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Date : 20080219

Dossier : T‑1942‑06

Référence : 2008 CF 214

Ottawa (Ontario), le 19 février  2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE ORVILLE FRENETTE

 

 

ENTRE :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE

demanderesse

et

 

BARRY CAMPBELL

ET

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

(BUREAU DU DIRECTEUR DES LOBBYISTES)

 

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1995, ch. F‑7 (la Loi), relativement à une décision datée du 10 octobre 2006 par laquelle le directeur des lobbyistes a conclu que le défendeur, M. Barry Campbell, n’avait pas enfreint la règle no 8 du Code de déontologie des lobbyistes (le Code) en 1999.

 

[2]               Il s’agit, en l’espèce, du plus récent d’une longue série de différends entourant les rapports entre M. Campbell et M. Jim Peterson qui, à l’époque où l’infraction au Code aurait été commise, occupait le poste de secrétaire d’État (Institutions financières internationales). Démocratie en surveillance allègue que M. Campbell a enfreint le Code quand, à titre de président d’une organisation appelée Friends of Jim Peterson, il a organisé un dîner‑bénéfice au profit de la campagne de réélection de M. Peterson en 1999 et au cours duquel la somme de 70 000 $ a été recueillie; à cette époque il était inscrit pour faire du lobbying auprès du ministère des Finances pour le compte de diverses institutions financières. Le défendeur Barry Campbell signale que M. Peterson a sollicité l’avis du conseiller en éthique avant l’activité en question et qu’il a obtenu son accord. Les contributions que les institutions financières avaient faites au solliciteur de fonds ont été renvoyées et remboursées.

 

[3]               La plainte que la demanderesse a adressée dans cette affaire au conseiller en éthique remonte au 13 avril 2000. Démocratie en surveillance a porté dix plaintes ultérieures, sur d’autres sujets, auprès du conseiller en éthique entre 2000 et 2002. Elle a présenté une demande de contrôle judiciaire en mai 2003, relativement à des décisions que le Conseiller en éthique avait rendues à propos de certaines de ces plaintes, mais non de celle concernant l’affaire Campbell. Mon collègue, le juge Frederick E. Gibson, a statué le 9 juillet 2004 que l’une des décisions (la décision Fugère) du conseiller en éthique devait être réexaminée pour cause d’apparence de partialité, tant personnelle qu’institutionnelle : Démocratie en surveillance c. Canada (Procureur général), 2004 CF 969, [2004] A.C.F. no 1195 (Démocratie en surveillance no 1). Il a toutefois refusé d’accorder d’autres mesures de redressement que Démocratie en surveillance souhaitait obtenir, au motif que le régime permettant de superviser l’obéissance des lobbyistes aux lignes directrices en matière de déontologie avait été nettement modifié par l’adoption du projet de loi C‑4 le 17 mai 2003.

 

[4]               La preuve (l’affidavit de Conacher) révèle que Michael Nelson a été nommé directeur des lobbyistes en juillet 2004. À cette époque, il occupait le poste de sous‑ministre adjoint (SMA) – Fonction de contrôle et administration, et il remplissait ses fonctions de directeur des lobbyistes à temps partiel.

 

[5]               En septembre 2005, il a assumé le rôle de directeur des lobbyistes à temps plein et a renoncé à son poste de SMA. Le bureau du directeur des lobbyistes, qui était situé à l’Administration centrale d’Industrie Canada à Ottawa, a déménagé dans des bureaux distincts, au numéro 255 de la rue Albert, à Ottawa.

 

I. L’inamovibilité

[6]               En tant que fonctionnaire, M. Nelson est nommé à titre inamovible. Il a été nommé par la Commission de la fonction publique en vertu de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique. Aucun ministre ne peut le congédier.

 

[7]               La fonction de directeur des lobbyistes relève du registraire général du Canada. Même si M. Nelson était remplacé à titre de directeur, il aurait le droit d’être déployé à un autre poste de niveau EX‑04 au sein de la fonction publique.

 

[8]               La structure décrite ci‑dessus sera par ailleurs réorganisée en une fonction indépendante et impartiale une fois que le projet de loi C‑2, intitulé Loi fédérale sur la responsabilité (LFR), qui a obtenu la sanction royale le 12 décembre 2006, sera mis en œuvre.

