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Date : 20080129

Dossier : IMM-1934-07

Référence : 2008 CF 112

Ottawa (Ontario), le 29 janvier 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD

 

 

ENTRE :

KISHA BOWEN

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

I.          Introduction

[1]                La demanderesse, Kisha Bowen, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision défavorable rendue à la suite d'un examen des risques avant renvoi (ERAR). L'agent d'ERAR (l'agent) a conclu que la demanderesse ne serait exposée à aucun risque si elle retournait à la Grenade.

 

II.         L'historique

[2]                La demanderesse, une citoyenne de la Grenade, est née le 21 août 1979. Elle prétend que, lorsqu'elle était enfant, elle a été agressée sexuellement par son grand‑père maternel et par son oncle. Elle s'est éventuellement enfuie avec son petit ami et elle a eu deux enfants avec lui. Ils ont vécu dans la maison de la mère de ce dernier et, selon la demanderesse, celle‑ci la battait.

 

[3]                La demanderesse prétend que la police lui a rendu visite parce que la mère de son petit ami a affirmé aux autorités qu'elle était une mère indigne et qu'elle avait une relation homosexuelle. La demanderesse prétend que, à la suite de cette accusation, sa vie est devenue difficile. Elle prétend qu'on l'a insultée et qu'on lui a tiré des pierres alors qu'elle marchait dans son quartier. De plus, sa famille a refusé d'entretenir des liens avec elle en raison de son orientation sexuelle.

 

[4]                En 2001, la demanderesse a rencontré un homme qui l'a aidée à fuir le pays. Elle a envoyé ses enfants vivre chez différentes tantes à la Grenade et, le 9 septembre 2001, elle a quitté la Grenade. Elle est arrivée au Canada le même jour. À son arrivée, elle a affirmé aux autorités frontalières qu'elle était en vacances. Elle est restée au Canada où elle a travaillé illégalement afin de faire vivre ses enfants.

 

[5]                Le 6 février 2005, la demanderesse a tenté de se suicider. Par la suite, des travailleurs sociaux et un psychiatre lui ont conseillé de s'informer quant à la possibilité de demander l'asile. À la suite de ce conseil, elle a demandé l'asile à Montréal le 14 février 2005 en invoquant son appartenance à un groupe social, à savoir les femmes. La demande d'asile de la demanderesse a été rejetée dans une décision rendue par la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) le 7 septembre 2005. Une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision a été rejetée par la Cour fédérale le 9 février 2006.

 

[6]                Le 24 janvier 2007, la demanderesse a présenté une demande d'ERAR. Une décision défavorable a été rendue par l'agent d'ERAR le 11 avril 2007. La présente demande de contrôle judiciaire de la décision défavorable rendue quant à son ERAR a été déposée le 4 juin 2007.

 

III.       La décision relative à l'ERAR

[7]                L'agent a résumé la décision défavorable rendue par la Commission le 7 septembre 2005 quant à la demande d'asile présentée par la demanderesse. Il a souligné que la Commission a conclu que, lorsqu’elle était enfant, la demanderesse a été victime d’abus sexuels de la part de son grand‑père maternel, et ce, jusqu’en 1996. L’agent a également souligné que la Commission a conclu que la demanderesse avait fui la Grenade en 2001 [Traduction] « non pas pour des motifs de persécution, mais pour des motifs de nature économique et (ou) sociale » et que les femmes victimes d’abus sexuels à la Grenade bénéficiaient de la protection de l’État et qu’elle pourrait en bénéficier.

 

[8]                L’agent a également souligné que malgré que la demanderesse fût au courant depuis au moins trois ans de la situation sociale qui existe au Canada, elle n’a fait aucune mention, dans son formulaire sur les renseignements généraux daté du 25 février 2005, de son homosexualité ou de quelque persécution dont elle aurait été victime à la Grenade en raison de son orientation sexuelle; elle a fait la même chose lors de son entrevue d’immigration le 1er mars 2005, dans son formulaire de renseignements personnels daté du 9 mars 2005 ou au cours de l’audience tenue par la Commission le 7 septembre 2005. L’agent a conclu que la demanderesse n’avait fourni aucune explication quant à la raison pour laquelle elle avait omis de révéler plus tôt son orientation sexuelle.

