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Date : 20080204

Dossier : IMM‑709‑07

Référence : 2008 CF 149

Toronto (Ontario), le 4 février 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE CAMPBELL

 

ENTRE :

ISAKOVA INGA ISAKOVA alias

INGA BORISOVNA ISAKOVA

 

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

                                                                                                                                           défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La demanderesse fonde sa demande d’asile sur l’allégation qu’on l’a enlevée et gardée captive en vue de la forcer à travailler comme prostituée en Arménie, son pays d’origine.

 

[2]               En rejetant la demande de la demanderesse, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a tiré un certain nombre de conclusions d’invraisemblance isolées, et elle a déclaré que chacune d’elles établit d’une manière concluante que « [la demanderesse] n’est pas un témoin crédible ni digne de foi ». La demanderesse soutient que la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle en tirant ces conclusions. Je suis du même avis.

 

[3]               À mon avis, la SPR a utilisé une norme trop rigide et très subjective lorsqu’elle a conclu que la preuve présentée par la demanderesse était invraisemblable et que la demanderesse avait donc menti au sujet de l’existence des motifs invoqués à l’appui de sa demande d’asile. Ce résultat découle de plusieurs erreurs décisionnelles cruciales : l’omission d’appliquer les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe à la demande de la demanderesse fondée sur la persécution en raison de son sexe; la prétention de détenir des « connaissances spécialisées » sans fournir de source vérifiable; et l’absence de motifs pour justifier la conclusion selon laquelle certains éléments de la demande sont invraisemblables.

 

I.          La preuve de la demanderesse

[4]               La demanderesse est citoyenne de l’Arménie. Elle demande l’asile en raison de son sexe et, plus particulièrement, en tant que femme ayant été enlevée en vue d’être forcée à travailler comme prostituée. Selon la preuve produite par la demanderesse, contenue dans son Formulaire de renseignements personnels (le FRP), elle est allée au restaurant en juin 2005 pour célébrer l’anniversaire d’Ashot, un homme qu’elle avait récemment rencontré. Au restaurant, elle a bu du café et, peu de temps après, elle a commencé à se sentir mal et a perdu connaissance. Lorsqu’elle est revenue à elle, elle ne savait plus où elle se trouvait, était très bouleversée et s’est mise à crier. Ashot est entré dans la pièce, a commencé à la battre et l’a violée. La demanderesse a été enfermée dans cette pièce pendant trois semaines. Durant cette période, elle a été violée à maintes reprises par plusieurs hommes différents. Dans son témoignage devant la SPR, la demanderesse a décrit la pièce dans laquelle elle a été gardée captive comme une chambre blanche ordinaire avec un lit, une table, une fenêtre étroite placée très haut et une salle de bain. Dans son témoignage, elle a ajouté qu’elle ne se souvenait pas de la maison en détail parce que la seule fois où elle l’avait vue c’était lorsqu’elle s’était enfuie, mais qu’il s’agissait d’une maison à trois étages située au centre de la ville.

 

[5]               La demanderesse a expliqué à l’audience qu’un jour un de ses ravisseurs a oublié de verrouiller la porte lorsqu’il a été appelé au moment où il lui apportait de la nourriture. Elle est sortie de la maison en courant, a cherché un agent de la circulation et lui a demandé où se trouvait le service de police le plus près. Elle s’est rendue au service de police indiqué et a raconté son histoire; cependant, après avoir mentionné au policier le nom du restaurant où elle avait été droguée, ce dernier a fait un appel téléphonique. Peu après, un homme aux cheveux gris vêtu d’un bel habit est venu et a donné de l’argent au policier. L’homme aux cheveux gris a alors menacé la demanderesse et lui a dit que si elle tenait à la vie elle devait oublier toute cette histoire.

 

[6]               Comme la demanderesse n’était pas rentrée à la maison depuis quelque temps, son père avait déjà signalé sa disparition à la police. La demanderesse a témoigné qu’il était très difficile au début de parler à ses parents de ce qui s’était passé. Après une certaine insistance, elle a été en mesure de parler de l’incident à sa mère, qui en a ensuite parlé à son père. Lorsque son père a appris ce qui était arrivé à sa fille, il s’est rendu au service de police pour porter plainte. Cependant, il n’a pas reçu la moindre assurance de la part de la police. Néanmoins, il s’est obstiné à se rendre à plusieurs services de police différents. Une soirée du mois de juillet, quatre hommes se sont introduits dans la maison de la demanderesse, l’ont menacée d’un couteau et ont dit à son père que s’il ne retirait pas ses plaintes, ils la tueraient. Le lendemain, la demanderesse et son père ont signalé cet incident à la police. Le 21 juillet 2005, le père de la demanderesse est sorti de la maison et n’est pas rentré. La demanderesse et sa mère l’ont trouvé ce soir‑là, il avait été battu jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Il avait subi d’importantes blessures et a dû demeurer à l’hôpital.

 

[7]               La demanderesse indique également dans son FRP qu’elle a reçu à plusieurs reprises des appels de menace de la « mafia » qui l’avait enlevée. Compte tenu de ces menaces, elle a communiqué avec ses sœurs, qui vivent à Rostov, en Russie, pour obtenir de l’aide. Ces dernières ont demandé à un homme appelé Yukov d’aider la demanderesse et ses parents à quitter l’Arménie et à traverser la frontière pour se rendre en Russie.

 

[8]               Seulement 24 heures après son arrivée à Rostov, la demanderesse affirme avoir reçu un appel téléphonique d’Ashot qui a dit : [traduction] « Vous pensez qu’on ne vous trouvera pas à Rostov? » Compte tenu de ces menaces, la demanderesse, avec l’aide de ses sœurs, a pris des dispositions pour venir au Canada. Après avoir transité par la Colombie, la demanderesse est arrivée au Canada le 16 février 2006 et a demandé l’asile.

 

II.        La question en litige

[9]               Les éléments principaux de la décision de la SPR que contestent la demanderesse sont les nombreuses conclusions d’invraisemblance qu’elle a tirées, chacune étant considérée par la SPR comme déterminante quant à la crédibilité de la demanderesse et, par conséquent, quant à la crédibilité de sa demande. Ainsi, la question à trancher est la suivante : Les conclusions d’invraisemblance de la SPR ont‑elles été tirées conformément au droit applicable?