 

[9]               L’ancien régime du commissaire à l’éthique et du Code des lobbyistes, qui existait entre 1995 et 2004, a été révisé de fond en comble par la création du poste de « directeur des lobbyistes » en 2004. Le directeur qui supervise le bureau rend directement compte au Parlement par l’entremise du registraire général, sur une base annuelle (voir le Rapport sur l’enregistrement des lobbyistes, 2005‑2006, pièce L : affidavit de Conacher).

 

[10]           Depuis septembre 2005, le directeur des lobbyistes est nommé à temps plein, et ses bureaux sont situés au numéro 255 de la rue Albert, à Ottawa. En février 2006, le Bureau du directeur des lobbyistes (BDL) est devenu un service autonome et le directeur des lobbyistes a obtenu le pouvoir d’un administrateur général pour l’application de la Loi sur la gestion des finances publiques ainsi que d’autres lois.

 

[11]           Le BDL a été transféré d’Industrie Canada au Conseil du Trésor. Entre 2005 et 2006, l’effectif du bureau est passé de cinq employés à vingt, et ses tâches ont été réparties en trois secteurs :

a)                  une Direction des opérations, qui s’occupe du processus d’enregistrement;

b)                  une Direction des enquêtes, qui affermit la capacité d’application de la loi du BDL;

c)                  un Bureau du directeur des lobbyistes, qui s’occupe de la gestion et de la coordination du BDL.

 

[12]           La Direction des enquêtes a pour tâche de surveiller le déroulement des activités de lobbying en procédant à des examens administratifs; s’il y a lieu, elle fait appel à la Gendarmerie royale du Canada pour faire enquête sur des plaintes déposées en vertu du Code.

 

II. Sommaire de la décision du juge Gibson datée du 9 juillet 2004

[13]           Le juge Gibson a procédé au contrôle de neuf plaintes de la part de Démocratie en surveillance dans le cadre de la demande de cette organisation contre le défendeur Campbell.

 

[14]           Le juge a fait droit à quatre de ces demandes au motif qu’il existait, en 1999 et 2000, une crainte raisonnable de partialité de la part du conseiller en éthique de l’époque et de son bureau. Il en a rejeté trois autres au motif que, d’après la totalité de la preuve, les décisions du conseiller en éthique satisfaisaient à la norme de contrôle applicable, soit la décision raisonnable simpliciter.

 

[15]           Le juge aurait également fait droit à la neuvième demande (la décision Fugère) au motif qu’une erreur avait été commise dans la décision, s’il n’avait pas déjà conclu à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité dans cette allégation. Enfin, il a refusé d’accorder à la demanderesse l’une quelconque de jugements déclaratoires demandés qui se rapportaient de façon générale au commissaire à l’éthique et à sa partialité alléguée à l’endroit de Démocratie en surveillance. Il a accordé les dépens à la demanderesse parce qu’elle avait eu en grande partie gain de cause dans quatre demandes.

 

[16]           Le juge Gibson a conclu que deux facteurs importants faisaient pencher la balance en faveur de la conclusion de partialité :

A.                 le Bureau de l’ancien commissaire à l’éthique existait « selon le bon plaisir du premier ministre »;

B.                 le double rôle que jouait le Conseiller en éthique et son bureau en vertu de la Loi sur l’enregistrement des lobbyistes et des deux codes qui s’y rattachaient, créaient une situation de conflits d’intérêts en ce qui avait trait à l’attribution des ressources et à l’exécution efficace et complète du double mandat.

 

[17]           Je crois que ces deux facteurs ont, depuis, été éliminés par la structure qui existe actuellement, car l’inamovibilité et l’indépendance d’action sont assurées et le mandat du directeur des lobbyistes a été nettement circonscrit, ce qui élimine les raisons pour lesquelles le juge Gibson avait conclu à une crainte raisonnable de partialité.

 

[18]           La thèse selon laquelle un fonctionnaire ne peut agir de façon indépendante en raison de l’insécurité de son mandat à titre de fonctionnaire a été rejetée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Mohammad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 363, [1988] A.C.F. no 1141 (C.A.).