 

[9]                L’agent a examiné les quatre lettres suivantes à titre de « nouveaux éléments de preuve » :

1)                  Une lettre non datée écrite par la demanderesse dans laquelle elle fait part de son désir de demeurer au Canada. Elle déclare qu’elle a dû quitter la Grenade pour sa propre sécurité en raison des lois contre l’homosexualité et qu’elle ne pouvait pas vivre à la Grenade à titre de lesbienne avouée;

 

2)                  Une lettre datée du 19 janvier 2007 émanant de David Rizk qui connaît la demanderesse parce qu’il a travaillé avec elle pendant deux ans. M. Rizk a témoigné de la bonne réputation de la demanderesse dans son milieu de travail et il a exprimé l’avis que la discrimination sociale contre les homosexuels à la Grenade était inacceptable et qu’elle serait en danger si elle y retournait;

 

3)                  Une lettre datée du 25 janvier 2007 émanant de Gemma Bowen, la tante de la demanderesse, dans laquelle il est fait mention des mauvais traitements subis par la demanderesse dans son enfance ainsi que de son homosexualité. Mme Bowen témoigne que la demanderesse a non seulement quitté la Grenade en raison de son homosexualité, mais également, et elle a insisté sur ce point, en raison du déshonneur dont elle s’est couverte pour avoir eu un enfant à la suite de la relation incestueuse qu’elle a eue avec son grand‑père;

 

4)                  Une lettre datée du 3 février 2007 émanant de Natalya Koziak, qui témoigne qu’elle a eu une liaison amoureuse avec la demanderesse. Elle parle de la bonne réputation de la demanderesse, des moments qu’elles ont passés ensemble, de l’amour de la demanderesse envers ses enfants et du soutien qu’elle leur a apporté. Elle raconte également que la demanderesse lui a fait part de son passé difficile à la Grenade et des dangers que comporterait le fait de retourner vivre à la Grenade à titre de lesbienne avouée.

 

 

[10]            L’agent a examiné ces documents et il a conclu qu’ils étayaient la prétention de la demanderesse selon laquelle elle avait souffert ou souffrirait à la Grenade en raison de son orientation sexuelle. L’agent a notamment conclu que Gemma Bowen n’a donné aucun exemple d’un événement au cours duquel la demanderesse avait souffert en raison du fait qu’elle était lesbienne et n’a fait mention d’aucune difficulté auxquelles les gais sont confrontés à la Grenade. L’agent a également fait remarquer que la tante de la demanderesse n’a fait mention d’aucune menace de la part des membres de la famille.

 

[11]            En ce qui a trait au témoignage de M. Rizk, l’agent a fait remarquer que celui‑ci n’est pas un expert en ce qui concerne la vie sociale des homosexuels à la Grenade et qu’il n’a fourni aucun renseignement privilégié quant à la situation personnelle de la demanderesse à titre de lesbienne à la Grenade. L’agent a de plus conclu que sa connaissance de la situation à la grenade semblait avoir été obtenue de « seconde main ».

 

[12]            L’agent a ensuite évalué la preuve documentaire dont il était saisi. Il a souligné que la Grenade a des lois qui interdisent les actes homosexuels, bien qu’on n’ait trouvé aucun élément de preuve démontrant que les lois sont appliquées ou que des poursuites sont intentées. Il a examiné de nombreuses sources documentaires, notamment le UK Foreign Office Travel Advisory daté du 28 juin 2007, les Conseils aux voyageurs d’Affaires étrangères et Commerce international Canada datés du 28 juin 2007, les Réponses aux demandes d’information (RDI) (GDR 100712.E) datées du 17 novembre 2005, un article tiré du numéro de l’automne 2004 du site Web Out Traveler et les RDI (GRD 42060.E) datées du 2 octobre 2003. Il a conclu ce qui suit :

[Traduction]

 

En raison de la présomption selon laquelle l’État est en mesure d’offrir de la protection, la demanderesse n’a pas établi de façon claire et convaincante que la protection de l’État ne lui sera pas offerte à la Grenade. […] Je conclus que la demanderesse n’a pas besoin de protection auxiliaire. La Grenade a toujours des lois qui interdisent les activités homosexuelles, toutefois, la demanderesse n’a pas produit suffisamment d’éléments de preuve, et je n’en ai trouvé aucun, prouvant que ces lois sont appliquées ou que la Grenade inflige des sanctions au mépris des normes internationales.

