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Date : 20080220

Dossier : IMM-2938-07

Référence : 2008 CF 231

Toronto (Ontario), le 20 février 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HUGHES

 

 

ENTRE :

MONICA STREANGA

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse est une adulte de nationalité roumaine. Elle est arrivée au Canada en janvier 1999 et a déposé une demande d’asile dont il fut déclaré plus tard qu’elle s’était désistée. Elle dit que cela était attribuable à des difficultés qu’elle avait eues avec un consultant en immigration. Par la suite, elle a présenté en janvier 2007 une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) et, nouvelle preuve à l’appui, elle a déposé une deuxième demande d’ERAR le 11 avril 2007. L’agent d'ERAR a rendu une décision défavorable à l’égard de la demanderesse, par lettre datée du 9 juillet 2007. C’est cette décision qui est l’objet du contrôle judiciaire.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, j’ai décidé de faire droit à la demande.

 

[3]               Les circonstances de cette affaire sont inhabituelles. La demanderesse a sollicité, et obtenu, de la Cour une ordonnance sursoyant à son renvoi du Canada jusqu’à l’issue du présent contrôle judiciaire. Rendant l’ordonnance en question, le juge Shore a exposé des motifs approfondis dans lesquels il critiquait la décision de l’agent d'ERAR et la manière dont il avait évalué le risque de préjudice que courait la demanderesse, ainsi que la protection qu’elle pourrait obtenir de l’État si elle était expulsée vers la Roumanie (Streanga c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 792). Le juge Shore est un juge expérimenté dans ce domaine du droit, et ses décisions, même si elles sont rendues au stade interlocutoire, doivent être prises en compte, surtout si elles découlent de circonstances comme celles qui sont portées aujourd’hui à la connaissance de la Cour.

 

[4]               Les antécédents de Mme Streanga sont tristes. Elle a grandi dans une petite ville de Roumanie, en tant que fille d’une mère hongroise, et elle fut donc étiquetée en Roumanie comme hongroise ou étrangère. Elle a fait des études secondaires limitées et fut violée par une bande de voyous alors qu’elle poursuivait ses études. Elle et une amie ont été persuadées par des gens peu scrupuleux d’aller travailler juste de l’autre côté de la frontière, en Hongrie, comme serveuses, du moins c’est ce qu’elles croyaient. Elles furent plutôt placées dans un club exotique, pour travailler comme danseuses et prostituées. La demanderesse avait peu de véritables possibilités de s’échapper, à moins de retourner dans la ville roumaine où elle avait été agressée et abusée au départ. Vu de tels antécédents, il n’est pas surprenant que la demanderesse ait eu une foule de difficultés personnelles à surmonter.

[5]               Il semble que la police roumaine a arrêté les hommes qui avaient agressé la demanderesse. Ils ont été déclarés coupables et condamnés à une peine d’emprisonnement. Ils sont maintenant sortis de prison et circulent librement en Roumanie. Il appert de la preuve que les personnes de ce type cherchent à retrouver la trace de leurs anciennes victimes et à en faire de nouveau la traite ou à les punir.

 

[6]               Je reproduis ici, et fait miennes, les conclusions du juge Shore, dans la décision Streanga, précitée, pour bien souligner les défaillances de l’analyse faite par l’agent d'ERAR. Le juge Shore écrivait ce qui suit, aux paragraphes 20 à 31 :

[20]      Constatant que, puisque l’État roumain avait poursuivi les hommes qui l’avaient vendue par le passé, cela voudrait dire que la demanderesse pourrait obtenir de l’État une protection [traduction] « comme elle avait pu le faire déjà auparavant », l’agent d'ERAR a pensé, à tort, que, ses trafiquants ayant fini par être poursuivis et emprisonnés, elle n’allait pas dès lors être exposée à un risque additionnel de leur part, en ce sens qu’ils ne voudraient pas se venger du rôle qu’elle avait joué dans leur emprisonnement. L’agent d'ERAR n’analyse pas cet aspect de sa crainte lorsqu’il se demande si elle serait exposée à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités.

 

[21]      Il importe de noter que l’agent d'ERAR n’a pas tiré de conclusions quant à la crédibilité au vu de l’affidavit de la demanderesse ou au vu des nouveaux éléments de preuve.

 

[22]      La preuve que l’agent d'ERAR avait devant lui montrait que d’autres femmes roumaines qui ont échappé à leurs trafiquants sont souvent retrouvées par eux lorsqu’elles se réfugient dans des maisons d’hébergement pour femmes. La demanderesse a témoigné qu’elle a peur que ses anciens trafiquants finissent par la trouver et lui fassent courir de graves risques (dossier de requête, pages 6, 18 et 141).

