Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Date : 20080222

Dossier : IMM-924-07

Référence : 2008 CF 241

Ottawa (Ontario), le 22 février 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SUPPLÉANT BARRY STRAYER

 

 

ENTRE :

YOUSSEF KANAAN

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

Introduction

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant une décision rendue le 12 février 2007 par laquelle le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) a rejeté la demande de dispense ministérielle présentée par le demandeur en application du paragraphe 34(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi) en vue de convaincre le ministre qu’il y avait lieu de lever l’interdiction de territoire dont il faisait l’objet conformément à l’alinéa 34(1)f) de la Loi.

Faits

 

[2]               L’article 34 de la Loi prévoit notamment ce qui suit :

34(1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

 

[…]

 

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas […] c) [terrorisme]

 

(2) Ces faits n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.

34(1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

 

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph…(c) [terrorism]

 

(2) The matters referred to in subsection (1) do not constitute inadmissibility in respect of a permanent resident or a foreign national who satisfies the Minister that their presence in Canada would not be detrimental to the national interest.

 

 

[3]               Le demandeur est un Palestinien apatride du Liban. Il est entré au Canada en 1993. Il a présenté une demande d’asile sans succès. Il a ensuite présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Cette demande a été approuvée en principe le 1er février 2001. Il y a par la suite eu un contrôle de sécurité prolongé mettant l’accent sur la question d’interdiction de territoire conformément à l’alinéa 34(1)f), précité. Sur recommandation d’un agent d’immigration, le demandeur a présenté une demande de dispense ministérielle le 29 mai 2002 au motif que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national. L’affaire a donc été envoyée à l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC). Presque quatre ans plus tard, le 20 février 2006, l’ASFC a donné à l’avocat du demandeur une ébauche de la note d’information qu’elle transmettrait au ministre, pour lui faire part de sa recommandation quant à l’exercice qu’il devrait faire du pouvoir que lui confère le paragraphe 34(2). Dans cette note, l’ASFC recommandait au ministre de ne pas rendre une décision favorable au demandeur; autrement dit, l’ASFC recommandait au ministre de ne pas tirer une conclusion selon laquelle la présence du demandeur au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national. Le demandeur s’est vu donner l’occasion de présenter des observations à l’égard de cette note d’information avant qu’elle ne soit envoyée au ministre. Le 31 mars 2006, le demandeur a déposé une déclaration solennelle et une quantité considérable d’autres documents. Le 25 juillet 2006, il a déposé des Country Reports sur le Liban. L’ASFC a envoyé la note d’information au ministre le 30 août 2006, après avoir reçu ces documents. La version finale de la note d’information était, exception faite de quelques modifications rédactionnelles, identique à l’ébauche de la note d’information donnée au demandeur en février 2006. La seule indication que des observations et des éléments de preuve supplémentaires avaient été fournis à l’ASFC consistait en l’ajout suivant à la liste de [traduction] « pièces jointes » à la fin de la note d’information :

 

[traduction] 11. Observations supplémentaires du processus de divulgation.

 

 

 

Une formule de décision jointe à cette note d’information indiquait simplement : [traduction] « À la lumière de mon examen des documents déposés, la dispense ministérielle est : ». Suivait une ligne prévue pour la signature du ministre s’il approuvait la dispense ministérielle et une autre ligne prévue pour sa signature s’il refusait la dispense ministérielle. Le 12 février 2007, le ministre a apposé sa signature sur la ligne [traduction] « refusée ». Rien n’indique que des motifs ont été fournis par le ministre et je dois par conséquent présumer que la note d’information constituant le fondement de sa décision énonce les motifs de la décision.

