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Date : 20080125

Référence : 2008 CF 84

Dossier : T-1362-07

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Demandeur

et

 

YVES NANTEL

 

Défendeur

 

 

 

Docket: T-1386-07

BETWEEN:

YVES NANTEL

 

Applicant

and

 

ATTORNEY GENERAL OF CANADA

 

Respondent

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Pinard

 

[1]          Il s’agit de la consolidation de deux demandes de contrôle judiciaire. Dans le dossier

T-1362-07, le Procureur général du Canada (ci-après le demandeur) recherche le contrôle judiciaire de la décision de la Commission des relations de travail dans la fonction publique (ci-après la « CRTFP »), qui lui a ordonné de verser à monsieur Nantel (ci-après le défendeur) des intérêts portant sur sa correction de salaire. Dans le dossier T-1386-07, le défendeur recherche le contrôle judiciaire de la même décision, concernant le calcul du montant à être versé.

 

* * * * * * * *

 

[2]          Le défendeur a été nommé au poste d’agent, gestion du matériel (PG-02), au sein du Service correctionnel Canada dans l’établissement La Macaza, le 5 janvier 1993. Le 6 janvier 1997, il avait atteint le maximum de son échelle salariale.

 

[3]          Le 4 mars 2002, le défendeur a reçu une lettre indiquant qu’un manque à gagner avait été constaté dans son dossier pour la période du 5 janvier 1993 au 5 janvier 1997 et qu’un ajustement salarial de 6 393,01 $ lui était dû. Le 8 mars 2002, il a reçu ce montant.

 

[4]          Par lettre reçue le 8 avril 2002, le défendeur a demandé le paiement des intérêts sur le manque à gagner, pour la période du 5 janvier 1993 au 13 mars 2002. Cette demande fut rejetée par le demandeur et le défendeur a éventuellement déposé un grief auprès de la CRTFP, le 26 octobre 2004, conformément à la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985),      ch. P-35 (ci-après la « LRTFP »).

[5]          Le 1er avril 2005, une nouvelle Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (ci-après la « nouvelle Loi ») a été proclamée en vigueur. Cependant, en vertu de l’article 61 de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, L.C. (2003), ch. 22, les renvois à l’arbitrage en vertu de la LRTFP doivent être décidés conformément à cette dernière loi.

 

* * * * * * * *

 

[6]          Le 28 juin 2007, la CRTFP a accueilli le grief en partie et a ordonné au demandeur de verser au défendeur des intérêts simples sur le montant de la correction salariale pour les années 1993 à 1996.

 

[7]          L’arbitre de grief a accepté l’argument du demandeur à l’effet qu’il existe un principe de la common law que les intérêts sont payables par la Couronne seulement lorsque le texte d’une loi ou d’un contrat le permet. Cependant, l’arbitre en est venu à la conclusion que, selon l’arrêt Nova Scotia Government and General Employees Union v. Nova Scotia (Public Service Commission), 2004 NSCA 55, [2004] N.S.J. no 144 (QL) « le pouvoir de redressement prévu dans l’ancienne Loi et la convention collective permet de supplanter le principe d’immunité de la Couronne », ce pouvoir étant énoncé dans les dispositions du paragraphe 21(1) et de l’article 96.1 de la LRTFP, lesquelles se lisent comme suit :

 

  21. (1) La Commission met en œuvre la présente loi et exerce les pouvoirs et fonctions que celle-ci lui confère ou qu’implique la réalisation de ses objets, notamment en prenant des ordonnances qui exigent l’observation de la présente loi, des règlements pris sous le régime de celle-ci ou des décisions qu’elle rend sur les questions qui lui sont soumises.

 

 

  96.1 L’arbitre de grief a, dans le cadre de l’affaire dont il est saisi, tous les droits et pouvoirs de la Commission, sauf le pouvoir réglementaire prévu à l’article 22.

 

  21. (1) The Board shall administer this Act and exercise such powers and perform such duties as are conferred or imposed on it by, or as may be incidental to the attainment of the objects of, this Act including, without restricting the generality of the foregoing, the making of orders requiring compliance with this Act, with any regulation made hereunder or with any decision made in respect of a matter coming before it.

 

  96.1. An adjudicator has, in relation to the adjudication, all the powers, rights and privileges of the Board, other than the power to make regulations under section 22.

