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Date : 20080121

Dossier : T-1809-06

Référence : 2008 CF 69

Ottawa (Ontario), le 21 janvier 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

 

 

ENTRE :

ARALT MAC GIOLLA CHAINNIGH

demandeur

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur, Capitaine Aralt Mac Giolla Chainnigh, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision sur un grief prise le 28 août 2006 par le Chef d’État-major de la Défense (CEMD), Général R.J. Hillier, au titre de l’article 29.11 de la Loi sur la défense nationale (la Loi), L.R.C. 1985, ch. N‑5.

 

[2]               Le Capitaine Mac Giolla Chainnigh s’est engagé dans les Forces canadiennes en tant que membre de la réserve en 1975. Il était alors âgé de 16 ans. Il est devenu membre de la Force régulière en 1978 et s’est inscrit au Royal Roads Military College. Il a toujours continué de servir dans les Forces canadiennes, et il est actuellement membre du corps professoral du Collège militaire royal à Kingston, en Ontario.

 

[3]               Le Capitaine Mac Giolla Chainnigh affirme que tout au long de sa carrière militaire, il a régulièrement exprimé sa désaffection à l’égard de la monarchie britannique. Son opposition aux symboles monarchistes dans les Forces canadiennes s’est d’abord traduite par une réticence déclarée, au moment de son enrôlement, à prêter le serment d’allégeance réglementaire à la Reine. Il n’a accepté de prêter serment qu’après qu’on l’eût assuré que le serment représentait uniquement une façon symbolique d’exprimer sa loyauté au peuple du Canada.

 

[4]               Le Capitaine Mac Giolla Chainnigh a introduit son grief le 12 juin 2001. Il y allègue avoir fait l’objet d’une forme de harcèlement institutionnel du fait qu’il a dû participer à [traduction] « des démonstrations manifestes de loyauté envers un monarque non élu d’origine étrangère » (c'est‑à‑dire la Reine Elizabeth Deux). À titre de redressement, le Capitaine Mac Giolla Chainnigh a demandé d’être dispensé de toute obligation de porter un toast ou de rendre hommage à la Reine à titre de chef d’État du Canada, de saluer ou de rendre les honneurs au Union Jack comme symbole du Canada et de chanter ou de respecter l’hymne « God Save the Queen » comme symbole du Canada. Ces pratiques, prétend-il, sont choquantes sur le plan politique et heurtent ses opinions personnelles.

 

[5]               Sur recommandation du Comité des griefs des Forces canadiennes (le Comité), le CEMD a rejeté le grief du Capitaine Mac Giolla Chainnigh, décision à l’origine de la demande de contrôle judiciaire en l’espèce.

 

Aperçu de l’arbitrage

[6]               Le grief du Capitaine Mac Giolla Chainnigh a été déféré pour décision à l’autorité initiale, en l’occurrence le bureau du Sous-ministre adjoint, Ressources humaines (Militaire). Avant que le grief soit réglé à cet échelon, l’Officier du patrimoine des Forces canadiennes, le Major P.E. Lansey, a été consulté. Dans son rapport, le Major Lansey décrit le rôle de la Reine au sein des Forces canadiennes et il énumère plusieurs procédés et protocoles utilisés pour reconnaître le rôle de la monarchie dans le contexte militaire. 

 

[7]               Le Major Lansey relève certains éléments traditionnels du code vestimentaire et du matériel des Forces canadiennes qui témoignent d’un lien avec la Reine et il signale que tous les honneurs canadiens, notamment la Décoration des Forces canadiennes, sont décernés par la Reine. 

 

[8]               En ce qui touche les préoccupations particulières du Capitaine Mac Giolla Chainnigh, le Major Lansey fait observer que le toast à Sa Majesté, porté durant les dîners régimentaires, traduit le respect et les vœux de santé adressés au souverain régnant. Cette pratique, indique‑t‑il, s’inscrit dans la tradition, reconnue à l’échelle internationale, qui consiste à présenter des toasts de cette nature à d’autres chefs d’État invités. Le refus d’y prendre part constituerait une marque flagrante d’impolitesse et de manque de respect. 

[9]               Dans les quelques occasions où le Union Jack fait l’objet d’une reconnaissance dans les Forces canadiennes, cette reconnaissance symbolise l’appartenance du Canada au Commonwealth et l’allégeance à la Couronne. Le Major Lansey signale également que la politique des Forces canadiennes concernant l’étiquette applicable aux drapeaux suit l’orientation du ministère du Patrimoine canadien.

 

[10]           Le Major Lansey fait remarquer que le fait de jouer des hymnes royaux, y compris le God Save the Queen, dans le contexte militaire, constitue une forme d’hommage rendu à la Reine et que cette pratique est aussi suivie aux États-Unis lorsque la Reine y fait une visite officielle.

 

[11]           Le Capitaine Mac Giolla Chainnigh conteste plusieurs aspects du rapport du Major Lansey. Il déclare que pour lui [traduction] « le fait d’être associé à la monarchie est source d’embarras » et il met en cause la question de savoir si le monarque britannique [traduction] « peut prétendre à bon droit à notre loyauté ». Il expose en ces termes son objection à prendre part au Toast à la Reine :

[traduction]

[…] Je ne reconnais de loyauté qu’envers le peuple canadien. Je pourrais porter un toast à Elizabeth à titre personnel (si je la connaissais). Je pourrais porter un toast en son honneur à titre de chef d’État du Royaume-Uni, en marque de respect pour les visiteurs de ce pays. Mais je ne peux, en toute bonne foi, porter un toast en son honneur en qualité de « Reine du Canada ». Ce geste équivaudrait à reconnaître implicitement la vérité d’un principe que je crois être faux.

 

 

[12]           Le Capitaine Mac Giolla Chainnigh exprime des préoccupations semblables au sujet de l’utilisation du Union Jack et de l’hymne royal à titre de symboles canadiens, symboles qu’il considère comme personnellement blessants et importuns. 

 

[13]           Le principe sous-jacent au grief du Capitaine Mac Giolla Chainnigh est que, s’il est disposé à prendre part à ces pratiques dans la mesure où elles constituent des marques de respect envers la Reine en sa qualité de monarque du Royaume-Uni, il s’oppose à ces pratiques lorsqu’elles se rapportent aux fonctions de la Reine en tant que chef de l’État canadien et commandant en chef des Forces canadiennes. 