 

[23]      La preuve ne permet pas de présumer que la police roumaine a la capacité et l’expertise suffisantes qui lui permettraient véritablement d’arriver à temps pour protéger une personne, telle que la demanderesse, contre ses trafiquants avant qu’elle ne soit exposée à un préjudice (décision Garcia, précitée).

 

[24]      L’agent d'ERAR a commis une erreur parce qu’il ne s’est pas rendu compte que, même si l’État roumain a fait des efforts louables dans sa tentative d’enrayer la traite d’êtres humains, et même s’il a adopté des lois pour poursuivre les trafiquants, la preuve documentaire qui concerne l’ampleur de la traite des femmes et des enfants en Roumanie montre que les peines d’emprisonnement imposées ne suffisent pas à elles seules à enrayer le phénomène et à protéger les femmes telles que la demanderesse.

 

[25]      Lorsque l’on considère le rapport entre les trafiquants qui sont reconnus coupables – 146 – et le nombre de leurs victimes, c’est-à-dire 2 250, on constate que ce n’est qu’une faible proportion. Ce chiffre des victimes de la traite d’êtres humains est probablement bien inférieur à la réalité, puisqu’il ne comprend que les victimes qui ont été identifiées et comptées dans les statistiques officielles. Vu que la traite englobe l’avilissement, ainsi que les infractions de nature sexuelle, le nombre réel de victimes est beaucoup plus élevé, car de nombreuses femmes ne signalent pas à la police les violences et les épreuves auxquelles elles sont soumises (dossier de requête, pages 131, 132, 169 et 171).

 

[26]      L’agent ne fait aucune analyse de la question de la corruption au sein de la force policière, un phénomène considéré comme répandu par plusieurs des sources, ni de la manière dont ce phénomène est apte à réduire l’aptitude de la demanderesse à obtenir une protection sur le terrain, au niveau local, à l’encontre des individus qu’elle craint. Le rapport du Département d’État mentionne que la corruption policière est un obstacle de taille dans la tâche consistant à protéger efficacement les femmes se trouvant dans la position de la demanderesse. On peut y lire ce qui suit : [traduction] « La corruption policière, en particulier celle des corps policiers locaux, a contribué à la traite. On a souvent entendu dire que les fonctionnaires de la police des frontières et de l’agence des douanes ont accepté des pots-de-vin pour fermer les yeux sur les cas de traite. » [Non souligné dans le rapport original.]

 

[27]      L’agent mentionne cette grave lacune, mais néglige ensuite de voir en quoi elle peut influer sur sa conclusion relative à la protection de l’État. En ce sens, outre le fait qu’il n’analyse pas cette preuve, les motifs de l’agent sont également insuffisants.

 

[28]      Amnistie Internationale arrive à la conclusion que les lois roumaines contre la traite d’êtres humains n’ont pas conduit à enrayer véritablement ce grave problème. Dans les cas signalés, les agents chargés d’appliquer la loi ont négligé de prendre de réelles mesures pour protéger les femmes. Selon d’autres sources, ce phénomène endémique est très préoccupant. Des poursuites sont engagées, mais elles ne concernent pas les [traduction] « coordonnateurs des réseaux criminels » (dossier de requête, pages 82, 94 et 154).

 

[29]      L’agent ne dit rien sur ces éléments de preuve. Il évoque plutôt une seule source documentaire dans ses motifs, à savoir le rapport du Département d’État concernant la Roumanie, en en citant de larges extraits. L’agent d'ERAR ne prend pas la peine d’apprécier la preuve ni de renvoyer à d’autres sources qui appuient les observations de la demanderesse concernant la corruption policière et l’absence d’efficacité de la police (dossier de requête, pages 169 et 170).

 

[30]      L’agent d'ERAR néglige aussi de tenir compte des craintes suivantes de la demanderesse :

 

·                    Constantin est décrit comme un criminel récidiviste dans le jugement du tribunal roumain, où l’on peut lire que les sanctions qui lui ont déjà été imposées ne l’ont pas dissuadé de récidiver.

·                    Constantin a montré qu’il n’avait pas peur de la police en proférant des menaces de mort contre la demanderesse, au poste de police, devant les policiers eux‑mêmes.