 

[19]           Le directeur des lobbyistes, dont le poste avait été nouvellement créé en application de la Loi sur l’enregistrement des lobbyistes, L.R.C. 1985 (4e suppl.), ch. 44 (LEL), a écrit à Démocratie en surveillance en février 2005 pour demander si la demanderesse voulait qu’il étudie la plainte contre Campbell. À cette époque, rien  n’avait été décidé au sujet de cette plainte. Le 17 juin 2005, la demanderesse a répondu qu’elle souhaitait effectivement y donner suite. Après que la Direction des enquêtes du Bureau du directeur des lobbyistes eut procédé à un examen administratif, le directeur des lobbyistes a conclu qu’il n’avait pas de motifs raisonnables de croire que M. Campbell avait enfreint la règle no 8 du Code, comme le prétendait la demanderesse. Démocratie en surveillance a été informée de cette décision par une lettre datée du 10 octobre 2006.

 

III. Les dispositions applicables

[20]           Le texte de la règle no 8 du Code des lobbyistes est le suivant :

Influence répréhensible

 

Les lobbyistes doivent éviter de placer les titulaires d'une charge publique en situation de conflit d'intérêts en proposant ou en prenant toute action qui constituerait une influence répréhensible sur ces titulaires.

Improper influence

 

Lobbyists shall not place public office holders in a conflict of interest by proposing or undertaking any action that would constitute an improper influence on a public office holder.

 

IV. Les question en litige

A.                 Le directeur des lobbyistes avait‑il compétence pour faire enquête sur la plainte de la demanderesse contre M. Campbell?

B.                 Faudrait‑il renvoyer la décision du 10 octobre 2006 en vue d’une nouvelle évaluation en raison d’une crainte raisonnable de partialité?

C.                 Sinon, quelle est la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer pour évaluer la décision du directeur des lobbyistes?

D.                 Eu égard à cette norme, le directeur des lobbyistes a‑t‑il commis une erreur dans la décision qu’il a rendue au sujet de la plainte de la demanderesse contre M. Campbell?

E.                  Quelle mesure de réparation faudrait‑il accorder?

 

V. Analyse

A.         Le directeur des lobbyistes avait‑il compétence pour faire enquête sur la plainte de la demanderesse contre M. Campbell?

[21]           Le défendeur Barry Campbell allègue que le directeur des lobbyistes n’avait pas compétence pour faire enquête sur la plainte de la demanderesse portée contre lui, car le Code a été nettement modifié par des changements d’ordre législatif et administratif apportés entre les années 1999 et 2006. Le directeur des lobbyistes, soutient‑il, a uniquement le pouvoir de faire appliquer l’interprétation de la version du Code qui s’applique sous son régime, et non sous les régimes antérieurs. Je ne suis pas d’accord. Le directeur des lobbyistes peut évaluer les infractions commises à l’égard de régimes de déontologie antérieurs, mais il ne doit pas imposer rétroactivement les interprétations qu’il fait dans ces cas‑là. Comme cela est assez souvent le cas devant la Cour, il peut s’écouler un certain temps avant que le tribunal instruise une cause, et conclure qu’il n’existe aucun pouvoir à l’égard d’une plainte déposée avant l’apport d’une modification à la loi habilitante équivaudrait essentiellement à « passer l’éponge » après chaque modification.

 

[22]           Le directeur des lobbyistes s’est déclaré, à juste titre, compétent pour évaluer la plainte qui, à l’époque en cause, n’était toujours pas réglée. Il a appliqué, à juste titre aussi, l’interprétation de la règle pertinente qui était en vigueur à l’époque en cause. En fait, dans sa lettre datée du 10 octobre 2006 par laquelle il a informé la demanderesse de sa décision, il fait remarquer ce qui suit :

[traduction

Il serait injuste d’imposer rétroactivement mon approche à l’égard de l’application du Code de déontologie aux lobbyistes qui exerçaient leurs activités dans le cadre du régime antérieur d’application du Code.

 

B.         Faudrait‑il renvoyer la décision du 10 octobre 2006 en vue d’une nouvelle évaluation en raison d’une crainte raisonnable de partialité?

[23]           Il est bien établi en droit que lorsqu’on conclut à un manquement à l’équité procédurale, comme de la partialité de la part d’un décideur, la décision doit être annulée et l’affaire renvoyée pour réexamen, comme en fait foi la décision du juge Gibson dans Démocratie en surveillance no 1. À l’instar de cette affaire, les parties sont de nouveau en désaccord sur la mesure dans laquelle l’évaluation d’une possibilité de partialité devrait être stricte. La demanderesse favorise la « crainte raisonnable de partialité » comme critère tandis que le défendeur, le procureur général, soutient qu’il devrait s’agir de l’« esprit ouvert ».

