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Date : 20080114

Dossier : T-65-06

 

Référence : 2008 CF 41

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 janvier 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BEAUDRY

 

 

ENTRE :

THE SEX PARTY

demandeur

et

 

LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES

 

défenderesse

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C., 1985, ch. F-7.  Le Sex Party (le demandeur) demande le contrôle judiciaire de la décision prise par la Société canadienne des postes (la défenderesse) de refuser de distribuer un de ses dépliants par l’entremise du service Médiaposte sans adresse, au motif que le dépliant était explicite du point de vue sexuel. 

 

LE CONTEXTE

[2]               La défenderesse est une société d’État, constituée en vertu de la Loi sur la Société canadienne des postes, L.R.C., 1985, ch. C-10 (la Loi).  Le programme Médiaposte sans adresse (le programme) est un service de publipostage direct offert par la défenderesse pour l’envoi aux ménages et aux entreprises dans tout le Canada de circulaires, d’imprimés et d’échantillons de produits. Cela diffère d’autres services privés de distribution du fait que Postes Canada est seule à avoir accès aux boîtes aux lettres dans les immeubles d’habitation et en région rurale.

 

[3]               Le demandeur est un parti politique enregistré de la Colombie-Britannique qui envisage également d’être présent sur la scène fédérale. Le demandeur a voulu faire distribuer une circulaire pour faire entendre sa voix avant la tenue de l’élection fédérale de 2006. Le 3 janvier 2006, le demandeur a présenté un dépliant de quatre pages intitulé « the Sex Party » à un cadre supérieur de Postes Canada et sollicité son avis quant à savoir si son contenu satisfaisait aux normes du programme Médiaposte sans adresse de Postes Canada, en vue de faire distribuer le dépliant au grand public par l’entremise du programme.

 

[4]               En plus d’y lire les grandes lignes du programme électoral du parti, on pouvait trouver dans le dépliant la représentation de deux personnes s’adonnant au sexe oral, le dessin des torses de deux personnes nues s’enlaçant ainsi qu’un marteau de porte ayant la forme d’un pénis en érection et doté d’ailes. Le dépliant renfermait également un questionnaire intitulé « Évaluez votre quotient sexuel ».

 

LA DÉCISION À L’EXAMEN

[5]               Le 5 janvier 2006, le directeur de la gestion des produits chez Postes Canada a informé le demandeur par courriel qu’il rejetait sa demande de distribution de dépliants, au motif qu’ils étaient explicites du point de vue sexuel (dossier de la défenderesse, page 203) :

[traduction]

[…] Si vous voulez opter pour notre service Médiaposte sans adresse pour la distribution de vos pièces (des modes de distribution de remplacement étant disponibles, faut-il souligner), je vous suggérerais de retirer tous les éléments explicites du point de vue sexuel, y compris les éléments graphiques, la section « Évaluez votre quotient sexuel » et les diverses représentations. Je le répète, Postes Canada ne distribuera pas sciemment une pièce postale dont le contenu ou des éléments graphiques sont explicites du point de vue sexuel. On ne peut recourir au service Médiaposte sans adresse pour distribuer une telle pièce. Ce qui pourrait convenir, par exemple, c’est un message faisant la promotion du programme de votre parti (tel qu’on peut le voir à l’annexe ci-dessous) et conviant le lecteur à consulter le site Web du parti et à participer à une prochaine assemblée. […]

 

 

[6]                Le caractère explicite du point de vue sexuel d’articles est énoncé comme motif de refus dans le Guide du client – Médiaposte sans adresse (version du 17 janvier 2005, section 2.2.3 intitulée [traduction] « Objets et autres articles inadmissibles ») (dossier du demandeur, page 33) :

[traduction]

Postes Canada n’expédiera pas sciemment d’articles offensants qui sont explicites du point de vue sexuel, ni de renseignements relatifs aux paris au livre, à l’établissement d’une cagnotte, aux paris ou aux activités illicites ni encore d’objets ou de messages visant à frauder le public.

