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Date : 20080221

Dossier : IMM-1603-07

Référence : 2008 CF 238

Ottawa (Ontario), le 21 février 2008

EN PRÉSENCE DU JUGE SUPPLÉANT BARRY STRAYER

 

 

ENTRE :

RUWAN CHANDIMA JAYASEKARA

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

Introduction

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision en date du 22 mars 2007 par  laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger et que le demandeur ne pouvait bénéficier de la protection fournie par l’article 1Fb) de la Convention.

 

 

Les faits

 

[2]               Le demandeur est un citoyen du Sri Lanka d’origine ethnique cingalaise. Il affirme qu’entre 1994 et environ 1998, lui et son père ont été ciblés par l’armée sri-lankaise, qui les soupçonnait d’être des sympathisants des Tigres tamouls, la milice séparatiste tamoule. Le demandeur a quitté le Sri Lanka et est arrivé aux États-Unis en 1998 sans statut. En octobre 2003, il a épousé une citoyenne des États-Unis qui a ensuite présenté une demande en vue de le parrainer. En janvier 2004,  il a été arrêté dans le comté d’Orange, dans l’État de New York, et a été accusé de trafic de stupéfiants. Il a plaidé coupable aux accusations de vente criminelle au troisième degré d’une substance réglementée, en l’occurrence l’opium, et de possession criminelle de marijuana. Il a été condamné à une peine d’emprisonnement de 29 jours et à une probation de cinq ans. Un mois après avoir fini de purger sa peine d’emprisonnement, il a été convoqué à une audience en matière d’immigration et a reçu l’ordre de quitter de son plein gré les États-Unis au plus tard en octobre 2004. Avant l’expiration de ce délai, il est entré au Canada, le 5 juillet 2004, et a demandé l’asile.

 

[3]               Au terme de son audience, la Commission a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il satisfaisait aux critères prescrits pour se voir reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger. Le demandeur ne conteste pas cette décision de la Commission.

 

[4]               La Commission a également conclu qu’il y avait lieu de refuser d’accorder au demandeur la qualité de réfugié au sens de la Convention et celle de personne à protéger par application de l’article 1Fb) de la Convention et de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi). L’article 1F de la Convention est ainsi libellé :

 F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

 

***

 

b. qu'elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d'accueil avant d'y être admises comme réfugiés ;

 

F.  The provisions of this convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

 

***

 

(b) he has committed a serious non-political crime outside the country of refuge prior to his admission to that country as a refugee.

 

L’article 98 de la Loi dispose :

 

98.  La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

98.  A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

 

 

 

[5]               La Commission a conclu que le demandeur répondait à la définition de personne visée à l’article 1Fb). Elle a estimé que l’infraction dont le demandeur avait été reconnu coupable aux États‑Unis était un crime de droit commun dont l’équivalent, au Canada, le rendrait passible de l'emprisonnement à perpétuité. La Commission a par conséquent conclu que le demandeur avait commis un « crime grave de droit commun » aux États-Unis au sens de l’article 1Fb), de sorte qu’il ne pouvait avoir la qualité de réfugié ni celle de personne à protéger par application de l’article 98 de la Loi.

 

[6]               Le demandeur conteste cette décision sous deux aspects. Premièrement, il affirme que c’est à tort que la Commission a estimé qu’il s’agissait d’un crime « grave », parce qu’il ne s’agissait que de vente de cocaïne d’une valeur de 40 $ et de possession d’environ cinq grammes de marijuana. En second lieu, le demandeur affirme qu’on ne peut refuser l’asile à un contrevenant en vertu de l’article 1Fb) s’il a purgé la peine qui lui a été infligée pour ce crime. Le demandeur ajoute que, même s’il avait purgé sa peine d’emprisonnement, c’est contre son gré qu’il n’a pas terminé sa période de probation puisqu’il a été expulsé avant l’expiration de sa période de probation. Le demandeur affirme qu’il doit être présumé avoir purgé sa peine aux États-Unis.

