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Date : 20080207

Dossier : T-324-07

Référence : 2008 CF 162

Ottawa (Ontario), le 7 février 2008

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

 

ENTRE :

AMNESTY INTERNATIONAL CANADA et L'ASSOCIATION DES LIBERTÉS CIVILES DE LA COLOMBIE‑BRITANNIQUE

 

demanderesses

 

et

 

LE CHEF D'ÉTAT‑MAJOR DE LA DÉFENSE DES FORCES CANADIENNES,

LE MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Amnesty International Canada et l'Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique (les demanderesses) sollicitent une injonction interlocutoire interdisant au général Rick J. Hillier, chef d'état‑major de la défense des Forces canadiennes, au ministre de la Défense nationale et au Procureur général du Canada de transférer les prisonniers capturés par les Forces canadiennes aux autorités afghanes ou à la garde de tout autre pays jusqu'à ce que la décision finale concernant la demande de contrôle judiciaire qu'elles ont présentée soit rendue.

 

[2]               Les éléments de preuve présentés par les demanderesses établissent clairement qu'il existe des motifs d'inquiétude réels quant à l'efficacité des mesures prises jusqu'à maintenant pour voir à ce que les prisonniers transférés par les Forces canadiennes aux autorités afghanes ne soient pas soumis à de mauvais traitements.

 

[3]               Cela dit, la Cour a été informée que le transfèrement de prisonniers par les Forces canadiennes avait cessé, du moins temporairement. À ce moment‑ci, nous ignorons s'il reprendra un jour et, le cas échéant, à quel moment.

 

[4]               De plus, si les transfèrements reprenaient à l'avenir, nous ignorons quelles garanties seraient mises en place à ce moment‑là pour protéger les prisonniers une fois qu'ils auront été remis aux autorités afghanes.

 

[5]               Afin d'avoir droit à une injonction interlocutoire, les demanderesses doivent notamment démontrer qu'il y aura probablement un préjudice irréparable à moins que l'injonction ne soit accordée. Cela doit être démontré de façon claire et non spéculative. Compte tenu de l'incertitude actuelle entourant la reprise des transfèrements et l'absence de clarté quant aux conditions en vertu desquelles ces transfèrements peuvent avoir lieu, les demanderesses n'ont pas satisfait à cet aspect du critère applicable en matière d'octroi d'une injonction.

 

[6]               En conséquence, la requête des demanderesses visant à obtenir une injonction interlocutoire sera rejetée, sans porter atteinte à leur droit de présenter une nouvelle demande, si les transfèrements de prisonniers devaient reprendre à l'avenir.

 

La demande de contrôle judiciaire sous‑jacente

 

[7]                Les demanderesses ont présenté une demande de contrôle judiciaire à l'égard [TRADUCTION] « du transfèrement ou du transfèrement possible de prisonniers des Forces canadiennes déployées dans la République islamique d'Afghanistan ».

 

[8]               Les demanderesses sollicitent le contrôle de la conduite des Forces canadiennes à l'égard des prisonniers détenus par les Forces canadiennes en Afghanistan et du transfèrement de certains de ces prisonniers aux autorités afghanes.

 

[9]               Plus particulièrement, les demanderesses allèguent que les ententes officielles qu'ont conclues le Canada et l'Afghanistan ne renferment pas de garanties procédurales ni de fond suffisantes pour s'assurer que les personnes transférées à la garde des autorités afghanes ne soient pas exposées à un risque sérieux de torture.

 

[10]           C'est dans ce contexte que les demanderesses sollicitent maintenant une injonction interlocutoire interdisant les transfèrements, aux autorités afghanes ou aux autorités de tout autre pays, de prisonniers capturés par les Forces canadiennes, tant qu'une décision ne sera pas rendue quant à leur demande de contrôle judiciaire.

 

L'historique

[11]           Des membres des Forces canadiennes sont actuellement déployés en Afghanistan au titre de la force internationale d'assistance à la sécurité (la FIAS) dirigée par l'OTAN et au titre de l'opération nommée « Operation Enduring Freedom » (l'OEF) dirigée par les États‑Unis. La plus grande partie des Canadiens sont déployés dans la province de Kandahar et font partie de la FIAS.

 

[12]           Pendant les opérations militaires du Canada en Afghanistan, les Forces canadiennes capturent et détiennent à l'occasion des insurgés, ou des personnes les soutenant, qui peuvent être une menace à la sécurité des ressortissants afghans de même qu'aux militaires canadiens et aux forces alliées.

 

[13]           Aux termes du document intitulé « Theater Standing Order 321A » (Ordre permanent du théâtre no 321A) de la Force opérationnelle en Afghanistan, la décision de garder un prisonnier sous la garde des Forces canadiennes, de le libérer ou de le transférer à la garde d'un pays tiers relève exclusivement du commandant de la Force opérationnelle interarmées en Afghanistan, fonction exercée en ce moment par le général Laroche.

 

[14]           Avant d'autoriser le transfèrement d'un prisonnier aux autorités afghanes, le commandant doit être convaincu qu'il n'y a aucun motif sérieux de croire qu'il existe un risque réel qu'une fois remis aux autorités afghanes, le prisonnier sera exposé à un risque de torture ou de mauvais traitements.

 

[15]           Les défendeurs affirment que s'il n'est pas possible de satisfaire à cette condition, les détenus ne seront pas transférés.

 

[16]           Le 18 décembre 2005, le ministre de la Défense de l'Afghanistan et le chef d'état‑major de la défense des Forces canadiennes ont signé une entente intitulée Entente sur le transfert des détenus conclue entre les Forces canadiennes et le ministère de la Défense de la République islamique d'Afghanistan (la première Entente).

 

[17]           La première Entente visait à instaurer la procédure à suivre en cas de transfèrement de prisonniers des Forces canadiennes à une prison des autorités afghanes. L'Entente traduit l'engagement du Canada à travailler en collaboration avec le gouvernement afghan pour faire en sorte que les prisonniers soient traités avec humanité, tout en reconnaissant qu'il incombe à l'Afghanistan à pourvoir en premier lieu au traitement et à la protection des prisonniers sous sa garde.

 

[18]           La première Entente prévoit entre autres que le Comité international de la Croix‑Rouge a le droit de rendre visite à tout moment aux prisonniers, qu'ils soient sous garde canadienne ou afghane.

 

[19]           En février 2007, un échange de lettres entre les Forces canadiennes et la Commission indépendante des droits de l'homme en Afghanistan mettait l'accent sur le rôle de la Commission relativement à la surveillance du traitement des prisonniers. Si elle constate qu'un prisonnier que les Forces canadiennes ont transféré aux autorités afghanes subit de mauvais traitements, la Commission doit immédiatement en aviser les Forces canadiennes.

