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Date : 20080221

Dossier : IMM-2967-07

Référence : 2008 CF 228

Ottawa (Ontario), le 21 février 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN

 

 

ENTRE :

HENOK ABRAHA AMARE

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE

LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) concluait le 3 juillet 2007 que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

 

LES FAITS

[2]               Le demandeur, un citoyen de l’Éthiopie âgé de 29 ans, est arrivé au Canada le 5 avril 2006 et a demandé l’asile du fait de ses opinions politiques. Plus précisément, le demandeur craint de faire l’objet d’arrestation, de détention et de torture en raison de son opposition au gouvernement éthiopien et de son appartenance à la Coalition pour l’unité et la démocratie (la CUD), une coalition d’opposition éthiopienne.

 

[3]               Le 8 juin 2005, le demandeur aurait participé à une manifestation de la CUD pour protester contre les résultats de l’élection de 2005 en Éthiopie. Il affirme qu’en raison de sa participation à  cette manifestation, il a été arrêté et détenu par les autorités du 10 juin au 24 juillet 2005, une période de plus de six semaines. Le demandeur soutient que, pendant sa détention, il a été interrogé au sujet de son appui à la CUD et de ses critiques contre la politique agricole du gouvernement. Il prétend également que, pendant cette période, « on l’a battu, fouetté, giflé et frappé avec un bâton et une carabine ».

 

[4]               À sa libération, le demandeur a appris qu’il avait obtenu une bourse pour étudier en Belgique. Il a donc fait les démarches pour obtenir un passeport et un visa belge et a quitté l’Éthiopie le 28 septembre 2005. Pendant son séjour en Belgique, le demandeur allègue qu’il a continué à s’intéresser aux politiques de la CUD, en participant à des manifestations et à une réunion à l’ambassade de l’Éthiopie en novembre 2005. Il prétend qu’il a critiqué le gouvernement éthiopien lors d’une de ces manifestations, ce qui a mis l’ambassadeur de l’Éthiopie en colère, et que cet incident a été bien documenté par les autorités éthiopiennes.

 

[5]               Pendant son séjour en Belgique, le demandeur a obtenu des visas de visiteur pour le Canada et pour les États-Unis. Le 5 avril 2006, le demandeur est arrivé au Canada et a présenté une demande d’asile.

 

La décision faisant l’objet de contrôle

[6]               Le 7 mars 2007, la Commission a entendu la demande d’asile du demandeur. Le 3 juillet 2007, elle a conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention au motif qu’il n’avait pas raison de craindre d’être persécuté. Bien qu’elle ait reconnu l’identité du demandeur et son appartenance à la CUD, la Commission a tiré un certain nombre d’inférences défavorables en se fondant sur les incohérences et les invraisemblances contenues dans le témoignage du demandeur. Ces conclusions défavorables sont notamment les suivantes :

1.      le demandeur n’a pas participé, le 8 juin 2005, à la manifestation qui serait la cause de son arrestation et de sa détention;

2.      il n’a pas été arrêté ou détenu à cause de sa participation à la manifestation du 8 juin 2005;

3.      son omission, à trois occasions, de présenter une demande d’asile avant son arrivée au Canada révèle une absence de crainte subjective de persécution;

4.      il n’a pas assisté à une réunion à l’ambassade de l’Éthiopie en Belgique, et il n’a donc pas mis l’ambassadeur de l’Éthiopie en colère de manière à augmenter ses risques de persécution s’il devait retourner en Éthiopie.

Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur ne conteste aucune des conclusions susmentionnées.

[7]               De plus, la Commission n’a rien trouvé qui puisse justifier une demande fondée sur l’article 97 de la LIPR, et elle a donc conclu que le demandeur n’était pas une personne à protéger. Comme la Commission l’a exposé à la page 2 de sa décision :

[…] Le tribunal estime également que le demandeur d’asile n’a pas qualité de personne à protéger en ce sens que son renvoi en Éthiopie ne l’exposerait pas personnellement à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, et qu’il n’existe aucun motif sérieux de croire que son renvoi l’exposerait personnellement au risque de torture […]

 

C'est à l'égard de cette conclusion que le demandeur sollicite le contrôle judiciaire.