 

[7]               Dans son mémoire, le défendeur affirme que je ne devrais pas admettre d’arguments tirés du bien-fondé de la conclusion relative à l’exclusion du demandeur parce que la Commission a de toute façon conclu, au vu des faits de l’espèce, que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger et que le demandeur ne conteste pas ces conclusions. Il serait donc inutile de renvoyer l’affaire à la Commission pour qu’elle la réexamine car, peu importe que le demandeur se soit vu refuser ou non à bon droit la qualité de réfugié ou celle de personne à protéger en vertu de l’exclusion qui a été prononcée, les faits de son propre dossier l’empêchaient de toute façon de se voir reconnaître l’une ou l’autre de ces qualités. À l’audience, l’avocat du défendeur a retiré cette objection et m’a exhorté à trancher la question de l’exclusion en expliquant que, même s’il est vrai qu’elle n’aurait aucune incidence sur l’issue de la présente affaire ou sur celle de la demande par laquelle le demandeur cherche à se faire reconnaître la qualité de réfugié ou celle de personne à protéger, la confirmation de l’exclusion qui a été prononcée pourrait avoir des conséquences sur le demandeur dans d’autres instances. Ainsi, si le demandeur a obtenu gain de cause dans sa demande de protection fondée sur l’article 112 de la Loi, il ne pourrait, aux termes de l’alinéa 112(3)c), obtenir l’asile s’il est réputé être exclu par application de l’article 1Fb) de la Convention.

 

[8]               L’avocat ajoute qu’il n’existe pas d’autres décisions de notre Cour dans lesquelles une décision d’exclusion aurait été examinée même si le demandeur avait été jugé irrecevable à revendiquer la qualité de réfugié ou celle de personne à protéger (voir, par exemple, le jugement Antonio c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration 2005 CF 1700). Je vais faire de même.

 

[9]               Tout en priant la Cour de trancher la question, le défendeur soutient cependant que c’est à juste titre que la Commission a conclu que le demandeur avait commis un « crime grave de droit commun » et que, pour l’application de l’article 1Fb), il importe peu que le demandeur ait fini de purger sa peine à l’étranger. Toutefois, si cet élément est pertinent, force est de reconnaître qu’en l’espèce le demandeur n’a pas fini de purger sa peine, car il n’avait terminé sa période de probation aux États-Unis.

 

Analyse

[10]           Pour ce qui est de la norme de contrôle, je souscris humblement à l’avis des autres juges de notre Cour suivant lequel la norme applicable à une question d’exclusion prononcée en vertu de l’article 1F est celle de la décision raisonnable. La question à laquelle la Commission est appelée à répondre est celle de savoir si on a « des raisons sérieuses de penser que [l’intéressé a] commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d'accueil […] ». Il s'agit d'une question mixte de fait et de droit qui suppose l’exercice d’un certain pouvoir d’appréciation quant à l’existence d’une raison « sérieuse » (voir le jugement Médina c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 86, au paragraphe 9, et les autres décisions qui y sont citées).

 

[11]           Sur la première question soulevée par le demandeur, je suis convaincu qu’il était raisonnable de la part de la Commission de conclure que sa condamnation aux États-Unis pour un crime qui le rendrait passible d’une peine d’emprisonnement à vie au Canada donnait à la Commission des « raisons sérieuses » de conclure que le demandeur avait « commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d'accueil […] » (voir le jugement Médina, précité, au paragraphe 23, et les autres décisions qui y sont citées). Il était parfaitement raisonnable de la part de la Commission de s'inspirer de la peine que prévoit le droit canadien et non de la gravité de la peine infligée aux États‑Unis pour mesurer la « gravité » du crime en question. Dans l’arrêt Chan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1180, le juge Robertson, de la Cour d’appel fédérale a supposé, sans toutefois trancher la question, qu'un crime grave de droit commun est assimilable à un crime qui, s'il avait été commis au Canada, aurait pu entraîner l'imposition d'une peine d'emprisonnement maximale égale ou supérieure à dix ans. Je fais la même supposition.

 

[12]           La seconde question en litige comporte deux volets : peut-on exclure une personne qui tombe par ailleurs sous le coup de l’article 1Fb) si cette personne a déjà purgé sa peine? Dans la négative, devrait-on considérer en l’espèce que le demandeur a déjà purgé sa peine?