III.       Le droit applicable aux conclusions d’invraisemblance

 

            A.  La présomption de véracité et l’obligation de fournir des motifs

[10]           Il existe une présomption selon laquelle le témoignage livré par le demandeur, qui a juré de dire la vérité, est véridique (Maldonado c. M.E.I., [1980] 2 C.F. 302, 31 N.R. 34 (C.A.)). Il découle de cette présomption que la SPR doit pouvoir justifier clairement pourquoi elle met en doute la crédibilité du demandeur. Dans l’arrêt Hilo c. Canada (1991), 130 N.R. 236, la Cour d’appel fédérale a écrit au paragraphe 6 :

Selon moi, la Commission se trouvait dans l’obligation de justifier, en termes clairs et explicites, pourquoi elle doutait de la crédibilité de l’appelant. L’évaluation (précitée) que la Commission a faite au sujet de la crédibilité de l’appelant est lacunaire parce qu’elle est exposée en termes vagues et généraux.

 

 

[11]           L’obligation de justifier devient particulièrement importante lorsque la SPR tire des conclusions fondées sur les invraisemblances présumées du récit du demandeur; lorsqu’elle tire une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur fondée sur une invraisemblance, la SPR doit justifier en termes clairs pourquoi le témoignage déborde le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre dans les circonstances particulières du dossier du demandeur. Dans la décision Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. n1131, au paragraphe 7 (la décision Valtchev), le juge Muldoon a traité de la rigueur dont il convient de faire preuve avant de pouvoir tirer une conclusion d’invraisemblance :

 

 

[7]     Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu’il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est‑à‑dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu’il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu’on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu’on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur [voir L. Waldman, Immigration Law and Practice (Markham, ON, Butterworths, 1992) à la page 8.22].

 

[Non souligné dans l’original.]

 

Le juge Muldoon, dans Valtchev, poursuit en citant un extrait de la décision Leung c. M.E.I. (1994), 81 F.T.R. 303 (1inst.). pour insister sur l’obligation de justifier, compte tenu de la nature subjective des conclusions d’invraisemblance :

 

[14] [ ...] Néanmoins, la Commission est clairement tenue de justifier ses conclusions sur la crédibilité en faisant expressément et clairement état des éléments de preuve.

 

[15] Cette obligation devient particulièrement importante dans des cas tels que l’espèce où la Commission a fondé sa conclusion de non‑crédibilité sur des « invraisemblances » présumées dans les histoires des demanderesses plutôt que sur des inconsistances [sic] et des contradictions internes dans leur récit ou dans leur comportement lors de leur témoignage. Les conclusions d’invraisemblance sont en soi des évaluations subjectives qui dépendent largement de l’idée que les membres individuels de la Commission se font de ce qui constitue un comportement sensé. En conséquence, on peut évaluer l’à‑propos d’une décision particulière seulement si la décision de la Commission relève clairement tous les faits qui sous‑tendent ses conclusions.

 

[16] […] La Commission aura donc tort de ne pas faire état des éléments de preuve pertinents qui pourraient éventuellement réfuter ses conclusions d’invraisemblance [...]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[12]           Ce n’est que dans les cas les plus évidents que le témoignage du demandeur devrait être rejeté au motif que le récit qu’il a exposé est « déraisonnable » ou « invraisemblable »; les conclusions d’invraisemblance sont en soi des évaluations subjectives de ce qui est raisonnable dans les circonstances. Pour en arriver à de telles conclusions, la SPR doit établir le genre de conduite auquel on peut s’attendre de la part du demandeur, compte tenu de sa situation particulière, et fournir en termes clairs les motifs pour lesquels sa conduite déborde le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre dans les circonstances.

 

            BLes Directives concernant la persécution fondée sur le sexe

[13]           La demande présentée par la demanderesse concerne un récit d’enlèvement et de prostitution forcée et, de ce fait, est fondée sur une crainte de persécution fondée sur le sexe. Reconnaissant que les demandes fondées sur une crainte de persécution en raison du sexe exigent un traitement particulier, des directives ont été données pour préciser la façon appropriée de traiter ces cas : Directives données par la présidente en application du paragraphe 65(3) de la Loi sur l’immigration : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe (les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe). Ces directives reconnaissent l’incidence profonde que la persécution fondée sur le sexe peut avoir sur les victimes, et elles commandent à la SPR d’en être consciente durant le processus décisionnel. La partie des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe la plus pertinente quant à la demande de la demanderesse est celle portant sur les audiences relatives à la détermination du statut de réfugié :

D. PROBLÈMES SPÉCIAUX LORS DES AUDIENCES RELATIVES À LA DÉTERMINATION DU STATUT DE RÉFUGIÉ

 

Les femmes qui revendiquent le statut de réfugié font face à des problèmes particuliers lorsque vient le moment de démontrer que leur revendication est crédible et digne de foi. Certaines difficultés peuvent survenir à cause des différences culturelles. Ainsi,

[…]

(3) Les revendicatrices du statut de réfugié victimes de violence sexuelle peuvent présenter un ensemble de symptômes connus sous le nom de syndrome consécutif au traumatisme provoqué par le viol30 et peuvent avoir besoin qu’on leur témoigne une attitude extrêmement compréhensive. De façon analogue, les femmes qui ont fait l’objet de violence familiale peuvent de leur côté présenter un ensemble de symptômes connus sous le nom de syndrome de la femme battue et peuvent hésiter à témoigner31. Dans certains cas, il conviendra de se demander si la revendicatrice devrait être autorisée à témoigner à l’extérieur de la salle d’audience par affidavit ou sur vidéo, ou bien devant des commissaires et des agents chargés de la revendication ayant reçu une formation spéciale dans le domaine de la violence faite aux femmes. Les commissaires doivent bien connaître les Lignes directrices pour la protection des femmes réfugiées32 publiées par le comité exécutif du HCR.

 

Notes de bas de page :

30: Dans les Lignes directrices pour la protection des femmes réfugiées, précitées, note 10, p. 27, le comité exécutif du HCR examine les symptômes du syndrome consécutif au traumatisme provoqué par le viol, lesquels incluraient entre autres, « la crainte permanente, la perte de confiance en soi et la dévalorisation, la difficulté de concentration, une attitude de culpabilité, un sentiment diffus de perte de contrôle, la perte de la mémoire ou la distorsion des sentiments. »

                                

31: F. Stairs & L. Pope, précité, note 5, p. 202, soulignent que les décideurs doivent être :

 

[traduction]

sensibilisées au fait que les femmes dont les enfants font partie de la revendication peuvent aussi être réticentes à donner des précisions sur la persécution vécue, en présence de leurs enfants. Sans compter que si la culture de la revendicatrice dicte qu’elle doit rester muette sur les mauvais traitements qu’elle reçoit, le recours à un interprète de sa collectivité peut l’intimider.