 

[4]               Dans sa demande d’asile initiale, et dans des entrevues subséquentes avec les autorités de l’Immigration, le demandeur avait affirmé qu’avant de quitter le Liban, il avait résidé toute sa vie dans un camp de réfugiés palestiniens dans ce pays, et qu’il avait été incité à se joindre à l’Organisation d’Abou Nidal (l’OAN) dans le camp, une organisation considérée comme terroriste. Il a indiqué s’être joint à cette organisation quelque peu contre son gré et n’avoir jamais procédé à des missions terroristes pour l’OAN lorsqu’on lui avait demandé de le faire. Il a finalement commencé à craindre l’OAN et a quitté le Liban pour venir au Canada, laissant derrière lui son épouse et deux jeunes enfants. Bien qu’il ait changé les détails de temps à autre, ce n’est qu’au moment du dépôt de ses observations et de sa déclaration solennelle le 31 mars 2006, en réponse à l’ébauche de la note d’information, que le demandeur a nié avoir été à quelque moment que ce soit membre de l’OAN. Le demandeur a expliqué avoir auparavant menti au sujet de sa participation à l’OAN en vue de renforcer sa demande du statut de réfugié fondée sur la crainte de retourner au Liban. Il a confirmé qu’il était alors devenu pacifiste et qu’il s’était joint à l’Église mennonite au Canada, fuyant ainsi les tactiques terroristes et tous les types de violence. Il a offert des renseignements supplémentaires relativement à son établissement au Canada durant les quatre années qui ont suivi sa première demande visant l’obtention d’une décision favorable du ministre en application du paragraphe 34(2), renseignements qui ont été confirmés par divers témoignages également présentés. Il a aussi souligné les difficultés qu’il éprouverait s’il devait être interdit de territoire au Canada conformément à l’article 34, puisqu’il était un apatride, sans document de voyage et sans droit au retour au Liban. Pour ce motif, le demandeur serait probablement obligé de demeurer au Canada. Cependant, dans ces circonstances, l’épouse et les enfants du demandeur ne pourraient pas venir au Canada s’il se voyait refuser le statut de résident permanent au motif qu’il était interdit de territoire suivant l’article 34. Le demandeur a également souligné les difficultés d’un retour au Liban, même si un tel retour était possible, notamment qu’il serait probablement incapable d’obtenir les soins médicaux lui étant nécessaires par suite d’un accident au Canada. Il n’y a aucune mention de ces renseignements dans la version finale de la note d’information. L’avocat du défendeur soutient avec insistance que la mention des observations supplémentaires comme 11e pièce des [traduction] « pièces jointes » fournies au ministre signifie que l’ASFC et le ministre devaient les avoir lues. Il s’agit d’une conclusion que je trouve très difficile à tirer. Voir, par exemple, la décision Ogunfowora c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 456, aux paragraphes 25 et 26.

 

Analyse

 

[5]               Bien que le pouvoir prévu au paragraphe 34(2) ne peut être délégué et qu’il doit être exercé par le ministre lui-même, il est approprié de considérer la note d’information de l’ASFC comme constituant les motifs du ministre : voir, par exemple, la décision Miller c. Canada (Solliciteur général), [2006] A.C.F. no 1164. J’adopte aussi le raisonnement d’autres juges de la Cour selon lequel la norme de contrôle applicable à une telle décision du ministre est la décision manifestement déraisonnable : voir, par exemple, les décisions Miller, précitée, au paragraphe 42; et Soe c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2007] A.C.F. no 620, au paragraphe 16.

 

[6]               Il est bien établi que le ministre doit, dans l’exercice de son pouvoir conféré par le paragraphe 34(2), évaluer et soupeser tous les facteurs pertinents : voir la décision Naeem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 173, aux paragraphes 60 à 65. Les observations supplémentaires et la déclaration solennelle déposées au nom du demandeur le 31 mars 2006 portaient sur plusieurs facteurs qui auraient dû être pris en compte par le ministre. La nouvelle dénégation d’appartenance à l’OAN par le demandeur aurait dû être prise en compte, même si elle n’a pas été crue en fin de compte. La preuve de l’établissement du demandeur au Canada depuis 2002 et les difficultés que sa famille et lui avaient éprouvées depuis ce temps, en plus des difficultés particulières rencontrées par le demandeur en tant qu’apatride, méritaient d’être prises en compte, tout comme les éléments de preuve portant sur la déclaration d’opposition au terrorisme du demandeur et sur sa nouvelle appartenance à l’Église mennonite du Canada. Aucun de ces facteurs n’a été mentionné, même aux fins d’un rejet, dans l’exercice du pouvoir ministériel.