 

[14]           Dans sa décision relative au grief du Capitaine Mac Giolla Chainnigh, l’autorité initiale n’a pas fait droit à la position de celui-ci. Outre qu’elle a conclu que le concept de harcèlement institutionnel n’existe pas dans la politique des Forces canadiennes, l’autorité initiale a rejeté le grief au fond pour les motifs suivants : 

[traduction]

2.         […] Pour répondre à votre grief, il faut faire ressortir le lien entre deux grands concepts : le lien de la Reine avec le gouvernement du Canada et les FC est clairement établi dans le document de référence C. En vertu de l’article 9, le gouvernement et le pouvoir exécutif du Canada sont expressément attribués à la Reine. L’article 17 prévoit que le Parlement du Canada sera composé de la Reine, du Sénat et de la Chambre des Communes. L’article 91 prévoit qu’il sera loisible à la Reine, de l’avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des Communes, d’adopter des lois relativement à la milice, au service militaire et au service naval et à la défense du pays, et l’article 15 attribue à la Reine le commandement en chef de toutes les forces militaires au Canada. Le rôle de la Reine par rapport au Canada est brièvement décrit dans les serments d’allégeance et de citoyenneté comme Reine du Canada. 

 

3.                  Le concept de loyauté comporte de forts sentiments de soutien ou d’allégeance, soit l’un des principaux principes des FC. La loyauté signifie que les membres des FC s’acquitteront de leurs engagements de façon à servir le mieux possible le Canada et les FC dans l’intérêt de la justice et dans le respect de la loi. Dans le contexte des FC, la loyauté et l’allégeance à la Reine et les démonstrations particulières de cette loyauté sont expressément prévues par la réglementation et les ordonnances connexes. En vertu de l’article 6.04 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes, tous les citoyens canadiens doivent, au moment de leur enrôlement dans les FC, prêter le serment ou déclarer solennellement qu’ils seront fidèles et porteront sincère allégeance à Sa Majesté la Reine Elisabeth Deux, Reine du Canada, à ses héritiers et à ses successeurs en conformité avec la loi.

 

4.                  Le document de référence D contient les directives des FC en matière de saluts militaires. Les hommages tels que le salut sont des marques officielles de respect et de courtoisie. Au Canada, le salut militaire n’est adressé qu’au souverain, au Gouverneur général, aux membres de la famille royale, aux monarchies étrangères reconnues, aux chefs d’États étrangers, au premier ministre, aux ministre et ministre adjoint de la Défense nationale, aux lieutenants-gouverneurs et aux officiers commissionnés. Les militaires du rang doivent saluer tous les officiers commissionnés, et tous les officiers doivent saluer les officiers de rang supérieur. Il ne s’agit pas d’un choix exercé par les membres des FC, mais d’une obligation. 

 

5.                  Les autres situations abordées dans le document de référence C incluent le toast porté à la Reine à l’occasion d’événements comme les dîners régimentaires et le fait de se lever durant l’interprétation du God Save the Queen. Il s’agit là de marques de respect et de loyauté envers Sa Majesté, qui ont pour but de témoigner de l’allégeance et de la loyauté des membres des FC au chef de leur armée et de l’État. La Reine est davantage qu’un monarque étranger, elle est la Reine du Canada. 

 

 

[15]           Le Capitaine Mac Giolla Chainnigh n’a pas été convaincu par les motifs justifiant le rejet de son grief et il a demandé que la question soit tranchée par l’autorité finale, soit le CEMD. Conformément à l’article 7.12 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC), le CEMD a renvoyé le grief du Capitaine Mac Giolla Chainnigh au Comité des griefs des Forces armées pour que celui-ci formule ses conclusions et ses recommandations.

 

[16]           Le 31 mai 2006, le Comité a remis son rapport, dans lequel il a recommandé le rejet du grief. Le Comité a statué que les marques de respect envers la Reine au sein des Forces canadiennes sont en harmonie avec les fonctions constitutionnelles qu’elle occupe à titre de chef de l’État et de commandant en chef de l’armée. Le Comité a aussi tranché les arguments fondés sur la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) nouvellement soulevés par le Capitaine Mac Giolla Chainnigh, appliquant l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans Roach c. Canada (Ministre d’État (Multiculturalisme et Citoyenneté)), [1994] 2 C.F. 406, 164 N.R. 370. Le Comité a conclu que son allégation d’atteinte à la liberté de religion et d’expression que lui garantissent les alinéas 2a) et b) de la Charte n’était pas étayée par une [traduction] « preuve substantielle ». Le Comité a ajouté que les préoccupations du Capitaine Mac Giolla Chainnigh fondées sur la Charte trahissaient une incompréhension fondamentale des structures de gouvernance du Canada. Le Comité semble avoir conclu que, dans le cadre d’une appréciation correcte du rôle de la Reine au Canada et auprès des Forces canadiennes, les préoccupations du Capitaine Mac Giolla Chainnigh sont anodines et ne justifient pas une protection constitutionnelle. 

 

[17]           Le CEMD a suivi la recommandation du Comité et, par lettre en date du 28 août 2006, a rejeté le grief du Capitaine Mac Giolla Chainnigh. Voici un extrait des motifs fournis par le CEMD au soutien du rejet du grief : 

[traduction]

Au terme de l’analyse de votre grief, le Comité des griefs des Forces canadiennes a conclu que vous n’avez pas fait l’objet de harcèlement et que le fait de devoir ouvertement saluer la Reine n’a pas porté atteinte à vos droits constitutionnels. Le Comité a aussi conclu que, même si vous vous opposez personnellement à rendre hommage à la Reine, les fonctions de la Reine à titre de chef de l’État s’appuient sur le droit, non sur des croyances, de sorte que les membres des FC ont l’obligation légale de respecter la position d’autorité légitime qu’occupe la Reine par rapport à eux. Je souscris à ces conclusions et je ne vois aucun motif de conclure que les marques de respect envers notre chef d’État ne sont pas tout à fait appropriées et légitimes. 

 

Quant à votre allégation particulière de harcèlement institutionnel, le Comité a jugé que votre allégation de harcèlement ne pouvait être liée à aucun motif de distinction illicite. Je partage cet avis. Le fait d’imposer aux membres des FC de se conformer à leur obligation légale de respecter l’autorité légitime ne figure pas parmi les motifs illicites énumérés à l’article 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le Comité a également conclu que l’obligation de faire des gestes manifestes de loyauté envers la Reine n’a pas porté atteinte à vos droits constitutionnels. Dans l’arrêt R. c. Locke, la Cour suprême du Canada a confirmé qu’un citoyen ne peut être dispensé de respecter la loi en invoquant sa propre échelle de valeurs. Je souscris aussi à cette conclusion. La Reine est le chef constitutionnel et juridique de l’État du Canada.

