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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20080118

Dossier : IMM-713-07

Référence : 2008 CF 67

Ottawa (Ontario), le 18 janvier 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

THAVAM SINNASAMY

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision faisant suite à l’examen des risques avant renvoi (l’ERAR) dans laquelle l’agente a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à une menace ou à un risque au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). L’agente d’ERAR a conclu que le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur (la PRI) à Colombo et, cela étant, sa demande a été rejetée. Pour les motifs ci‑après énoncés, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.

 

LES FAITS

[2]               Âgé de 46 ans, le demandeur est un Tamoul citoyen du Sri Lanka. Il vient de Jaffna dans le Nord du pays. Il allègue avoir été torturé à plusieurs reprises et avoir été victime de violation des droits de la personne aux mains de l’armée sri‑lankaise (l’ASL) et des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET).

 

[3]               Plus précisément, le demandeur a été arrêté, détenu et torturé par l’ASL pendant deux semaines, au mois de novembre 1997. Il affirme qu’il craignait les TLET et qu’il a été contraint d’accéder à leurs demandes, ce qui a entraîné sa seconde arrestation par l’ASL, le 21 décembre 1999. Le demandeur affirme avoir alors été torturé et menacé de mort. Il a finalement été mis en liberté le 11 février 2000 après avoir versé un pot-de-vin aux policiers.

 

[4]               Selon sa première demande d’ERAR signée le 2 décembre 2006, le demandeur a quitté le Sri Lanka et s’est rendu en Allemagne en 1994, où il a demandé l’asile. Sa demande d’asile a été rejetée. Le demandeur s’est ensuite enfui aux États‑Unis, au mois de février 2000. Le 10 août 2000, il est arrivé au Canada et il a demandé l’asile au point d’entrée.

 

[5]               Le 22 janvier 2002, la Section du statut de réfugié a conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. Le demandeur a demandé le contrôle judiciaire de cette décision, mais sa demande a été rejetée. Le demandeur a ensuite demandé un ERAR, demande qui a été rejetée le 24 juillet 2006. Après que la Cour eut accueilli la requête que le demandeur avait présentée en vue d’obtenir un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, le demandeur a demandé un second ERAR le 22 décembre 2006.

 

[6]               Le demandeur craint de retourner au Sri Lanka, étant donné qu’il est Tamoul et qu’il est né à Jaffna. Il craint d’être persécuté par les TLET, l’ASL, la police et les milices tamoules pro‑gouvernementales s’il devait retourner dans son pays. La détention, la torture, les blessures et le meurtre sont certaines des craintes qu’aurait le demandeur. Le demandeur déclare qu’il serait particulièrement vulnérable à cause de son état physique fragile.

 

[7]               Comme sa femme est détenue pour possession d’un faux passeport depuis son retour au Sri Lanka, le demandeur croit aussi qu’il serait arrêté sans délai une fois que les autorités auront appris qu’ils forment un couple marié.

 

[8]               Le demandeur a refusé de se joindre aux TLET, mais il soutient qu’il peut être victime d’extorsion, recruté, contraint d’exécuter un travail forcé ou persécuté à Colombo, où les TLET se livrent [traduction] « légalement » à leurs activités. En outre, le demandeur ne serait pas en mesure de retourner chez lui, dans le Nord, étant donné que l’accès aux routes et les conditions de vie y sont difficiles.

 

[9]               Le demandeur affirme qu’étant donné qu’il est à l’extérieur du Sri Lanka depuis 1994, la police le soupçonnera d’être un partisan des TLET, ce qui entraînera également sa persécution.