 

Une discussion sur le syndrome de la femme battue figure dans R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852. Dans Lavallee, le juge Wilson traite du mythe concernant la violence familiale : « Elle était certainement moins gravement battue qu’elle le prétend, sinon elle aurait quitté cet homme depuis longtemps. Ou, si elle était si sévèrement battue, elle devait rester par plaisir masochiste ». La Cour ajoute qu’une autre manifestation de cette forme d’oppression est « apparemment la réticence de la victime à révéler l’existence ou la gravité des mauvais traitements ». Dans Lavallee, la Cour a indiqué que la preuve d’expert peut aider en détruisant ces mythes et servir à expliquer pourquoi une femme reste dans sa situation de femme battue.

 

32: À remarquer qu’Amnistie internationale recommande dans Les femmes aussi (New York: Amnesty International Publications, 1991) précité, note 1, à la p. 54 :

 

[traduction]

Dans les procédures de détermination du statut de réfugié, les gouvernements devraient fournir des préposés aux entrevues spécialement formés pour reconnaître les besoins précis en matière de protection des femmes réfugiées et en quête d’asile.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[14]           Le renvoi que fait la note de bas de page 31 à l’arrêt Lavallee rendu par la Cour suprême du Canada qui traite, au paragraphe 38, de la prudence dont il faut faire preuve lorsqu’il s’agit apprécier le caractère raisonnable ou déraisonnable du comportement d’une femme battue, est particulièrement important dans le cadre de la présente demande :

 

S’il est difficile d’imaginer ce qu’un « homme ordinaire » ferait à la place d’un conjoint battu, cela tient probablement au fait que, normalement, les hommes ne se trouvent pas dans cette situation. Cela arrive cependant à certaines femmes. La définition de ce qui est raisonnable doit donc être adaptée à des circonstances qui, somme toute, sont étrangères au monde habité par l’hypothétique « homme raisonnable ».

Dans cet extrait, ce que l’on souligne est que le témoignage de la demanderesse doit être examiné en fonction de la situation de cette dernière dans la vie réelle, et non en fonction du point de vue d’une personne mal renseignée et détachée. Le comportement auquel on doit s’attendre de la demanderesse, selon les circonstances, est une question de preuve qui doit être versée au dossier.

 

C.  L’utilisation d’un renseignement ou d’une opinion qui est du ressort de la spécialisation de la SPR

[15]           L’utilisation par la SPR de sa spécialisation est un autre élément de la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire. Dans les affaires où la SPR entend utiliser « sa spécialisation », elle doit en aviser le demandeur conformément à l’article 18 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002‑228, (l’article 18) :

 

18. Avant d’utiliser un renseignement ou une opinion qui est du ressort de sa spécialisation, la Section en avise le demandeur d’asile ou la personne protégée et le ministre — si celui‑ci est présent à l’audience — et leur donne la possibilité de :

 

a) faire des observations sur la fiabilité et l’utilisation du renseignement ou de l’opinion;

 

b) fournir des éléments de preuve à l’appui de leurs observations.

 

18. Before using any information or opinion that is within its specialized knowledge, the Division must notify the claimant or protected person, and the Minister if the Minister is present at the hearing, and give them a chance to

 

(a) make representations on the reliability and use of the information or opinion; and

 

(b) give evidence in support of their representations.

 

[16]           L’article 18 vise à permettre au demandeur d’être avisé des connaissances spécialisées et d’avoir la possibilité de contester leur contenu et leur utilisation avant qu’une décision ne soit rendue. Ainsi, pour que l’article 18 s’applique, le commissaire de la SPR qui déclare avoir des connaissances spécialisées doit verser au dossier suffisamment de détails pour en permettre une vérification. Les connaissances doivent donc être quantifiables et vérifiables. Comme l’a énoncé le juge Teitelbaum dans la décision Mama c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 1515, les connaissances personnelles non vérifiables ne constituent pas des connaissances spécialisées :

Le requérant soutient (et j’en conviens) que l’expérience personnelle et (ou) professionnelle des membres de la Commission, dont l’importance n’est pas connue, ne justifiait guère leur allégation de [traduction] « connaissance spécialisée ». La Commission n’était pas censée considérer comme preuve authentique des faits touchant des mesures de contrôle exercées aux postes frontaliers européens et il n’existe aucun élément de preuve quel qu’il soit qui ait été déposé devant elle quant à l’efficacité de ces mesures de contrôle.

Une fois que la SPR a communiqué ses connaissances, l’article 18 prévoit ensuite que la SPR doit donner la possibilité au demandeur de faire des observations et de présenter des éléments de preuve contradictoires.

 

            D.  Les conclusions sur la crédibilité en général

[17]           Lorsque la SPR tire à bon droit une conclusion de crédibilité ou d’invraisemblance quant à un aspect de la preuve présentée par le demandeur, cela ne justifie pas nécessairement le rejet de la demande du demandeur dans son intégralité. Le juge Martineau a exposé ce point de vue dans la décision R.K.L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, aux paragraphes 11 à 14 :

 

Ce ne sont cependant pas tous les types d’incohérence ou d’invraisemblance contenue dans la preuve présentée par le demandeur qui justifieront raisonnablement que la Commission tire des conclusions défavorables sur la crédibilité en général. Il ne conviendrait pas que la Commission tire ses conclusions après avoir examiné « à la loupe » des éléments qui ne sont pas pertinents ou qui sont accessoires à la revendication du demandeur : voir Attakora c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 99 N.R. 168, au paragr. 9 (C.A.F.) (Attakora); Owusu‑Ansah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] A.C.F. no 442 (QL) (C.A.) (Owusu‑Ansah).

 

[…]

 

Finalement, la Commission devrait évaluer la crédibilité du demandeur et la vraisemblance de son témoignage en tenant compte des conditions existant dans le pays de celui‑ci et des autres éléments de preuve documentaire dont elle dispose. Les incohérences mineures ou secondaires contenues dans la preuve du demandeur ne devraient pas inciter la Commission à conclure à une absence générale de crédibilité si la preuve documentaire confirme la vraisemblance du récit de celui‑ci : voir Attakora, précitée; Frimpong c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] A.C.F. no 441 (QL) (C.A.).