[renvois omis]

 

 

Questions en litige

[18]           Il est difficile de définir la nature exacte des reproches que le Capitaine Mac Giolla Chainnigh, dans ses observations écrites ou orales, formule contre la décision du CEMD. Dans sa forme la plus simple, l’objection du Capitaine Mac Giolla Chainnigh consiste à dire que l’obligation de saluer occasionnellement la Reine ou le Union Jack et de chanter le God Save the Queen porte atteinte à la liberté d’expression et à la liberté de religion garanties en vertu des alinéas 2a) et b) de la Charte et constitue également du harcèlement. Il soutient que la décision du CEMD sur ces questions est mal fondée en droit et est autrement déraisonnable. Il prétend notamment que le CEMD a commis une erreur en lui imposant d’établir que les politiques et les protocoles contestés lui infligent un [traduction] « poids de conscience » important. Au-delà de ces propositions de base, les arguments juridiques du Capitaine Mac Giolla Chainnigh deviennent quelque peu difficiles à suivre. Une grande partie de ses observations additionnelles portent sur ce qu’il perçoit être des incohérences dans les structures constitutionnelles et les structures de gouvernance canadiennes, desquelles découle sa désaffection. Ainsi, il affirme que, bien que la Reine soit le chef d’État du Canada sur les plans juridique et constitutionnel, elle n’a pas un droit « naturel » d’exercer ces fonctions. Il déclare aussi qu’il n’y a aucune définition claire des pouvoirs de la Reine au sein des Forces canadiennes et que lui-même et d’autres personnes sont gênés et déconcertés au sujet de ce rôle. Par exemple, il se demande si la Reine pourrait ordonner aux Forces canadiennes de se battre si ce vœu ne correspondait pas à celui du Parlement canadien et il avance qu’un conflit d’intérêts pourrait survenir si le Royaume-Uni [traduction] « devait envahir le Canada ». Il assure aussi que les distinctions de classe fondées sur l’hérédité et le symbolisme monarchiste sont incompatibles avec les valeurs canadiennes. Enfin, il soutient que démocratie et monarchie sont des concepts opposés qui, en dépit du modèle canadien de monarchie constitutionnelle, ne peuvent être conciliés. De l’avis du Capitaine Mac Giolla Chainnigh, le CEMD a aussi commis des erreurs en ne répondant pas de façon décisive à ces questions de première importance et en faisant autrement preuve d’incompréhension envers ses préoccupations ou en les minimisant.

 

[19]           Quant à la question de liberté religieuse, le Capitaine Mac Giolla Chainnigh soutient que les règles britanniques de succession au trône fondées sur la religion ne correspondent pas aux valeurs canadiennes, mais au-delà de cette assertion, il n’indique pas comment on a porté atteinte à ses opinions ou pratiques religieuses, le cas échéant.

 

[20]           Pour situer quelque peu les arguments du Capitaine Mac Giolla Chainnigh, je décrirais comme suit les questions auxquelles la Cour doit répondre :

a)      Le CEMD a-t-il commis une erreur de droit en concluant que l’application universelle des politiques et protocoles contestés ne porte pas atteinte aux droits garantis au Capitaine Mac Giolla Chainnigh en vertu de l’article 2 de la Charte?

b)      Le CEMD a-t-il commis une erreur de droit en concluant que l’application au Capitaine Mac Giolla Chainnigh des politiques et protocoles contestés ne constitue pas une forme de harcèlement?

c)      La décision du CEMD de ne pas exempter le Capitaine Mac Giolla Chainnigh de l’application des politiques et protocoles contestés est-elle raisonnable, compte tenu de toutes les circonstances?

 

Analyse

La norme de contrôle

[21]           En ce qui touche les questions de droit, les parties conviennent que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision correcte. Je suis d’accord. Toutefois, il convient manifestement de faire preuve d’une certaine retenue à l’égard des conclusions de fait et de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du CEMD. Pour ces questions, je ferais mienne l’analyse éclairée de ma collègue, la juge Carolyn Layden-Stevenson, dans Armstrong c. Canada (Procureur général), 2006 CF 505, 291 F.T.R. 49, et soulignerais notamment le passage de conclusion suivant :

37     Si je soupèse les facteurs, je conclus que, quant aux conclusions de fait, la norme de contrôle applicable est celle qui est énoncée dans la Loi sur les Cours fédérales, à savoir que ces conclusions sont susceptibles de révision uniquement si elles sont erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans qu’il soit tenu compte des éléments de preuve. Cela correspond à la norme de la décision manifestement déraisonnable. À tous les autres égards, la décision du CEMD (soit en l’espèce l’Autorité des griefs) est assujettie à un examen selon la norme de la décision raisonnable. Voir : McManus c. Canada (Procureur général), [2005] A.C.F. no 1571, 2005 CF 1281, paragraphes 14 à 20.

 

 

Le cadre législatif et réglementaire

[22]           Le rôle de la Reine au sein des Forces canadiennes est établi par la Constitution et par la loi. L’article 15 de la Loi constitutionnelle de 1867 attribue à la Reine le « commandement en chef » des forces militaires et navales du Canada. L’article 14 de la Loi sur la défense nationale édicte que les Forces canadiennes sont les forces armées de « Sa Majesté ».

 

[23]           Les pratiques et protocoles à l’origine du grief du Capitaine Mac Giolla Chainnigh sont prescrits par les politiques écrites des Forces canadiennes adoptées sous l’autorité conférée au CEMD par le paragraphe 18(2) de la Loi. Les pratiques qui exigent que les membres témoignent leur respect et leur allégeance à la Reine sont désignées sous le nom de « saluts militaires ». Les saluts militaires sont des marques officielles de respect et de courtoisie jugées indispensables à la discipline du service. Dans le Manuel de l’exercice et du cérémonial des Forces canadiennes, le salut est décrit comme une marque de respect traditionnelle essentielle. Cette forme d’hommage doit être rendue par les militaires au souverain, au gouverneur général, aux membres de la famille royale, aux membres d’une monarchie étrangère reconnue, aux chefs d’État ou de gouvernement étrangers, au premier ministre, au ministre et au ministre adjoint de la Défense nationale, aux lieutenants‑gouverneurs et aux officiers commissionnés. Le salut doit aussi être adressé au personnel de rang supérieur, et il est alors rendu.