 

[13]           Si je commence par la seconde question, puisque, en supposant que j’aie raison à l’égard de celle-ci, la réponse que je donnerai à cette question aura pour effet de trancher la présente affaire, je suis convaincu que le demandeur n’a pas purgé toute sa peine aux États-Unis. Il a été condamné à une peine d’emprisonnement de 29 jours et à une probation de cinq ans. Dans les quelques semaines qui ont suivi sa remise en liberté, il a reçu l’ordre de « quitter de son plein gré » les États-Unis au plus tard en octobre 2004. De fait, il a quitté les États-Unis en juillet pour venir au Canada, sans avoir achevé la plus grande partie de sa période de probation. L’avocat du demandeur soutient maintenant en fait que le demandeur doit être considéré comme ayant purgé sa peine puisqu’il lui était impossible de se rendre disponible pour une surveillance aux États-Unis dans le cadre de sa probation parce qu’il avait obtempéré à l’ordre de « quitter de son plein gré » dont il avait fait l’objet et qu’il était parti pour le Canada. Je fais mien le raisonnement suivi par le juge Noël dans le jugement Médina, précité, qui portait sur un cas semblable, en l’occurrence celui d’un demandeur qui avait été condamné aux États-Unis à une peine d’emprisonnement de 60 mois assortie d’une période de probation de quatre ans. Le demandeur avait été expulsé des États-Unis vers le Mexique après avoir été détenu pendant environ 52 mois et sans avoir purgé sa peine de probation aux États‑Unis. Le juge Noël a conclu qu’on ne pouvait considérer que le demandeur avait purgé sa peine en entier. Il a ajouté que la probation était assortie d'une période de supervision et que la surveillance du demandeur serait réactivée s’il devait remettre les pieds aux États-Unis, où il pourrait alors achever de purger sa peine (paragraphes 25 et 26). Je suis convaincu qu’il en va de même en l’espèce (voir aussi le jugement Rodriguez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 601).

 

[14]           Si j’ai tort au sujet de la question de savoir si le demandeur a purgé sa peine aux États-Unis, je dois alors aborder l’autre question soulevée par le demandeur, à savoir si l’article 1Fb) s’applique ou non aux personnes qui ont purgé leur peine à l’étranger avant d’arriver au Canada. L’avocat du demandeur table fortement sur l’arrêt Chan, précité, de la Cour d’appel fédérale. Cette affaire portait sur un citoyen chinois qui avait été déclaré coupable aux États-Unis à la suite de son implication dans un trafic de stupéfiants, avait été condamné à 14 mois d’emprisonnement, avait purgé cette peine, avait été expulsé en Chine, mais avait demandé l’asile au Canada. Estimant qu’il tombait sous le coup de l’article 1Fb), la Commission lui avait par conséquent refusé l’asile au Canada. La Cour d’appel fédérale a annulé cette décision au motif que l’article 1Fb) ne s’applique qu’aux personnes qui n’ont pas purgé entièrement leur peine à l’étranger. La Cour a estimé que l’article 1Fb) s’appliquait seulement aux délinquants fugitifs. On ne trouve de toute évidence rien à l’article 1Fb) qui appuie cette qualification. Si l’on retenait cette interprétation, on ajouterait en fait le passage suivant à cet article : « […] à moins d’avoir été accusé et reconnu coupable de ce crime et d’avoir été condamné pour ce crime et d’avoir entièrement purgé sa peine avant son arrivée au Canada ». Cette interpolation généreuse repose sur le libellé d’autres dispositions de la Loi sur l’immigration alors en vigueur. La Cour a effectivement jugé que la Loi sur l’immigration n’aurait du sens que si l’on interprétait ainsi l’article 1Fb) de la Convention. Ce raisonnement a par la suite été remis en question par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Zrig c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. no 565, [2003] 3 C.F. 761. Dans cette affaire, le demandeur, qui avait milité au sein d’une organisation terroriste en Tunisie, avait été condamné par contumace en Tunisie pour une série de crimes, dont la plupart étaient des crimes de droit commun. Il a demandé l’asile au Canada. La Commission a estimé qu’il y avait lieu d’exclure le demandeur par application de l’article 1Fb). Elle a fondé sa conclusion, non pas sur le fait que le demandeur avait été condamné par contumace en Tunisie, mais sur sa propre conclusion qu’il avait commis une douzaine de crimes graves de droit commun. Cette conclusion a été confirmée par le juge de première instance ainsi que par la Cour d’appel fédérale. Le demandeur soutenait que l’objet de l’article 1Fb) était exclusivement de s’assurer que ceux qui cherchent à échapper à la justice ne puissent se soustraire à une procédure d’extradition, mais que la Commission lui avait appliqué cet article pour des crimes dont il n’avait pas été reconnu coupable et à l’égard desquels son extradition n’était pas réclamée. Le juge Nadon a conclu, avec l’appui du juge Létourneau, que l’on ne pouvait limiter l’exclusion prévue à l’article 1Fb) aux personnes susceptibles d'extradition, puisqu’une telle limitation conduirait à une situation absurde lorsque, par exemple, les deux pays en cause n’ont pas conclu de traité d'extradition. La Cour a cité des décisions britanniques et australiennes pour illustrer ses propos, et notamment l’arrêt Ovcharuk c. Minister for Immigration and Multicultural Affairs (1998), 158 A.L.R. 289, dans lequel la Cour d’appel d’Australie avait estimé qu’il n’existait aucune raison évidente de restreindre le champ d’application de l’article 1Fb) aux personnes qui cherchent à échapper à la justice ou à celles qui n’ont pas purgé leur peine. La Cour a insisté sur les mots « ont commis », qui signifiaient à son avis que l’alinéa b) ne se limite pas aux personnes qui ont été reconnues coupables et ont été condamnées, mais qu’il vise aussi toutes celles dont on a des raisons sérieuses de penser qu’elles ont commis un crime grave.