 

[18]           La décision dans l’affaire R.E.R. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 1634, 2005 CF 1339, au paragraphe 9, confirme qu’il faut examiner l’ensemble de la preuve à l’appui de la demande du demandeur avant de tirer une conclusion sur la crédibilité en général :

 

D’abord, il n’est que juste et raisonnable pour des parties à un litige d’espérer que le décideur étudiera la preuve dans son intégralité, avec un esprit ouvert, avant de tirer des conclusions sur la valeur à accorder aux éléments critiques de la preuve. Quant au principe général selon lequel la preuve doit être étudiée dans son intégralité, voir l’arrêt Owusu‑Ansah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 98 N.R. 312 (C.A.F.). En l’espèce, je crois que la SPR a commis une erreur parce que, avant d’affirmer que la demanderesse principale n’était pas crédible, elle s’est dispensée d’étudier l’ensemble de la preuve, notamment le récit du viol de l’épouse ainsi que la preuve indépendante et convaincante portant sur les effets évidents de la torture et du viol, preuve qui était constituée de photographies et de rapports (voir aussi la décision Gonzalez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. n° 422, et la décision Herabadi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. n° 1729).

 

 

[19]           Toutefois, il ne faudrait pas en conclure que la SPR doit étudier chacun des éléments de preuve dont elle dispose avant de rendre une décision, mais, lorsqu’elle ne mentionne pas certains éléments de preuve corroborant la thèse du demandeur et qu’elle se fie de façon sélective à d’autres éléments de preuve, la SPR commet une erreur en ne tenant pas compte d’éléments de preuve pertinents (Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. n1425 (QL), au paragraphe 15).

 

IV.       L’application du droit aux conclusions de crédibilité tirées par la SPR

            A.  L’omission de chercher à obtenir un traitement médical n’est pas vraisemblable

 

[20]           La première conclusion d’invraisemblance tirée par la SPR porte sur le comportement de la demanderesse à la suite de l’enlèvement aux fins de prostitution forcée dont elle a été victime :

La demandeure d’asile a suivi une formation médicale. Il lui a été demandé si elle avait obtenu un traitement médical après s’être enfuie. La demandeure d’asile a déclaré qu’elle n’en avait pas obtenu. Appelée à préciser si elle ne craignait pas d’être atteinte d’une maladie transmissible sexuellement, elle a répondu que, même si c’était effectivement le cas, elle était trop gênée pour se rendre chez le médecin. Cette réponse ne me semble pas crédible. La demandeure d’asile a raconté à un agent de police […] ce qui lui est arrivé immédiatement après sa prétendue évasion, et son père s’est rendu à maintes reprises dans des postes de police et a raconté à des agents de différents services et bureaux ce qui était censément arrivé à sa fille. Selon la prépondérance des probabilités, j’estime que la demandeure d’asile n’est pas un témoin crédible ni digne de foi.

 

 

[21]           À mon avis, cette conclusion ne respecte pas les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. Bien que la SPR ait déclaré dans sa décision avoir pris en considération ces directives, cette déclaration n’a aucune importance lorsque les motifs ne montrent pas que la SPR les a vraiment appliquées. En fait, cette conclusion d’invraisemblance montre que la SPR n’a pas bien appliqué les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, puisqu’elle est restée entièrement indifférente à l’explication fournie par la demanderesse pour justifier le fait qu’elle n’avait pas cherché à obtenir un traitement médical. Voici le témoignage rendu par la demanderesse sur cette question :

                        [traduction]

Présidente de l’audience : D’accord. Lorsque vous êtes rentrée à la maison, avez‑vous consulté un médecin?

 

Demanderesse : Non.

 

Présidente de l’audience : Vous n’avez pas consulté un médecin?

 

Demanderesse : Non.

 

Présidente de l’audience : Pourquoi ne l’avez‑vous pas fait?

 

Demanderesse : C’était simplement trop embarrassant vous savez; c’est très différent dans mon pays. J’étais si mal à l’aise; j’avais vraiment honte d’en parler.

 

Présidente de l’audience : Pourquoi n’avez‑vous pas consulté une femme médecin?

 

Demanderesse : Je n’en avais tout simplement pas envie vous savez; je ne voulais pas que personne me touche.

 

Présidente de l’audience : Vous avez vous‑même une formation médicale; n’aviez‑vous pas peur d’avoir contracté une maladie transmissible sexuellement?

Demanderesse : Bien sûr que j’avais peur, oui.

 

Présidente de l’audience : Alors, pourquoi n’êtes‑vous pas allée subir des tests?

 

Demanderesse : C’est très difficile à expliquer vous savez. Je ne voulais tout simplement pas y aller parce que j’étais tellement désemparée et je me sentais comme si, vous savez, on m’avait enlevé une partie de moi‑même, comme si on me l’avait volée, et j’étais tellement désorientée.

 

                        (Dossier du tribunal, aux pages 164 à 165.)

 

 

[22]           Dans son témoignage, la demanderesse s’est aussi exprimée quant aux sentiments qu’elle avait éprouvés après avoir échappé à ses ravisseurs, avoir été témoin de la corruption de la police et être rentrée à la résidence familiale. Il ressort clairement de la transcription que le fait de témoigner sur ces incidents à l’audience a agité quelque peu la demanderesse :

                        [traduction]

Demanderesse : […] Je suis rentrée à la maison. Et lorsque mes parents m’ont vue, ils étaient vraiment sous le choc et, vous savez, ils ont commencé à me demander ce qui m’était arrivé et où j’avais été pendant ce temps, pendant tout ce temps. Pourquoi j’avais été absente tous ces jours et pourquoi je n’avais pas communiqué avec eux. Ils étaient si inquiets. Mais je ne pouvais pas parler, je ne pouvais rien dire, et je suis allée dans ma chambre.

 

Ensuite, je suis allée à la salle de bain et j’ai essayé de me débarrasser de cette saleté. Je n’arrivais pas à oublier ce qui s’était passé. J’y pensais sans arrêt. Il n’y avait pas qu’une seule personne. Ils étaient plusieurs.