 

[20]           Le 1er février 2007, les demanderesses ont déposé leur demande de contrôle judiciaire à l'égard [TRADUCTION] « d'actes ou d'actes possibles » de la part des Forces canadiennes en Afghanistan. Parmi les mesures réclamées dans leur avis de demande, les demanderesses sollicitaient l'interdiction de transférer d'autres prisonniers jusqu'à ce que des garanties suffisantes aient été mises en place. À cette fin, les demanderesses sollicitaient également une injonction provisoire interdisant le transfèrement de prisonniers jusqu'à l'instruction de la demande de contrôle judiciaire.

 

[21]           L'audition de la requête en injonction des demanderesses était tout d'abord prévue pour le 4 mai 2007.

 

[22]           Le 3 mai 2007, le Canada et l'Afghanistan ont conclu une seconde Entente régissant le transfèrement de prisonniers détenus par les Forces canadiennes (la seconde Entente) qui venait compléter la première Entente, laquelle continue d'avoir effet.

 

[23]           La seconde Entente prévoit que les prisonniers transférés par les Forces canadiennes seront gardés dans un nombre restreint de prisons, de manière à pouvoir suivre la situation de chacun. Les établissements désignés sont les suivants : prison de la Direction nationale de la sécurité à Kandahar, prison centrale de Kandahar (Sarpoza), prison de la Direction nationale de la sécurité no 17 à Kaboul et prison de Pul‑e‑Charki, à Kaboul également.

 

[24]           En outre, d'après la seconde Entente, les représentants de la Commission indépendante des droits de l'homme en Afghanistan, du Comité international de la Croix‑Rouge et du Canada auront tous accès aux prisonniers transférés aux autorités afghanes par les Forces canadiennes.

 

[25]           La seconde Entente prévoit aussi que les représentants canadiens doivent avoir donné leur accord pour qu'un prisonnier auparavant transféré des Forces canadiennes aux autorités afghanes soit confié à la garde d'un pays tiers.

 

[26]           Enfin, la seconde Entente dispose que toute allégation d'abus ou de mauvais traitements de prisonniers sous la garde des autorités afghanes fera l'objet d'une enquête par le gouvernement afghan et que les responsables de mauvais traitements seront poursuivis conformément au droit afghan et aux normes juridiques internationales applicables.

 

[27]           En raison de la conclusion de la seconde Entente, la requête en injonction interlocutoire des demanderesses a été ajournée sine die.

 

[28]           Les demanderesses ont par la suite éprouvé des inquiétudes concernant l'efficacité et le caractère suffisant des mesures de protection offertes aux prisonniers en vertu de la seconde Entente. En conséquence, en novembre 2007, les demanderesses ont à nouveau présenté leur requête en injonction interlocutoire et l'audition de l'affaire a été fixée au 3 janvier 2008. À la demande des défendeurs, cette date a par la suite été reportée au 24 janvier 2008.

 

[29]           Le 22 janvier 2008, les défendeurs ont informé les demanderesses que les Forces canadiennes avaient suspendu le transfèrement de prisonniers jusqu'à ce qu'il soit de nouveau possible d'y procéder [TRADUCTION] « conformément aux obligations internationales du Canada ».

 

[30]           La décision de suspendre le transfèrement de prisonniers a été prise le 6 novembre 2007. Elle découle d'une [TRADUCTION] « allégation crédible de mauvais traitements » reçue la veille par les Canadiens qui suivent l'état des prisonniers transférés aux autorités afghanes.

 

[31]           En conséquence de la communication de cette allégation, aucun transfèrement de prisonniers n'a eu lieu depuis le 5 novembre 2007.

 

[32]           Le 24 janvier 2008, avant le début de l'audition de la requête en injonction interlocutoire des demanderesses, le brigadier‑général Joseph Paul André Deschamps a témoigné au sujet des développements récents dans cette affaire.

 

[33]           Le brigadier‑général Deschamps est affecté au Commandement de la Force expéditionnaire du Canada à Ottawa et est le chef d'état‑major responsable des opérations des Forces canadiennes déployées à l'extérieur du Canada, dont les forces en Afghanistan.

 

[34]           Selon le témoignage du brigadier‑général Deschamps, le lendemain de la communication de l'allégation de mauvais traitements de prisonniers reçue le 5 novembre, le colonel Christian Juneau, le commandant adjoint de la Force opérationnelle en Afghanistan, a pris la décision de suspendre le transfèrement de prisonniers. Le colonel Juneau a pris cette décision, en l'absence du général Laroche alors en congé.

 

[35]           D'après le brigadier‑général Deschamps, la suspension du transfèrement était de nature temporaire et les Forces canadiennes demeuraient engagées à respecter la politique de la FIAS de transférer les détenus afghans aux autorités afghanes. Il a expliqué que la reprise du transfèrement était fortement possible.

 

[36]           Les défendeurs ont de plus affirmé que le transfèrement de prisonniers ne reprendra pas tant que le Canada ne serait pas convaincu qu'il peut l'effectuer conformément à ses obligations juridiques internationales.

 

La requête est‑elle désormais théorique?

[37]           La première question à examiner est celle de savoir si la requête en injonction interlocutoire des demanderesses est théorique, compte tenu de la suspension du transfèrement de prisonniers.

 

[38]           Les défendeurs prétendent que la demande de contrôle judiciaire vise à obtenir le contrôle de la pratique des Forces canadiennes à l'égard du transfèrement de prisonniers. Puisqu'il n'y a actuellement aucune activité de transfèrement de prisonniers de la part des Forces canadiennes, l'affaire est par conséquent théorique et la Cour devrait refuser d'accorder une injonction pour ce motif.

 

[39]           De plus, les défendeurs affirment que le transfèrement ne reprendra pas tant que les Forces canadiennes ne seront pas convaincues que les prisonniers ne seront pas exposés à un risque sérieux de torture. Ainsi, à l'heure actuelle, il n'existe aucune possibilité qu'un prisonnier soit transféré aux autorités afghanes s'il existe un risque sérieux qu'il soit torturé.

 

[40]           Enfin, les défendeurs prétendent que si le transfèrement reprend, il aura lieu en fonction d'un nouvel ensemble de faits, exigeant la présentation d'une preuve tout à fait nouvelle.

 

[41]           Les demanderesses prétendent qu'elles sollicitent une injonction quia timet, c'est‑à‑dire une injonction sollicitée en raison de l'appréhension d'un préjudice futur. Selon les demanderesses, ce préjudice futur demeure une possibilité réelle, compte tenu du témoignage du brigadier‑général Deschamps selon lequel les Forces canadiennes demeuraient engagées à respecter la politique de la FIAS de transférer les prisonniers aux autorités afghanes et compte tenu du fait que la reprise du transfèrement de prisonniers était fortement possible.