 

Compte tenu des observations de la demanderesse et des documents de sources publiques, je n’ai pas suffisamment trouvé d’éléments de preuve objectifs établissant que, selon toute vraisemblance, la demanderesse, en raison de son homosexualité, serait exposée, à la torture, à une menace à sa vie ou à des traitements ou peines cruels et inusités lors de son retour à la Grenade.

 

 

[13]            Par conséquent, l’agent a conclu qu’il existait tout au plus une simple possibilité que la demanderesse serait persécutée lors de son retour à la Grenade en raison de son appartenance à un groupe social, à savoir les homosexuels.

 

IV.       Les questions en litige

[14]            Les questions suivantes sont soulevées dans la présente demande de contrôle judiciaire :

A.        L’agent a‑t‑il commis une erreur en concluant que la demanderesse pouvait bénéficier de la protection de l’État à la Grenade?

B.         L’agent a-t‑il commis une erreur en concluant que la demanderesse ne serait pas en danger en raison de son homosexualité si elle retournait à la Grenade?

C.         L’agent a‑t‑il violé l’équité procédurale ainsi que les principes de la justice naturelle?

D.        La décision de l’agent viole‑t‑elle l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 (la Charte )?

 

V.        La norme de contrôle

[15]            Il est bien établi que les agents d’ERAR ont des connaissances spécialisées en matière d’évaluation des risques. Dans Kandiah c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 1057, la juge Dawson a résumé l’état actuel du droit en ce qui a trait à la norme de contrôle applicable aux décisions rendues par les agents d’ERAR. Elle a écrit ce qui suit au paragraphe 6 de ses motifs :

Pour ce qui est de la norme de contrôle appropriée devant être appliquée à une décision d'un agent d'ERAR, le juge Mosley, après avoir effectué une analyse pragmatique et fonctionnelle, a conclu dans la décision Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] A.C.F. no 540, ce qui suit : « la norme de contrôle applicable aux questions de fait devrait être, de manière générale, celle de la décision manifestement déraisonnable; la norme applicable aux questions mixtes de fait et de droit, celle de la décision raisonnable simpliciter; et la norme applicable aux questions de droit, celle de la décision correcte ». Le juge Mosley a également endossé la conclusion du juge Martineau dans la décision Figurado c. Canada (Solliciteur général), [2005] A.C.F . no 458, selon laquelle la norme de contrôle appropriée pour la décision d'un agent d'ERAR est celle de la décision raisonnable simpliciter quand la décision est examinée « globalement et dans son ensemble ». Mme la juge Layden-Stevenson a suivi cette décision dans l'affaire Nadarajah c. Canada (Solliciteur général), [2005] A.C.F. no 895, au paragraphe 13. Pour les motifs énoncés par mes collègues, j'accepte qu'il s'agit là d'une analyse exacte au sujet de la norme de contrôle applicable.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[16]            La première question comporte une question mixte de fait et de droit susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable (B.R. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 269, au paragraphe 17; Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1360, au paragraphe 19 et Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 232, au paragraphe 11).

 

[17]            La deuxième question faisant l’objet du présent contrôle est essentiellement une question de fait. Ces questions doivent faire l’objet d’une grande retenue de la part de la Cour et sont susceptibles de révision selon la norme de la décision manifestement déraisonnable (Selliah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 872, au paragraphe 16).

 

[18]            La troisième question a trait à l’équité procédurale. Toute décision résultant d’un processus qui est jugé comme étant, dans une large mesure, inéquitable, ou comme violant, dans une large mesure, les règles de la justice naturelle, sera annulée.