 

Présidente de l’audience : Voulez‑vous qu’on fasse une pause?

 

Demanderesse : Non.

 

Interprète : Elle a dit non.

 

Présidente de l’audience : Êtes‑vous certaine? Nous pouvons arrêter quelques minutes si vous voulez.

 

Demanderesse : Non, je vais essayer de me calmer. C’est correct.

 

(Dossier du tribunal, à la page 147.)

 

 

 

[23]           En concluant que le comportement de la demanderesse n’était pas crédible, la SPR a créé une norme subjective dénuée de fondement selon laquelle une femme qui a été violée voudrait logiquement savoir si elle a contracté une maladie transmissible sexuellement; ainsi, on s’attendrait à ce qu’elle cherche à recevoir un traitement médical. À mon avis, la rigidité de cette supposition contredit clairement l’approche à appliquer selon les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, à savoir une approche contextuelle qui tient compte de l’expérience traumatisante de l’agression sexuelle.

 

[24]           Bien que les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe ne soient pas très détaillées sur ce à quoi on peut s’attendre d’une personne qui a été agressée sexuellement, ce qu’elles précisent s’applique directement au témoignage rendu par la demanderesse. Comme je l’ai mentionné plus haut, selon les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, une personne dans cette situation pourrait subir des symptômes comme « la crainte permanente, la perte de confiance en soi et la dévalorisation, la difficulté de concentration, une attitude de culpabilité, un sentiment diffus de perte de contrôle, la perte de la mémoire ou la distorsion des sentiments ». Cet énoncé est tout à fait compatible avec le témoignage livré par la demanderesse.

 

[25]           On trouve également une preuve abondante dans le dossier public sur ce à quoi on peut s’attendre d’une victime d’agression sexuelle. Par exemple, les Lignes directrices pour la protection des femmes réfugiées, EC/SCP/67, du Comité exécutif du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (les Lignes directrices du HCR des Nations Unies), auxquelles on fait référence dans la note en bas de page 30 des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe ont plusieurs observations qui sont compatibles avec le témoignage de la demanderesse, notamment :

[traduction]

 

Par crainte de la stigmatisation sociale, la plupart des victimes/survivantes ne rapportent jamais l’incident. En fait, la plupart des incidents de violence sexuelle et sexiste ne sont pas signalés.

 

(Lignes directrices du HCR des Nations Unies, à la page 24.)

 

Après un incident de violence sexuelle et sexiste, la victime/survivante peut subir de nombreuses réactions émotionnelles et psychologiques diverses, dont la crainte, la honte, la culpabilité, la dépression et la colère. Elle peut adopter de puissants mécanismes de défense, comme l’oubli, la dénégation et le refoulement de l’événement traumatisant qu’elle a vécu. Les membres de la famille peuvent aussi connaître des réactions émotionnelles diverses et ont besoin de recevoir un soutien pendant cette période traumatisante.

 

(Lignes directrices du HCR des Nations Unies, à la page 60.)

 

La crédibilité de la femme en quête d’asile ne devrait pas être affectée par la forme et le degré d’émotion exprimée au cours du récit de ses expériences. Les interviewers et les décideurs devraient comprendre que les différences culturelles et le traumatisme influent considérablement sur le comportement. Dans certains cas, il pourrait être approprié de s’appuyer sur des éléments objectifs d’ordre psychologique ou médical.

 

(Lignes directrices du HCR des Nations Unies, à la page 120.)

 

 

 

[26]           À mon avis, le fait que la SPR n’a pas appliqué les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe de manière satisfaisante constitue une erreur susceptible de contrôle.

 

B.  Les conditions dans lesquelles la demanderesse a été gardée captive ne sont pas vraisemblables

[27]           La SPR a également tiré une conclusion d’invraisemblance relativement à l’enlèvement et à la détention de la demanderesse :

Il n’est pas crédible que les ravisseurs qui l’avaient enfermée dans une pièce avec des fenêtres hautes, lui auraient ensuite fourni des vêtements (témoignage oral) et permis de porter des souliers (témoignage oral), qu’elle portait au moment de sa prétendue évasion. Selon la prépondérance des probabilités, j’estime que la demandeure d’asile n’est pas un témoin crédible ni digne de foi. Selon la prépondérance des probabilités, j’estime qu’il est invraisemblable que la demandeure d’asile ait eu une chambre et une salle de bain. Si la demandeure d’asile avait réellement été gardée captive à des fins de prostitution, de viol ou de trafic de personnes, elle aurait su qu’il n’est pas raisonnable de croire que de telles commodités sont fournies dans les circonstances.

 

(Décision de la SPR, aux pages 4 et 5)

 

La seule preuve quant aux conditions dans lesquelles la demanderesse a été gardée captive se trouve dans son témoignage :

Présidente de l’audience : D’accord. Parlez‑moi un peu de la pièce où vous étiez lorsque vous vous êtes réveillée?

 

Demanderesse : C’était une chambre avec une salle de bain. C’est tout.

 

Présidente de l’audience : À quoi ressemblait la pièce?

 

Demanderesse : C’était une pièce blanche ordinaire.

 

Présidente de l’audience : mm‑hmm.

 

Demanderesse : Je n’ai rien à ajouter. Après avoir quitté la pièce, vous savez, j’ai tout oublié car je ne pensais qu’à courir pour trouver une sortie. Je ne me rappelle donc de rien d’autre.

 

Présidente de l’audience : Combien de temps êtes‑vous demeurée dans cette pièce?

 

Demanderesse : Trois semaines.

 

Présidente de l’audience : D’accord. Vous avez passé trois semaines dans cette pièce et vous ne vous souvenez pas de ce à quoi elle ressemblait?

 

Demanderesse : Comme je l’ai déjà dit, c’était une grande chambre blanche ordinaire avec un lit et une petite table, et une fenêtre placée très haut.

 

Présidente de l’audience : Bien.

 

Interprète : Pardon, oui, les fenêtres étaient plutôt placées très haut et la pièce était éclairée puisque les couleurs étaient très pâles, la peinture aussi.

 

Présidente de l’audience : La pièce se trouvait‑elle dans un appartement ou une maison?

 

Demanderesse : Une maison.

 

Présidente de l’audience : Et de quelle grosseur était la maison?

 

Demanderesse : Oui.

 

Présidente de l’audience : Quelle était la grosseur de la maison?