 

 

[7]                La section C – chapitre 12 du Guide des postes du Canada énonce également des motifs à l’appui de la décision à l’examen (dossier du demandeur, page 59) :

 

[traduction]

Postes Canada se réserve le droit de refuser, à sa seule discrétion, tout article qu’elle juge non admissible. [traduction] La section B – chapitre 7, Objets inadmissibles, dresse une liste détaillée d’articles non admissibles.

 

 

[8]                La défenderesse mentionne dans sa décision la possibilité pour le demandeur de recourir à des modes de distribution de remplacement, ce qui laisse ainsi entendre qu’elle n’a pas catégoriquement interdit la distribution du dépliant. Lors du contre-interrogatoire des témoins de la défenderesse ayant déposé sous serment, le 22 février 2007, le directeur de la gestion des produits de la société d’État défenderesse a déclaré que Postes Canada refuserait de distribuer le dépliant, sauf si celui-ci était inséré dans une enveloppe portant l’inscription « Contenu pour adultes » ou un avertissement semblable. Le demandeur convient à cet égard que la distribution du dépliant dans une enveloppe portant un avertissement constitue un mode de remplacement visé par la décision. Je considérerai par conséquent que ce mode de distribution de remplacement constitue un élément de la décision. 

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[9]               Il faut, selon le demandeur, répondre aux deux questions suivantes dans le cadre de la présente demande :

                        a)         La décision de la défenderesse est-elle ultra vires de la Loi?

b)                  La décision enfreint-elle l’alinéa 2b) de la Charte et, dans l’affirmative, cette violation peut-elle se justifier en vertu de son article premier?

 

[10]           Il y a lieu, à mon avis, de reformuler comme suit les questions à trancher :

                        a)         La décision de la défenderesse est-elle conforme aux principes applicables du droit administratif?

 

                        b)         La décision de refuser de distribuer les dépliants du demandeur enfreint-elle l’alinéa 2b) de la Charte et, dans l’affirmative, ce refus constitue-t-il une limite raisonnable découlant d’une règle de droit et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique?

 

                        c)         La décision de la défenderesse outrepasse-t-elle les pouvoirs qui lui sont conférés par la Loi? 

 

 

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[11]           Charte canadienne des droits et libertés

 

 

 

1.  La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

 

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :

 

b) liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

1.  The Canadian Charter of Rights and Freedoms guarantees the rights and freedoms set out in it subject only to such reasonable limits prescribed by law as can be demonstrably justified in a free and democratic society.

 

 

 

2. Everyone has the following fundamental freedoms:

 

b) freedom of thought, belief, opinion and expression, including freedom of the press and other media of communication;

 

 

 

 

[12]           Loi sur la Société canadienne des postes, L.R.C, 1985, ch. C-10.

Pouvoirs de la Société

 

16.  (1) Dans l’exécution de sa mission et l’exercice de ses fonctions, la Société a, sous réserve des autres dispositions de la présente loi, la capacité d’une personne physique.

 

Règlements

 

19. (1) La Société peut par règlement, avec l’approbation du gouverneur en conseil, prendre toute mesure utile, dans le cadre de la présente loi, à l’efficacité de son exploitation et, notamment :

 

 

 

 

 

a) préciser, pour l’application de la présente loi et de ses règlements, ce qu’on entend par « lettre », « objet inadmissible » et, exclusion faite des lettres non distribuables, par « envoi non distribuable » ou « courrier non distribuable », et prévoir la façon dont il peut être disposé des objets inadmissibles, des envois non distribuables ou insuffisamment affranchis, ainsi que de leur contenu;

 

b) catégoriser les objets et fixer les normes applicables à chaque catégorie;

 

c) fixer les conditions de transmission postale des objets;

 

 

d) fixer les tarifs de port et les modalités d’acquittement des frais correspondants;