[15]           Le juge Décary, qui a écrit des motifs séparés mais concordants dans l’arrêt Zrig (et qui ne divergeait d’opinion que sur la définition de la complicité par association) était lui aussi en désaccord avec l’interprétation de l’article 1Fb) proposée dans l’arrêt Chan. Après avoir passé en revue les ouvrages de plusieurs auteurs ainsi que les travaux préparatoires de la Convention, il a exprimé l’opinion suivante :

[118]    Ma lecture de la jurisprudence, de la doctrine et, bien sûr, quoi qu'il ait souvent été négligé, du texte même de la Section F de l'article premier de la Convention, m'amène à conclure que cette Section vise à réconcilier différents objectifs que je me permets de résumer comme suit : s'assurer que les auteurs de crimes internationaux ou d'agissements contraires à certaines normes internationales ne puissent se réclamer du droit d'asile; s'assurer que les auteurs de crimes ordinaires commis pour des motifs foncièrement politiques puissent trouver refuge dans un pays étranger; s'assurer que le droit d'asile ne soit pas utilisé par les auteurs de crimes ordinaires graves afin d'échapper au cours normal de la justice locale; et s'assurer que le pays d'accueil puisse protéger sa propre population en fermant ses frontières à des criminels qu'il juge indésirables en raison de la gravité des crimes ordinaires qu'il les soupçonne d'avoir commis. C'est ce quatrième objectif qui est véritablement en cause dans ce litige. (Je note, en passant, que les expressions « crimes ordinaires » et « crimes non politiques » sont synonymes de l'expression « crimes de droit commun » et sont employés indistinctement dans la doctrine et la jurisprudence.)      (Non souligné dans l’original.)

 

[119]    Ces objectifs sont complémentaires. Le premier indique que la communauté internationale n'a pas voulu que ceux par qui la persécution arrivait profitent d'une Convention qui vise à protéger les victimes de leurs crimes. Le second indique que les signataires de la Convention acceptent ce principe fondamental du droit international que l'auteur d'un crime politique, même d'une extrême gravité, a le droit d'échapper aux autorités de l'État où il a commis son crime, la prémisse étant que cette personne ne saurait être jugée équitablement dans cet État et serait persécutée. Le troisième indique que les signataires n'acceptent pas que le droit d'asile soit transformé en garantie d'impunité au profit de criminels de droit commun dont la crainte réelle n'est pas d'être persécutés, mais d'être jugés par le pays qu'ils cherchent à fuir. Le quatrième indique que les signataires, s'ils sont prêts à sacrifier leur souveraineté, voire leur sécurité, quand il s'agit d'auteurs de crimes politiques, entendent au contraire les préserver, pour des raisons de sécurité et de paix sociale, quand il s'agit d'auteurs de crimes ordinaires graves. Ce quatrième objectif indique aussi que les signataires ont voulu s'assurer que la Convention soit acceptée par la population d'accueil qui ne risque pas d'être forcée, sous le couvert du droit d'asile, à côtoyer des individus particulièrement dangereux. (Non souligné dans l’original.)