 

Demanderesse : La seule chose que je sais c’est qu’il y avait trois étages. Il y avait des escaliers, je m’en rappelle, et de nombreuses pièces.

 

Présidente de l’audience : D’accord. Sans entrer dans des détails qui vous bouleverseront, pouvez‑vous maintenant me décrire une journée type.

 

Demanderesse : Devrais‑je le dire?

 

Présidente de l’audience : Oui.

 

Demanderesse : À tous les jours, il y avait environ six hommes qui venaient me voir en soirée.

 

Présidente de l’audience : Que faisiez‑vous pendant la journée?

 

Demanderesse : Rien, la porte était fermée à clé et j’étais enfermée à l’intérieur.

 

Présidente de l’audience : Quand étiez‑vous nourrie, à quel moment dans la journée?

 

Demanderesse : À midi. On me nourrissait une seule fois par jour.

 

Présidente de l’audience : Bien. Puis, pendant que vous étiez dans la pièce, quels vêtements portiez‑vous?

 

Demanderesse : Je portais mes vêtements. Parfois on m’en apportait d’autres et on m’a donné des sous‑vêtements à deux reprises, et puis je lavais moi‑même les vêtements à la main et, une fois qu’ils étaient secs, je les portais pour laver les autres.

 

(Dossier du tribunal, aux pages 159 à 161.)

 

 

[28]           J’estime qu’il n’y a absolument aucun fondement probatoire qui permettait à la SPR de conclure que le témoignage de la demanderesse sur les conditions dans lesquelles elle avait été gardée captive n’était pas crédible.

 

C.  Les actions de la police arménienne ne sont pas vraisemblables

[29]           La SPR examine ensuite dans sa décision la prétention de la demanderesse selon laquelle elle s’est rendue au poste de police, mais que celle‑ci n’a rien fait pour l’aider. La SPR a accepté explicitement que la police en Arménie est corrompue et que ses agents acceptent des pots‑de‑vin aux postes de contrôle routiers; cependant, elle a jugé que le témoignage de la demanderesse au sujet d’un homme qui aurait donné de l’argent à un agent en sa présence était invraisemblable :

[J]’estime que, selon la prépondérance des probabilités, les faits suivants ne sont pas crédibles :

·        l’agent aurait immédiatement appelé quelqu’un pour obtenir un pot‑de‑vin sans avoir enquêté sur les allégations de la demandeure d’asile, mais l’aurait immédiatement crue sur parole;

·        un homme aurait immédiatement répondu à l’appel de l’agent;

·        l’homme aurait donné de l’argent à l’agent en présence de la demandeure d’asile, confirmant ainsi ses allégations en ce qui concerne le restaurant et le ravisseur.

 

(Décision de la SPR, à la page 5.)

 

[30]           La question que soulève ce passage est la suivante : Où est la preuve à l’appui de l’opinion d’invraisemblance adoptée par la SPR? En fait, il n’y en a aucune. En formulant cette opinion, la SPR n’a pas tenu compte d’importants éléments de preuve documentaire qui apportent des précisions sur d’autres incidents de corruption policière, notamment des situations où la police était de connivence directe avec des trafiquants.

 

[31]           Dans le dossier d’information présenté à la SPR et cité dans le mémoire de la demanderesse, le rapport sur les droits de la personne en Arménie du Département d’État des États‑Unis, publié le 8 mars 2006, compte plusieurs passages dans lesquels il est relaté que la police et d’autres organismes publics ont été considérés comme complices dans des affaires de prostitution et de traite de personnes :

[traduction]

 

La corruption était considérée comme très répandue. Selon un sondage d’opinion mené en septembre 2004 par un institut de recherche local, la grande majorité des citoyens étaient d’avis que la corruption prévalait « dans tous les milieux et à tous les échelons » du pays. Un sondage semblable réalisé en 2003 indiquait que les citoyens estimaient que les autorités corrompues n’étaient pas véritablement résolues à lutter contre la corruption.

 

(Dossier du tribunal, à la page 55.)

 

La prostitution et le tourisme sexuel ne sont pas illégaux, mais l’exploitation de bordels est prohibée. L’exploitation d’un bordel et les autres formes de proxénétisme sont punissables d’une peine d’un an à dix ans d’emprisonnement. Selon l’ONG Hope and Help, il y avait entre cinq et six milles prostituées, dont environ 1 500 dans la capitale. La police et d’autres services de sécurité se sont adonnés à la prostitution ou l’ont tolérée.

 

(Dossier du tribunal, à la page 56.)

 

Les victimes ont signalé que les douaniers russes et arméniens acceptaient facilement des pots‑de‑vin ou travaillaient fréquemment avec les trafiquants. Certains poursuivants auraient également participé au trafic. Il a été continuellement allégué que des hauts fonctionnaires du bureau du procureur général étaient sensibles aux influences extérieures. Quelques observateurs ont affirmé que des arrangements entre les fonctionnaires judiciaires corrompus et les trafiquants étaient aussi répandus. Il a été rapporté de façon répétitive que des employés de la police et des employés de l’aéroport international du pays avaient aidé des trafiquants dans le transport de victimes au pays ou en transit. Contrairement aux années précédentes, il n’y a pas eu d’arrestation relativement à ces types de cas.

 

(Dossier du tribunal, à la page 58.)

 

[32]           La SPR n’a pas signalé ces renseignements, ce qui est important, puisqu’elle semble avoir conclu qu’il était invraisemblable que la police arménienne soit corrompue outre les pots‑de‑vin qu’elle acceptait aux postes de contrôle routiers. Bien que la SPR ne soit pas tenue de faire mention de tous les éléments de preuve, étant donné que cette preuve documentaire contredit expressément les conclusions de la SPR, je conclus que la SPR devait expliquer comment, au vu d’une telle preuve, la situation vécue par la demanderesse débordait le cadre de ce à quoi on pouvait logiquement s’attendre dans les circonstances.