 

e) prévoir la réduction des tarifs de port dans le cas d’objets conditionnés de la manière réglementaire;

 

f) prévoir le remboursement du port;

 

g) prévoir la transmission en franchise :

 

 

(i) des articles à l’usage des aveugles, tels que des lettres, livres, bandes magnétiques ou disques,

 

(ii) des objets qui se rattachent exclusivement à ses activités et dont l’expéditeur ou le destinataire se livrent à celles‑ci;

 

h) prévoir la garde de certains envois par la Société soit à la demande de l’expéditeur ou du destinataire, soit en raison de circonstances déterminées par règlement;

 

i) prévoir l’assurabilité par elle des envois et le paiement par elle d’indemnités en cas de perte ou de détérioration;

 

 

j) prévoir le paiement d’intérêts, y compris le taux d’intérêts, sur les fonds transmis par la poste;

 

 

k) régir les caractéristiques, l’installation et l’utilisation des contenants ou dispositifs prévus pour le dépôt, la réception, l’entreposage, la transmission ou la distribution des objets;

 

l) régir ou interdire l’installation de distributrices de timbres-poste, de titres de versements postaux ou d’autres produits fournis par la Société, ou de machines assurant certaines de ses prestations;

 

m) régir ou interdire la fabrication, l’installation et l’utilisation de machines à affranchir;

 

n) régir ou interdire tout ce qui concerne l’impression des timbres-poste;

 

o) régir la création, la fabrication et l’émission des timbres-poste;

 

p) prévoir la fermeture de bureaux de poste et la suppression de circuits ruraux ou de circuits urbains de livraison par facteur;

 

q) mettre en œuvre les conventions ou arrangements postaux internationaux conclus aux termes de la présente loi;

 

 

r) prévoir toute mesure à prendre, aux termes de la présente loi, par voie réglementaire;

 

s) régir le fonctionnement des services, systèmes ou réseaux établis en application de la présente loi.

 

Powers of Corporation

 

16. (1) In carrying out its objects and duties under this Act, the Corporation has the capacity, and subject to this Act, the rights, powers and privileges of a natural person.

 

Regulations

 

19. (1) The Corporation may, with the approval of the Governor in Council, make regulations for the efficient operation of the business of the Corporation and for carrying the purposes and provisions of this Act into effect, and, without restricting the generality of the foregoing, may make regulations:

 

(a) prescribing, for the purposes of this Act and the regulations, what is a letter and what is non-mailable matter and undeliverable mail, other than undeliverable letters, and providing for the disposition of non-mailable matter, undeliverable mail and mail on which sufficient postage is not paid, including the disposition of anything found therein;

 

 

(b) classifying mailable matter, including the setting of standards for any class thereof;

 

(c) prescribing the conditions under which mailable matter may be transmitted by post;

 

(d) prescribing rates of postage and the terms and conditions and method of payment thereof;

 

(e) providing for the reduction of rates of postage on mailable matter prepared in the manner prescribed by the regulations;

 

(f) providing for the refund of postage;

 

(g) providing for the transmission by post, free of postage, of

 

(i) letters, books, tapes, records and other similar material for the use of the blind, and

 

 

(ii) mailable matter relating solely to the business of the Corporation and addressed to or sent by a person engaged in that business;

 

(h) providing for the holding of mail by the Corporation at the request of the sender or addressee thereof or in any other circumstances specified in the regulations;

 

(i) providing for the insurance of mail and the payment of indemnity by the Corporation in case of loss of or damage to mail;

 

(j) providing for the payment of interest, including the rate thereof, on funds transmitted by post;

 

(k) governing the design, placement and use of any receptacle or device intended for the posting, insertion, reception, storage, transmission or delivery of mailable matter;

 

(l) regulating or prohibiting the installation of machines for vending postage stamps, postal remittances or other products or services of the Corporation;

 

 

 

(m) regulating or prohibiting the manufacture, installation and use of postage meters;

 

 

(n) regulating or prohibiting the making or printing of postage stamps;

 

(o) governing the preparation, design and issue of postage stamps;

 

(p) providing for the closure of post offices, the termination of rural routes and the termination of letter carrier routes;

 

 

(q) carrying out any international postal agreement or international arrangement entered into pursuant to this Act;

 

(r) dealing with any matter that any provision of this Act contemplates being the subject of regulations; and

 

(s) providing for the operation of any services or systems established pursuant to this Act.