[…]

 

[127]    Je ne suis pas certain, avec égards, que la décision de cette Cour dans Chan puisse avoir la portée que lui prête le procureur de l'appelant. D'une part, en effet, cette décision s'appuie sur les arrêts Ward et Pushpanathan et sur Hathaway pour en tirer à toutes fins utiles la prémisse, qui m'apparaît discutable, que l'article 1Fb) vise essentiellement les cas d'extradition. D'autre part, elle s'appuie sur les articles 19, 46 et 53 de la Loi sur l'immigration pour en venir à la conclusion que l'article 1Fb) ne s'applique pas aux revendicateurs qui ont été déclarés coupables d'avoir commis un crime à l'étranger et ont purgé leur peine avant de venir au Canada. Or, ces articles ne couvrent pas la situation dans laquelle se trouve l'appelant. Ce dernier, en effet, n'a pas été déclaré coupable d'une infraction grave avant de venir au Canada (le Ministre n'a pas prétendu que le procès et la condamnation par contumace de l'appelant après son départ de la Tunisie relativement à une série d'accusations qui, par surcroît, n'ont pas été portées relativement aux crimes ici reprochés à l'organisation dont l'appelant est membre, constituaient une déclaration de culpabilité relative à une infraction grave).

[128]   Bref, la Cour, dans Chan, traitait d'une situation différente et les commentaires qu'elle a émis relativement à l'article 1Fb) de la Convention doivent être lus avec prudence, cet article, à sa face même, visant davantage de cas que ceux que vise la loi canadienne dans les trois articles précités. Il ne fait pas de doute, par ailleurs, ainsi que l'a décidé la Cour dans Chan, que le pays d'accueil peut très certainement décider de ne pas exclure l'auteur d'un crime grave de droit commun qui aurait déjà été condamné et qui aurait déjà purgé sa peine. Je ne crois pas, cependant, que la Cour ait décidé que le pays d'accueil ne pouvait pas décider d'exclure, quelles que soient les circonstances, l'auteur d'un crime grave de droit commun dès lors qu'il aurait été condamné et qu'il aurait purgé sa peine. (Non souligné dans l’original.)

[129]    Il est dès lors facile à comprendre pourquoi, en ce qui a trait aux « crimes de droit commun », les tribunaux des pays signataires ont eu tendance à s'inspirer de traités d'extradition pour en définir la gravité, et pourquoi, en ce qui a trait aux « crimes politiques », ces tribunaux ont eu tendance à les restreindre à ceux dont l'aspect politique transcendait tous les autres aspects. Un compromis, en quelque sorte, qui permet aux États de laisser leur frontière ouverte aux véritables criminels politiques, et de la fermer à ces personnes qui ont commis des crimes de droit commun dont la gravité, par exemple, rejoint celle des crimes généralement visés par les traités d'extradition. Il s'ensuit que l'article 1Fb) permet d'exclure tout autant les auteurs de crimes graves de droit commun qui cherchent à utiliser la Convention pour échapper à la justice locale, que les auteurs de crimes graves de droit commun qu'un État juge indésirable d'accueillir sur son territoire, qu'ils cherchent ou non à fuir une justice locale, qu'ils aient ou non été poursuivis pour leurs crimes, qu'ils aient ou non été reconnus coupables de ces crimes ou qu'ils aient ou non purgé la sentence qui leur aurait été imposée relativement à ces crimes. (Non souligné dans l’original.)

 

 

À mon humble avis, cette analyse de l’historique et du contexte de la Convention est plus utile pour trancher la question qui nous occupe que ne l’était l’analyse que l’on trouve dans l’arrêt Chan, laquelle reposait sur des éléments de preuve internes propres à la Loi sur l’immigration. Hormis le fait qu’elle exigeait que l’on interpole plusieurs mots dans l’article 1Fb) pour en restreindre le sens par ailleurs évident, l’analyse de l’arrêt Chan reposait sur la prémisse que la Convention devait être interprétée de manière à donner un sens à la Loi sur l’immigration du Canada, ce qui est une proposition discutable.

 

[16]           Je conclus donc que, même si le demandeur devait être considéré comme ayant purgé sa peine aux États-Unis, la Commission a quand même eu raison de l’exclure en vertu de l’article 1Fb). En tirant cette conclusion, je reconnais que la jurisprudence est contradictoire sur cette question, tant à la Cour fédérale qu’à la Cour d’appel fédérale et je vais en tenir compte lorsqu’il s’agira de certifier des questions.

