitimité de ce dernier.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

(Cougar Aviation Ltd. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux) [2000] ACF no 1946, aux paragraphes 27 à 30)

 

 

[16]           Le test applicable à la crainte raisonnable de partialité a été énoncé par le juge de Grandpré de la Cour suprême du Canada dans ses motifs dissidents dans la décision Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369, au paragraphe 394 :

[. . .] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. [. . .] [C]e critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question [...], de façon réaliste et pratique? »

 

[17]           Dans la présente requête, CBW fait les observations suivantes, selon lesquelles elle craint une impartialité dans le cadre du processus d’adjudication et allègue qu’elle subira un préjudice :

L’iniquité, le manque de transparence et la crainte de partialité résultent du fait que TPSGC a mis fin à un processus d’appel d’offres, après l’évaluation des soumissions, pour ensuite amorcer un autre processus d’appel d’offres qui ne semble pas répondre aux questions qui ont prétendument amené TPSGC à annuler le premier processus d’appel d’offres. En outre, la deuxième DP est sensiblement identique à la demande de propositions qui a été émise le 17 novembre 2006 (la « première DP »), mis à part des modifications qui pourraient avoir une incidence négative sur la soumission de CBW et qui permettraient aux autres soumissionnaires de corriger leurs soumissions.

 

[…]

 

En outre, je me demande si des dommages constituent un redressement approprié. CBW a amorcé cette procédure dans le but de s’assurer que le processus d’approvisionnement fait l’objet d’une décision juste et transparente. CBW reconnaît que la participation à une procédure d’approvisionnement concurrentiel ne lui garantit aucunement l’obtention d’un contrat. Toutefois, il est clair que le processus actuellement en cours ne pourrait être remporté par CBW et il semble être conçu pour qu’un autre soumissionnaire obtienne le contrat. Si la deuxième DP n’est pas équitable, CBW ne peut justifier la soumission d’une offre. Par conséquent, le contrôle judiciaire doit porter sur la période antérieure à l’acceptation des soumissions.

 

(Affidavit Dewar : paragraphes 4 et 125)

 

Après avoir examiné de façon réaliste et pratique les éléments de preuve relatifs au processus d’adjudication qui figurent au dossier de la requête et après avoir étudié la question en profondeur, je conclus que la crainte de partialité de CWB n’est pas raisonnable. La crainte de partialité de CWB est fondée sur son opinion que la première DP n’a produit qu’une seule soumission conforme et, par conséquent, elle ne peut concilier ce fait avec l’effondrement de la première DP et la génération de la deuxième DP. Cette incapacité à concilier ces faits a, semble-t-il, mené CBW à conclure [traduction] « qu’il est clair que le processus actuellement en cours ne pourrait être remporté par CBW et qu’il semble être conçu pour qu’un autre soumissionnaire obtienne le contrat ». À mon avis, cette conviction est non fondée. Dans les faits, l’offre de CBW n’était pas conforme à la première DP (voir le dossier de requête confidentiel du défendeur, volume I de II, à la page 50 et aux pages 60 et 61). De plus, il n’y a aucune preuve pour étayer la conviction que la deuxième DP est conçue pour s’assurer qu’elle soit obtenue par un soumissionnaire autre que CBW. En effet, rien ne prouve que CBW ne peut remporter la deuxième DP. Par conséquent, pour trancher la présente requête, je rejette la crainte de partialité soulevée par CBW.

 

                        2.  Intention de faire preuve de discrimination, discrimination et préjudice

[18]           CBW allègue également une intention réelle de la part de TPSGC de lui causer un préjudice. Cette allégation est fondée sur la même conviction décrite dans l’analyse concernant la crainte de partialité. À mon avis, il n’y a aucune preuve au dossier de la requête d’une intention de faire preuve de discrimination à l’égard de CBW, ou qu’une discrimination ou un préjudice se sont réellement produits.

 

[19]           Par conséquent, je conclus que, puisque CBW ne disposait pas d’une position privilégiée dans le cadre de la première DP, elle ne peut se plaindre des conditions de sécurité révisées imposées dans la deuxième DP. En ce qui concerne la décision d’invoquer l’exemption au titre de la sécurité nationale qui a permis de soustraire la deuxième DP aux dispositions du TCCE, il n’y a aucune preuve au dossier de la requête pour soutenir l’argument que la décision concernant l’exemption vise un but autre que répondre à des préoccupations légitimes concernant la sécurité du Canada.

 

[20]           À mon avis, les problèmes rencontrés au cours du processus d’adjudication étaient une tentative de la part de TPSGC de résoudre le problème lié à la « mauvaise interprétation » de la première DP. Comme il est indiqué, il n’y a aucune preuve que ces mesures ont été prises dans le but de causer un préjudice à CBW et, effectivement, CBW n’a subi aucune discrimination et aucun préjudice de quelque façon que ce soit en date de la présente requête.

 

                        3.  Violation des devoirs, des obligations, de la loi, des politiques et des principes

[21]           En raison de ce que je juge être un déroulement irrégulier du processus d’adjudication, j’accepte la position de CBW à l’effet que ces événements donnent lieu à une cause défendable selon laquelle il y a eu violation.

 

            B. Préjudice irréparable

[22]           À mon avis, en date de la présente requête, CBW n’a subi aucun préjudice et ne subira pas de préjudice si la deuxième DP poursuit son cours. Comme il est indiqué, aucun élément de preuve ne permet d’étayer la conviction que la deuxième DP est conçue pour s’assurer qu’elle soit remportée par un soumissionnaire autre que CBW et, effectivement, aucun élément de preuve ne permet de conclure que CBW ne peut remporter la deuxième DP. Je suis d’accord avec l’argument de l’avocat du défendeur que ce n’est qu’une fois que le processus de sélection sera terminé et qu’on déterminera que CBW n’est pas le soumissionnaire retenu qu’elle pourra fonder une allégation de préjudice.

 

            C. Prépondérance des inconvénients

[23]           Selon la preuve au dossier de la requête fournie par le défendeur, le temps est crucial dans le cadre du processus d’adjudication dans le futur; par conséquent, le défendeur soutient que l’injonction ne soit pas être accordée. Bien que les éléments de preuve soumis par CBW comportent une opinion qu’aucun préjudice ne découlera d’un retard, je conclus que la preuve du défendeur n’est pas réfutée. Par conséquent, j’estime que la prépondérance des inconvénients est en faveur du défendeur.

 

III.       Conclusion

[24]           Puisque je ne constate aucun préjudice irréparable, je conclus que CBW ne s’est pas acquittée de son fardeau de la preuve dans la présente requête.


 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la requête de sursis soit rejetée.

 

« Douglas R. Campbell »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-53-08

 

INTITULÉ :                                       CANADIAN BOAT WORKS

                                                            c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                           

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA (ONTARIO)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 21 février 2008

                                                           

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE CAMPBELL

 

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 22 février 2008

 

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

 

BARBARA A. McISAAC

R. BENJAMIN MILLS

 

POUR LA DEMANDERESSE

CATHERINE A. LAWRENCE

MICHAEL CIAVAGLIA

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

MCCARTHY TÉTRAULT S.E.N.C.R.L., s.r.l.

OTTAWA (ONTARIO)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

JOHN H. SIMS, c.r.

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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