 

D.  Les connaissances spécialisées sur l’omission de la demanderesse de fournir des rapports de police

[33]           La SPR a conclu qu’il était déraisonnable que la demanderesse n’ait pas produit de rapport de police relativement à sa visite au poste de police ou aux visites subséquentes faites par son père. S’appuyant sur ses connaissances spécialisées, elle a déclaré que de tels rapports étaient disponibles :

Le conseil a soutenu qu’il est peu probable que les policiers rédigent un rapport alors qu’ils n’ont rien fait pour aider la demandeure d’asile. S’appuyant sur ses connaissances spécialisées, le tribunal a affirmé que les rapports de police sont disponibles pour ceux qui en font la demande, même si la police n’a rien fait pour aider le plaignant. Le conseil a déclaré que cette information devrait être disponible par écrit. Cependant, les connaissances spécialisées sont les connaissances recueillies dans la salle d’audience à force d’entendre des demandeurs d’asile venant de différents pays; le présent commissaire a entendu de nombreux demandeurs d’asile venant des pays de l’ancienne Union soviétique, notamment de l’Arménie, où la police conserve des rapports même quand les agents refusent ou ne sont pas en mesure de fournir de l’aide […]

Il ne suffit pas que la demandeure d’asile affirme qu’elle n’a pas tenté d’obtenir ces documents parce qu’elle ne pensait pas qu’ils lui seraient fournis, ni que le conseil déclare qu’il est peu probable qu’un corps de police corrompu fournisse un tel document. Selon la prépondérance des probabilités, j’estime que la demandeure d’asile n’a pas tenté d’obtenir ces documents parce qu’aucune plainte de la sorte n’a été déposée. Selon la prépondérance des probabilités, j’estime que la demandeure d’asile n’est pas un témoin crédible ni digne de foi.

 

(Décision de la SPR, aux pages 6 et 7.)

 

[34]           À l’audience, l’ancien conseil de la demanderesse a demandé quelle était la source de ces connaissances spécialisées :

[traduction]

 

Concernant le rapport de police, comme je l’ai indiqué au tribunal à mi‑chemin de l’audience, si celui‑ci souhaite s’appuyer sur des connaissances spécialisées, il en déduit que de tels rapports sont facilement accessibles aux citoyens arméniens [sic]. Un tel document doit être disponible; c’est vraiment la forme d’équité procédurale la plus élémentaire. Ce document doit être accessible au demandeur ou à son conseil, lesquels peuvent ensuite présenter des observations à cet égard.

 

Les connaissances spécialisées ne tombent pas tout simplement du ciel pour atterrir dans la tête des commissaires. Les connaissances spécialisées découlent de documents sur des questions précises à l’égard desquelles la commissaire affirme avoir de telles connaissances.

 

(Dossier du tribunal, à la page 175.)

 

[35]           À mon avis, la déclaration de la SPR selon laquelle ses connaissances ont été acquises à force d’entendre d’autres demandeurs d’asile venant des pays de l’ancienne Union soviétique est un motif insuffisant pour conclure qu’elle détient des connaissances spécialisées; les connaissances spécialisées doivent être fondées sur des sources quantifiables et vérifiables. Le fait pour la SPR de prendre en compte son l’expérience passée, sans fournir de détails précis, ne permet pas à la demanderesse de vérifier la fiabilité de telles connaissances.

 

[36]           En fait, la SPR n’a pas répondu à la demande du conseil de la demanderesse, et puisqu’elle a tiré une conclusion défavorable à l’égard de la demande de la demanderesse sans fournir de réponse, je conclus que cette omission constitue un manquement au principe de l’application régulière de la loi.

 

E.  Il n’est pas vraisemblable que la demanderesse n’ait pas été enlevée par ses agresseurs

[37]           La SPR a conclu qu’il était déraisonnable de croire que la demanderesse n’avait pas été enlevée lorsque des hommes masqués s’étaient introduits chez elle :

Par conséquent, si, comme le prétend la demandeure d’asile, les criminels la poursuivaient en Russie, de même qu’en Arménie, selon la prépondérance des probabilités, j’estime qu’ils l’auraient enlevée à la pointe du couteau quand ils se sont introduits chez elle. Selon la prépondérance des probabilités, j’estime que la demandeure d’asile n’est pas un témoin crédible ni digne de foi. Le tribunal estime que tout le récit de la demandeure d’asile n’est ni crédible, ni vraisemblable.

 

(Décision de la SPR, aux pages 7 et 8.)

 

[38]           Bien que la demanderesse ait évoqué diverses raisons pour lesquelles elle n’aurait pas été enlevée, la SPR n’a pas expliqué pourquoi l’enlèvement de la demanderesse constituait l’unique conduite vraisemblable des intrus dans cette situation. Étant donné que la SPR n’a pas fourni de motifs, je conclus qu’il n’était pas loisible à la SPR de conclure que la conduite des intrus débordait le cadre de ce à quoi on pouvait logiquement s’attendre. En effet, quel fondement existe‑il pour juger du caractère raisonnable des actions d’intrus qui envahissent une résidence et menacent des personnes à la pointe du couteau?

 

F.  La demanderesse n’a pas produit son passeport

[39]           La demanderesse n’a pas produit son passeport ni n’a été interrogée à ce sujet au cours de l’audience. Cependant, la SPR a tiré une conclusion quant à la crédibilité sur ce point :

Le tribunal constate que la demandeure d’asile n’a pas produit son passeport, qu’elle aurait dû présenter quand elle a quitté l’Arménie, afin de montrer son visa de sortie. Selon la prépondérance des probabilités, j’estime que la demandeure d’asile aurait eu besoin de son passeport arménien quand elle a quitté l’Arménie. Même si la demandeure d’asile a déclaré qu’une personne du nom de Yakov s’était chargée d’organiser leur départ, les visas de sortie sont une source de revenus pour les autorités frontalières. Même si la question de son passeport ne s’est pas présentée à la demandeure d’asile, elle savait ou aurait dû savoir qu’elle avait besoin d’un visa de sortie pour quitter l’Arménie, et que les timbres auraient indiqué clairement le moment du départ pour la Russie. Selon la prépondérance des probabilités, j’estime que la demandeure d’asile n’a pas présenté son passeport arménien parce qu’elle ne voulait pas que la Commission voit son contenu.

 

(Décision, à la page 8.)

 

Cette conclusion a été tirée erronément pour deux motifs.

 

[40]           Premièrement, la SPR indique que les timbres de sortie apposés sur les passeports sont une source de revenus pour les autorités frontalières arméniennes et que, par conséquent, la demanderesse aurait nécessairement eu besoin de son passeport pour quitter le pays. Ce renseignement est fourni sans qu’aucune source n’ait été citée à l’appui. La SPR s’appuyait peut‑être encore une fois sur ses « connaissances spécialisées »; cependant, elle ne l’a pas précisé, ni n’a donné d’avis ou fourni une source vérifiable pour justifier de telles connaissances.

