Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Date : 20080222

Dossier : IMM-1493-07

Référence : 2008 CF 240

 

Ottawa (Ontario), le 22 février 2008

 

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SUPPLÉANT STRAYER

 

 

ENTRE :

KEZIA AFOCHA

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

Introduction

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 26 mars 2007 par laquelle a été rejetée la demande de dispense pour raisons d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse pour qu’elle puisse demander le statut de résidente permanente à partir du Canada.

 

Les faits

 

[2]               La demanderesse est une citoyenne du Nigeria maintenant âgée de 75 ans. Son mari est décédé en 1966. En 2003, la demanderesse a présenté au Nigeria une demande de visa de visiteur au Canada. Dans sa demande, elle a déclaré avoir six enfants, dont cinq qui vivent au Nigeria et une fille qui vit au Canada. Elle a de plus déclaré vivre au Nigeria avec une autre de ses filles. La demanderesse a obtenu un visa et elle est arrivée au Canada le 22 décembre 2003, à titre de résidente temporaire. Depuis, elle a vécu avec sa fille, Azuka, ainsi qu’avec son petit-fils, Victor. Le mari d’Azuka ne vit pas avec eux. Azuka, laquelle est citoyenne canadienne, vit au Canada depuis 1989. Elle s’y est mariée et elle y a donné naissance à son fils Victor. Azuka est maintenant âgée de 51 ans et elle est incapable de travailler. Elle touche un revenu d’environ 20 000 $ par année par suite d’accidents du travail, les prestations étant versées par la Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail. Azuka a essayé de parrainer sa mère pour qu’elle obtienne la résidence permanente, mais on a jugé ses revenus insuffisants pour qu’elle puisse subvenir à ses propres besoins, à ceux de sa mère et à ceux de son fils. Un document au dossier dont l’agente d’immigration était saisie démontrait qu’une nièce de la demanderesse, médecin aux États-Unis, vient en aide financièrement à sa tante et à son cousin, et une lettre de cette nièce attestait de son intention de continuer à dispenser une telle aide. La demanderesse compte un autre neveu au Canada, qui contribue également à son soutien financier.

 

[3]               La demanderesse a sollicité une dispense pour raisons humanitaires qui lui permettrait de présenter au Canada une demande de résidence permanente. Les renseignements figurant sur sa demande ne coïncidaient pas à tous égards aux renseignements qu’elle avait fournis au Nigeria en vue d’obtenir un visa de visiteur. Dans sa demande pour raisons humanitaires, la demanderesse a mentionné qu’elle n’avait qu’un fils au Nigeria et qu’elle y avait vécu seule, et elle a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Je reçois actuellement des traitements ici. Il sera impossible de retourner au Nigeria et d’y présenter une demande de résidence permanente. Je souffre et j’ai besoin de soins médicaux. Je n’ai personne qui prendrait soin de moi là-bas. Je suis vieille et j’ai besoin de ma fille auprès de moi. J’aimerais aussi passer plus de temps avec mon petit-fils et ma fille.

 

Une lettre d’appui émanant d’Azuka accompagnait la demande de sa mère. Azuka a confirmé que, elle-même, une cousine aux États-Unis et une cousine au Canada, subvenaient aux besoins de sa mère, et elle a ajouté ce qui suit :

[traduction]

L’état physique et psychologique de ma mère s’est amélioré tout au long de son séjour avec nous. La relation a été bénéfique pour nous deux, comme nous dépendons beaucoup l’une et l’autre à tous les égards. Si ma mère devait retourner au Nigeria pour s’y acquitter des formalités, les affres de la solitude seraient si préjudiciables à sa santé qu’elle pourrait bien ne pas survivre avant que soit mené à terme le processus de demande.

 

L’éclatement de notre « nouvelle famille » (ma mère, mon fils et moi-même) serait une épreuve difficile pour mon fils, comme il a déjà eu la mauvaise expérience d’un foyer brisé.