ANALYSE

Objections préliminaires

1.         La défenderesse s’oppose à ce qu’une preuve soit versée au dossier

[13]           Le demandeur a inclus dans son dossier une circulaire intitulée « The Prophetic Word » (PW) que Postes Canada avait distribué à l’automne 2006 (dossier du demandeur, pages 87 à 101). Il soutient que la décision de procéder à la distribution d’une circulaire de ce genre est incompatible avec la décision à l’examen. Selon le demandeur, PW constitue de la littérature haineuse ou de la propagande haineuse et ciblant une minorité sexuelle pour un motif fondé sur l’orientation sexuelle. Postes Canada a autorisé la distribution de cette circulaire dans le cadre du programme Médiaposte sans adresse, une décision qui, selon le demandeur, ne cadre pas avec le processus décisionnel suivi par la défenderesse en l’espèce. La défenderesse s’oppose pour sa part à ce que la circulaire PW soit versée au dossier. La circulaire n’est pas pertinente en l’espèce, selon elle, puisqu’il n’était pas question dans cette affaire d’élément explicite du point de vue sexuel.

 

[14]           La Cour est d’avis d’exclure ce document puisqu’il a trait à une décision de Postes Canada postérieure à la décision contestée prise en janvier 2006. En outre, selon le droit administratif, la décision d’un office, susceptible ou non de révision, ne peut servir à contester une autre décision. Il faut procéder au contrôle judiciaire de la décision à l’examen selon son propre fondement. Et s’il devait y avoir contrôle judiciaire de la décision de distribuer PW, il faudrait de même réviser ou confirmer celle-ci selon son propre fondement. J’estime en outre, tout comme la défenderesse, que l’absence d’article explicite du point de vue sexuel dans PW rend cette circulaire non pertinente à nos fins. L’objection de la défenderesse est par conséquent admise.

 

2.         Le demandeur s’oppose à la présentation d’une preuve du domaine des sciences sociales

[15]           Le demandeur s’oppose pour sa part à la production par la défenderesse des pages 489 à 525 (la preuve du domaine des sciences sociales) de son dossier, cette preuve n’ayant pas été mentionnée par le Dr Elterman et le Sex Party n’ayant pas eu le temps de la réfuter. Contrairement à ce que soutient le demandeur, toutefois, on a bien mentionné cette preuve dans le rapport du Dr Elterman daté du 14 avril 2006, sauf pour ce qui est des pages 509 et 510 (Report of the Surgeon General's Workshop on Pornography and Public Health). Les pages 489 à 525 en cause sont jointes à une lettre du 23 mai 2006 adressée à Dr Michael F. Elterman Inc. et figurent au dossier de la défenderesse (volume III), en date du 31 mai 2007. L’objection n’est par conséquent admise qu’en ce qui concerne les pages 509 et 510. Le défendeur a eu largement le temps de réfuter cette preuve avant la tenue de l’audience en octobre 2007.

 

Droit administratif

[16]           Pour pouvoir trancher convenablement les questions soulevées par le demandeur, il faut d’abord procéder à une analyse en deux étapes distinctes. Il convient, premièrement, de vérifier la conformité de la décision de la défenderesse aux principes du droit administratif. Deuxièmement, il faut examiner si cette décision enfreint l’alinéa 2b) de la Charte. Aucune des parties n’a présenté d’observations quant à la norme de contrôle applicable, ni quant à savoir si la décision est susceptible de contrôle pour des motifs de droit administratif. Il sera nécessaire d’établir, toutefois, quelle est la norme de contrôle appropriée, et si la décision à l’examen est conforme ou non à cette norme.