 

[41]           Deuxièmement, la demanderesse n’a jamais été informée de ce renseignement. La SPR a invoqué la question du passeport pour conclure que la demanderesse avait délibérément caché des renseignements et présenté ainsi une demande d’asile fondée sur des faits fabriqués. Il s’agit d’une allégation grave puisqu’elle qualifie la demanderesse de menteuse et de fraudeuse. Si la SPR voulait utiliser de cette façon l’omission de la demanderesse de produire son passeport, l’obligation d’équité procédurale imposait à la SPR d’en aviser la demanderesse.

 

G.  Le contenu du rapport médical n’est pas vraisemblable

[42]            À l’audience, la SPR a critiqué le fait que la demanderesse n’avait pas produit de rapport médical pour prouver le bien‑fondé de l’allégation d’une attaque contre son père. La demanderesse a donc obtenu un rapport et l’a produit après l’audience. La conclusion de la SPR au sujet du rapport médical est la suivante :

Selon la prépondérance des probabilités, j’estime que, même en tenant compte des différences culturelles, les médecins de l’Arménie connaissent le nom des os et, selon la prépondérance des probabilités, utiliseraient des termes précis dans un rapport médical. Dans la partie consacrée au traitement, il est écrit, entre autres, dans le rapport, que le patient prend des médicaments pour des problèmes cardiaques, mais n’en nomme aucun. Pour ce qui est du diagnostic posé au moment du congé de l’hôpital, le rapport indique, entre autres, des [traduction] « fractures guéries aux os de l’avant‑bras gauche et aux deux doigts de la main gauche ». Le rapport ne fait aucunement état des lésions permanentes aux doigts du père de la demandeure d’asile, illustrées par la photographie de la pièce C‑3. Sur cette photographie, les lésions semblent toucher les deux derniers doigts de la main gauche, mais, compte tenu des différences culturelles, il se pourrait que les Arméniens désignent ainsi ces doigts. Selon la prépondérance des probabilités, c’est la raison pour laquelle il est essentiel d’utiliser des termes médicaux dans un rapport médical. Selon la prépondérance des probabilités, l’absence de termes médicaux et l’allusion au fait que les doigts auraient guéri alors qu’aux yeux d’un profane, ils semblent avoir subi des lésions, je n’accorde aucune importance au rapport et estime que la demandeure d’asile a présenté un faux document afin de tenter délibérément de tromper la Commission. Par conséquent, selon la prépondérance des probabilités, j’estime que la demandeure d’asile n’est pas un témoin crédible ni digne de foi.

 

(Décision de la SPR, aux pages 10 et 11.)

 

 

[43]           Le rapport médical, traduit du russe, produit par la demanderesse se lit comme suit :

[traduction]

 

La présente vise à certifier que la patiente ISAKOV Boris Nikolaevish […] a été conduite en ambulance au bloc opératoire le 19 juillet 2005 à 21 h par suite de multiples lésions causées par des actes de violence conjugale. Elle s’est plainte de maux de tête, de nausées, de perte de mémoire de l’incident, de l’impossibilité d’ouvrir la bouche, de douleurs et d’une déformation de l’avant‑bras gauche et de douleurs dans les premier et deuxième doigts de la main gauche.

 

Examen : Radiographie par rayons X de la mâchoire inférieure, de la main gauche et de l’avant‑bras gauche; ECG; analyse de sang et d’urine; consultations auprès d’un neurochirurgien, d’un chirurgien traumatologue et d’un chirurgien stomatologiste. La patiente a reçu un diagnostic.

 

Diagnostic : Commotion cérébrale, fracture latérale gauche de la mâchoire inférieure, fracture des premier et deuxième doigts de la main gauche et fracture de deux os de l’avant‑bras gauche. Après avoir réduit les procédures antichocs applicables aux fractures et avoir immobilisées celles‑ci à l’aide d’une attelle plâtrée, une attelle a été fixée à la mâchoire inférieure.

 

Traitement : analgésiques, antibiotiques, thérapies liquidiennes et de désintoxication, antiagrégants, angioprotecteurs hypotenseurs et médicaments cardiaques.

 

Après vérification de la radiographie par rayons X, l’attelle plâtrée a été enlevée. La patiente a reçu son congé de l’hôpital le 20 septembre 2005; des recommandations ont été formulées.

 

Diagnostic lors de la sortie de l’hôpital : signes résiduels de commotion cérébrale, commotion cérébrale avec une hémiparésie du côté gauche. Fractures consolidées des os de l’avant‑bras gauche et de deux doigts de la main gauche. Fracture consolidée de la mâchoire inférieure.

 

                        (Dossier du tribunal, à la page 134.)

 

[44]           À mon avis, la conclusion de la SPR selon laquelle il y a absence de termes médicaux dans le rapport est erronée. À première vue, le rapport contient des termes médicaux. De plus, la SPR ne disposait d’aucune preuve sur la manière dont sont rédigés les rapports médicaux en Arménie et sur le type de termes qui y est normalement utilisé. Par conséquent, je conclus que la SPR n’était pas justifiée de conclure que le rapport était un faux document.

 

V.        Conclusion

[45]            En me fondant sur l’analyse qui précède, selon laquelle chacune des conclusions d’invraisemblance de la SPR n’a pas été tirée conformément au droit applicable, je conclus que la décision faisant l’objet du contrôle est manifestement déraisonnable.


ORDONNANCE

 

            Par conséquent, la décision de la SPR est annulée et l’affaire est renvoyée devant un tribunal différemment constitué pour nouvelle examen.

 

« Douglas R. Campbell »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Caroline Tardif, LL.B., B.A.Trad.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                IMM‑709‑07

 

 

INTITULÉ :                                                               ISAKOVA INGA ISAKOVA alias INGA BORISOVNA ISAKOVA

                                                                                    c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

                                                           

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         TORONTO (ONTARIO)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 23 JANVIER 2008

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                               LE JUGE CAMPBELL

 

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :                                     LE 4 FÉVRIER 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Lani Gozlan                                                                  POUR LA DEMANDERESSE

 

Manuel Mendelzon                                                       POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lani Gozlan                                                                  POUR LA DEMANDERESSE

Avocat                                                            

Toronto (Ontario)                                                        

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

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