 

[19]            La norme de contrôle qui s’applique à la quatrième question portant sur les droits conférés à la demanderesse par l’article 7 de la Charte est celle de la décision correcte (Taylor c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1053, au paragraphe 36; Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, 2006 CSC 6, au paragraphe 20).


VI.       L’analyse

La position des parties

[20]            La demanderesse prétend que l’agent n’a pas suffisamment tenu compte de la preuve documentaire qui lui a été soumise, et ce, pour les deux motifs suivants. Premièrement, il n’a pas tiré les conclusions appropriées en ce qui a trait à la protection de l’État. La demanderesse prétend que l’existence de lois pénales interdisant l’homosexualité, les commentaires formulés par le ministre du Tourisme selon lesquels [Traduction] « la promiscuité n’est pas tolérée à la Grenade » et la déclaration faite par l’Association lesbienne et gay internationale (ALGI) selon laquelle le gouvernement souscrit à des politiques favorisant la répression et la violence à l’égard des homosexuels indiquent clairement qu’il y a absence de protection de l’État. Deuxièmement, la demanderesse prétend que l’agent a omis d’examiner correctement les éléments de preuve concernant la persécution des homosexuels à la Grenade. Elle prétend que la conclusion de l’agent quant à la non‑application des lois interdisant l’homosexualité, son appréciation erronée des lettres émanant de sa tante et de ses amis et le fait qu’il se soit fondé sur un article portant sur l’expérience vécue par M. Patrick Levine rendent ses conclusions déraisonnables.

 

[21]            Le défendeur prétend que les conclusions de l’agent sont étayées par la preuve et qu’il pouvait raisonnablement tirer celles‑ci. En ce qui a trait à la protection de l’État, le défendeur prétend que la demanderesse n’a produit aucune preuve claire et convaincante réfutant la présomption relative à la protection de l’État. En ce qui a trait au risque de persécution, le défendeur prétend que la demanderesse n’a pas établi qu’elle serait exposée à un risque sérieux de persécution si elle retournait à la Grenade.

 

A.        L’agent a‑t‑il commis une erreur en concluant que la demanderesse pouvait bénéficier de la protection de l’État à la Grenade?

 

[22]            C’est à la demanderesse qu’il incombe d’apporter une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État à assurer sa protection. En l’absence d’une telle preuve, un État est présumé être en mesure de protéger ses citoyens (Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, aux pages 724 et 725).

 

[23]            Lorsqu’il a évalué la question de la protection de l’État, l’agent a examiné la preuve documentaire qui lui a été soumise. Son examen a révélé qu’il existe des lois interdisant l’homosexualité, que certains actes homosexuels sont interdits par la loi, que les couples de même sexe qui visitent la Grenade peuvent se voir refuser l’entrée par les autorités locales et que l’ALGI est d’avis que le gouvernement de la Grenade souscrit à des politiques favorisant la répression et la violence à l’endroit des homosexuels et souscrit même à des politiques favorisant la violence à l’endroit des collectivités gais et lesbiennes. Selon des renseignements figurant dans les RDI datées du 17 novembre 2005, la dernière déclaration de l’ALGI n’a pas pu être corroborée par les sources consultées par la Direction des recherches. De plus, la preuve documentaire soumise à l’agent indique que la discrimination à l’endroit des homosexuels dans bon nombre des îles des Caraïbes a mené à des actes de violence contre des personnes vivant une relation avec une personne du même sexe.

 

[24]            L’agent a également conclu qu’il n’y avait aucune preuve que les lois susmentionnées étaient mises en application et il a conclu que les homosexuels comme M. Patrick Levine étaient capables de vivre confortablement et de gagner leur vie à la Grenade. De plus, l’agent a souligné qu’aucun élément de preuve convaincant n’a été produit quant à la violence à l’endroit des personnes qui vivent une relation avec une personne du même sexe à la Grenade. L’agent a également examiné les lettres susmentionnées produites par la demanderesse. Il a conclu que cet élément de preuve ne permettait guère d’établir que l’État de la Grenade n’était pas en mesure de la protéger.