 

[42]           De plus, les demanderesses prétendent que la requête en injonction devrait être entendue car le dossier indique clairement qu'aucune surveillance postérieure au transfèrement, quelle que soit son importance, ne suffira à protéger les prisonniers.

 

[43]           Un examen de l'avis de demande confirme que la demande de contrôle judiciaire vise en partie la politique ou la pratique de refuser aux prisonniers l'accès à un avocat et celle de les transférer à la garde des autorités afghanes, les exposant ainsi à un risque sérieux de torture : voir Amnesty International Canada et al. c. Canada, 2007 FC 1147, [2007] F.C.J. no 1460 (QL), au paragraphe 68.

 

[44]           Le témoignage du brigadier‑général Deschamps confirme que la politique des Forces canadiennes demeure inchangée, à savoir transférer les personnes détenues par les Forces canadiennes à la garde des autorités afghanes, à moins que les Forces canadiennes n'aient déjà libéré ces personnes.

 

[45]           Il ne fait pas de doute que la situation sur le terrain en Afghanistan à l'égard du transfèrement de prisonniers est extrêmement mouvante, à preuve les changements survenus depuis le début de la demande de contrôle judiciaire.

 

[46]           Entre autres développements, il y a eu la conclusion de la seconde Entente la veille de la première date prévue pour l'audition de la requête en injonction des demanderesses. Parmi les autres changements, mentionnons la mise en place de mesures de surveillance auxquelles participent à la fois des représentants du Canada et de la Commission indépendante des droits de l'homme en Afghanistan, ainsi que la suspension du transfèrement de prisonniers le 6 novembre 2007.

 

[47]           Je reconnais que ce que les défendeurs décrivent comme une suspension temporaire du transfèrement cause des problèmes aux demanderesses qui sollicitent une injonction interlocutoire interdisant le transfèrement de prisonniers à l'avenir. J'examinerai ces difficultés plus loin dans la présente décision.

 

[48]           Toutefois, je ne suis pas persuadée que la question est [TRADUCTION] « temporairement théorique », comme le prétendent les défendeurs, car je suis convaincue qu'il existe toujours un litige actuel entre les demanderesses et les défendeurs : voir l'arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342.

 

[49]           Pour en arriver à cette conclusion, j'ai tenu compte de ce qui suit :

 

1)         la demande de contrôle judiciaire des demanderesses vise la politique de transfèrement de prisonniers ainsi que la pratique du transfèrement;

 

2)         les Forces canadiennes ont toujours comme politique de transférer les prisonniers aux autorités afghanes, à moins qu'elles ne les libèrent tout d'abord;

 

3)         les Forces canadiennes ont l'intention avouée de reprendre le transfèrement de prisonniers dès qu'elles seront convaincues qu'elles peuvent le faire conformément à leurs obligations en droit international;

 

4)         il existe donc une très forte possibilité que le transfèrement de prisonniers reprendra à un certain moment à l'avenir;

 

5)         les défendeurs ont refusé de prévenir les demanderesses dans le cas où la décision de reprendre le transfèrement de prisonniers aux autorités afghanes était prise;

 

6)         l'injonction sollicitée est une injonction quia timet visant à prévenir un préjudice appréhendé.

 

[50]           De plus, si la Cour devait accorder une injonction, l'effet de l'ordonnance de la Cour serait de résoudre une controverse qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties : voir l'arrêt Borowski, précité, à la page 353.

 

[51]           Cela signifie que l'ordonnance aurait une incidence sur la capacité des Forces canadiennes de reprendre le transfèrement de prisonniers. Le litige entre les parties à cet égard n'est pas disparu.

 

[52]           Par conséquent, j'examinerai la requête des demanderesses.

 

[53]           Toutefois, avant d'aborder le bien‑fondé de la requête des demanderesses, je soulignerai simplement qu'en conséquence de ma conclusion selon laquelle les demanderesses n'ont pas prouvé qu'il y aurait un préjudice irréparable si l'injonction n'est pas accordée, il n'a pas été nécessaire d'étudier les arguments des défendeurs concernant la possibilité de délivrer une injonction à l'encontre de la Couronne, des ministres de la Couronne et des fonctionnaires.

 

Le critère en matière de délivrance d'une injonction

[54]           Pour décider si les demanderesses ont droit à une injonction interlocutoire interdisant les transfèrements de prisonniers à l'avenir, la Cour doit appliquer le critère établi par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311.

 

[55]           Ainsi, les demanderesses doivent démontrer les éléments suivants :

1)         il existe une question sérieuse à juger;

2)         elles subiront un préjudice irréparable si l'injonction n'est pas accordée;

3)         la prépondérance des inconvénients favorise la délivrance d'une injonction.

 

[56]           Puisque le critère est un critère conjonctif, les demanderesses sont tenues d'établir les trois éléments du critère pour obtenir gain de cause.

 

La question sérieuse

[57]           Dans l'arrêt RJR‑MacDonald, la Cour suprême du Canada a mentionné que le critère à satisfaire pour établir l'existence d'une question sérieuse n'est pas élevé. À cet égard, la Cour suprême a déclaré ce qui suit :

Une fois convaincu qu'une réclamation n'est ni futile ni vexatoire, le juge de la requête devrait examiner les deuxième et troisième critères, même s'il est d'avis que le demandeur sera probablement débouté au procès. Il n'est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l'affaire.

(aux pages 337 et 338)

 

 

[58]           Les défendeurs prétendent que les demanderesses n'ont pas établi l'existence d'une question sérieuse en l'espèce puisque la Charte canadienne des droits et libertés ne s'applique pas à la conduite des Forces canadiennes en Afghanistan. Les défendeurs prétendent de plus que même si la Charte s'appliquait, les articles de la Charte sur lesquels s'appuient les demanderesses ne s'appliquent pas aux faits en l'espèce.

 

[59]           La question de l'applicabilité de la Charte canadienne des droits et libertés à la conduite des Forces canadiennes déployées en Afghanistan fait l'objet d'une requête distincte présentée en vertu des dispositions de l'article 107 des Règles des Cours fédérales. La décision relative à cette requête est actuellement en délibéré.

 

[60]           Toutefois, en traitant de la requête en injonction interlocutoire des demanderesses, je ne suis pas tenue de rendre une décision finale quant à l'applicabilité de la Charte à la conduite en cause en l'espèce, et rien dans les présents motifs ne devrait être interprété comme tranchant cette question.