 

[24]           La distinction entre les deux critères repose en grande partie sur la mesure dans laquelle le décideur agit d’une manière quasi judiciaire. Quand ce dernier a affaire à des décisions administratives axées sur une politique, il est tenu d’aborder ces décisions en ayant l’esprit ouvert, susceptible d’être convaincu : Newfoundland Telephone Co. c. Terre‑Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623, [1992] A.C.S. no 21. Le défendeur le procureur général soutient qu’il s’agit là de l’approche qu’il convient d’adopter en l’espèce.

 

[25]           Cependant, lorsque la décision rendue est davantage de nature juridictionnelle, le critère fondamental est celui qu’a énoncé le juge Louis‑Philippe de Grandpré dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c. Canada (Office national de l’Énergie), [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394 : « la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle‑même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet […] ».

 

[26]           Comme l’a fait mon collègue le juge Gibson, je préfère en l’espèce le critère un peu plus strict de crainte raisonnable de partialité. Bien que le directeur des lobbyistes ait affaire à l’élaboration d’une politique liée aux contraintes qu’impose la LEL aux lobbyistes, les décisions qu’il rend à propos de l’application des règles ainsi élaborées sont de nature plus juridictionnelle qu’administrative. Je souscris toutefois à l’argument du défendeur le procureur général selon lequel il est injustifié que la demanderesse se fonde sur l’arrêt Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2003 CSC 45 , [2003] 2 R.C.S. 259, car cette affaire n’a manifestement trait qu’à ceux qui rendent jugement et n’est pas pertinente à l’égard de la décision du directeur des lobbyistes. Cependant, cela ne change pas l’opinion que j’ai sur le critère approprié.

 

[27]           Maintenant que j’ai conclu qu’il faut évaluer, comme le ferait une personne raisonnable, informée des circonstances, l’allégation de partialité formulée par la demanderesse, l’étape suivante consiste à évaluer cette allégation. Je signale à ce stade‑ci que le juge Gibson a annulé, pour cause de partialité tant personnelle qu’institutionnelle, trois décisions que le conseiller en éthique avait rendues en 2004. En l’espèce, la demanderesse soutient que le directeur des lobbyistes fait preuve de partialité et qu’il convient, ici aussi, d’annuler sa décision de ne pas mener une enquête complète sur l’affaire Campbell.

 

[28]           La demanderesse soutient que le directeur des lobbyistes a fait preuve de partialité en continuant d’appliquer l’avis donné par le conseiller en éthique, dont les décisions ont été renvoyées pour réexamen pour cause de partialité, en ce qui concerne l’évaluation de la règle no 8 du Code. Le juge Gibson a traité de cet avis dans la décision Démocratie en surveillance no 1, où il a signalé, au paragraphe 85, qu’en l’absence de la conclusion de partialité de la part du conseiller, il aurait conclu que l’interprétation de ce dernier au sujet de la règle no 8 n’était pas déraisonnable. Je suis d’accord avec mon collègue que, même si elle était stricte, l’interprétation que le conseiller a faite de la règle no 8 n’était pas déraisonnable. Le directeur des lobbyistes ne fait donc pas preuve de partialité à l’égard de la demanderesse et de groupes semblables en l’appliquant. Je signale qu’une conclusion de partialité à l’égard d’aspects précis de la conduite d’un agent n’a pas pour effet d’entacher toutes les décisions ou toutes les lignes directrices de principe que cette personne ait pu produire.

 

[29]           La demanderesse soutient que le Bureau du directeur des lobbyistes est entaché de partialité institutionnelle à cause de la non‑inamovibilité du poste qu’occupe le directeur, de l’absence de critères ou de qualifications exigés pour sa nomination, de l’obligation de faire approuver par le Conseil du Trésor le budget du Bureau, des indices de ressources insuffisantes, du délai de deux ans qui s’est censément écoulé avant que l’on rende une décision sur la plainte contre Campbell, et du défaut de réagir à d’autres plaintes qui lui avaient été transférées sans réponse à la suite de l’élimination du poste de conseiller en éthique; voir 2747‑3174 Québec Inc. c. Québec (Régie des permis d'alcool), [1996] 3 R.C.S. 919, [1996] A.C.S. no 112, au paragraphe 951.