 

[25]            Nul ne conteste que la Grenade est un état démocratique et, à ce titre, elle est présumée être en mesure de protéger ses citoyens. Selon moi, la demanderesse n’a pas réussi à réfuter cette présomption. Elle n’a pas établi de façon claire et convaincante que l’État de la Grenade ne voulait pas ou n’était pas en mesure de la protéger. En effet, son témoignage non contesté est qu’elle n’a jamais sollicité ni tenté d’obtenir la protection de son pays. L’agent a reconnu l’existence de problèmes à la Grenade, mais, compte tenu de l’ensemble de la preuve documentaire sur la Grenade, il a conclu que la protection de l’État y existait. La Cour a conclu que la protection de l’État peut être adéquate sans être parfaite (Zalzali c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] A.C.F. no 341 (QL), au paragraphe 21; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Villafranca, [1992] A.C.F. no 1189 (QL)). Selon moi, compte tenu de la preuve, il était raisonnablement loisible à l’agent de conclure comme il l’a fait quant à la protection de l’État. L’agent n’a commis aucune erreur susceptible de révision en concluant comme il l’a fait. Je traiterai maintenant de la question du danger de persécution.

 

B.        L’agent a-t‑il commis une erreur en concluant que la demanderesse ne serait pas en danger en raison de son homosexualité si elle retournait à la Grenade?

 

[26]            La Cour suprême du Canada a déclaré dans Chan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593, au paragraphe 70, que « [l]a question essentielle est de savoir si la persécution alléguée par le demandeur du statut de réfugié menace de façon importante ses droits fondamentaux de la personne ». Il est bien reconnu que dans le cadre d’une demande d’ERAR, le fardeau de la preuve repose sur la personne qui souhaite se voir conférer l’asile en vertu du paragraphe 114(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR) (Bayavuge c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 65, au paragraphe 43).

 

[27]            En l’espèce, la preuve présentée par la demanderesse quant à la présumée persécution découlant de son homosexualité était composée des quatre lettres susmentionnées. Ces lettres font état d’un certain nombre de pratiques discriminatoires à l’endroit des gais mais fournissent peu d’éléments de preuve, voire aucun, quant au risque de persécution auquel la demanderesse serait exposée si elle retournait à la Grenade. La lettre émanant de la tante de la demanderesse ne mentionne pas que celle‑ci subirait des difficultés excessives en raison de son orientation sexuelle. Les lettres émanant de D. Rizk et de N. Koziak ne comprennent que des renseignements de seconde main, non corroborés, et, à ce titre, on ne leur a accordé que très peu d’importance. Dans sa propre lettre, la demanderesse prétend, en termes généraux et vagues, qu’elle sera persécutée :

[Traduction]

 

Le retour dans mon pays serait très difficile, non seulement en raison de mon oncle et de mon grand-père, mais également en raison de mon orientation sexuelle. L’homosexualité dans mon pays est taboue et interdite par la loi, les gens sont très ignorants. Les gais ne peuvent pas entrer à l’église. Les gais sont considérés comme des dégénérés qui ne sont pas aptes à être parents et comme des personnes anormales qui ont besoin d’être soignées. Cette attitude est courante non seulement à la Grenade, mais également dans l’ensemble des Caraïbes.

 

L’agent a examiné l’ensemble de la preuve soumise par la demanderesse à l’appui de sa demande, y compris les nouveaux éléments de preuve qu’elle a déposés. L’agent a examiné sa situation personnelle, la situation sociale des homosexuels à la Grenade et il a fondé son évaluation des risques sur l’ensemble de la preuve soumise. Selon moi, les conclusions tirées par l’agent sont fondées sur la preuve et ne sont pas manifestement déraisonnables. L’agent n’a commis aucune erreur susceptible de révision en concluant comme il l’a fait.

 

C.         L’agent a‑t‑il violé l’équité procédurale ainsi que les principes de la justice naturelle?

[28]            La demanderesse prétend que l’agent a manqué à l’obligation d’équité procédurale en ne lui donnant pas l’occasion de répondre à l’article concernant M. Levine au motif qu’il s’agissait d’un élément extrinsèque et nouveau. Le défendeur conteste cette prétention et affirme que l’agent avait droit de consulter l’article car il est expressément mentionné dans les RDI du 17 novembre 2005.