 

LA QUESTION EN LITIGE

[8]               Le demandeur soulève une question : La Commission a-t-elle commis une erreur en ne procédant pas à une analyse distincte du risque de persécution selon l’article 97 de la LIPR?

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[9]               Le demandeur allègue que la question qui précède est une pure question de droit et qu’elle est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. Cependant, suivant la jurisprudence, l’absence d’une analyse distincte selon l’article 97 sur le risque objectif auquel s’exposerait un demandeur peut constituer soit une erreur susceptible de contrôle, soit une erreur peu importante, et cette décision doit être prise au cas par cas : voir les décisions Bouaouni c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1211, [2003] A.C.F. no 1540 (QL), et Kandiah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 181, [2005] A.C.F. n275 (QL).

[10]           Ainsi, je souscris à la conclusion suivante du juge Blanchard dans Nyathi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1119, [2003] A.C.F. no 1409 (QL), au paragraphe 10, selon laquelle le caractère adéquat de l’analyse de la Commission au regard de l’article 97 devrait être examiné en fonction de la norme de la décision raisonnable simpliciter :

     10   […] Cette question consiste à déterminer si la Commission a commis une erreur dans son examen de la question de savoir si la demanderesse est une personne à protéger au sens de la Loi. À mon avis, c’est la norme de la décision raisonnable simpliciter qui s’applique à cette question de fait et de droit [...]

 

 

L’ANALYSE

Question en litige :     La Commission a-t-elle commis une erreur en ne procédant pas à une analyse distincte selon l’article 97 de la LIPR?

 

[11]           En vertu du paragraphe 97(1) de la LIPR, la Commission doit décider si le demandeur d’asile a qualité de personne à protéger au motif qu’il serait exposé au risque d'être torturé, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. Le paragraphe est ainsi libellé :

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

                                                              (ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

                                                              (i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

                                                            (iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

[12]           Une analyse au regard de l’article 97 est différente d’une décision rendue par la Commission quant à savoir si le demandeur d’asile est un réfugié au sens de la Convention selon l’article 96 de la LIPR. Pour l’application de l’article 96, le demandeur doit établir l’existence d’une crainte fondée de persécution liée à un motif prévu dans la Convention. Par contre, pour l’application de l’article 97, le demandeur doit établir que, selon la prépondérance des probabilités, son renvoi du Canada l’exposerait personnellement aux risques et menaces prévus aux alinéas 97(1)a) et b) de la LIPR. Il s’agit d’une analyse entièrement objective, et la demande d’asile doit être examinée en tenant compte de tous les éléments pertinents et de la situation des droits de la personne dans le pays concerné : voir la décision Kandiah, précitée, au paragraphe 18, le juge Martineau.

[13]           En outre, la jurisprudence établit clairement qu’une décision défavorable en matière de crédibilité à l’égard d’une demande d’asile fondée sur l’article 96 ne sera pas nécessairement déterminante quant à une demande fondée sur le paragraphe 97(1) : voir la décision Bouaouni, précitée; la décision Nyathi, précitée; la décision Kandiah, précitée; et la décision Ozdemir c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1008, 256 F.T.R. 154. Par exemple, le juge Martineau a conclu au paragraphe 18 de la décision Kandiah :

     18   […] Il peut y avoir des cas où l’on conclut qu’un demandeur d’asile, dont l’identité n’est pas contestée, n’a aucune raison valable de craindre la persécution, mais que la situation dans le pays est telle que la situation particulière du demandeur fait de lui une personne à protéger. Il s’ensuit qu’une décision défavorable en vertu de l’article 96 quant à la crainte subjective, quoique pouvant être déterminante quant à une revendication du statut de réfugié fondée sur l’article 96 de la Loi, ne sera pas nécessairement déterminante quant à une revendication fondée sur le paragraphe 97(1) de la Loi […]