 

[17]           Dans Ross c. Conseil scolaire du district n° 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, la Cour suprême du Canada a établi le cadre d’analyse approprié pour distinguer le contrôle de droit administratif de l’examen fondé sur la Charte. Le juge La Forest, qui s’exprimait pour l’ensemble de la Cour dans Ross, y a cité l’arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038 et conclu comme suit :

[32] […] la norme de droit administratif et celle dictée par la Charte ne sont pas fondues en une seule norme. Lorsque les questions en litige ne sont pas touchées par la Charte, la norme de contrôle appropriée est celle du droit administratif.

 

[…]

 

Comme l’a fait remarquer le juge en chef Dickson, l’analyse mieux structurée et plus subtile qui est fondée sur l’article premier constitue le cadre approprié pour l’examen des valeurs protégées par la Charte.

 

[18]           La Cour suprême du Canada a récemment cité avec approbation l’arrêt Ross, précité, dans Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 R.C.S. 256. La juge Charron a écrit dans ce contexte (au paragraphe 17) : « le contrôle judiciaire peut comporter un volet "droit constitutionnel" et un volet "droit administratif" ».

 

[19]           Je me pencherai donc d’abord sur le volet « droit administratif » de la présente affaire, puis sur son volet « droit constitutionnel ».

 

1.         La norme de contrôle judiciaire

[20]           Pour établir la norme de contrôle applicable à une décision discrétionnaire de Postes Canada, il convient de procéder à une analyse pragmatique et fonctionnelle tenant compte des quatre facteurs contextuels énoncés par la Cour suprême du Canada (se reporter à Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817).  Le premier facteur est la présence ou l’absence dans la loi d’une clause privative ou d’un droit d’appel, le deuxième est l’expertise relative du décisionnaire, le troisième est l’objet de la loi et de la disposition particulière et le quatrième est la nature de la question – de droit, de fait ou mixte de droit et de fait.

 

[21]           En l’espèce il n’est prévu dans la Loi ni clause privative ni droit d’appel. La Loi est muette sur la question du contrôle; le silence est neutre et n’implique pas une norme élevée de contrôle (Dr Q, précité, paragraphe 27; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, paragraphe 30).

 

[22]           En vue d’apprécier l’expertise qu’a Postes Canada pour prendre la décision relativement à l’expertise de la Cour, il faudra d’abord établir la nature précise de la question en jeu. La décision prise par Postes Canada requiert du décisionnaire qu’il examine le caractère explicite ou non de l’article à distribuer au public. Pour ce faire, il faut bien comprendre les normes sociales de tolérance face à la distribution au public d’articles non sollicités de nature sexuelle, et apprécier le caractère ou non explicite de tels articles. Il s’agit là de questions très subjectives à trancher, pouvant donner lieu à des conclusions qui varient considérablement en fonction des goûts et des normes de l’intéressé. Bien qu’un employé de longue date de Postes Canada puisse avoir certaines connaissances quant au type de matériel qui suscite les plaintes du public, je ne puis conclure que la défenderesse possède une plus grande expertise que la Cour. La défenderesse fait état d’une décision semblable prise dans une autre affaire concernant la circulaire envoyée par une société nommée « Jolly Joker Enterprises Ltd » (dossier de la défenderesse, page 487).  Malgré cet  exemple, rien au dossier ne laisse croire que la défenderesse traite pareilles questions assez fréquemment pour avoir acquis une vaste expertise en la matière. Je conclus donc que l’absence d’expertise particulière de la défenderesse favorise pour sa part une norme de contrôle plus élevée.