 

[10]           Le demandeur affirme également qu’il ne peut pas se réclamer de la protection de l’État, étant donné que l’État est un agent de persécution, qu’il est corrompu et qu’il ne protège pas les Tamouls. En outre, le demandeur affirme qu’il ne dispose d’aucune PRI au Sri Lanka. Enfin, il craint de retourner aux Etats-Unis, car il y serait probablement détenu et ensuite expulsé au Sri Lanka.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

[11]           L’agente d’ERAR a commencé son analyse en évaluant l’admissibilité de la preuve. Elle a relevé que les nombreux documents sur la situation au pays étaient d’une nature générale et qu’ils ne démontraient pas l’existence d’un risque personnalisé. Elle a également examiné les Conseils aux voyageurs préparés par le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (les conseils du MAECI), selon lesquels les voyages non essentiels à Sri Lanka devraient être limités, et elle a conclu que cela ne s’appliquait pas aux ressortissants étrangers.

 

[12]           En ce qui concerne la lettre rédigée par le médecin du demandeur, l’agente d’ERAR a déclaré qu’elle était incomplète et qu’elle n’était pas utile étant donné qu’il n’y était pas fait mention des traitements suivis par le demandeur, de la durée prévue des traitements et de la gravité de ses blessures.

 

[13]           De plus, l’agente d’ERAR a accordé peu de valeur probante à la lettre dans laquelle l’avocat sri‑lankais donnait des détails au sujet de l’arrestation et de la détention de la femme du demandeur. De fait, l’agente a conclu que la lettre était illisible, de piètre qualité et renfermait des fautes d’orthographe. Elle a signalé que rien n’indiquait de quelle façon le demandeur en avait pris possession. En outre, l’agente d’ERAR ne pouvait pas voir pourquoi le demandeur serait détenu par suite de l’arrestation de sa femme pour possession d’un faux passeport.

 

[14]           L’agente d’ERAR a ensuite rejeté la demande présentée par le demandeur. De fait, elle estimait que le profil du demandeur ne correspondait pas à celui des personnes exposées à une menace ou à un risque aux mains des TLET, soit les jeunes Tamouls exerçant une profession, les hommes d’affaires tamouls, les politiciens tamouls et les militants pro‑tamouls.

 

[15]           L’agente d’ERAR a reconnu que la violence à l’endroit des Tamouls avait augmenté, mais elle estimait que le gouvernement sri‑lankais était capable de protéger le demandeur dans les régions qu’il contrôlait, en l’occurrence le Sud et l’Ouest du pays. L’agente d’ERAR a admis que la sécurité et les restrictions imposées à la liberté de circulation, ainsi que les conditions de vie difficiles, posaient des problèmes dans les régions contrôlées par les LTTE, mais elle a conclu que le demandeur disposait d’une PRI valable à Colombo.

 

[16]           Après avoir examiné la preuve documentaire, l’agente a conclu que le demandeur serait probablement arrêté et détenu brièvement à Colombo, par suite de mesures de sécurité prises périodiquement par le gouvernement. Toutefois, elle a conclu que de telles mesures ne constituaient pas de la persécution étant donné qu’elles étaient mises en place afin d’empêcher les troubles et de combattre le terrorisme.

 

[17]           L’agente a également conclu qu’il n’existait aucune preuve corroborante à l’appui de l’argument du demandeur selon lequel il serait considéré comme un sympathisant des TLET étant donné qu’il avait depuis longtemps quitté le pays. L’agente doutait également de la prétendue crainte du demandeur de retourner aux États‑Unis étant donné qu’elle ne pouvait pas trouver de raisons ou de preuves à l’appui de l’allégation selon laquelle le demandeur serait traité différemment des autres demandeurs déboutés.

 

[18]           L’agente d’ERAR a conclu qu’il ne serait pas déraisonnable de s’attendre à ce que le demandeur s’établisse à Colombo, où ses déplacements ne seraient pas assujettis à des restrictions. L’agente a réitéré que la violence va en augmentant dans le Nord et dans l’Est du pays, mais elle a néanmoins conclu que le demandeur disposerait d’une PRI valable à Colombo, ville contrôlée par le gouvernement, celui‑ci étant capable de protéger le demandeur. L’agente a fait remarquer que la preuve documentaire montre que le Sri Lanka est instable, mais elle a mentionné que le demandeur n’avait pas soumis de preuves à l’appui d’un risque personnalisé.