 

[24]           La politique sur les décorations, les drapeaux et la structure patrimoine des Forces canadiennes prévoit l’ordre et la forme des toasts qui doivent être portés à la Reine et à d’autres chefs d’État. Lors des dîners régimentaires, on porte un toast à « la santé de Sa Majesté la Reine ». Un toast semblable doit être porté en l’honneur d’un officier ou d’un autre invité de marque qui représente officiellement un État étranger lors d’un dîner régimentaire. Les dispositions de cette politique reconnaissent aussi l’utilisation du Union Jack (à titre accessoire au drapeau national) comme symbole de l’appartenance du Canada au Commonwealth et de l’allégeance à la Couronne. L’interprétation du God Save the Queen comme hymne royal du Canada est approuvée dans certaines circonstances, tout particulièrement durant la présentation du toast à Sa Majesté lorsqu’un orchestre est présent.

 

[25]           Pour ce qui est des allégations du Capitaine Mac Giolla Chainnigh en matière de liberté de religion et de liberté d’expression, les dispositions pertinentes sont l’article 1 ainsi que les alinéas 2a) et 2b) de la Charte :

Garantie des droits et libertés:

 

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

 

Libertés fondamentales :

 

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :  

 

a) liberté de conscience et de religion;  

 

b) liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

 

[…]

 

Guarantee of Rights and Freedoms: 

 

1. The Canadian Charter of Rights and Freedoms guarantees the rights and freedoms set out in it subject only to such reasonable limits prescribed by law as can be demonstrably justified in a free and democratic society.

 

 

Fundamental freedoms:

 

2. Everyone has the following fundamental freedoms:

 

a) freedom of conscience and religion;

 

b) freedom of thought, belief, opinion and expression, including freedom of the press and other media of communication;

 

[….]

 

 

 

L’allégation relative à la liberté d’expression

[26]           Bien que bon nombre des raisons invoquées par le Capitaine Mac Giolla Chainnigh pour contester l’obligation de saluer la Reine soient douteuses, non prouvées ou susceptibles d’être réfutées, il reste qu’il s’agit apparemment de convictions profondes et sincères qui, peut-on soutenir, jouissent de la protection accordée par l’alinéa 2b) de la Charte. Toutefois, le CEMD n’a pas reconnu que la liberté d’expression du Capitaine Mac Giolla Chainnigh avait été enfreinte. Cette conclusion s’appuie sur une interprétation légitime du jugement rendu à la majorité dans l’arrêt Roach, précité. Dans Roach, la Cour devait statuer sur la question de savoir si l’obligation de prêter le serment d’allégeance à la Reine pour obtenir la citoyenneté canadienne pouvait constituer une atteinte à la liberté d’expression de M. Roach. Les juges majoritaires ont déclaré que l’obligation de prononcer le serment d’allégeance dans ces circonstances ne pouvait jamais constituer une violation sur le plan constitutionnel :

7     Étant donné que l’appelant ne prône pas de changements à caractère révolutionnaire (c’est-à-dire des changements qui seraient contraires à la Constitution même), sa liberté d’expression (alinéa 2b)), sa liberté de réunion pacifique (alinéa 2c)) et sa liberté d’association (alinéa 2d)) ne sauraient être vraisemblablement limitées par son serment d’allégeance, car la prestation du serment d’allégeance n’a aucune incidence négative sur l’exercice de ces libertés. Le fait que le serment « personnifie » une disposition particulière de la Constitution n’a aucune importance sur le plan constitutionnel, puisque cette personnification découle de la Constitution elle‑même. Comme l’a dit le professeur Frank MacKinnon dans The Crown in Canada, Glenbow-Alberta Institute, 1976, à la page 69, [traduction] « Elizabeth Deux est l’expression personnifiée de la Couronne du Canada ». Même ainsi personnifiée, cette partie de la Constitution qui concerne la Reine peut être modifiée; il est donc possible de prôner librement sa modification de façon compatible avec le serment d’allégeance, que ce soit par l’exercice de la liberté d’expression, de la liberté de réunion pacifique ou de la liberté d’association.

 

8     Ces motifs suffisent pour trancher la contestation, par l’appelant, du serment d’allégeance sur la base de l’article 2 de la Charte. Aucun fait ne pourrait être allégué à l’appui des prétentions de l’appelant. Il est « manifeste » et « au-delà de tout doute » que l’appelant n’a aucune chance d’avoir gain de cause à cet égard à la suite de l’instruction.

 

[…]

 

14     Par ailleurs, le fardeau imposé à l’appelant est celui, minuscule, qui correspond au temps et à l’effort voulus pour prononcer les quelque 24 mots du serment d’allégeance. Statuer que ce fardeau constitue une entrave coercitive qui donne lieu à l’application du paragraphe 15(1) aurait, à mon avis, pour effet de banaliser la Charte.

 

15     Il va de soi que toutes les conséquences de ce serment ou de cette affirmation solennelle de quelque 24 mots (par opposition au fardeau symbolique de leur formulation) ne sont en rien négligeables. Dans leur ensemble, elles ne sont pas contraires à la Constitution mais, qui plus est, il ne serait pas exagéré de dire qu’elles sont la Constitution. Elles expriment l’intention solennelle d’adhérer à la pierre d’angle symbolique de la Constitution canadienne telle qu’elle a existé et qu’elle existe maintenant, en s’engageant ainsi à accepter notre Constitution et notre vie nationale dans leur intégralité. On pourrait difficilement accepter d’entendre l’appelant se plaindre que, pour devenir citoyen canadien, il doit donner expressément son accord à la structure fondamentale actuelle de notre pays.

 

16    Par contre, c’est aux millions des citoyens canadiens qu’il revient de décider ce que notre pays deviendra avec le temps, comme je l’ai indiqué relativement à l’article 2 de la Charte; l’appelant pourra participer à ce processus, si seulement il s’autorise à le faire. Il ne peut utiliser son idéal d’une Constitution républicaine pour nier en droit la légitimité de la forme de gouvernement déjà en place. La Constitution actuelle peut en effet évoluer pour se transformer en cette république idéale, à condition que le processus politique qui mène à cette transformation se déroule paisiblement en conformité avec la Constitution. Si l’appelant devait avoir le sentiment particulier qu’affirmer son allégeance à la Constitution existante constitue une « entrave », ce n’est pas là une entrave qui relève du droit. La Constitution, telle qu’elle existe à une époque donnée, ne peut pas être inconstitutionnelle ni créer une entrave sur le plan constitutionnel. Elle est elle-même l’ultime critère à l’aide duquel les lois, les actes et les entraves discriminatoires sont appréciés.