 

 

[8]          Après avoir conclu qu’il avait le pouvoir d’ordonner des intérêts contre la Couronne, l’arbitre a considéré les arguments concernant le calcul des intérêts, au paragraphe 63 de sa décision :

     Dans Morgan, la majorité des juges de la Cour d’appel fédérale a précisé que la période d’indemnisation doit commencer au moment de l’acte fautif. En appliquant ce raisonnement au présent dossier, l’erreur de l’employeur se situe au 5 janvier 1993, soit le moment où devait s’appliquer la révision d’échelon à la suite de la nomination du fonctionnaire s’estimant lésé au poste d’agent, gestion du matériel (groupe et niveau PG-02). Cette période devrait continuer pour toute la période pour laquelle le fonctionnaire s’estimant lésé a subi une perte de rémunération, soit jusqu’en 1996. Je ne peux accorder au fonctionnaire s’estimant lésé les intérêts qu’il demande pour la période allant de 1997 à 2002 (ou encore jusqu’à la date de la présente décision).

 

 

 

[9]          Finalement, l’arbitre de grief a conclu que le défendeur n’avait pas démontré « qu’il est nécessaire d’accorder des intérêts composés pour indemniser les pertes subies » et que, en conséquence, les intérêts accordés seraient simples.

 

* * * * * * * *

 

[10]      Le demandeur, dans le dossier T-1362-07, soutient que l’arbitre de grief a erré en droit et/ou a outrepassé sa compétence en ordonnant à l’employeur de verser des intérêts au défendeur. Je suis d’accord.

 

[11]      Selon le principe de l’immunité de la Couronne en common law, la Couronne n’est pas tenue de verser des intérêts sur les sommes dues, à moins qu’une loi ou un contrat ne stipule le contraire. La jurisprudence est non équivoque à cet effet. Dans His Majesty the King v. Roger Miller & Sons Limited, [1930] S.C.R. 293, la Cour suprême du Canada a exprimé ce qui suit :

     It was argued that the interest claimed should be treated as part of the cost of the work, and therefore is payable under the terms of the contract, but this argument seems quite unsound. It is a mere case of moneys becoming due to respondents at certain times and being withheld beyond the due dates, in which case the Crown is not liable to pay interest during default except under special circumstances such as the existence of statutory provision or contractual obligation.

                                                (J’ai souligné.)

 

 

 

[12]      Plus tard, dans His Majesty the King v. Carroll, [1948] S.C.R. 126, la Cour suprême du Canada a de nouveau clairement confirmé :

 . . . There can be no recovery of interest against the Crown apart from contract or statute; The King v. Racette  [[1948] S.C.R. 28], and cases referred to.

 

 

 

[13]      Dans Eaton c. Canada, [1972] C.F. 185, la Cour fédérale du Canada a conclu sans équivoque que des intérêts ne pouvaient être adjugés contre la Couronne fédérale dans le contexte de la LRTFP. La Cour a déterminé, au paragraphe 14, qu’il n’existe « ni dans la convention collective [qui était gouvernée par la LRTFP] ni dans une loi pertinente, de dispositions prévoyant le paiement d’un intérêt. » Il est important de souligner qu’il n’a été porté à mon attention aucune autre décision de cette Cour, ou même de quelque autre Cour, à l’effet contraire, dans le contexte spécifique et particulier de la LRTFP.

 

[14]      Cette jurisprudence a été appliquée de façon constante et non équivoque par la CRTFP qui, à l’exception de l’arbitre concerné dans la décision a quo, a toujours décidé qu’elle n’avait pas de compétence pour ordonner le versement d’intérêts contre la Couronne fédérale, en l’absence d’une stipulation contraire contenue dans une loi ou un contrat (voir Ogilvie et le Conseil du Trésor (Affaires indiennes et du Nord), [1984] C.R.T.F.P.C. no 122, Puxley et le Conseil du Trésor (Transports Canada), [1994] C.R.T.F.P.C. no 95, Dahl et le Conseil du Trésor (Agriculture Canada), [1995] C.R.T.F.P.C. no 59, Matthews et Service canadien du renseignement de sécurité, [1999] C.R.T.F.P.C. no 31 et Guest c. Agence des douanes et du revenu du Canada, [2003] C.R.T.F.P.C. no 73).