 

Le petit-fils de la demanderesse a également rédigé une lettre, dans laquelle il a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Mon nom est Victor Oladunjoye. Avant que grand-maman ne vienne ici au Canada, je ne savais pas ce que ça voulait dire d’avoir une grand-mère. En fait, je ne savais pas ce que voulait dire avoir un grand-parent puisque je ne l’avais vue qu’une seule fois. Mais depuis qu’elle est au Canada, je l’aime de plus en plus à chaque jour, d’autant plus que mon père ne vit pas à la maison. La seule famille que j’ai ici, c’est ma mère et ma grand-maman. Après l’école, lorsque je reviens à la maison, elle est toujours là pour me faire quelque chose, comme ma mère ne va pas très bien. Si elle devait partir, il y aurait un grand vide dans la famille et ce serait vraiment un crève-cœur. J’ai appris à l’aimer et à avoir un bon rapport avec elle. Ça me serait vraiment insupportable de la voir partir.

 

D’autres lettres attestent de la participation et du travail bénévole de la demanderesse au sein de son église et de la collectivité.

 

[4]               Lors de l’examen de la demande, l’agente d’immigration a relevé les contradictions existant  entre les faits mentionnés dans la demande antérieure de visa de visiteur de la demanderesse et ceux mentionnés dans la demande de dispense pour des raisons humanitaires. L’agente avait demandé des éclaircissements à ce sujet à la demanderesse, mais elle n’en avait obtenu aucun. L’agente a pris note de la preuve d’ordre médical et l’a interprétée comme faisant état de problèmes de santé [traduction] « minimes, légers ». Pour ce qui est des relations familiales, l’agente d’immigration a simplement affirmé ce qui suit :

[traduction]

Je reconnais que la demanderesse a renoué sa relation avec sa fille au Canada et tissé des liens avec son petit-fils de quinze ans depuis son arrivée ici en décembre 2003. La fille de la demanderesse est arrivée au Canada en 1989 et elle a obtenu le statut de résidente permanente en 1996. Rien n’indique que la demanderesse aurait visité précédemment le Canada ou que sa fille aurait visité le Nigeria depuis 1989. Il se peut, je le reconnais, que la demanderesse s’acquitte de certaines tâches ménagères ou autres dans la maison de sa fille. Je ne suis toutefois pas convaincue, sur la foi des renseignements dont je dispose, que la fille de la demanderesse ne serait pas capable de se débrouiller seule, sans l’aide de cette dernière, d’autant que son fils de quinze ans pourrait apporter son aide au besoin.

 

Pour conclure, l’agente d’immigration a déclaré ne pas être convaincue que la demanderesse ne pourrait pas retourner au Nigeria et y résider chez l’un de ses cinq autres enfants pendant le processus de demande de résidence permanente. Elle a par conséquent rejeté la demande.

 

[5]               La demanderesse sollicite l’annulation de la décision au motif qu’elle ne prenait pas valablement en compte l’intérêt supérieur de son petit-fils Victor, un enfant canadien, et que l’agente d’immigration n’a pas apprécié la totalité de la preuve.

 

L’analyse

 

[6]               Selon la jurisprudence, la norme de contrôle applicable aux décisions visant les demandes de dispense pour considérations humanitaires devrait habituellement être celle de la décision raisonnable, et je ne vois aucune raison pour que l’on s’écarte de ce principe en l’espèce.

 

[7]               Ces décisions sont rendues en application du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, lequel prévoit que le ministre peut accorder une dispense

[…] s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient.

[…] is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations.

 

 

Il y a lieu de souligner que l’intérêt supérieur devant être pris en compte est celui d’un « enfant directement touché ». Cet enfant n’a toutefois pas nécessairement à être celui d’un demandeur (Momcilovic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. n° 100, paragraphe 45). L’agente d’immigration était donc tenue de prendre en compte l’intérêt supérieur du petit-fils de la demanderesse, Victor, lorsque la question de cet intérêt fut portée à son attention.

 

[8]               L’avocate du défendeur a fait valoir l’arrêt Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] 2 R.C.F. 635, dans lequel la Cour d’appel fédérale a confirmé la décision d’une agente d’immigration qui avait rejeté une demande pour raisons d’ordre humanitaire. Il avait alors été prétendu que l’agente ne s’était pas suffisamment intéressée à l’intérêt supérieur des enfants du demandeur. La Cour d’appel a examiné l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, paragraphe 75, où la Cour suprême du Canada avait déclaré qu’un agent qui examine une demande pour considérations humanitaires doit être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants. Toutefois, la Cour suprême a ajouté que l’obligation n’existe que lorsqu’il apparaît suffisamment clairement qu’une demande repose, du moins en partie, sur ce facteur. La Cour d’appel a statué que, dans l’affaire dont elle était saisie, la question de l’intérêt supérieur des enfants n’avait pas été valablement et clairement soulevée. En effet, la seule mention des enfants dans la lettre de sept pages où était présentée la demande était la suivante :

[traduction]

S’il [M. Owusu] était forcé de retourner au Ghana, il n’aurait aucun moyen de subvenir aux besoins de sa famille […].