 

[23]           Je partage l’avis de la défenderesse en ce qui concerne l’esprit de la Loi compte tenu de son objet. La Loi prévoit que Postes Canada est une société d’État ayant pour mission d’exploiter un service postal national. La Loi prescrit en outre quels sont les pouvoirs et le mandat de Postes Canada, lui conférant de larges pouvoirs de réglementation ainsi que la capacité d’une personne physique. La prise d’une décision quant à ce qui est ou non transmissible par la poste nécessite la conciliation de multiples intérêts et la prise en compte de la protection du public à assurer. Ces divers éléments donnent à penser que les fonctions exercées par Postes Canada sont de nature polycentrique. Le fait en outre que la décision sur ce qui est ou non transmissible soit de nature discrétionnaire laisse entendre que le législateur ne souhaitait pas à cet égard l’existence d’une norme de contrôle élevée. Dans l’ensemble, ainsi, l’objet de la loi milite en faveur de la retenue judiciaire.

 

[24]           Pour ce qui est de la nature de la question, finalement, celle à l’examen est une pure question de fait. Le décisionnaire devait vérifier si l’article en cause était ou non explicite du point de vue sexuel. Ce facteur milite également en faveur d’une retenue judiciaire accrue.

 

[25]           Après avoir mis en balance ces quatre facteurs, je suis convaincu que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision raisonnable simpliciter. Il s’agit donc d’examiner si, en l’espèce, la décision de Postes Canada de refuser de distribuer le dépliant du Sex Party n’était appuyée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé (se reporter à Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, 2003 CSC 20, paragraphe 46).

 

2.         La décision de Postes Canada était-elle raisonnable?

[26]           Tout en soulignant ne pas encore avoir encore procédé à l’analyse fondée sur la Charte, j’estime qu’il était raisonnable pour Postes Canada de conclure que le dépliant présenté par le Sex Party était explicite du point de vue sexuel et, par conséquent, qu’il n’était pas transmissible par la poste en vertu du Guide du client. Il ne fait aucun doute que les illustrations figurant aux pages 26 (sexe oral), 28 (étreinte intime) et 29 (pénis en érection) en lien avec le texte de la circulaire du demandeur sont explicites du point de vue sexuel.

 

[27]           La question urgente et réelle à trancher, toutefois, est de savoir si la décision prise par Postes Canada viole le droit du demandeur à la liberté d’expression et, dans l’affirmative, si la décision constitue une limite raisonnable découlant d’une règle de droit et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Je vais donc maintenant examiner les questions liées à la Charte soulevées en l’espèce.

 

Le droit constitutionnel

1.         Y a-t-il eu violation prima facie de l’alinéa 2b)?

[28]           L’argument fondamental du demandeur, le Sex Party, c’est qu’il y a eu atteinte à sa liberté d’expression. La défenderesse soutient pour sa part qu’il n’y a pas eu violation prima facie du droit garanti au demandeur par l’alinéa 2b) de la Charte, ce droit étant restreint par la destination de l’activité expressive. À l’appui de son argument, la défenderesse cite le passage suivant de l’arrêt Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec Inc., [2005] 3 R.C.S. 141 (Ville de Montréal), de la Cour suprême du Canada :

[56]   L’interdiction par la Ville du bruit amplifié qui s’entend à l’extérieur va-t-elle à l’encontre de l’al. 2b) de la Charte canadienne?  Selon l’approche analytique définie dans les arrêts antérieurs, la réponse à cette question dépend de la réponse donnée à trois autres questions.  Premièrement, le bruit a-t-il le contenu expressif nécessaire pour entrer dans le champ d’application de la protection offerte par l’al. 2b)?  Deuxièmement, dans l’affirmative, le lieu ou le mode d’expression ont-ils pour effet d’écarter cette protection?  Troisièmement, si l’activité expressive est protégée par l’al. 2b), le Règlement, de par son objet ou son effet, porte‑il atteinte au droit protégé?  Voir Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927.