 

[30]           Le défendeur le procureur général fait valoir que, surtout après les changements importants qui sont survenus en 2006, le Bureau du directeur des lobbyistes est indépendant car la rémunération au rendement du directeur est fixée à un taux prescrit, son emploi dans la fonction publique est garanti en raison de son niveau de classification, il exerce un pouvoir discrétionnaire sur le budget et la dotation en personnel du Bureau comme service autonome et tant le délai écoulé que les priorités fixés par le directeur des lobbyistes sont insuffisants pour démontrer la partialité.

 

[31]           Dans l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539, au paragraphe 195, le juge William Ian Corneil Binnie a énoncé le critère applicable :

Le critère de l’impartialité institutionnelle consiste à se demander si une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique pourrait éprouver une crainte raisonnable de partialité dans un grand nombre de cas […] [Références omises.]

 

[32]           La présente affaire porte sur une seule décision du directeur des lobbyistes. La demanderesse allègue que sept autres affaires sont encore en suspens à l’heure actuelle, mais je n’ai pas en main de renseignements sur ces affaires et les allégations demeurent donc non prouvées. Je signale qu’on ne peut satisfaire à l’obligation de multiplicité de cas de crainte raisonnable de partialité en se fondant sur les faits d’une seule affaire. Il est donc impossible pour la demanderesse de satisfaire à la condition préalable assurément exigeante qu’exige le critère de partialité institutionnelle dans la présente affaire.

 

[33]           Le délai de près de deux ans que la demanderesse invoque mérite davantage d’attention. Le directeur des lobbyistes a hérité en mai 2004 d’une série de plaintes que son prédécesseur n’avait pas réglées. Il a envoyé une lettre à la demanderesse en février 2005 pour lui demander si elle souhaitait poursuivre la plainte déposée contre M. Campbell. En juin 2005, elle a répondu que oui. L’examen qui s’est ensuivi, lequel a comporté plusieurs entretiens ainsi que des recherches sur la plainte et les circonstances entourant le fait déclencheur et d’autres sources de renseignements, repose sur de nombreux documents qui ont été versés au dossier du tribunal. Il ressort du dossier qu’entre le mois de mars 2006, au moins, et la date de la décision du directeur des lobbyistes, l’enquête s’est déroulée de façon diligente. Les activités qu’a menées la Direction des enquêtes entre les mois de juin 2005 et de mars 2006 ne sont pas détaillées, mais je ne puis considérer que, même si rien n’avait été fait au cours de cette période, le délai soit suffisamment long pour satisfaire à la norme exigeante requise pour la justification d’une allégation de partialité.

 

[34]           Dans le même ordre d’idées, les autres indices de partialité institutionnelle que relève la demanderesse ne sont pas aussi dommageables qu’elle le soutient. Une indépendance institutionnelle complète, ce qui semble être la norme que préconise Démocratie en surveillance, est nécessaire pour que le pouvoir judiciaire fonctionne efficacement, mais il est largement reconnu qu’il n’est pas nécessaire d’exiger cette norme des tribunaux administratifs et d’autres décideurs fédéraux. Les décisions de nature opérationnelle, qui mettent l’accent sur certains types de plaintes, notamment celles qui sont susceptibles de mener à des accusations au criminel et qui font donc l’objet de délais de prescription, sont raisonnables lorsqu’elles n’empêchent pas à toutes fins pratiques d’évaluer d’autres plaintes. Il est clair que la plainte portée contre M. Campbell a été évaluée, et le délai n’était pas déraisonnable, comme je l’ai dit plus tôt. Je ne puis souscrire au point de vue de la demanderesse selon lequel le fait d’établir des priorités entre des affaires particulières dénote que le Bureau du directeur des lobbyistes est incapable de s’acquitter de ses obligations.

 

[35]           Pour les motifs qui précèdent, je ne suis pas d’avis qu’il convient d’annuler la décision du directeur des lobbyistes pour cause de partialité.

 

C.                 Sinon, quelle est la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer pour évaluer la décision du directeur des lobbyistes?

[36]           La demanderesse soutient que la décision correcte est la norme de contrôle qui s’applique. Le défendeur le procureur général soutient qu’il s’agit de la décision raisonnable simpliciter. Le défendeur Barry Campbell est d’avis quant à lui qu’il ne faudrait annuler la décision du directeur des lobbyistes que si elle est manifestement déraisonnable.