 

[29]            La demanderesse a présenté sa demande d’ERAR le 24 janvier 2007 et une décision a été rendue le 11 avril 2007. Les éléments de preuve examinés par l’agent comprenait l’article contesté qui était expressément mentionné dans les RDI du 17 novembre 2005 qui ont d’abord été publiées à l’automne 2004. Les RDI sont antérieures aux observations de la demanderesse et pourraient donc avoir été consultées par elle car il s’agissait de documents publics. L’article n’est pas un élément extrinsèque et nouveau comme l’a prétendu la demanderesse. Selon moi, l’agent n’était pas tenu de révéler cet élément de preuve précis à la demanderesse afin qu’elle puise faire part de ses observations. La demanderesse disposait de cette preuve et il lui était loisible de la soumettre à l’agent. L’agent n’a pas violé les principes de l’équité procédurale en procédant comme il l’a fait.

 

D.        La décision de l’agent viole‑t‑elle l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 (la Charte )?

 

[30]            La demanderesse prétend essentiellement qu’elle ne peut pas être renvoyée dans son pays car elle y sera obligée de vivre son orientation sexuelle en secret et craindra des représailles de la part de la société en général à la Grenade ainsi que de la part du gouvernement. Elle prétend que ces conditions font entrer en jeu les droits qui lui sont conférés par l’article 7 de la Charte. À l’appui de sa prétention, la demanderesse soulève trois arguments. Premièrement, elle s’est habituée à pouvoir vivre ouvertement son orientation sexuelle au Canada et un retour à la Grenade l’obligerait à vivre sa sexualité dans la clandestinité. Deuxièmement, lorsque l’agent a conclu que les homosexuels ne pouvaient pas vivre ouvertement leur sexualité à la Grenade et que les Canadiens estimeraient qu’une telle situation est inacceptable, cela aurait dû l’amener automatiquement à conclure à l’existence de la persécution et (ou) de traitements ou peines cruels et inusités. Par conséquent, elle aurait dû recevoir une réponse favorable quant à sa demande d’ERAR. Enfin, elle prétend que la conclusion de l’agent selon laquelle elle ne serait pas persécutée à son retour à la Grenade, à la condition qu’elle vive son orientation sexuelle discrètement viole les droits qui lui sont conférés par l’article 7 de la Charte.

 

[31]            Le défendeur prétend que la demande d’asile de la demanderesse est fondée sur des allégations hypothétiques et non prouvées et qu’elle devrait être rejetée. De plus, le défendeur affirme que la décision d’ERAR n’est pas une mesure de renvoi mais est une étape dans un processus administratif qui peut éventuellement mener à un renvoi du Canada. Par conséquent, l’argument fondé sur la Charte est prématuré.

 

[32]            La LIPR prévoit la tenue d’un ERAR afin que personne ne soit renvoyé du Canada vers un endroit où sa vie est en danger, ce qui est conforme aux valeurs de la Charte et aux engagements internationaux du Canada (Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 53). Toutefois, le droit exige qu’une preuve suffisante soit produite pour rendre une décision relative à la Charte (MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S 357 (QL), au paragraphe 9; Adviento c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1430, au paragraphe 79 et Phillips c. Nouvelle‑Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97). L’absence d’une telle preuve banaliserait la Charte et produirait des opinions mal motivées.

 

[33]            La procédure qui fait l’objet du présent contrôle est prévue par la LIPR et met en jeu le pouvoir discrétionnaire d’un agent d’immigration chargé, en l’espèce, d’évaluer le risque du retour de la demanderesse à la Grenade. L’issue sur le plan juridique du processus d’ERAR n’entraîne pas le renvoi de la demanderesse à la Grenade, mais une décision de la part de l’agent d’ERAR quant au risque. En ce qui a trait au processus d’ERAR, il n’est pas tout à fait clair quel effet anticonstitutionnel est allégué en l’espèce. Ce qui est certain, toutefois, c’est qu’une contestation relative à la Charte fondée sur la prétention que les effets de la loi visée sont inconstitutionnels doit être appuyée par une preuve recevable concernant les effets contestés (Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086, à la page 1101).