 

LES POINTS LITIGIEUX

[19]           Le demandeur a soulevé un certain nombre de points litigieux au sujet de la décision de l’agente d’ERAR, dont certains sont plus importants et tirent plus à conséquence que d’autres. J’examinerai donc les arguments du demandeur qui sont, selon moi, les plus convaincants, en vue de donner des directives au commissaire qui réévaluera en fin de compte le dossier du demandeur. Ces arguments se rapportent aux aspects suivants de la décision ici en cause :

·           Les détentions de brève durée liées à la sécurité constituent‑elles de la persécution?

·           L’agente d’ERAR a-t-elle appliqué la bonne norme dans son analyse fondée sur l’article 96?

·           L’agente d’ERAR a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la preuve?

·           Le droit du demandeur à l’équité procédurale a‑t‑il été violé du fait que l’agente d’ERAR s’est fondée sur la preuve concernant le pays, obtenue au moyen d’une recherche indépendante?

 

 

L’ANALYSE

 

[20]           La décision d’un agent d’ERAR, considérée dans son ensemble, doit être évaluée selon la norme de la décision raisonnable simpliciter, comme il a été conclu dans la décision Figurado c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 347. Ceci dit, chaque conclusion particulière doit être examinée selon sa nature. Compte tenu de l’expertise des agents d’ERAR en matière d’examen des risques, les conclusions de fait que ceux‑ci tirent doivent être examinées selon la norme de la décision manifestement déraisonnable, alors que les questions mixtes de fait et de droit seront examinées selon la norme de la décision raisonnable, et que les questions de droit, selon la norme de la décision correcte : Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 437; Raza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1385; Choudry c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 239.

 

[21]           Le demandeur allègue qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale du fait que l’agente d’ERAR s’est fondée sur la preuve documentaire qu’elle a trouvée au moyen d’une recherche indépendante. La question ne nécessite pas une analyse pragmatique et fonctionnelle. La Cour devra uniquement décider si la procédure suivie par l’agente d’ERAR satisfait aux exigences en matière d’équité procédurale : voir, par exemple, Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404; S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539.

 

A) Les détentions de brève durée

[22]           L’agente d’ERAR a reconnu que le demandeur serait probablement détenu pour de brèves périodes par suite de mesures de sécurité mises en œuvre par le gouvernement, mais elle a conclu que cela ne constituait pas de la persécution. Voici ce qu’elle a écrit :

[traduction]

Les mesures de sécurité périodiques sont bien connues des résidents; tous les résidents, y compris les Cinghalais, sont régulièrement arrêtés et soumis à des contrôles. Ce sont les jeunes Tamouls, en particulier ceux qui viennent d’arriver à Colombo depuis les districts du Nord et de l’Est, qui sont arrêtés et détenus; la plupart sont mis en liberté à la suite d’un contrôle d’identité. Il se peut que le demandeur soit arrêté et détenu brièvement à Colombo; toutefois, la Cour fédérale du Canada a conclu que de brèves détentions visant à empêcher les troubles ou à combattre le terrorisme ne constituent pas de la persécution, une menace à la vie, ou encore un traitement ou une peine cruels et inusités. Ces mesures de sécurité sont mises en œuvre pour des raisons pratiques. Selon le HCNUR, les trois groupes ethniques, les Cinghalais, les musulmans et les Tamouls, sont touchés par la violence généralisée et les conflits armés dans le Nord et l’Est du Sri Lanka.