 

[37]           L’approche pragmatique et fonctionnelle qui permet de déterminer quelle norme s’applique exige l’examen de quatre facteurs : 1) une disposition privative, un droit d’appel ou le silence de la loi habilitante, 2) l’expertise relative du tribunal, 3) l’objet de la loi et 4) la nature de la question : Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20, [2003] 1 R.C.S. 247 (Ryan).

 

[38]           Le premier facteur est neutre en l’espèce, car le Code ne comporte ni une disposition privative ni un droit d’appel.

 

[39]           Le directeur des lobbyistes est expressément chargé de faire enquête sur les infractions au Code et de les sanctionner, ce qui lui confère une plus grande expertise que celle de la cour de contrôle en ce domaine. En revanche, la décision qu’il a rendue l’obligeait à interpréter le Code et à juger de la conduite de M. Campbell par rapport à cette interprétation. Cette démarche relève tout à fait de l’expertise de la Cour. Ce facteur est donc neutre. Je signale que la demanderesse a tort lorsqu’elle fait valoir que l’expérience personnelle du directeur des lobbyistes est pertinente à l’égard de l’évaluation de l’expertise relative du tribunal. C’est l’expertise du tribunal ou d’un autre décideur à titre d’institution qui doit être comparée à celle de la cour de contrôle.

 

[40]           L’objet de la loi et de la disposition applicable fait pencher la balance en faveur de la retenue. Le Code vise à définir et à réglementer les rapports entre les lobbyistes et les personnes en poste au gouvernement fédéral. Il s’agit là d’un domaine qui revêt une grande importance pour le grand public, et le directeur des lobbyistes doit mettre en balance les intérêts opposés de ces trois groupes pour arriver à ses décisions, tout en gardant à l’esprit diverses considérations de principe.

 

[41]           Enfin, la nature de la question qui est en litige en l’espèce est plus juridique qu’administrative, car elle obligeait le directeur des lobbyistes à évaluer le degré de conformité de M. Campbell par rapport à son interprétation du Code. Ce facteur appelle l’examen de la décision par la Cour.

 

[42]           Ayant évalué la décision du directeur des lobbyistes en fonction d’une analyse pragmatique et fonctionnelle, je conclus que la norme de contrôle applicable est la décision raisonnable simpliciter, qui ne me permet pas de remplacer la décision du directeur des lobbyistes à moins qu’elle ne résiste pas à un examen assez poussé : Ryan, aux paragraphes 50 à 52.

 

D.                 Eu égard à cette norme, le directeur des lobbyistes a‑t‑il commis une erreur dans la décision qu’il a rendue au sujet de la plainte de la demanderesse contre M. Campbell?

[43]           Comme l’a signalé la demanderesse au paragraphe 65 de son mémoire des faits et du droit, c’est l’interprétation stricte de la règle no 8 du Code qu’elle conteste. Elle soutient que le directeur des lobbyistes a interprété la notion d’« influence répréhensible » de manière exagérément stricte, de sorte que son seuil d’application nécessite qu’il y ait eu illégalité, alors qu’une interprétation plus juste serait qu’il y a eu une irrégularité suffisante pour affecter la confiance du public.

 

[44]           Le défendeur M. Campbell laisse entendre que cette question a été tranchée en défaveur de la demanderesse dans la décision Démocratie en surveillance no 1, et qu’il n’y a donc pas lieu de la soumettre de nouveau à la Cour. Je signale, toutefois, que les commentaires du juge Gibson à cet égard ont été faits à titre incident, car il avait déjà tranché l’affaire pour cause de partialité. La question n’est pas chose jugée.

 

[45]           Cela dit, je suis toutefois d’accord avec les deux défendeurs en ce sens que, à mon avis, la décision du directeur des lobbyistes n’est pas déraisonnable. Le direteur a évalué la preuve concernant l’activité de collecte de fonds de M. Campbell au profit de M. Peterson, il a appliqué le critère préalable et exigeant relatif à l’avis et il a conclu qu’il n’y avait pas assez d’indices d’influence répréhensible pour étayer des motifs raisonnables de croire que les actions de M. Campbell constituaient une infraction à la règle no 8. Bien que le critère des « motifs raisonnables de croire » ne soit pas un critère préalable important, comme l’a signalé le juge Gibson dans la décision Démocratie en surveillance no 1, il était du devoir du directeur des lobbyistes de ne pas simplement croire de manière raisonnable qu’il y avait une apparence quelconque d’irrégularité, mais qu’il y avait eu une infraction à la règle no 8. Il n’a pas conclu qu’il y avait eu infraction, et il n’a pas ainsi agi de manière déraisonnable.