 

 

[27]           Dans ses motifs de dissidence, le juge Allen Linden a abordé le problème qui se pose lorsque les convictions d’une personne relativement à des principes d’ordre constitutionnel semblent être en décalage par rapport à la réalité juridique. Ainsi peut-on lire, dans le passage suivant de la décision du juge Linden : 

57     […] Si l’appelant épouse véritablement les croyances qu’il prétend siennes, il n’est peut-être pas déraisonnable de sa part d’avoir le sentiment que ce serment fait obstacle, dans une certaine mesure, à ses activités antimonarchiques. En d’autres termes, le fait qu’il prenne le serment au sérieux doit être pris au sérieux. Il se peut qu’à l’issue de l’instruction, le tribunal conclue que l’appelant a été forcé de faire un choix entre ses principes politiques et l’obtention de la citoyenneté canadienne, ce que la Charte est censée éviter. Il se peut que l’opinion de M. le juge MacGuigan soi[e] retenue. Il se peut que l’article premier de la Charte puisse ou ne puisse pas être invoqué pour justifier une violation prima facie de la Charte. Compte tenu de l’incertitude qui prévaut relativement à cette question, il serait indiqué de prendre connaissance des faits sous-jacents et d’entendre une argumentation complète en droit, fondée sur ces faits, avant de rendre une décision.

 

 

[28]           Le juge Linden a ensuite fait observer que le contenu du discours comme forme d’expression est sans pertinence à la première étape, qui consiste à déterminer si une expression est protégée par l’alinéa 2b) de la Charte : voir le paragraphe 60. Finalement, le juge n’aurait pas radié sommairement tous les aspects de la demande de M. Roach. Il aurait autorisé la poursuite de la procédure en ce qui concerne la contestation fondée sur l’alinéa 2b) de la Charte.

 

[29]           En ce qui touche l’alinéa 2b) de la Charte, je suis incapable d’établir une distinction significative entre les questions réglées dans l’arrêt Roach, précité, et celles que soulève la présente instance. Malgré la dissidence exprimée par le juge Linden, je dois, compte tenu de l’autorité du précédent, appliquer la décision des juges majoritaires dans l’arrêt Roach pour décider si la décision du CEMD est bien fondée en droit et, de ce fait, je ne peux que conclure qu’aucune erreur de droit n’a été établie.

 

[30]           Même si je fais erreur en suivant l’arrêt Roach et en concluant que, dans le présent dossier, les droits reconnus au Capitaine Mac Giolla Chainnigh en vertu de l’alinéa 2b) de la Charte ne sont pas en cause, je suis convaincu que les politiques des Forces canadiennes qui font l’objet du présent contrôle constituent une limite raisonnable dont la justification peut être démontrée et qu’elles sont, de ce fait, validées par l’article premier de la Charte. Cette conclusion s’impose lorsque l’on examine attentivement le grief du Capitaine Mac Giolla Chainnigh en procédant à une analyse de la Charte de la nature de celle qu’a faite la Cour suprême du Canada dans Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211, 81 D.L.R. (4th) 545.

 

[31]           Selon la jurisprudence relative à l’alinéa 2b) de la Charte, notamment l’arrêt Lavigne, précité, la preuve requise pour justifier une conclusion d’atteinte prima facie à la liberté d’expression d’une personne au titre de l’alinéa 2b) est peu exigeante. S’il est établi que l’objectif de la loi est de contrôler l’expression, il y a automatiquement violation de l’alinéa 2b) de la Charte : voir l’arrêt Lavigne, au paragraphe 101. 

 

[32]           La protection de la Charte peut être appliquée à toutes les formes de contrôle de l’expression par le gouvernement. Le plus souvent, on se réclame de la protection de la Charte lorsque la loi a pour effet de limiter l’expression, mais la protection de la Charte s’étend aussi aux cas où ce contrôle s’exerce en imposant l’expression : voir l’arrêt Lavigne, précité, au paragraphe 102. En d’autres termes, le droit à la liberté d’expression inclut nécessairement le droit de ne rien dire du tout. De fait, dans certains contextes, comme celui en l’espèce, le silence opposé à un discours commandé peut transmettre un message éloquent. 

 

[33]           Dans le cas présent, l’objectif des politiques et protocoles contestés était de faire exprimer au Capitaine Mac Giolla Chainnigh un message avec lequel – judicieusement ou non – il est totalement en désaccord. À supposer que cette situation suffise à constituer une atteinte prima facie à la liberté d’expression du Capitaine Mac Giolla Chainnigh, il faut ensuite examiner l’article premier de la Charte.

 

Justification en vertu de l’article premier

[34]           La deuxième étape de l’analyse fondée sur la Charte exige un examen au regard du critère établi dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, critère que la Cour suprême a réitéré dans le passage suivant de l’arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, 35 D.L.R. (4th) 1, au paragraphe 117 :

117     Pour établir qu’une restriction est raisonnable et que sa justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, il faut satisfaire à deux exigences. En premier lieu, l’objectif législatif que la restriction vise à promouvoir doit être suffisamment important pour justifier la suppression d’un droit garanti par la Constitution. Il doit se rapporter à des « préoccupations urgentes et réelles ». En second lieu, les moyens choisis pour atteindre ces objectifs doivent être proportionnels ou appropriés à ces fins. La proportionnalité requise, à son tour, comporte normalement trois aspects : les mesures restrictives doivent être soigneusement conçues pour atteindre l’objectif en question, ou avoir un lien rationnel avec cet objectif; elles doivent être de nature à porter le moins possible atteinte au droit en question et leurs effets ne doivent pas empiéter sur les droits individuels ou collectifs au point que l’objectif législatif, si important soit-il, soit néanmoins supplanté par l’atteinte aux droits […]

 

 

Je m’emploierai maintenant à appliquer ces principes aux faits de l’espèce.