 

[61]           Je dois plutôt simplement déterminer si les demanderesses se sont acquittées du fardeau d'établir l'existence d'une question sérieuse à cet égard.

 

[62]           En octobre 2007, la Cour s'est prononcée sur la requête des défendeurs visant à faire radier l'avis de demande des demanderesses. À cet égard, la Cour a conclu que même si les questions soulevées par les demanderesses étaient nouvelles, elles avaient soulevé une ou plusieurs questions sérieuses : voir la décision Amnesty International Canada et al., précitée. Les défendeurs n'ont pas interjeté appel de cette décision.

 

[63]           Plus particulièrement, la présente affaire exige de définir la mesure dans laquelle, le cas échéant, une charte des droits inscrite dans la constitution, telle que la Charte canadienne des droits et libertés, continue de régir à l'étranger les Forces canadiennes lorsqu'elles sont déployées à l'extérieur du Canada.

 

[64]           Bien que l'application de la Charte aux actes commis par les Forces canadiennes en rapport avec les prisonniers afghans ne soit aucunement exempte de doute, je suis convaincue que les demanderesses ont démontré que la question n'est ni vexatoire, ni frivole et qu'elles ont ainsi satisfait au volet de l'existence d'une question sérieuse du critère à trois volets de l'injonction.

 

[65]           La question suivante est donc celle de savoir si les demanderesses ont démontré qu'il y aura un préjudice irréparable entre aujourd'hui et le moment où la décision portant sur la demande de contrôle judiciaire sera rendue, dans le cas où une injonction interlocutoire n'est pas accordée.

 

Le droit concernant le préjudice irréparable

[66]           Avant d'examiner les éléments de preuve présentés par les parties par rapport à cette question, il est utile de commencer par l'étude de ce que les cours ont affirmé quant à la question du préjudice irréparable.

 

[67]           Il est de jurisprudence constante qu'une injonction interlocutoire ou provisoire doit être accordée uniquement dans les cas où il est démontré qu'il y aura un préjudice irréparable entre la date d'audition de la requête en injonction provisoire et la date d'audition de la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente, si l'injonction n'est pas accordée : Lake Petitcodiac Preservation Assn. Inc. c. Canada (Ministre de l'Environnement), no T‑1132‑98, 9 juin 1998, 149 F.T.R. 218, au paragraphe 23.

 

[68]           De plus, il incombe à la partie ou aux parties sollicitant une injonction de présenter une preuve claire et non spéculative selon laquelle il y aura un préjudice irréparable si leur requête est rejetée : voir, par exemple, la décision Aventis Pharma S.A. c. Novopharm Ltd., 2005 CF 815, 40 C.P.R. (4th) 210, au paragraphe 59, confirmée par 2005 CAF 390, 44 C.P.R. (4th) 326.

 

[69]           En fait, comme l'a souligné le juge Rothstein dans la décision Ciba‑Geigy Canada Ltd. c. Novopharm Ltd., no T‑2582‑93, 21 juillet 1994, 83 F.T.R. 161, 56 C.P.R. (3d) 289, au paragraphe 117, bien qu'un juge des requêtes puisse tirer des inférences logiques qui découlent raisonnablement de la preuve soumise à la Cour, en fin de compte, même lorsqu'on sollicite une injonction quia timet, la preuve du demandeur au sujet du préjudice irréparable doit néanmoins être claire et non spéculative : voir également la décision Bayer HealthCare AG c. Sandoz Canada Inc., 2007 FC 352, [2007] F.C.J. no 585 (QL), au paragraphe 34.

 

[70]           De plus, afin d'avoir droit à une injonction quia timet, les demanderesses doivent démontrer qu'il est fort probable qu'une atteinte aux droits en cause se produira de façon imminente ou dans un avenir rapproché : voir l'arrêt Merck & Co. c. Apotex Inc., no A‑346‑98, 28 juin 2000, 8 C.P.R. (4th) 248 (C.A.F.).

 

[71]           À la lumière de la jurisprudence, j'examine maintenant la preuve concernant la question du préjudice irréparable.

 

La preuve concernant la question du préjudice irréparable

[72]           Les demanderesses ont présenté de nombreux éléments de preuve à l'égard des lacunes alléguées dans les mesures de protection qui ont été mises en place jusqu'à maintenant pour protéger les prisonniers transférés aux autorités afghanes par les Forces canadiennes.

 

[73]           Il convient de souligner les aspects suivants :

 

1.         La présence de lacunes dans la tenue des dossiers

[74]           Les première et seconde Ententes imposent toutes deux à l'Afghanistan l'obligation de tenir des dossiers écrits exacts concernant tous les prisonniers dont elle a la garde. Cela ne semble pas être le cas.

 

[75]           En fait, les documents concernant la période comprise entre la conclusion de la seconde Entente, le 3 mai 2007, et la suspension des transfèrements, le 6 novembre 2007, regorgent de mentions soulignant les difficultés incessantes que connaissent les Forces canadiennes et le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI) quant au suivi de la situation des prisonniers une fois qu'ils ne sont plus sous la garde du Canada.

 

[76]           Ces difficultés découlent apparemment de la tenue médiocre des dossiers par les autorités afghanes. Parmi les autres lacunes, les documents canadiens font état du fait que les dossiers afghans ne mentionnent pas la nationalité des militaires qui ont au départ la garde des prisonniers. Les nombreuses façons de transcrire les noms afghans au moyen de l'alphabet latin ajoutent également à la confusion, de même que l'absence de fiabilité ou l'incohérence des renseignements fournis par les prisonniers eux‑mêmes.

 

2.         Les prisonniers disparus

[77]           En partie en raison des problèmes mentionnés ci‑dessus concernant la tenue des dossiers, le Canada semble avoir perdu la trace de plusieurs personnes dont la garde a été confiée aux autorités afghanes par les Forces canadiennes.

 

[78]           Bien que certaines personnes aient été repérées par la suite, selon le témoignage de Nicholas Gosselin, agent des droits de l'homme du MAECI à Kandahar et responsable de la surveillance des prisonniers, il y a actuellement au moins quatre personnes qui ont été emprisonnées par le Canada après le 3 mai 2007 et qui ont par la suite été transférées aux autorités afghanes, et qu'on ne peut retrouver à ce moment.

 

[79]           En conséquence, il n'a pas été possible de déterminer si ces personnes ont subi de mauvais traitements alors qu'elles étaient emprisonnées par les autorités afghanes.

 

[80]           De plus, le Canada n'assure pas de suivi quant aux conditions des prisonniers une fois qu'ils ont été remis aux autorités afghanes et qu'ils ont censément été libérés par la suite par ces mêmes autorités.