 

E.         Quelle mesure de réparation faudrait‑il accorder?

[46]           La demanderesse demande à la Cour d’annuler la conclusion du directeur des lobbyistes, de lui fournir l’interprétation correcte de la règle no 8 et de renvoyer l’affaire pour enquête aux termes de l’article 10.4 de la LEL. Subsidiairement, elle demande à la Cour d’annuler la décision, de fournir une interprétation raisonnable de la règle no 8 et de renvoyer l’affaire au directeur des lobbyistes pour réexamen. Si une conclusion de partialité est tirée, elle demande un jugement déclaratoire portant qu’elle a été privée de son droit à une audience impartiale, ce qui est contraire à l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits, L.C. 1960, ch. 44. En tout état de cause, elle demande les dépens sur une base d’indemnisation substantielle.

 

[47]           Le défendeur Barry Campbell souhaite que la demande soit rejetée avec dépens. Il signale que l’on ne sert aucune fin utile en prolongeant et en répétant des examens de la façon dont la plainte portée contre lui a été traitée, en l’absence de toute preuve selon laquelle il y a eu infraction à la règle no 8.

 

[48]           Le défendeur le procureur général signale que la demande de réparation de la demanderesse constitue une demande de mandamus, et que l’une des exigences dont est assortie une telle ordonnance est que l’obligation en litige doit exister envers la demanderesse : Apotex Inc. c. Canada (Procureur général) (C.A.), [1994] 1 C.F. 742, [1993] A.C.F. no 1098. Il soutient qu’il n’existe aucune obligation envers la demanderesse et qu’il ne faudrait donc pas que la Cour délivre une ordonnance de mandamus. Il allègue de plus que la demande présentée par la demanderesse en vue d’obtenir un jugement déclaratoire est elle aussi inappropriée car elle n’entretient aucune relation juridique avec le directeur des lobbyistes et que la Cour n’a pas compétence pour prononcer des jugements déclaratoires concernant des conclusions de fait : Canada c. Solosky, [1980] 1 R.C.S. 821, 105 D.L.R. (3d) 745. Enfin, il demande ses dépens afférents à la demande.

 

[49]           Comme j’ai conclu qu’il n’y avait aucune partialité et que la décision du directeur des lobbyistes n’était pas déraisonnable et ne devait donc pas être annulée, il est inutile que je tire une conclusion sur les questions relatives à la réparation que sollicite la demanderesse. Je signale en terminant que M. Campbell évoque un point valable au sujet de la futilité des évaluations répétées de la présente affaire, vu les changements de régime qui sont survenus au cours des huit années qui se sont écoulées.

 

VI. Les dépens

[50]           La demanderesse sollicite les dépens à l’encontre du défendeur le procureur général du Canada, mais non contre le défendeur Barry Campbell.

 

[51]           Les défendeurs sollicitent les dépens contre la demanderesse, invoquant la règle générale selon laquelle c’est la partie déboutée qui supporte les dépens. Cette règle s’applique en faveur de la Couronne ou contre elle :  paragraphe 400(2) des Règles des Cours fédérales. La demanderesse soutient que le but de l’instance servait l’intérêt public et qu’il était nécessaire de clarifier l’interprétation de la règle no 8 du Code des lobbyistes. Par conséquent, indépendamment du résultat de la demande, même si celle‑ci était rejetée, la demanderesse a droit aux dépens.

Reese c. Alberta (Ministry of Forestry, Lands and Wildlife), 133 A.R. 127, [1992] A.J. no 745;

Stevens c. Parti conservateur du Canada, 2005 CAF 383, [2005] A.C.F. no 1890

 

[52]           Les avocats de la demanderesse sollicitent les dépens parce que l’instance était dans l’intérêt public, et ce, même s’ils agissaient bénévolement en l’espèce : 1465778 Ontario Inc. et al. c. 1122077 Ontario Limited et al. (2006), 82 O.R. (3d) 757, 275 D.L.R. (4th) 321 (C.A. Ont.).

 

[53]           Les défendeurs, M. Campbell surtout, répliquent que la présente demande était sans fondement car les questions en litige avaient déjà été tranchées par le juge Gibson dans une affaire fondée sur des allégations semblables ‑ la décision Démocratie en surveillance no 1 ‑ et que la demande de la demanderesse sur ce point avait été rejetée avec dépens.