 

Objectif législatif

[35]           Les protocoles que le Capitaine Mac Giolla Chainnigh trouve contestables ne constituent qu’une petite partie des règlements et politiques des Forces canadiennes en matière de saluts militaires et d’autres formes de reconnaissance officielle. Les objectifs déclarés de ces règles sont de promouvoir le respect et la loyauté, de renforcer le bon ordre et la discipline dans les rangs et d’assurer l’efficacité de la structure de commandement hiérarchique. En effet, l’obligation faite aux membres d’obéir aux ordres légitimes va de soi et n’est pas mise en cause par le Capitaine Mac Giolla Chainnigh. Il s’agit aussi de caractéristiques reconnues de la vie militaire auxquelles le Capitaine Mac Giolla Chainnigh a accepté de se plier lorsqu’il s’est engagé en 1975.

 

[36]           Je reconnais que ces règles, dont le Capitaine Mac Giolla Chainnigh demande d’être exempté, ont été établies pour répondre à des objectifs urgents et réels. À cet égard, je suis d’accord avec la description que fait le défendeur de leur objectif législatif, au paragraphe 70 de son mémoire :

[traduction]

70.       De même, tous les membres des FC sont tenus de saluer la Reine en sa qualité de commandant en chef des FC et d’obéir à tous ses ordres et commandements légitimes, parce qu’elle est leur officier supérieur. L’imposition de démonstrations de loyauté envers le commandant en chef a pour objectif de saluer symboliquement la Reine et d’exprimer la loyauté générale dont font preuve les FC en respectant les ordres donnés en son nom. Ces démonstrations de loyauté ne sont que des applications particulières de l’obligation générale faite aux militaires de saluer leurs supérieurs, obligation qui assure le maintien de l’ordre et de la discipline dans les FC afin de garantir l’exécution rapide des ordres et commandements légitimes. Cette reconnaissance routinière de la chaîne de commandement, à commencer par la Reine, qui en représente l’échelon le plus élevé, contribue au maintien d’une force militaire efficace, un objectif urgent et réel.

 

Proportionnalité

[37]           Pour remplir les conditions requises sur le plan constitutionnel, les mesures adoptées par le gouvernement doivent être raisonnables et proportionnelles à leurs effets préjudiciables. Cette partie de l’analyse exige la pondération des avantages que procurent les mesures adoptées et de l’atteinte qu’elles portent aux libertés de la personne touchée. Les mesures adoptées doivent être justes et non arbitraires, présenter un lien rationnel avec l’objectif qu’elles visent et être soigneusement conçues pour minimiser l’atteinte au droit ou aux droits en cause.

 

[38]           La Reine, bien sûr, est le chef d’État et commandant en chef constitutionnel du Canada. On ne peut sérieusement contester qu’elle occupe, en droit, le poste le plus élevé dans la hiérarchie des Forces canadiennes, même si ce rôle est symbolique. L’obligation faite aux membres des Forces canadiennes de manifester leur respect mutuel et la loyauté à leurs commandants est indispensable au maintien du bon ordre et de la discipline. Il va de soi que l’imposition de marques de respect et de loyauté envers la Reine constitue un composant raisonnable du régime général mis en place pour assurer le bon ordre et la discipline dans les rangs.  

 

[39]           En comparaison, l’obligation occasionnelle imposée au Capitaine Mac Giolla Chainnigh d’exprimer loyauté et respect à la Reine en sa qualité de chef d’État et de commandant en chef n’est pas particulièrement exigeante. Les gestes imposés ne dénotent nullement que le Capitaine Mac Giolla Chainnigh est d’accord avec le régime constitutionnel actuel. Dans les limites étendues de la liberté politique qui existe au Canada, il est libre de préconiser un changement politique et constitutionnel pacifique à la mesure de ses opinions antimonarchiques. D’ailleurs, le dossier révèle que les plaintes du Capitaine Mac Giolla Chainnigh ont été traitées avec respect et attention par les instances des Forces canadiennes depuis l’époque de son enrôlement. L’illustration la plus éloquente de son droit d’exprimer librement ses opinions vient de sa propre preuve selon laquelle, tout au long de sa carrière, il a régulièrement exprimé sa désaffection à l’égard de la monarchie britannique. Il n’allègue nullement que sa carrière a souffert des opinions qu’il a émises. Il a le grade de capitaine et, selon toute apparence, il est un membre respecté du corps professoral du Collège militaire royal. Le grief à l’origine de la présente demande semble avoir fait l’objet de toute l’attention voulue à tous les niveaux. Tous ces éléments contredisent l’argument du Capitaine Mac Giolla Chainnigh portant que sa liberté d’expression a été considérablement entravée par l’application universelle de ces règles. Il convient aussi de signaler qu’une exemption accordée au Capitaine Mac Giolla Chainnigh relativement à ces exigences ne se traduirait pas par une simple expression de neutralité de sa part. À cet égard, je partage le point de vue du Major Lansey, à savoir que le refus de prendre part aux pratiques en cause constituerait une marque d’impolitesse et un manque de respect tout à fait incompatibles avec les valeurs traditionnelles canadiennes et les protocoles internationaux reconnus.

 

[40]           Comme l’a fait remarquer la juge Bertha Wilson dans l’arrêt Edmonton Journal c. Alberta, [1989] 2 R.C.S. 1326, et comme l’a réitéré, au nom des juges majoritaires, la juge Beverly McLachlin (alors juge puînée) dans l’arrêt Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d’Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232, 71 D.L.R. (4th) 68, toutes les expressions ne méritent pas la même protection, et toutes les violations de la liberté d’expression ne sont pas également graves. Le droit de se montrer fâché, peu judicieux ou impoli, même dans le contexte politique, n’est pas, à mon avis, une forme d’expression très susceptible de se voir reconnaître protection. 

 

Lien rationnel

[41]           Il existe un lien rationnel manifeste entre les objectifs énoncés ci-dessus et les méthodes retenues pour les atteindre. Toute structure de gestion efficace suppose des règles de respect et d’étiquette universelles. Dans le milieu militaire, la loyauté et le respect sont des composants essentiels de la structure de commandement. L’exigence selon laquelle tous les membres doivent périodiquement exprimer cette loyauté et ce respect les uns envers les autres et, en particulier, à l’égard de leurs supérieurs, contribue à consolider ces principes fondamentaux. 