 

[81]           À titre d'exemple, le 26 juin 2007, des Canadiens se sont rendus à la prison de la Direction nationale de la sécurité dans la ville de Kandahar. En préparation de cette visite, l'équipe provinciale de reconstruction canadienne a dressé une liste de 12 personnes qui, peu de temps auparavant, avaient été transférées par les Forces canadiennes à la prison de la Direction nationale de la sécurité. À leur arrivée à la prison, les Canadiens ont été informés que dix personnes parmi les 12 avaient été libérées la veille.

 

[82]           Il semble que le Canada ne soit aucunement en mesure de confirmer ce renseignement, de sorte qu'il n'a pas été possible de vérifier si ces dix personnes avaient été réellement libérées ou si elles étaient encore emprisonnées. En outre, il n'y a aucun moyen de savoir si ces personnes ont subi de mauvais traitements pendant qu'elles étaient emprisonnées par les autorités afghanes.

 

[83]           La seconde Entente impose expressément à l'Afghanistan l'obligation d'aviser le gouvernement du Canada avant de libérer les prisonniers qui lui ont été remis par le Canada. Compte tenu des événements du 26 juin 2007, il apparaît clairement que cela ne se produit pas toujours.

 

3.         L'accès refusé aux prisons afghanes

[84]           Les documents présentés par les défendeurs concernant la période postérieure à la conclusion de la seconde Entente, le 3 mai 2007, confirment qu'à une reprise les Canadiens qui tentaient de rendre visite à des prisonniers après leur transfèrement aux autorités afghanes se sont vus refuser l'accès aux détenus de la prison de Sarpoza, en raison, a‑t‑on dit, de préoccupations en matière de sécurité occasionnées par la présence d'un grand nombre de visiteurs dans l'établissement, lors d'une journée de visite familiale.

 

4.         Les plaintes de mauvais traitements déposées avant le 5 novembre 2007

[85]           Du 3 mai 2007 au 5 novembre 2007, les Canadiens qui ont effectué des visites des lieux dans les prisons afghanes ont reçu huit plaintes de mauvais traitements de prisonniers. Ces plaintes comprenaient des allégations selon lesquelles les prisonniers étaient battus à coups de pieds, étaient battus avec des câbles électriques, recevaient des chocs électriques, se voyaient infliger des coupures ou des brûlures, et étaient enchaînés et tenus debout pendant plusieurs jours de suite, les bras élevés au‑dessus de la tête.

 

[86]           Bien qu'il soit possible que ces plaintes aient été inventées, il est utile de souligner que les méthodes de torture décrites par les prisonniers correspondent aux méthodes de torture employées dans les prisons afghanes, comme le signalent des rapports indépendants sur le pays, y compris ceux émanant du MAECI.

 

[87]           De plus, dans certains cas, des prisonniers avaient des signes physiques qui correspondaient à leurs allégations de mauvais traitements. En outre, des Canadiens qui effectuaient les visites des lieux ont personnellement vu des détenus manifestant des signes de maladie mentale et, dans au moins deux cas, les rapports des visites de surveillance décrivaient des prisonniers qui paraissaient [TRADUCTION] « traumatisés ».

5.         La nécessité de se fier aux enquêtes afghanes concernant les allégations de mauvais traitements

[88]           La seconde Entente prévoit expressément que le gouvernement de l'Afghanistan doit faire enquête à propos des allégations de mauvais traitements des prisonniers qui sont sous la garde des autorités afghanes. Elle prévoit de plus que les responsables de mauvais traitements aux prisonniers seront poursuivis conformément au droit afghan et aux normes juridiques internationales applicables.

 

[89]           Le Canada ne dispose d'aucun moyen indépendant d'enquêter sur les allégations de mauvais traitements des prisonniers sous la garde des autorités afghanes car s'il enquêtait, il se trouverait à empiéter sur la souveraineté de l'Afghanistan. De plus, les autorités afghanes ont jusqu'à maintenant refusé les offres d'aide du Canada en ce qui a trait aux enquêtes sur les allégations de mauvais traitements des prisonniers.

 

[90]           Ainsi, le Canada est entièrement dépendant des enquêtes effectuées par les responsables afghans à propos des mauvais traitements des prisonniers.

 

[91]           Les allégations de mauvais traitements survenus pendant la période du 3 mai 2007 au 5 novembre 2007 auraient fait l'objet d'une enquête et se seraient révélées sans fondement. Même si les autorités afghanes ont jugé que les allégations étaient non fondées, plusieurs mesures de prévention supplémentaires ont été mises en place en raison des allégations. Ces mesures comprennent notamment des visites aux prisons par des médecins, une surveillance accrue et une formation améliorée en matière de droits de l'homme à l'intention des représentants afghans.

 

[92]           Toutefois, on ne sait trop si l'enquête effectuée en rapport avec ces allégations était une enquête indépendante. Aucun rapport écrit de l'enquête n'a été présenté au personnel canadien, pas plus que des détails de l'enquête n'ont été fournis jusqu'à maintenant. En conséquence, il n'y a aucun moyen de savoir si l'enquête était juste, complète ou impartiale.

 

[93]           Toutes ces considérations soulèvent des inquiétudes quant à la fiabilité des conclusions de l'enquête selon lesquelles toutes les allégations étaient sans fondement.

 

[94]           De plus, dans plusieurs cas, les prisonniers ne voulaient pas que leurs noms figurent dans les plaintes par peur de représailles de la part des responsables des prisons afghanes. Bien que cela soit tout à fait compréhensible, cela limite encore plus la mesure dans laquelle une véritable enquête sur les allégations de mauvais traitements des prisonniers pourrait être effectuée.

 

6.         L'allégation de mauvais traitements de détenus du 5 novembre 2007

[95]           Le 5 novembre 2007, des Canadiens, dont M. Gosselin, se sont rendus à la prison de la Direction nationale de la sécurité à Kandahar pour une visite des lieux. Au cours de la visite, un prisonnier a déclaré qu'il avait été interrogé par ses geôliers à plus d'une reprise, le nombre précis d'interrogatoires ayant été expurgé du dossier pour des motifs de sécurité nationale et de relations diplomatiques.

 

[96]           Au moins un des interrogatoires avait de toute évidence eu lieu dans la pièce dans laquelle l'entrevue était menée. Le prisonnier a déclaré qu'il ne pouvait pas se rappeler des détails de cet interrogatoire, car il aurait reçu un coup qui lui aurait fait perdre conscience au début de l'interrogatoire. Il a cependant mentionné qu'il avait été maintenu au sol et battu avec des fils électriques et un boyau en caoutchouc.