 

[54]           L’avocat du défendeur Campbell soutient que l’instance de la demanderesse est non seulement inutile mais qu’elle s’inscrit dans le cadre d’une vendetta contre son client, et qu’il s’agit d’une forme de persécution qui a commencé il y a près de huit ans de cela et qui se poursuit aujourd’hui.

 

VII. Analyse

[55]           Toutes les questions principales que soulève la présente demande ont été réglées par le juge Gibson dans la première cause opposant les mêmes parties, soit Démocratie en surveillance no 1. Il est vrai que quatre des plaintes devaient être réexaminées à cause de l’apparence de partialité, tant personnelle qu’institutionnelle, mais les autres plaintes ont été rejetées.

 

[56]           Depuis ce temps, des changements de fond ont été apportés à la législation relative aux lobbyistes, par suite de la création du Bureau du directeur des lobbyistes. On ne peut pas dire que, de la façon dont il est actuellement structuré, il crée une crainte raisonnable de partialité personnelle et institutionnelle.

 

[57]           La présente demande est axée sur l’interprétation de la règle no 8 du Code ainsi que sur la norme de contrôle applicable, deux aspects que le juge Gibson a évalués en détail dans sa décision de 2004.

 

[58]           Le juge Gibson a conclu que la norme de contrôle concernant la décision contestée était la décision raisonnable simpliciter (au paragraphe 65 de sa décision). Il a fait droit à la demande en rapport avec quatre plaintes uniquement pour des raisons de crainte raisonnable de partialité, mais il a refusé de conclure à l’existence d’autres erreurs susceptibles de contrôle.

 

[59]           Le juge Gibson a expressément décidé que la règle no 8 du Code n’était pas « déraisonnable » et qu’il n’était pas nécessaire de l’interpréter de manière à ce qu’elle englobe non seulement la notion de conflit d’intérêts réel, mais aussi celle de conflit d’intérêts apparent (au paragraphe 85 de sa décision).

 

[60]           Il ressort de l’analyse de la décision du juge Gibson que les principales questions soulevées en l’espèce sont toutes fondamentalement identiques à celles qui ont été réglées dans sa décision.

 

[61]           L’interprétation de la règle no 8 du Code et le fait que le directeur des lobbyistes se soit fondé sur elle ne sont pas des questions nouvelles.

 

[62]           Les facteurs qui constituaient une apparence de partialité dans la première décision ont été éliminés par les changements fondamentaux que le Bureau du directeur des lobbyistes a apportés.

 

[63]           Par conséquent, l’argument de la demanderesse selon lequel la présente demande soulève des questions d’intérêt public n’est pas fondé. Je signale par ailleurs que le juge Gibson a fait droit à la première demande en faveur de la demanderesse « avec dépens ».

 

[64]           Lorsqu’il est question d’adjuger les dépens, la règle générale est que c’est la partie déboutée qui assume les dépens. Même si Démocratie en surveillance est une organisation à but non lucratif motivée par l’intérêt public, la présente instance a obligé les défendeurs à engager des frais considérables pour se défendre.

 

[65]           Par conséquent, les dépens seront accordés en faveur des défendeurs et à l’encontre de la demanderesse.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE : la présente demande est rejetée avec dépens.

 

 

« Orville Frenette »

Juge suppléant

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                                T‑1942‑06

 

INTITULÉ :                                                               DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE

                                                                                    c. BARRY CAMPBELL ET AL.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 28 JANVIER 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                      LE JUGE SUPPLÉANT FRENETTE

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 19 FÉVRIER 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Laura Young

Fred Fischer

 

POUR LA DEMANDERESSE

Sandra Nishikawa

Michael H. Morris

 

Peter Griffin

Jordan Goldblatt

 

 

POUR LE DÉFENDEUR PGC

 

 

POUR LE DÉFENDEUR BARRY CAMPBELL

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Laura C. Young

DOANE PHILLIPS LLP

Avocats

53, rue Jarvis, bureau 300

Toronto (Ontario)  M5C 2H2

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims

Sous‑procureur général du Canada

 

Peter Griffin

LENCZNER SLAGHT ROYCE SMITH GRIFFIN LLP

130, rue Adelaïde Ouest, bureau 2600

Toronto (Ontario)  M5H 3P5

POUR LE DÉFENDEUR PCG

 

 

POUR LE DÉFENDEUR BARRY CAMPBELL

 

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