 

(dossier de première instance, page 14)

 

 

[23]           La Cour fédérale a dit que les détentions brèves liées à la sécurité ne constituent pas toujours de la persécution, mais elle a néanmoins conclu que la situation particulière du demander doit être prise en considération. En faisant des remarques au sujet d’une conclusion de la Section de la protection des réfugiés qui est passablement semblable à celle que l’agente d’ERAR a tirée en l’espèce, le juge O’Reilly avait ceci à dire dans la décision Murugamoorthy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1114 :

[3] La Commission a analysé cet aspect de sa demande d=asile à la lumière de la jurisprudence de la Cour. Elle prétendait citer un extrait de cette jurisprudence lorsqu=elle a dit que « la Section de première instance de la Cour fédérale [...] a souligné que "de courtes détentions visant à empêcher les troubles ou combattre le terrorisme ne constituent pas de la persécution" ».

 

[…]

 

[6] Il me semble que la Commission a retenu seulement le bref énoncé mentionné ci‑dessus de son examen de la jurisprudence. Cet énoncé, qui figure dans de nombreuses décisions de la Commission (voir, par exemple, Q.W.T. (Re), [2002] D.S.S.R. no 15, au paragr. 17), est tiré de Brar et de Mahaligam, mais on peut s=interroger sur la valeur de précédent de ces décisions depuis l=arrêt Thirunavukkarasu. Je crois que l=approche qu=il faut adopter est celle qui a été décrite dans Velluppillai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l=Immigration), [2000] A.C.F. no 301 (QL) (1re inst.), au paragr. 15, où le juge Gibson reconnaît qu=en général de courtes détentions à des fins légitimes d=application de la loi ne constituent pas de la persécution. La Commission doit toutefois tenir compte également de la situation particulière du demandeur, notamment de facteurs comme son âge et ses expériences, pour décider s=il a été persécuté. Or, la Commission ne l=a pas fait dans le cas de Mme Murugamoorthy.

 

                        [7] Par conséquent, j=estime que la Commission a commis une erreur en déclarant que les arrestations de courte durée à des fins de sécurité ne peuvent constituer de la persécution, même si elles sont, comme ici, effectuées d=une manière discriminatoire. La Commission a reconnu expressément que les autorités sri‑lankaises exercent de la discrimination à l=endroit des Tamouls, et elle a conclu que la police avait effectivement agi de cette façon à l=égard de Mme Murugamoorthy.

 

 

 

[24]           La « situation particulière » ne se limite pas simplement à l’âge et aux expériences antérieures du demandeur. La Cour a également décidé que l’endroit où le demandeur est détenu, le traitement subi pendant la détention et les circonstances de la mise en liberté sont également pertinents. Étant donné que les demandes de pots‑de‑vin des policiers constituent une forme d’extorsion, ces demandes peuvent également constituer, dans certaines circonstances, de la « persécution » pour l’application de la Convention : voir Kularatnam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1122, paragraphes 10 à 13.

 

[25]           On ne m’a pas convaincu que l’agente d’ERAR a évalué d’une façon correcte la situation particulière du demandeur. L’agente ne souscrivait pas à l’avis selon lequel le demandeur était particulièrement vulnérable à cause des blessures qu’il avait subies lors d’un accident de voiture. De plus, elle a conclu que le demandeur serait capable de prouver son identité, ce qui faciliterait ses déplacements au Sri Lanka et son établissement à Colombo. Elle a ajouté ce qui suit : [traduction] « Il est raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur cherche un appui auprès des 250 000 Tamouls qui habitent la capitale » (dossier de première instance, page 15).

 

[26]           Les forces de police n’ont jamais le droit d’arrêter des gens d’une façon discriminatoire, même lorsqu’il y a état d’urgence. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’une arrestation peut comporter de la torture : voir Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 589, paragraphe 22. En l’espèce, l’agente d’ERAR n’a pas tenu compte des deux prétendues détentions arbitraires du demandeur par l’ASL et elle n’a pas tenu compte non plus du traitement subi au cours de ces détentions. L’agente n’a pas fait de remarques au sujet des divers rapports selon lesquels on utilise couramment la torture en vue de soutirer des aveux et des confessions. L’agente n’a rien dit au sujet de l’obligation des Tamouls qui habitent à Colombo de s’inscrire auprès de la police sri‑lankaise. Elle n’a pas tenu compte de l’allégation du demandeur selon laquelle la police avait recours à l’extorsion. Compte tenu de ces omissions, je suis d’avis que les conclusions que l’agente a tirées au sujet des détentions de brève durée sont manifestement déraisonnables.