 

Conclusion

[17]           Je vais donc rejeter la demande de contrôle judiciaire. J’en arrive à cette décision en premier lieu parce que le demandeur ne conteste pas la conclusion de la Commission suivant laquelle il n’a ni la qualité de réfugié ni celle de personne à protéger. Il ne m’est en conséquence pas loisible d’annuler cette partie de la décision et il serait inutile de renvoyer l’affaire à la Commission pour qu’elle la réexamine. Quant à la décision prise par la Commission au sujet de l’exclusion du demandeur, pour les motifs que j’ai exposés, j’estime que cette décision est raisonnable et, si la norme de contrôle applicable était celle de la décision correcte, je conclurais également que la décision de la Commission est bien fondée sur ce point.

 

[18]           À la clôture des débats, l’avocat du demandeur m’a demandé de certifier les mêmes questions que celles qui ont été certifiées dans l’affaire Husin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 1823, et auxquelles il n’a pas été répondu parce que ce jugement n’a jamais été porté en appel. Ces questions étaient ainsi formulées :

1.         Le fait d’avoir purgé une peine pour un crime grave avant d’arriver au Canada permet‑il à l’intéressé d’échapper à l’application de la section F de l’article premier de la Convention?

2.         Si la réponse à la question 1 est affirmative, quand et dans quelles conditions une peine est‑elle réputée purgée, et en particulier peut‑elle être réputée purgée par l’effet d’une mesure d’expulsion?

L’avocat du défendeur affirme que, si je conclus que le demandeur n’avait pas fini de purger sa peine, il est inutile de faire certifier ces questions. Il ajoute que c’est de son plein gré que le demandeur a quitté les États-Unis et qu’il ne s’agissait pas d’une « expulsion ». Malheureusement, le dossier ne permet pas de savoir avec certitude dans quelles circonstances le demandeur a quitté les États-Unis. Dans sa décision, la Commission explique qu’après avoir fini de purger sa peine d’emprisonnement, le demandeur [traduction] « a été convoqué à une audience en matière d’immigration et a reçu l’ordre de quitter de son plein gré les États-Unis au plus tard en octobre 2004. Le demandeur d’asile est entré au Canada à Windsor, en Ontario, le 5 juillet 2004 […] ». Suivant le mémoire du demandeur, [traduction] « moins de deux mois après le début de sa période de probation, les autorités américaines de l’immigration ont donné l’ordre au demandeur de quitter les États-Unis en sachant qu’il était en probation ». Suivant ce que je comprends du dossier, le demandeur s’est vu offrir la possibilité de quitter de son plein gré, à défaut de quoi il serait expulsé s’il n’avait pas quitté le sol américain au plus tard en octobre 2004. Son départ des États‑Unis avant d’avoir terminé sa période de probation doit par conséquent être considéré comme involontaire. Je vais donc restreindre quelque peu la portée des questions pour la limiter aux faits de la présente affaire. Je vais donc certifier les questions suivantes :

1.         Le fait d’avoir purgé une peine pour un crime grave avant d’arriver au Canada permet‑il à l’intéressé d’échapper à l’application de l’article 1Fb) de la Convention?

2.        Si la réponse à la question 1 est affirmative, une peine est‑elle réputée purgée si l’auteur du crime est forcé de quitter le pays où il a commis le crime avant d’avoir fini de purger sa peine?


 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 22 mars 2007 par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (Section de la protection des réfugiés) est rejetée;

 

2.                  Les questions suivantes sont certifiées :

1.      Le fait d’avoir purgé une peine pour un crime grave avant d’arriver au Canada permet‑il à l’intéressé d’échapper à l’application de l’article 1Fb) de la Convention?

2.      Si la réponse à la question 1 est affirmative, une peine est‑elle réputée purgée si l’auteur du crime est forcé de quitter le pays où il a commis le crime avant d’avoir fini de purger sa peine?

 

 

 

       « B.L. Strayer »

Juge suppléant

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-1603-07

 

INTITULÉ :                                                   RUWAN CHANDIMA JAYASEKARA

 

                                                                        et

 

                                                                        MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

            ET DE L’IMMIGRATION     

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 31 janvier 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE STRAYER

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 21 février 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Michael Korman

POUR LE DEMANDEUR

Me Lisa Hutt

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Otis & Korman

Avocats et procureurs

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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