 

[7]               Bien entendu, le tribunal n’a pas à mentionner chaque élément de preuve pris en compte, mais lorsque la preuve est suffisamment importante et qu’elle n’est pas mentionnée, la Cour peut inférer que la preuve n’a pas été prise en compte : Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35. La conclusion de la note d’information (qui doit être considérée comme reflétant les opinions du ministre) indique plutôt :

[traduction] […] L’appartenance de longue durée de M. Kanaan à une organisation désignée comme entité terroriste, en plus de son manque évident de crédibilité, font en sorte qu’il est impossible pour l’ASFC de recommander une décision portant que la présence de M. Kanaan au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national […]

 

Cela semble aller à l’encontre de l’objectif du paragraphe 34(2) selon lequel même une personne membre d’une organisation terroriste ou qui l’a été peut être admissible si « sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national ». L’hypothèse qui ressort des motifs susmentionnés semble être que si une personne a à un moment donné admis ou nié à tort avoir été membre d’une organisation terroriste, elle constituera toujours une menace pour l’intérêt national du Canada. Cette hypothèse ne tient pas compte, par exemple, du fait que même si le demandeur avait été membre de l’OAN, peu importe la qualité de cette appartenance, il avait quitté le Liban et avait cessé de participer aux activités de l’OAN depuis 14 ans lorsque le ministre a pris sa décision.

 

[8]               Je conclus donc que la décision du ministre était manifestement déraisonnable, puisqu’il n’a pas tenu compte des éléments de preuve et des facteurs contenus dans les observations présentées par le demandeur le 31 mars 2006 et le 25 juillet 2006. La décision semble avoir été fondée sur l’opinion simpliste selon laquelle la présence au Canada d’une personne qui, à un moment donné dans le passé, a peut-être été membre d’une organisation terroriste à l’étranger ne peut jamais être dans l’intérêt national du Canada. Par conséquent, je vais annuler la décision du ministre et lui renvoyer l’affaire pour qu’il procède à un nouvel examen.

 

[9]                Le demandeur me demande de fixer un délai pour le nouvel examen du ministre en application du paragraphe 34(2). Compte tenu du grave retard accusé dans la prise de la dernière décision (presque cinq ans), je crois que cela serait approprié. Je suis conscient des exigences de la responsabilité ministérielle, mais je crois qu’un délai de 90 jours ne serait pas déraisonnable, compte tenu des difficultés personnelles du demandeur et de sa famille.

 

Dispositif

 

[10]           Par conséquent, je vais accueillir la demande de contrôle judiciaire, annuler la décision du ministre en date du 12 février 2007 et lui renvoyer l’affaire pour qu’il procède à un nouvel examen et qu’il rende une décision dans les 90 jours suivant la date du présent jugement.

 

[11]           Le demandeur m’a demandé de certifier la question de savoir si la décision du ministre prise en application du paragraphe 34(2) doit montrer qu’il a fait référence aux observations pertinentes. L’avocat du défendeur a soutenu qu’il ne s’agirait pas d’une question de portée générale, et je suis d’accord. Il s’agit d’une question à laquelle on peut seulement répondre dans le cadre d’un ensemble particulier de faits. Par conséquent, aucune question ne sera certifiée.

 

 

 

 

 

 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.                  La décision du 12 février 2007 par laquelle le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a refusé d’accorder une dispense ministérielle en application du paragraphe 34(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés est annulée et l’affaire est renvoyée au ministre pour qu’il procède à un nouvel examen et qu’il rende une décision au plus tard 90 jours suivant la date du présent jugement.

 

 

       « B.L. Strayer »

Juge suppléant

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Isabelle D’Souza, LL.B., M.A.Trad. jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                IMM-924-07

 

INTITULÉ :                                                               YOUSSEF KANAAN

                                                                                    c.

                        LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ

                        PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION

                        CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         TORONTO

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 28 JANVIER 2008

                                                           

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                      LE JUGE SUPPLÉANT STRAYER

 

DATE DES MOTIFS                       

ET DU JUGEMENT :                                               LE 22 FÉVRIER 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew Brouwer

 

    POUR LE DEMANDEUR

Stephen H. Gold

  POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jackman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

   POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.