 

[34]            En l’espèce, la preuve qui m’est soumise à l’appui de l’allégation fondée sur la Charte de la demanderesse est très limitée. Les lettres émanant de la tante et des amis de la demanderesse témoignent essentiellement de la réputation de la demanderesse et des événements passés et ne prouvent aucunement que la garantie prévue par l’article 7 de la Charte quant à ses droits entre en jeu. Les hypothèses quant à savoir ce que serait la vie de la demanderesse à la Grenade ne suffisent pas à établir un fondement factuel à une analyse adéquate fondée sur l’article 7. Bien que la preuve documentaire établisse que l’homosexualité n’est pas ouvertement pratiquée à la Grenade et que, en général, elle n’est pas socialement acceptée, d’autres éléments de preuve étayent la conclusion de l’agent selon laquelle la société à la Grenade ne prive pas les homosexuels des possibilités normales et ne les empêche pas d’avoir des relations sociales. L’agent donne un certain nombre d’exemples d’hommes d’affaires, à la Grenade, qui affichent ouvertement leur homosexualité et dont les affaires marchent bien.

 

[35]            D’après les faits qui m’ont été soumis, il serait hypothétique d’avancer que le droit « à la vie, à la liberté et à la sécurité » de la demanderesse entrerait en jeu en raison de son orientation sexuelle si elle retournait à la Grenade. Selon moi, la preuve soumise en l’espèce ne suffit pas à étayer la contestation fondée sur la Charte envisagée. Selon moi, la demanderesse n’a pas réussi à établir le fondement factuel requis pour étayer son argument fondé sur l’article 7 de la Charte.

 

 

VII.      Conclusion

[36]            En conclusion, je ne vois rien dans la décision de l’agent ou dans le processus qu’il a adopté qui justifierait l’intervention de la Cour. Je conclus également que la demanderesse n’a pas établi un fondement factuel suffisant pour étayer son allégation fondée sur l’article 7 de la Charte. Il s’ensuit donc que la présente demande sera rejetée.

 

VIII.     Questions proposées aux fins de la certification

[37]            La demanderesse propose que les questions suivantes soient certifiées :

Lorsque qu’on évalue les risques comportés par le retour d’une personne dans son pays d’origine en vertu de l’article 96 ou de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, quelle incidence y‑a‑t‑il, le cas échéant, sur l’évaluation des risques si on conclut qu’une personne qui retourne dans son pays d’origine devra peut‑être vive son orientation sexuelle dans la discrétion ou dans la clandestinité?

 

a)   Est‑ce que le refus de la personne de vivre son orientation sexuelle dans la clandestinité ou dans la discrétion a une incidence sur cette analyse?

 

b)   Compte tenu du fait que la LIPR doit être interprétée et appliquée d’une manière compatible avec la Charte, l’article 7 comprend comme choix fondamental le droit de vivre son orientation sexuelle ouvertement, et si la réponse est affirmative, quelle incidence cela a‑t‑il sur l’analyse des risques qui sera effectuée en vertu de l’article 96 ou de l’article 97 de la LIPR? [Souligné par la demanderesse.]

 

[38]            J’ai déjà statué dans les présents motifs que la demanderesse n’avait pas établi que les droits qui lui sont conférés par l’article 7 de la Charte trouvaient application compte tenu des faits de l’espèce. Les risques allégués sont hypothétiques et ne sont pas fondés sur la preuve. Dans les circonstances, les questions proposées ne sont pas susceptibles de déterminer l’issue de l’appel et il ne convient donc pas de les certifier.

 


JUGEMENT

 

 

            LA COUR ORDONNE ce qui suit :

 

1.         La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

2.         Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Edmond P. Blanchard »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                          IMM-1934-07

 

INTITULÉ :                                                         KISHA BOWEN

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                   MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                 LE 28 NOVEMBRE 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                              LE JUGE BLANCHARD

 

DATE DES MOTIFS :                                        LE 29 JANVIER 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Peter Shams

 

POUR LA DEMANDERESSE

Sylviane Roy

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Saint-Pierre, Grenier, INC.

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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