 

B) La norme appliquée dans le contexte de l’analyse fondée sur l’article 96

[27]           Le demandeur affirme que l’agente d’ERAR n’a pas appliqué la bonne norme de décision dans l’analyse qu’elle a effectuée en vertu de l’article 96. Comme le défendeur l’a dit, il est vrai que l’agente était au courant de la norme à appliquer. De fait, l’agente termine son évaluation en disant ceci :

[traduction]

Compte tenu de la totalité de la preuve mise à ma disposition, je conclus qu’il n’y a pas de possibilité sérieuse que le demandeur soit victime de la persécution mentionnée à l’article 96 de la LIPR. Le demandeur peut retourner en toute sécurité à Sri Lanka afin de résider à Colombo. De même, il n’y a pas vraiment lieu de croire que le demandeur risquerait d’être torturé; et il n’y a pas raisonnablement lieu de croire que sa vie serait menacée ou que le demandeur risquerait de subir des traitements ou peines cruels et inusités tels que ceux dont il est fait mention aux alinéas 97(1)a) et b) de la LIPR, si on le renvoyait à Sri Lanka.

 

(dossier de première instance, page 22)

 

 

[28]           Il n’existe aucun doute au sujet de la norme à appliquer lorsqu’on examine les risques en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR. Pourtant, l’agente a utilisé à plusieurs reprises une norme rigoureuse en analysant les arguments du demandeur. En faisant des remarques au sujet de la lettre dans laquelle un avocat du Sri Lanka disait que la femme du demandeur est détenue par suite d’une allégation de possession d’un faux passeport, l’agente a écrit ce qui suit : [traduction] « La preuve mise à ma disposition n’établit pas que le demandeur possède un faux passeport ou qu’il sera détenu pour possession d’un tel passeport [...] En outre, le demandeur n’a pas soumis de preuve documentaire en vue d’établir qu’il serait de fait arrêté à l’aéroport à son arrivée » (dossier de première instance, page 11).

 

[29]           Plus loin, en parlant de la PRI à Colombo, l’agente a dit : [traduction] « La preuve n’établit pas que le demandeur serait ciblé par les autorités sri‑lankaises ou les TLET s’il devait s’installer dans une autre région du Sri Lanka, par exemple à Colombo » (dossier de première instance, page 21).

 

[30]           Bien sûr, le simple emploi des mots « sera » ou « serait » n’est pas en soi suffisant pour conclure que l’agente a appliqué le mauvais critère juridique, en particulier s’il s’agit d’un cas isolé. Il faut tenir compte de la décision dans son ensemble, comme la Cour l’a clairement dit à plusieurs reprises : voir, par exemple, Nabi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 325 (QL); Sivagurunathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 432. D’autre part, la simple énonciation, à la toute fin d’un examen, d’une formule type concernant le critère préliminaire à appliquer ne comble pas les lacunes constatées ailleurs dans les motifs. La présente affaire me semble se situer à la limite. Si l’agente n’avait pas commis d’autres erreurs susceptibles de contrôle, je ne pense pas que cela suffirait pour annuler sa décision. Cependant, cela vient s’ajouter aux autres problèmes que pose sa décision et, cumulativement, ces problèmes justifient certes un nouvel ERAR.