 

Atteinte minimale

[42]           Si le Capitaine Mac Giolla Chainnigh semble reconnaître la légitimité juridique de la Reine à titre de « souverain habilité », il soutient qu’elle n’a aucun droit « naturel » d’occuper quelque fonction d’importance sur le plan constitutionnel au Canada et que, partant, elle ne devrait pas faire l’objet de reconnaissance au sein des Forces canadiennes. En raison de ces opinions personnelles, il souhaite être exempté de toute obligation de participer aux démonstrations ouvertes de loyauté envers la monarchie ou envers le cérémonial applicable à la monarchie. Autrement dit, il estime qu’il ne devrait pas être assujetti aux politiques des Forces canadiennes qui obligent les militaires à manifester loyauté et respect au chef d’État du Canada, leur commandant en chef. Même s’il ne le formule pas clairement, le Capitaine Mac Giolla Chainnigh semble dire que l’application universelle de ces politiques et protocoles est une mesure superflue et excessive en réponse aux impératifs d’ordre et de discipline. Il soutient par contre explicitement que le droit des membres de choisir de ne pas y participer, du moins pour les motifs qu’il fait valoir, représente une approche plus raisonnable, que le CEMD aurait dû retenir.

 

[43]           L’une des difficultés évidentes auxquelles se heurte la reconnaissance du droit à l’exemption individuelle prônée par le Capitaine Mac Giolla Chainnigh est qu’elle créerait un précédent dont pourraient se réclamer d’autres militaires pour choisir de ne pas participer à ces protocoles ou à d’autres protocoles, pour toutes sortes de raisons, politiques ou autres. Un tel contexte conduirait à une situation chaotique, qui poserait des problèmes insurmontables et compromettrait entièrement le maintien du bon ordre et de la discipline indispensables au fonctionnement efficace des Forces canadiennes. On peut penser que, forts d’un tel précédent, des membres pourraient refuser de se soumettre aux manifestations de respect envers d’autres dignitaires ou chefs d’État ou de saluer des officiers supérieurs, en invoquant des convictions personnelles semblables. Interrogé à ce sujet, le Capitaine Mac Giolla Chainnigh a été incapable de proposer un fondement plausible pour justifier de lui accorder un privilège dont ne disposeraient pas aussi d’autres membres qui pourraient choisir de ne pas participer à différentes occasions, pour diverses raisons. Le problème est qu’il n’existe tout simplement pas de ligne de démarcation claire qui permette de distinguer les opinions politiques du Capitaine Mac Giolla Chainnigh des convictions d’autres membres des FC qui, pour diverses raisons, pourraient souhaiter ne pas prendre part à ces protocoles ou à d’autres protocoles semblables.

 

[44]           Je ne saurais, par conséquent, accepter que l’application universelle des règles en cause est excessive par rapport aux objectifs qu’elles visent. Ne pas exiger leur application universelle aurait pour effet de nuire sérieusement à ces objectifs, et il était donc raisonnable de la part du CEMD de refuser de créer des exceptions. Tout régime autorisant une exception ad hoc comporterait aussi un élément d’arbitraire et d’injustice, ce qui, naturellement, constitue une question distincte dans toute analyse en vertu de l’article premier. 

 

L’argument fondé sur la liberté religieuse

[45]           L’arrêt Roach, précité, répond pleinement à l’argument du Capitaine Mac Giolla Chainnigh selon lequel l’obligation de participer au toast à Sa Majesté ou à l’interprétation du God Save the Queen porte atteinte à la liberté religieuse que lui garantit l’alinéa 2a) de la Charte, et l’application de cette décision par le CEMD dans les circonstances ne comporte aucune erreur.

 

[46]           Le seuil de preuve nécessaire pour donner lieu à l’application de l’alinéa 2a) de la Charte est bien établi. Le juge Frank Iacobucci l’a clairement exposé dans l’arrêt Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004 CSC 47, [2004] 2 R.C.S. 551, aux paragraphes 56 à 59 :

56     Par conséquent, à la première étape de l’analyse de la liberté de religion, la personne qui présente un argument fondé sur cette liberté doit démontrer (1) qu’elle possède une pratique ou une croyance qui est liée à la religion et requiert une conduite particulière, soit parce qu’elle est objectivement ou subjectivement obligatoire ou coutumière, soit parce que, subjectivement, elle crée de façon générale un lien personnel avec le divin ou avec le sujet ou l’objet de sa foi spirituelle, que cette pratique ou croyance soit ou non requise par un dogme religieux officiel ou conforme à la position de représentants religieux; (2) que sa croyance est sincère. Ce n’est qu’une fois cette démonstration faite que la liberté de religion entre en jeu.

57     Dès que l’intéressé a démontré, suivant les étapes que je viens de décrire, que sa liberté de religion était en jeu, le tribunal doit déterminer si l’entrave à l’exercice de ce droit est suffisante pour constituer une atteinte à la liberté de religion garantie par la Charte québécoise (ou la Charte canadienne).

 

58     De façon plus particulière, comme l’a indiqué la juge Wilson dans ses motifs de dissidence dans l’arrêt Jones, précité, p. 314 :

 

L’alinéa 2a) n’oblige pas le législateur à n’entraver d’aucune manière la pratique religieuse. L’action législative ou administrative dont l’effet sur la religion est négligeable, voire insignifiant, ne constitue pas à mon avis une violation de la liberté de religion. [Je souligne.]

 

L’alinéa 2a) de la Charte canadienne n’interdit que les entraves ou obstacles à une pratique religieuse qui ne sont pas négligeables. Cette position a été confirmée et adoptée par le juge en chef Dickson, qui s’exprimait pour la majorité dans Edwards Books, précité, p. 759 :

 

Toute entrave coercitive à l’exercice de croyances religieuses relève potentiellement de l’al. 2a).

 

     Cela ne veut pas dire cependant que toute entrave à certaines pratiques religieuses porte atteinte à la liberté de religion garantie par la Constitution. […] L’alinéa 2a) n’exige pas que les législatures éliminent tout coût, si infime soit-il, imposé par l’État relativement à la pratique d’une religion. Autrement, la Charte offrirait une protection contre une mesure législative laïque aussi inoffensive qu’une loi fiscale qui imposerait une taxe de vente modeste sur tous les produits, y compris ceux dont on se sert pour le culte religieux. À mon avis, il n’est pas nécessaire d’invoquer l’article premier pour justifier une telle mesure législative. […] La Constitution ne protège les particuliers et les groupes que dans la mesure où des croyances ou un comportement d’ordre religieux pourraient être raisonnablement ou véritablement menacés. Pour qu’un fardeau ou un coût imposé par l’État soit interdit par l’al. 2a), il doit être susceptible de porter atteinte à une croyance ou pratique religieuse. Bref, l’action législative ou administrative qui accroît le coût de la pratique ou de quelque autre manifestation des croyances religieuses n’est pas interdite si le fardeau ainsi imposé est négligeable ou insignifiant : voir à ce sujet l’arrêt R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, le juge Wilson, à la p. 314. [Je souligne.]