·                    Les hommes de Constantin ont continué de visiter la demanderesse et sa mère après qu’elle fut en mesure de leur échapper. Quand elle a fait sa déclaration à la police, ils ont continué de la chercher après qu’elle eut quitté la Roumanie pour la Hongrie et après que les membres du réseau de trafiquants furent reconnus coupables, le 25 avril 1998.

·                    La mère de la demanderesse a appris, d’une amie de la demanderesse, Maia, que Constantin était retourné vivre à Arad; par ailleurs, il existe un lien avec Constantin puisque l’ex-ami de Maia était en prison avec Constantin et qu’il est encore connu de lui.

·                    Constantin et les autres hommes, reconnus coupables en 1998, ont une nouvelle et forte raison de prendre la demanderesse à partie et de lui faire du mal. (Dossier de requête, pages 6, 11, 17 et 32)

 

[31]      Ces renseignements auraient dû être pris en compte par l’agent lorsqu’il a examiné la protection offerte par l’État. À tout le moins, l’affaire devrait être considérée. Puisqu’il ne fait aucune mention de cette preuve, il semble qu’elle a été ignorée (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. n° 1425 (1re inst.) (QL)).

 

[7]               Puis le juge Shore cite les propos tenus par le juge Evans dans la décision Cepeda-Gutierrez, [1998] A.C.F. n° 1425 (1re inst.) (QL), pour conclure que, à tout le moins, l’agent d'ERAR aurait dû faire état de la preuve pertinente et expliquer pourquoi sa décision ne lui accordait aucun poids. J’arrive à la même conclusion. La décision de l’agent d'ERAR est manifestement déraisonnable. Il n’a pas énoncé ni examiné la preuve pertinente ni non plus expliqué comment cette preuve s’insérait dans la décision qu’il a rendue. Si l’agent avait tenu compte de cette preuve, il ne serait pas arrivé à la décision qu’il a rendue. Il ressort clairement de cette preuve que la demanderesse serait exposée à un risque considérable si elle devait être renvoyée en Roumanie, où elle n’a aucune protection à espérer de l’État. Je reprends, et fais miennes, les conclusions du juge Shore, aux paragraphes 37, 42 et 43 de sa décision :

[37]      Si la demanderesse est expulsée vers la Roumanie, il semblerait qu’elle subira un préjudice irréparable. La raison de cela, c’est qu’elle est exposée à une grave menace à sa vie ou à des traitements cruels et inusités, aux mains des hommes qui l’ont auparavant livrée à la prostitution.

 

[…]

 

[42]      Étant donné que la question du risque pour la sécurité physique de la demanderesse est au cœur de la décision d’ERAR contestée, le renvoi de la demanderesse en Roumanie aujourd’hui aurait pour effet de rendre théorique sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, en ce sens qu’elle serait exposée aux risques mêmes qui, selon ce qu’elle affirme dans sa demande d’ERAR, devraient faire obstacle à son expulsion vers la Roumanie. Eu égard à la jurisprudence relative au préjudice irréparable, l’exécution d’une mesure d’expulsion avant que soit rendue une décision finale concernant sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire constitue un préjudice irréparable.

 

[43]      La demanderesse dit qu’il lui faudrait retourner vivre auprès de sa mère à Arad, en Roumanie. C’est le seul endroit où elle puisse aller, puisqu’elle n’a pas les moyens d’aller vivre ailleurs. Elle a appris que l’ancien chef du réseau de trafiquants, Constantin, est maintenant en liberté et qu’il vit à Arad (dossier de requête, pages 6, 17 et 18).

 

[8]               La demande sera accueillie. L’affaire sera renvoyée pour examen à un autre agent d'ERAR, qui devra tenir compte des présents motifs et de ceux du juge Shore. Les parties s’accordent à dire qu’il n’y a aucune question à certifier.

 

JUGEMENT

Pour les motifs susmentionnés :

LA COUR ORDONNE :

            1.         La demande est accueillie;

2.         L’affaire est renvoyée pour examen à un autre agent d'ERAR, qui devra tenir compte des présents motifs et de ceux exposés par la Cour dans la décision Streanga, 2007 CF 792;

            3.         Il n’est pas adjugé de dépens.

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                IMM-2938-07

 

INTITULÉ :                                                               MONICA STREANGA

                                                                                    c.

                                                                                    LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                                    ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 20 FÉVRIER 2008

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                               LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 20 FÉVRIER 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Caroline Simone Dahan                                                POUR LA DEMANDERESSE

 

Michael Butterfield                                                        POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bureau du droit des réfugiés                                          POUR LA DEMANDERESSE           

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

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