 

[15]      Les décisions Canada (Procureur général) c. Rosin, [1991] 1 C.F. 391 (C.A.), Canada (Procureur général) c. Morgan, [1992] 2 C.F. 401 (C.A.), Autocar Connaisseur Inc. c. Canada (ministre du Travail), [1997] A.C.F. no 1363 (1re inst.) (QL) et Pommerleau c. Autocar Connaisseur Inc., [2000] A.C.F. no 907 (C.A.) (QL), citées par l’arbitre au soutien de sa décision et invoquées devant moi par le procureur du défendeur, n’ont pas été rendues dans le contexte de la LRTFP. Toutes ces décisions traitent des plaintes déposées en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne ou du Code canadien du travail. Les dispositions pertinentes de ces lois prévoient la possibilité d’accorder une « indemnité » au plaignant. Dans ces décisions, les intérêts ont été accordés sous la rubrique « indemnité ». Dans Rosin, la Cour a spécifiquement souligné que les « tribunaux, y compris la présente Cour, ont statué que l’intérêt peut être accordé dans d’autres contextes semblables, sous la rubrique « indemnité », car le refuser reviendrait à ne pas indemniser complètement l’auteur de la demande, surtout dans la période actuelle de taux d’intérêt élevés [. . .] ». La LRTFP ne contient pas de rubrique « indemnité » ni aucune rubrique de nature similaire en vertu de laquelle un arbitre de la CRTFP peut accorder des intérêts.

 

[16]      Par ailleurs, l’arbitre, en s’appuyant sur la décision Nova Scotia Government and General Employees Union, ci-dessus, accepte l’existence du principe de la common law selon lequel la Couronne n’est pas tenue de verser des intérêts sur les sommes dues, à moins que ce principe ne soit supplanté par une loi ou un contrat qui stipule le contraire. Toutefois, en concluant, sur la base du même arrêt et des dispositions contenues au paragraphe 21(1) et à l’article 96.1 de la LRTFP, que ce principe de la common law est supplanté par la LRTFP et/ou la convention collective, l’arbitre, à mon point de vue, a erré en droit.

 

[17]      Contrairement à la décision Eaton, supra, la décision Nova Scotia Government and General Employees Union n’a pas été rendue dans le contexte d’un régime fédéral et ne traite pas du pouvoir d’adjuger des intérêts sous la LRTFP. De plus, dans cette décision, la Cour a conclu, au paragraphe 36, que le pouvoir d’adjuger des intérêts « is implied by the terms of the Civil Service Collective Bargaining Act or by the Collective Agreement between the parties [. . .]. Whether that power to award interest should be implied is a matter of interpretation of the governing statute and Collective Agreement. » Dans Eaton, la Cour fédérale a conclu sans équivoque que des intérêts ne pouvaient être adjugés dans le contexte de la LRTFP. Je suis d’accord avec le demandeur que conformément à cette décision, il n’y a aucun pouvoir implicite découlant de la LRTFP ou de la convention collective permettant d’adjuger des intérêts, et qu’en conséquence, Nova Scotia Government and General Employees Union ne s’applique pas aux décisions rendues dans le contexte de la LRTFP et n’est donc pas pertinente en l’espèce.

 

[18]      Dans tout ce contexte, il m’apparaît clair que l’arbitre de grief de la CRTFP a erré en droit en ordonnant, comme il l’a fait, à la Couronne de verser des intérêts au défendeur. À mon sens, l’arbitre était lié par la décision Eaton, ci-dessus, la seule qui appert avoir été rendue dans le contexte de la LRTFP et qui a conclu que cette loi n’autorisait pas l’adjudication d’intérêts contre la Couronne fédérale. Malgré toute la déférence que le défendeur voudrait voir être accordée à l’arbitre concerné, je suis d’avis, dans les circonstances, que l’intervention de cette Cour est justifiée et que la décision erronée en droit doit être annulée.

 

[19]      En conséquence, la décision de l’arbitre de grief de la CRTFP, rendue le 28 juin 2007 et concernée dans le dossier de cette Cour T-1362-07, est annulée, et l’affaire est retournée à la CRTFP différemment constituée pour nouvelle considération. La demande de contrôle judiciaire, dans le dossier T-1362-07, est donc ainsi maintenue, avec dépens contre le défendeur.

 

[20]      En conséquence de ce qui précède, la demande de contrôle judiciaire dans le dossier

T-1386-07 doit nécessairement être rejetée. Toutefois, il n’y a pas d’adjudication de dépens à cet égard.

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 25 janvier 2008


 

 

 

 

 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIERS :                                      T-1362-07 et T-1386-07

 

INTITULÉS :                                     PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. YVES NANTEL / YVES NANTEL v. ATTORNEY GENERAL OF CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 14 janvier 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            Le juge Pinard

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 25 janvier 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Me Adrian Bieniasiewicz

 

 

POUR LE DEMANDEUR / DÉFENDEUR

Me Sean T. McGee

Me Adrian Ishak

 

 

POUR LE DÉFENDEUR / DEMANDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

Nelligan O’Brien Payne s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR / DÉFENDEUR

 

 

POUR LE DÉFENDEUR / DEMANDEUR

 

 

 

 

 

 

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