 

[97]           Le prisonnier a alors indiqué une chaise dans la salle d'entrevue, déclarant que les instruments qui avaient été utilisés pour le battre avaient été cachés sous la chaise. Les Canadiens ont alors repéré un grand morceau de fil électrique tressé et un boyau de caoutchouc sous la chaise en question.

 

[98]           Au cours de l'entrevue, le prisonnier a également montré une grande ecchymose sur son dos que les Canadiens ont par la suite décrite comme étant [TRADUCTION] « possiblement [...] la conséquence d'un coup ». En contre‑interrogatoire, M. Gosselin a reconnu que l'ecchymose qu'il a observée était compatible avec les coups décrits par le prisonnier.

 

[99]           Cette allégation a été signalée aux autorités afghanes et fait actuellement l'objet d'une enquête effectuée par celles‑ci. Bien que l'enquête soit en cours, un employé de la prison a de toute évidence été suspendu de son poste et emprisonné.

 

[100]       Encore une fois, cependant, le prisonnier auteur de l'allégation de mauvais traitements a refusé de permettre que son nom soit communiqué aux responsables de la prison afghane, limitant nécessairement la mesure dans laquelle une enquête véritable peut être effectuée.

 

[101]       C'est à la suite de la réception de cette plainte que le commandant adjoint de la Force opérationnelle en Afghanistan a décidé de suspendre le transfèrement de prisonniers jusqu'à ce que les Forces canadiennes soient convaincues de pouvoir effectuer les transfèrements conformément à leurs obligations juridiques internationales.

 

7.         Le bilan de l'Afghanistan en matière de droits de l'homme

[102]       Toutes les inquiétudes qui précèdent doivent également être examinées dans le contexte du bilan de l'Afghanistan en matière de droits de l'homme.

 

[103]       À cet égard, des organismes comme le département d'État des États‑Unis, la Commission indépendante des droits de l'homme en Afghanistan, le Haut‑Commissariat aux droits de l'homme des Nations Unies et la Mission d'assistance des Nations Unies en Afghanistan ont tous reconnu le grave problème systémique de la torture et des mauvais traitements infligés aux prisonniers dans les prisons afghanes.

 

[104]       On souligne que ces problèmes sont particulièrement répandus dans les provinces de Kandahar et de Paktia.

 

[105]       De plus, le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international du Canada a lui‑même reconnu, dans ses examens annuels de la situation des droits de l'homme en Afghanistan, que le mauvais traitement des détenus était chose courante dans les prisons afghanes. À titre d'exemple, le rapport de 2006 du MAECI, publié en janvier 2007, a conclu que : [TRADUCTION] « Les exécutions extrajudiciaires, les disparitions, la torture et l'emprisonnement sans procès sont monnaie courante. »

 

[106]       Les rapports sur le pays attirent souvent l'attention sur la Direction nationale de la sécurité afghane, la décrivant comme étant responsable de la torture et des mauvais traitements infligés aux prisonniers. Il convient de souligner que Mme Louise Arbour, Haut‑commissaire aux droits de l'homme des Nations Unies, a décrit la torture de prisonniers sous la garde de la Direction nationale de la sécurité comme étant [TRADUCTION] « répandue ».

 

[107]       Plusieurs prisonniers remis aux autorités afghanes par les Forces canadiennes sont en fait remis à la Direction nationale de la sécurité.

 

8.         La preuve d'expert relative à la surveillance postérieure aux transferts comme moyen de prévention de la torture

 

[108]       Les demanderesses ont également présenté une preuve d'expert relative à la surveillance comme moyen de prévention de la torture sous la forme de l'affidavit du Dr Vincent Iacopino, directeur médical de l'organisme Physicians for Human Rights. Le Dr Iacopino est également l'un des auteurs du « Protocole d'Istanbul », un ensemble de directives internationales approuvées par les Nations Unies en matière d'enquête et de documentation sur la torture.

 

[109]        La preuve présentée par le Dr Iacopino soulève de graves questions quant à l'utilité de la surveillance postérieure au transfèrement comme moyen de prévention de la torture.

 

[110]       L'avis du Dr Iacopino selon lequel les mécanismes de surveillance postérieure au transfèrement ne permettent pas d'atténuer le risque de torture est partagé par de nombreux organismes internationaux, notamment le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture et le Haut‑Commissariat aux droits de l'homme des Nations Unies.

 

Les demanderesses ont-elles démontré qu'il y aura probablement un préjudice irréparable à l'avenir si l'injonction n'est pas accordée?

 

[111]       La preuve présentée par les demanderesses est très inquiétante et soulève des préoccupations réelles et sérieuses quant à l'efficacité des mesures de protection mises en place jusqu'à maintenant afin de protéger les prisonniers transférés à la garde des responsables des prisons afghanes par les Forces canadiennes.

 

[112]       En conséquence de ces préoccupations, les Forces canadiennes devront sans aucun doute examiner de très près la question de savoir s'il est en fait possible de recommencer à effectuer ces transfèrements sans exposer les prisonniers à un risque sérieux de torture.

 

[113]        Elles devront également examiner avec soin les mesures de protection, s'il en est, qui peuvent être mises en place et qui seront suffisantes pour que les prisonniers transférés par les Forces canadiennes aux autorités afghanes ne soient pas exposés à un risque sérieux de torture.

 

[114]       Cela dit, il est utile de répéter que la demande de contrôle judiciaire présentée par les demanderesses vise la politique ou la pratique des défendeurs de refuser aux prisonniers l'accès aux services d'un avocat avant leur transfèrement et de les transférer aux autorités afghanes sans que des mesures de protection adéquates ne soient en place, de sorte que les prisonniers sont exposés à un risque sérieux de torture.

 

[115]       Les Forces canadiennes ont affirmé qu'elles ne reprendront pas les transfèrements de prisonniers à moins d'être convaincues qu'elles peuvent le faire en respectant leurs obligations internationales, qui comprennent les obligations en vertu de la Convention contre la torture.

 

[116]       À ce moment‑ci, nous n'avons aucun moyen de savoir si les transfèrements de prisonniers reprendront un jour.

 

[117]       Si les Forces canadiennes reprenaient les transfèrements de prisonniers aux autorités des prisons afghanes à l'avenir, nous ne savons pas quelles mesures de protection supplémentaires pourraient avoir été mises en place à ce moment‑là afin de voir à ce que les prisonniers ne soient pas exposés à un risque sérieux de torture.

 

[118]       En fait, comme les demanderesses l'ont concédé dans leur argumentation, il existe des hypothèses selon lesquelles les transfèrements de prisonniers pourraient éventuellement avoir lieu à l'avenir, et ce, dans des conditions qui répondraient à leurs inquiétudes.