 

 

[14]           En l’espèce, la Commission a conclu que le demandeur n’était pas une personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR. Après avoir conclu que le manque de crédibilité du demandeur et son omission de demander l’asile avant son arrivée au Canada affaiblissait sa crainte fondée de persécution, la Commission a écrit à la page 8 de sa décision :

Pour ces motifs, le tribunal conclut que le demandeur n’a pas prouvé qu’il existe une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté à son retour en Éthiopie, et il n’a pas non plus prouvé que, selon la prépondérance des probabilités, il serait exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, ni au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumis à la torture, s’il devait retourner en Éthiopie.

 

 

[15]           Cependant, la Commission a conclu à la page 2 de sa décision que le demandeur avait établi son appartenance à la CUD en tant que membre ordinaire participant à des réunions et des rassemblements. Le demandeur allègue que, puisqu’elle a reconnu son appartenance à la CUD, la Commission était tenue d’examiner si cette appartenance pouvait l’exposer aux risques énumérés aux alinéas 97(1)a) et b) de la LIPR. Le demandeur signale que, selon lui, la preuve documentaire établit clairement que les membres ordinaires et les personnes que l’on soupçonne d’être membres de la CUD sont exposés à un risque de détention et de torture par le gouvernement éthiopien.

 

[16]           La preuve documentaire dont dispose la Cour en l’espèce atteint un niveau où la Commission n’est pas tenue de pousser plus loin son analyse des éléments particuliers de l’article 97. Cette preuve documentaire révèle que des membres ordinaires et des personnes que l’on soupçonne d’être membres de la CUD ont fait l’objet d’arrestation arbitraire, de détention et de violence par le gouvernement éthiopien : voir les Country Reports on Human Rights Practices - Ethiopia de 2005 du Département d’État des États‑Unis, à la page 71 du dossier de demande du demandeur, et la lettre d’Amnistie Internationale datée du 6 février 2007, à la page 297 du dossier certifié du tribunal. De plus, la preuve documentaire traite de la possibilité que des membres ordinaires ou des sympathisants de la CUD soient victimes de persécution, sans égard à leur degré de participation aux activités du parti ou à leur pouvoir au sein de celui-ci.

 

[17]           J’estime que la Commission n’a pas suffisamment étayé sa conclusion sur le risque auquel s’exposerait le demandeur selon l’article 97. La Commission n’a pas tenu compte de la preuve documentaire et n’a pas évalué le risque que pourrait courir le demandeur. Cette conclusion n’est fondée sur aucun raisonnement ou justification.

 

LA CONCLUSION

[18]           Les conclusions de la Commission relativement à l’article 96 de la LIPR ne devraient pas être modifiées. La Cour va accueillir la demande du demandeur et ordonner que l’affaire soit renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue, mais uniquement en ce qui concerne l’analyse de la Commission au regard de l’article 97.

 

[19]           Les deux parties et la Cour conviennent que la présente affaire ne soulève pas de question à certifier.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  La décision de la Commission est annulée, et la demande d’asile est renvoyée à la Commission pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision quant à la seule question de savoir si le demandeur est une personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR.

 

 

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Caroline Tardif, LL.B., B.A.Trad.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                IMM-2967-07

 

INTITULÉ :                                                               HENOK ABRAHA AMARE

                                                                                    c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 14 FÉVRIER 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                    LE JUGE KELEN

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 21 FÉVRIER 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Paul VanderVeenen

 

    POUR LE DEMANDEUR

David Joseph

 

 

   POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Paul VanderVeenen

VanderVennen Lehrer

Avocats

Toronto (Ontario)

 

    POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

  POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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