 

C) L’évaluation de la preuve

[31]           L’agente se fonde sur la Position sur le besoin de protection internationale des demandeurs d’asile du Sri Lanka, datée du mois de décembre 2006, du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le HCNUR), à l’appui de la conclusion selon laquelle le profil du demandeur ne correspond pas à celui des Tamouls de Colombo qui sont expressément ciblés. Cependant, ce document dit que [traduction] « t]outes les demandes d’asile des Tamouls venant du Nord ou de l’Est devraient être prises en considération d’une façon favorable »; « [d]es actes individuels de harcèlement ne constituent pas en tant que tels de la persécution, mais s’ils sont considérés ensemble, ils peuvent constituer cumulativement une grave violation des droits de la personne et, par conséquent, constituer de la persécution »; « [...] il n’existe aucune possibilité de refuge intérieur réaliste compte tenu de l’expansion des TLET et de l’incapacité des autorités de garantir une protection »; « [i]l importe de noter que les Tamouls originaires du Nord et de l’Est [qui sont capables de se rendre à Colombo], en particulier ceux qui viennent de régions soumises au contrôle des TLET, sont considérés par les autorités comme des membres ou des partisans potentiels des TLET et risquent davantage d’être arrêtés, détenus, enlevés ou même tués »; et « [a]ucun Tamoul venant du Nord ou de l’Est ne devrait être renvoyé de force tant que la situation au Sri Lanka ne se sera pas notablement améliorée sur le plan de la sécurité ».

 

[32]           Il est difficile de comprendre pourquoi l’agente n’a pas traité de ces constatations. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’agente a procédé à une lecture très sélective de ce document. Aucune explication n’a été donnée au sujet de la raison pour laquelle l’agente n’a pas tenu compte de ce document en concluant que le demandeur disposait d’une PRI à Colombo. Somme toute, il s’agit d’une source fort crédible et de la principale agence de protection des réfugiés au monde. Comme la Cour l’a si souvent répété, l’obligation pour l’agent de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés : Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, paragraphe 17.

 

[33]           Je suis également d’avis que l’agente a commis une erreur en accordant peu de valeur probante à la lettre d’un avocat sri‑lankais que le demandeur avait soumise, pour la simple raison qu’elle contient des fautes d’orthographe et qu’il s’agissait d’une photocopie de mauvaise qualité envoyée par télécopieur. Somme toute, il faut s’attendre à ce qu’une lettre rédigée par quelqu’un qui n’utilise peut‑être pas l’anglais sur une base périodique contienne des fautes d’orthographe. Cela ne permet pas pour autant de conclure que la lettre n’est pas authentique et qu’elle ne provient pas d’un avocat sri‑lankais. Il en va de même pour le fait qu’une partie de la lettre n’était pas lisible à cause de la mauvaise qualité de la photocopie envoyée par télécopieur.

 

[34]           Enfin, l’appelant soutient que l’agente d’ERAR a interprété d’une façon erronée les Conseils du MAECI qui recommandent aux Canadiens d’éviter tout voyage non essentiel à Sri Lanka. Il ne serait pas, selon moi, honnête de soutenir que ces conseils s’adressent simplement aux Canadiens et qu’ils ne s’appliquent pas aux citoyens de Sri Lanka; en effet, le pays est aussi dangereux pour eux qu’il l’est pour les Canadiens et les résidents permanents du Canada. Toutefois, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que cet avertissement pourrait être interprété comme visant à décourager les gens de voyager dans le Nord et l’Est seulement.

 

D) Le fait que l’agente d’ERAR s’est fondée sur un document intitulé Operational Guidance Note du ministère de l’Intérieur du Royaume‑Uni

[35]           Le demandeur soutient que son droit à l’équité procédurale a été violé du fait que l’agente d’ERAR a tenu compte d’un document émanant du ministère de l’Intérieur du Royaume‑Uni sans le lui dire et sans lui donner la possibilité de lui faire part de ses commentaires à ce sujet. Il importe de noter que ce document ne figure pas dans le cartable national de documentation de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR). En outre, il ne s’agit pas d’un rapport reconnu en matière de droits de la personne, mais d’un document de politique à l’intention des agents britanniques responsables des demandes d’asile, lequel renferme des recommandations claires au sujet de la plupart des catégories de demandes provenant du Sri Lanka examinées par les autorités du Royaume‑Uni.