 

[119]       Ainsi, les demanderesses ont affirmé que si, par exemple, le Canada était en mesure de conclure une entente avec les autorités afghanes en vertu de laquelle un observateur canadien serait en poste dans les prisons où se trouvent des prisonniers transférés par le Canada, cela répondrait adéquatement à leurs inquiétudes.

 

[120]       Nous n'avons aucun moyen de savoir si une telle entente serait possible ou serait rejetée d'emblée parce qu'elle constituerait un empiétement inacceptable sur la souveraineté de l'Afghanistan. L'exemple ci‑dessus permet cependant de démontrer que toute inquiétude qui peut exister quant au caractère adéquat des efforts faits dans le passé pour protéger les prisonniers, il n'est pas du tout clair à ce moment‑ci qu'à l'avenir, les transfèrements auraient nécessairement lieu dans des circonstances qui exposeraient les prisonniers à un risque sérieux de torture.

 

[121]        Les demanderesses prétendent que, nonobstant l'incertitude entourant les conditions dans lesquelles les transfèrements futurs pourraient avoir lieu, une injonction devrait néanmoins être accordée, compte tenu du refus des défendeurs de s'engager à informer à l'avance les demanderesses dans le cas où il serait décidé de recommencer à transférer des prisonniers.

 

[122]        Bien que j'aie de la sympathie pour la position des demanderesses, compte tenu du niveau d'intérêt public en l'espèce, je ne suis pas convaincue que les demanderesses ne sauront pas à quel moment les transfèrements recommenceront, s'ils devaient avoir lieu entre maintenant et l'audition de la demande de contrôle judiciaire des demanderesses.

 

[123]       De plus, le critère de l'injonction impose aux demanderesses de présenter une preuve claire et non spéculative selon laquelle un préjudice irréparable se produira entre aujourd'hui et l'audition de leur demande de contrôle judiciaire, si l'injonction n'était pas accordée.

 

[124]       Compte tenu de l'incertitude quant à savoir si les transfèrements reprendront au cours de cette période et compte tenu de l'absence d'information concernant les modalités entourant le transfèrement de prisonniers à l'avenir, les demanderesses ne se sont pas acquittées de ce fardeau.

 

L'avis de la reprise du transfèrement de prisonniers

[125]       Dans le cas où la Cour devait refuser l'injonction compte tenu de la suspension temporaire des transfèrements de prisonniers et compte tenu de l'incertitude entourant les transfèrements futurs, les demanderesses recherchent une ordonnance prescrivant que les défendeurs leur donnent un préavis de sept jours de la reprise des transfèrements, et ce, afin de présenter une nouvelle requête en injonction en fonction d'un dossier mis à jour.

 

[126]       Bien que j'aie examiné cette demande avec soin, je crains vraiment l'immixtion de la Cour de cette façon dans des décisions prises dans un théâtre opérationnel en rapport avec la communication de renseignements par les responsables des Forces canadiennes. La décision de savoir si des renseignements de cette nature devraient être communiqués pourrait très bien comporter des considérations opérationnelles ou stratégiques qui se situent bien au‑delà des connaissances ou de la compétence de la Cour.

 

[127]       En outre, il existe une possibilité très réelle qu'une telle ordonnance puisse ne pas avoir, en fin de compte, une utilité réelle. Il en est ainsi parce que les défendeurs ont affirmé que les renseignements concernant la reprise des transfèrements peuvent être, aux termes de l'article 38 de la Loi sur la preuve au Canada, des « renseignements sensibles » ou des « renseignements potentiellement préjudiciables » qui concernent la sécurité nationale et les relations internationales.

 

[128]       Si la reprise des transfèrements n'était pas communiquée par ailleurs au public au motif qu'il s'agit de renseignements sensibles ou potentiellement préjudiciables, selon ce que croient les défendeurs, ils ne peuvent pas être tenus de communiquer ces renseignements sans tout d'abord avoir l'occasion de faire examiner leur prétention selon les procédures visées à l'article 38 de la Loi sur la preuve au Canada. Cela prendrait un certain temps.

 

[129]       Ainsi, même si au bout du compte il était décidé que les renseignements devraient être communiqués, une telle décision serait vraisemblablement prise bien au‑delà de la période de préavis de sept jours demandée.

 

[130]        En conséquence, la Cour refuse de prononcer une telle ordonnance.

 

Autres questions relatives au préjudice irréparable

[131]       À la lumière de la conclusion selon laquelle les demanderesses n'ont pas satisfait au volet du préjudice irréparable du critère de l'injonction, il n'est pas nécessaire d'examiner l'argument des défendeurs selon lequel même si les demanderesses se sont vues accorder la qualité pour agir dans l'intérêt public pour représenter les intérêts des prisonniers en l'espèce, elles ne peuvent pas se fonder sur le préjudice causé à ces prisonniers pour étayer une allégation de préjudice irréparable, de manière à leur donner droit à une injonction.

 

La prépondérance des inconvénients

[132]       Dans l'arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, la Cour suprême a déclaré que le troisième volet du critère de l'injonction exige que l'on détermine laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond (le juge Beetz, à la page 129).

 

[133]       Pour avoir droit à une injonction, les demanderesses doivent satisfaire aux trois volets du critère établi dans l'arrêt RJR-MacDonald. Comme les demanderesses n'ont pas fourni une preuve claire et non spéculative selon laquelle il y aura un préjudice irréparable entre aujourd'hui et le moment de l'audition de leur demande de contrôle judiciaire si l'injonction n'est pas accordée, il n'est pas nécessaire d'examiner le critère de la prépondérance des inconvénients en l'espèce.

 

Conclusion

[134]       Comme il a déjà été expliqué, la preuve présentée par les demanderesses établit clairement l'existence d'inquiétudes réelles et très graves quant à l'efficacité des mesures prises jusqu'à maintenant pour assurer que les prisonniers transférés par les Forces canadiennes aux autorités afghanes ne subissent pas de mauvais traitements.

 

[135]       En conséquence des inquiétudes qui ont été soulevées à l'égard du traitement des prisonniers, les transfèrements de prisonniers par les Forces canadiennes ont été interrompus, du moins temporairement. Il n'est pas clair à ce moment‑ci si les transfèrements de prisonniers reprendront un jour et, le cas échéant, à quel moment.

 

[136]       En outre, si les transfèrements reprenaient à l'avenir, nous ne savons pas quelles mesures de protection supplémentaires pourraient avoir été mises en place pour protéger les prisonniers pendant qu'ils sont sous la garde des autorités afghanes.