 

 

La Cour d’appel a conclu que cette déclaration était trop « oblique, succincte et obscure » pour que l’agente ait été tenue de s’enquérir davantage de l’intérêt supérieur des enfants. En toute déférence, j’estime que les faits en l’espèce peuvent être distingués des faits dans l’affaire Owusu. En l’espèce, il y avait des lettres tant de la demanderesse que de sa fille où l’on mentionnait non seulement les difficultés auxquelles toutes deux pourraient être confrontées, mais également la relation existant entre la demanderesse et son petit-fils. Ce dernier a d’ailleurs lui-même écrit une lettre toute consacrée à l’importance que cette relation revêtait pour lui. À mon avis, la question de l’intérêt supérieur est donc en l’espèce clairement soulevée et étayée par des documents. Malgré cela, la seule prise en considération de la question dans les motifs de l’agente est exprimée dans une partie de phrase, comme suit :

[traduction]

Je reconnais que la demanderesse […] a tissé des liens avec son petit-fils de quinze ans depuis son arrivée ici en décembre 2003.

 

J’estime que l’agente d’immigration n’a ainsi pas démontré avoir été « réceptive, attentive et sensible » à l’intérêt supérieur du petit-fils. L’agente s’est beaucoup plus attardée aux contradictions auxquelles ont donné lieu, d’un côté la demande de visa, de l’autre la demande pour des raisons d’ordre humanitaire. Bien qu’on ait toujours pas expliqué ces contradictions, celles-ci n’ont pas grand-chose à voir avec les considérations d’ordre humanitaire soulevées par le renvoi au Nigeria, pour y faire une demande, d’une femme de 75 ans, aux besoins desquels sa famille peut aisément subvenir en Amérique du Nord, ce renvoi ayant aussi pour effet de rompre la relation tissée entre cette femme et son petit-fils (qu’elle n’avait jamais vu auparavant) au cours des quatre années précédentes. Tout en reconnaissant que c’est au représentant du ministre qu’il revient de soupeser les différents facteurs, il n’est pas clair en l’espèce quels facteurs de politique générale pouvaient venir contrecarrer l’intérêt supérieur du petit-fils de la demanderesse.

 

[9]               La demanderesse a également prétendu que l’agente avait omis de prendre en compte l’ensemble de la preuve, mais je ne crois pas que la preuve d’ordre médical avait un caractère probant, ni que l’agente a commis une erreur en ne lui accordant pas davantage d’importance. Je conclus néanmoins que l’agente a omis de prendre en compte l’intérêt supérieur du petit-fils de la demanderesse.

 

La décision

 

[10]           Par conséquent, j’annulerai la décision du 26 mars 2007 et je renverrai l’affaire au ministre afin qu’un autre agent procède à un nouvel examen qui tienne compte des présents motifs. Les avocats n’ont demandé la certification d’aucune question et aucune ne sera certifiée.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE :

 

1.                  La décision prise au nom du ministre le 26 mars 2007 de rejeter la demande présentée par la demanderesse quant à une dispense pour raisons d’ordre humanitaire est rejetée et l’affaire est renvoyée au ministre afin qu’un autre agent procède à un nouvel examen tenant compte des motifs du jugement.

 

 

 

« B.L. Strayer »

Juge suppléant

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Claude Leclerc, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                             IMM-1493-07

 

INTITULÉ :                                                            KEZIA AFOCHA

                                                                                 c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION        

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                      TORONTO

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                    LE 14 FÉVRIER 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                 LE JUGE SUPPLÉANT STRAYER

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                            LE 22 FÉVRIER 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Krassina Kostadinov

POUR LA DEMANDERESSE

 

Angela Marinos

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.