 

59     Par conséquent, le demandeur n’a qu’à démontrer que la disposition législative ou contractuelle (ou la conduite) contestée entrave d’une manière plus que négligeable ou insignifiante sa capacité d’agir en conformité avec ses croyances religieuses. Il faut maintenant déterminer ce que cela signifie.

 

 

[47]           Le Capitaine Mac Giolla Chainnigh n’a pas démontré comment l’obligation de porter un toast à la Reine, de saluer le Union Jack ou de chanter le God Save the Queen entraverait ses croyances ou pratiques religieuses; aussi n’a-t-il pas satisfait au seuil de preuve nécessaire pour établir l’existence prima facie d’une violation de la Charte. Le fait que les héritiers de la Couronne britannique adhèrent à certains principes confessionnels n’a aucune incidence, en dehors de la famille royale, sur les croyances ou les pratiques religieuses de quiconque, et rien, dans les politiques des Forces canadiennes, ne donne à penser que les marques prescrites d’expression de loyauté à la Reine ont quelque connotation religieuse que ce soit. Dans les circonstances, il serait généreux de dire que les intérêts religieux non définis du Capitaine Mac Giolla Chainnigh ont été entravés, fût-ce de façon insignifiante. L’allégation du Capitaine Mac Giolla Chainnigh selon laquelle le CEMD et le Comité ont commis une erreur sur cette question en l’obligeant à démontrer l’existence d’une « entrave coercitive » relève d’une mauvaise interprétation de l’emploi de ce terme dans la jurisprudence pertinente. L’« entrave coercitive » signifie tout simplement que l’immixtion dans les croyances religieuses doit être plus qu’insignifiante : voir Schachtschneider c. Canada, [1994] 1 C.F. 40 (CAF), aux pages 65 et 66. Je suis convaincu que la décision du CEMD sur cette question est correcte et que le Capitaine Mac Giolla Chainnigh n’a pas satisfait au fardeau qui lui incombait de prouver une atteinte à sa liberté de religion.

 

Harcèlement

[48]           Étant donné que les politiques et protocoles en cause sont valides sur le plan constitutionnel, qu’ils ne dérogent pas aux droits de la personne et que la décision du CEMD d’en exiger l’application universelle à tous les membres des Forces canadiennes est à la fois légitime et raisonnable, il s’ensuit nécessairement qu’ils ne peuvent constituer une forme de harcèlement institutionnel. 

 

Conclusion

[49]           Il ressort de tout ce qui précède que les mesures contestées sont raisonnables, qu’on peut en démontrer la justification et que la décision du CEMD était à la fois bien fondée en droit et raisonnable. La question de savoir s’il est judicieux de la part du Canada de conserver ses liens avec la monarchie britannique doit être débattue et réglée dans les milieux politiques. Depuis sa création, le Canada a effectué plusieurs changements législatifs et constitutionnels qui ont diminué la dépendance et les liens historiques du Canada vis-à-vis de la Couronne britannique. Ces changements relèvent essentiellement d’un processus politique et démocratique stimulé par un consensus en constante évolution dans les institutions canadiennes. Il reste cependant que nos liens actuels avec la monarchie britannique sont inscrits dans la Constitution et qu’à moins que cette situation ne soit modifiée, il est légitime que l’on puisse exiger dans certaines circonstances, au sein de nos structures institutionnelles, l’expression de marques de respect et de loyauté envers la Couronne.

 

[50]           Je ne peux penser à aucune institution canadienne où l’expectative de loyauté et de respect envers la Reine pourrait être plus importante que dans les Forces canadiennes. Il existe, dans le cadre de l’emploi militaire (et, à vrai dire, dans le cadre de tout emploi), des occasions où l’institution peut exiger que ses employés respectent certaines normes de décorum et de respect, et où le défaut ou le refus de se conformer à ces normes justifiera l’imposition d’une sanction disciplinaire. Cela est particulièrement évident dans un contexte de gestion de commandement et de gestion de contrôle. Que la situation plaise ou non au Capitaine Mac Giolla Chainnigh, la Reine est le commandant en chef et le chef d’État du Canada. Le refus de témoigner loyauté et respect envers la Reine lorsque la politique des Forces canadiennes l’exige ne constituerait pas seulement l’expression d’un grave manque de respect et d’une grande impolitesse; il manifesterait également une résistance à souscrire à des structures de commandement hiérarchiques légitimes qui sont essentielles à la bonne discipline. Par conséquent, la décision du CEMD, dans le cadre des dispositions constitutionnelles actuelles du Canada, constituait la seule réponse rationnelle possible au grief du Capitaine Mac Giolla Chainnigh. 

 

[51]           Même si j’entretenais quelque doute quant à la nécessité et quant à la valeur des pratiques contestées en l’espèce (ce qui n’est pas le cas), je devrais néanmoins confirmer la décision du CEMD. En effet, il est préférable, en l’espèce comme dans la plupart des cas, de laisser l’adoption et l’application des normes visant le bon ordre au sein des Forces canadiennes à l’appréciation experte des personnes chargées de l’assurer.

 

Dépens

[52]           Le défendeur a sollicité les dépens et, puisqu’il a gain de cause dans le présent contrôle judiciaire, il convient d’adjuger les dépens en sa faveur suivant la colonne II.

 

 


 

JUGEMENT

 

            LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée avec dépens en faveur du défendeur suivant la colonne II.

 

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T-1809-06

 

INTITULÉ :                                                   ARALT MAC GIOLLA CHAINNIGH

                                                                        c.

                                                LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU

                                                CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 20 SEPTEMBRE 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 21 JANVIER 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Aralt Chainnigh

Tél. : 613-541-6000, poste 6042

Téléc. : 613-541-6040

 

POUR SON PROPRE COMPTE

Gregory Tzemenakis et

Agnieszka Zagorska

Tél. : 613-957-4782/948-7424

Téléc. : 613-954-1920

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Non représenté

 

POUR LE DEMANDEUR

Ministère de la Justice

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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