 

[137]       Pour avoir droit à une injonction, les demanderesses devaient démontrer selon une preuve claire et non spéculative qu'il y aura vraisemblablement un préjudice irréparable à moins que l'injonction ne soit accordée. Compte tenu de l'incertitude actuelle entourant la reprise future des transfèrements et compte tenu de l'absence de clarté à l'égard des conditions dans lesquelles ces transfèrements pourraient avoir lieu, les demanderesses n'ont pas satisfait à ce volet du critère de l'injonction.

 

[138]       Pour ces motifs, la requête en injonction interlocutoire des demanderesses est rejetée, sans porter atteinte au droit des demanderesses de présenter une nouvelle demande fondée sur un dossier de preuve mis à jour si les transfèrements de prisonniers devaient reprendre à l'avenir.

 

L'état du dossier

[139]       Les demanderesses sollicitent une ordonnance prescrivant que tout élément de preuve présenté à l'égard de la présente requête soit considéré comme un élément de preuve présenté aux fins de l'audition de la demande de contrôle judiciaire.

 

[140]       Les défendeurs s'opposent à une telle ordonnance et prétendent tout d'abord qu'il existe des questions quant à l'admissibilité de certains éléments de preuve présentés par les demanderesses, puisque certains éléments des affidavits s'appuient sur des renseignements tenus pour véridiques par leurs auteurs, plutôt que sur leur connaissance directe.

 

[141]       De plus, les défendeurs prétendent qu'il n'est pas possible de décider à ce moment si les éléments de preuve actuellement devant la Cour concernant la présente requête seront pertinents pour les faits existant au moment où la demande de contrôle judiciaire sera finalement tranchée.

 

[142]       Je suis d'accord avec les défendeurs qu'il s'agit d'une question qu'il vaut mieux laisser au juge qui entendra la demande de contrôle judiciaire au fond et je refuse de prononcer une ordonnance à cet égard.

 

Les dépens

[143]       Dans le cas où leur requête serait rejetée, soit en raison de son caractère théorique, soit en raison de l'incertitude qui entoure les transfèrements de prisonniers, les demanderesses prétendent qu'elles devraient néanmoins avoir droit à leurs dépens pour la période du 6 novembre 2007 au 24 janvier 2008. Il s'agit de la période de la date à laquelle la décision de suspendre les transfèrements de prisonniers a été prise à la date d'audition inclusivement.

 

[144]       Puisque les défendeurs étaient en possession de renseignements pertinents à la présente instance et qu'ils ont choisi de ne pas les communiquer en temps opportun, les demanderesses affirment qu'elles devraient être dédommagées pour l'énorme quantité de travail accompli dans le présent dossier au cours de cette période.

 

[145]       Les demanderesses soulignent également le fait que les défendeurs ont déposé quatre affidavits auprès de la Cour le 14 décembre 2007 qui laissent croire, selon elles, que les transfèrements de prisonniers se poursuivaient. Les demanderesses prétendent que la Loi sur la preuve au Canada [TRADUCTION] « ne devrait pas être utilisée comme une autorisation de mal informer la Cour à propos de faits cruciaux ou comme moyen de marquer un avantage tactique ».

 

[146]       Les défendeurs s'opposent énergiquement à cette demande, déclarant qu'ils avaient des préoccupations graves et légitimes en matière de sécurité nationale concernant la communication de ces renseignements et qu'ils ne devraient pas être pénalisés pour avoir répondu à ces préoccupations d'une manière prudente et responsable.

 

[147]       Bien que les défendeurs aient très bien pu avoir besoin d'un certain temps pour examiner les conséquences pour la sécurité de la communication des renseignements concernant la suspension des transfèrements de prisonniers, ces préoccupations étaient assurément devenues théoriques lorsque, le 14 novembre 2007, le général Egon Ramms, chef des troupes de la FIAS en Afghanistan, a donné une entrevue à Deutsche Welle, le radiodiffuseur public de l'Allemagne.

 

[148]       Pendant cette entrevue, le général Ramms a abordé la connaissance de l'OTAN concernant les mauvais traitements infligés aux prisonniers qui sont sous la garde des autorités afghanes. Il a alors déclaré ce qui suit : [TRADUCTION] « Les troupes canadiennes dans la province de Kandahar ont cessé de transférer des prisonniers jusqu'à ce que leur sécurité et leurs droits de l'homme puissent être garantis. »

 

[149]       Puisque l'information avait déjà été communiquée dans les médias allemands, les défendeurs auraient dû informer les demanderesses de la suspension des transfèrements de prisonniers par les Forces canadiennes à la mi‑novembre 2007.

 

[150]       Cela dit, il semble que les demanderesses étaient au courant, ou auraient dû être au courant, de la suspension des transfèrements de prisonniers au plus tard le 29 novembre 2007. Nous savons ceci parce que les demanderesses ont déposé un rapport de l'entrevue du général Ramms en pièce jointe à l'affidavit d'Alex Neve fait à cette date.

 

[151]       Compte tenu de l'ensemble des circonstances, compte tenu des facteurs énoncés dans l'article 400 des Règles des Cours fédérales et compte tenu de l'intérêt public dans la résolution judiciaire de la présente affaire, la Cour refuse de prononcer une ordonnance d'adjudication des dépens.


ordonnance

 

La cour ordonne :

1.         La requête en injonction interlocutoire des demanderesses est rejetée, sans porter atteinte au droit des demanderesses de présenter une nouvelle demande, si les transfèrements de prisonniers devaient reprendre à l'avenir.

 

2.         Il appartient au juge des requêtes de trancher la question de savoir si la preuve présentée pour la présente requête devrait être admise en preuve lors de l'audition de la demande de contrôle judiciaire.

 

3.         Les parties assumeront leurs propres dépens afférents à la présente requête.

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Yves Bellefeuille, réviseur

 


Cour fédérale

Avocats inscrits au dossier

 

 

Dossier :                                                    T-324-07

 

 

Intitulé :                                                   AmnEStY international Canada et AL. c. Le procureur général du Canada ET AL.

                                                                       

 

Lieu de l'audience :                             Ottawa (Ontario)

 

 

Date de l'audience :                           le 24 janvier 2008

 

 

Motifs de l'ordonnance

Et ordonnance :                                   la juge MACTAVISH

 

 

Date des motifs :                                  le 7 février 2008

 

 

Comparutions :

 

Paul Champ

Amir Attaran                                                    pour les demanderesses

 

J. Sanderson Graham

Sheila M. Archer                                              pour les défendeurs

 

 

 

Avocats inscrits au dossier :

 

Raven, Cameron, Ballantyne

& Yazbeck LLP/s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)                                              pour les demanderesses

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                   pour les défendeurs

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