 

[36]           La Cour d’appel fédérale a examiné la question à fond dans l’arrêt Mancia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 565 (QL) [Mancia]. Le juge Décary, qui avait à décider si un agent chargé de l’examen des revendications refusées au Canada contrevient au principe d’équité lorsqu’il ne divulgue pas, avant de trancher l’affaire, les documents invoqués, provenant de sources publiques, relativement à la situation générale dans un pays, a d’abord résumé la jurisprudence en énonçant les deux propositions suivantes :

[22] […] Premièrement, un demandeur est réputé savoir, grâce à son expérience du processus applicable aux réfugiés, sur quel type de preuve concernant la situation générale dans un pays l'agent d'immigration s'appuiera et où trouver cette preuve; en conséquence, l'équité n'exige pas qu'il soit informé des documents auxquels il peut avoir accès dans les centres de documentation. Deuxièmement, lorsque l'agent d'immigration entend se fonder sur une preuve qui ne se trouve normalement pas dans les centres de documentation, ou qui ne pouvait pas y être consultée au moment du dépôt des observations du demandeur, l'équité exige que le demandeur soit informé de toute information inédite et importante faisant état d'un changement survenu dans la situation générale d'un pays si ce changement risque d'avoir une incidence sur l'issue du dossier.

 

[37]           Le juge a ensuite examiné les documents en question dans ces instances et il a dit :

[26] Les documents sont du domaine public. Ils sont de nature générale et neutres, en ce qu'ils ne renvoient pas expressément à un demandeur et que le ministère ne les rédige pas ni ne cherche à les obtenir aux fins de la procédure en cause. Ils ne font pas partie des « prétentions » auxquelles un demandeur doit répondre. Ils sont accessibles et peuvent être consultés, sauf preuve du contraire, dans les dossiers, répertoires et registres des Centres de documentation. Ils sont généralement préparés par des sources dignes de confiance. Ils peuvent être répétitifs, en ce sens que, souvent, ils se limitent à répéter, confirmer ou exposer en d'autres termes la situation générale dans un pays décrite dans des documents déjà accessibles. Le fait qu'un document ne devienne accessible qu'après le dépôt des observations d'un demandeur ne signifie absolument pas qu'il contient des renseignements nouveaux ni que ces renseignements sont pertinents et qu'ils auront une incidence sur la décision. À mon avis, l'obligation de communiquer un document au demandeur se limite aux cas où un agent d'immigration s'appuie sur un document important postérieur aux observations et où ce document fait état de changements survenus dans la situation générale du pays qui risquent d'avoir une incidence sur sa décision.

 

 

[38]           En l’espèce, je crois que l’agente d’ERAR pouvait à juste titre se fonder sur la Operational Guidance Note du ministère de l’Intérieur du Royaume‑Uni concernant le Sri Lanka, étant donné qu’il s’agit d’un document accessible au public provenant d’un site Web digne de confiance et bien connu. Le fait que le rapport ne figure pas dans les documents de référence de la CISR ne veut pas dire qu’il n’est pas accessible au public. Je ne suis pas prêt à reconnaître que tous les documents qui peuvent être consultés sur Internet sont « accessibles au public » lorsqu’il s’agit de déterminer ce qu’exige l’équité dans le contexte d’un ERAR; en effet, cela imposerait un fardeau insurmontable pour le demandeur étant donné que, de nos jours, presque tout est accessible en direct, mais je suis d’avis que l’agente d’ERAR pouvait consulter le document particulier ici en cause sans en informer le demandeur. À maints égards, ce document confirme simplement la preuve disponible d’autres sources et rassemble cette preuve. Il ne révèle pas de changements nouveaux et importants dans la situation générale ayant cours dans le pays, même s’il ne correspond pas tout à fait aux constatations dont fait état le document du HCNUR. De fait, il me semble que l’erreur de l’agente d’ERAR ne consistait pas tant à tenir compte du document du ministère de l’Intérieur qu’à ne pas parler des constatations contradictoires dont fait état le HCNUR.

 

[39]           La décision à laquelle est arrivée ma collègue la juge Dawson dans l’affaire Al Mansuri c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 22 renforce ma conclusion. Les documents consultés par l’agent d’ERAR dans cette affaire‑là étaient des bulletins renfermant des lignes directrices à l’intention des agents traitant les demandes d’asile provenant de la Libye et étaient donc fort semblables au document sur lequel l’agente s’est fondée dans la présente affaire. Après avoir cité la décision rendue par le juge Décary dans l’affaire Mancia, la juge a dit que ces documents relevaient du domaine public, qu’ils étaient disponibles en ligne, qu’ils étaient diffusés par une source de renseignements reconnue et digne de confiance en ce qui concerne les conditions ayant cours dans un pays, et que leur contenu était de nature générale et neutre (voir le paragraphe 47). La juge est ensuite arrivée à la conclusion suivante :

[52] […] l’obligation d’équité ne commandait pas la divulgation des deux documents en cause, et cela pour les raisons suivantes : la nature récurrente des arguments des demandeurs à propos du risque, le fait que les deux documents étaient accessibles au public, la notoriété du Home Office du Royaume‑Uni comme source fiable de renseignements sur les conditions ayant cours dans un pays, la nature générale du contenu des deux documents en cause, et enfin le fait que des documents d’Amnesty International sur le même sujet étaient présentés par les demandeurs à l’agente d’ERAR. S’ils l’avaient voulu, les demandeurs auraient pu accéder aux documents. En conséquence, et vu le contenu des documents d’Amnesty International que les demandeurs ont produits, les demandeurs n’ont pas été privés d’une véritable occasion de présenter pleinement et équitablement leurs arguments concernant le risque.

 

 

[40]           Ces remarques s’appliquent également en l’espèce. Dans les observations qu’il a présentées à l’agente d’ERAR, l’avocat du demandeur a renvoyé à un certain nombre de reportages des médias, à des documents de Human Rights Watch et d’Amnistie internationale ainsi qu’au Rapport d’information sur le pays d’origine – Sri Lanka, du ministère de l’Intérieur du Royaume‑Uni. Dans ce contexte, il est difficile de soutenir que le demandeur n’a pas été traité d’une façon équitable compte tenu des circonstances de l’affaire. Le demandeur a présenté des observations au sujet de la preuve qui avait une incidence sur l’issue du dossier. De fait, dans la Operational Guidance Note du ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni, il est fait mention d’une façon détaillée d’autres sources publiques, et surtout des rapports sur le pays préparés par le ministère de l’Intérieur. On ne peut pas dire que ce document n’était pas accessible, qu’il était impossible de prévoir qu’il servirait de source à l’agente, et qu’il était si nouveau et si important qu’il faisait état de changements survenus dans la situation du pays susceptibles d’avoir une incidence sur la décision. Cela étant, je rejette cet argument.

 

[41]           Étant donné les nombreuses erreurs susceptibles de contrôle que l’agente d’ERAR a commises en examinant le cas du demandeur, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire. Aucune question de portée générale n’a été soulevée par les avocats, et aucune question ne sera certifiée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. La décision rendue par l’agente d’ERAR est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’ERAR pour nouvelle décision. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-713-07

 

INTITULÉ :                                                   THAVAM SINNASAMY

                                                                        c.

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                        ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 11 DÉCEMBRE 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE 

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DE L’ORDONNANCE :                   LE 18 JANVIER 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Micheal Crane

POUR LE DEMANDEUR

 

Bridget A. O’Leary

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Micheal Crane

Avocat

166, rue Pearl, bureau 100

Toronto (Ontario)  M5H 1L3

 

POUR LE DEMANDEUR

 

John H. Sims

Sous-procureur général du Canada

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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