 

 

[29]           La défenderesse concède que le dépliant du Sex Party constitue bien un contenu expressif, et que le refus de le distribuer porte atteinte à la liberté d’expression du Sex Party. Elle soutient toutefois que le lieu ou le mode de cette expression ont pour effet d’écarter la protection offerte par l’alinéa 2b). Le contenu expressif étant transmis en l’espèce vers des lieux privés comme des foyers ou des boîtes aux lettres où n’importe qui peut le recueillir, y compris des enfants de tous âges, il échappe à la protection offerte par l’alinéa 2b). En d’autres termes, la protection conférée par la liberté d’expression est restreinte par le lieu ou le mode de l’expression. Au soutien de cette prétention, la défenderesse invoque le paragraphe 62 de l’arrêt Ville de Montréal :

[62]   La protection de l’al. 2b) ne s’étend pas à tous les lieux.  Une propriété privée, par exemple, n’entre pas dans le champ d’application de l’al. 2b), à moins que l’État n’y impose une limite à l’expression, car seul un acte de l’État peut enclencher l’application de la Charte canadienne […] [Non souligné dans l’original.]

 

[30]           Les faits d’espèce permettent toutefois d’écarter ce précédent. Lorsque Postes Canada décide, à titre d’office fédéral, qu’un article n’est pas transmissible, l’État impose clairement une limite à la liberté d’expression. La question n’est alors donc pas de savoir si les boîtes aux lettres sont des lieux privés, mais si la décision de Postes Canada va ou non à l’encontre de l’alinéa 2b).

 

[31]           La défenderesse soutient que toute propriété du gouvernement ne constitue pas un forum de la libre expression, et insiste de nouveau sur le fait que le lieu ou le mode d’expression peut écarter la protection de l’alinéa 2b).  S’appuyant sur Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139, la défenderesse prétend que Postes Canada n’est pas allée à l’encontre de l’alinéa 2b) en refusant de distribuer le dépliant du demandeur. Je ne partage pas cet avis. Parmi les exemples qu’on peut donner de propriétés du gouvernement où ne s’applique pas la protection offerte par l’alinéa 2b), il y a des lieux tels que les tours de contrôle du trafic aérien, les cellules de prison et les cabinets de juge (se reporter à Comité pour la République, précité, paragraphe 134). Les objectifs énoncés de la Loi laissent croire que Postes Canada constitue, du moins en partie, un véhicule d’expression. Et le programme Médiaposte sans adresse donne à entendre au public qu’il est un forum d’expression, auquel on recourt d’ailleurs fréquemment pour distribuer des bulletins parlementaires et d’autres documents d’information politique provenant tant de partis politiques que d’autres intéressés. Assimiler les fonctions du service national des postes à celles associées aux tours de contrôle du trafic aérien, aux réunions du Cabinet ou aux cabinets de juge conduirait à une interprétation erronée du texte législatif.

 

[32]           La défenderesse invoque les motifs concordants du juge Rehnquist dans l’arrêt Bolger c. Youngs Drug Products Corp., 463 U.S. 60 (1983) de la Cour suprême des États-Unis pour faire valoir que les boîtes aux lettres constituent des lieux privés :

[traduction]

[…] Ce n’est toutefois pas parce que la boîte aux lettres de résidence compte des caractéristiques qui la distinguent d’une salle ou d’un parc publics, où l’on peut présumer que toutes les personnes présentes souhaitent entendre les opinions exprimées par l’orateur alors sur le podium, qu’on peut l’assimiler à tous égards aux fins de notre analyse à ces forums publics traditionnels. Plusieurs personnes ou membres d’une famille qui vivent sous le même toit peuvent avoir accès à la boîte aux lettres, y compris des enfants mineurs, et il est bien évident que tout le courrier qu’on reçoit n’a pas été sollicité, que soit implicitement ou explicitement […]

 

[33]           Le demandeur cite également le même arrêt ailleurs dans son argumentation, relativement à la question de l’atteinte minimale. Je vais donc rappeler brièvement certains passages d’arrêts où la Cour suprême du Canada traite de l’à-propos du recours à la jurisprudence sur le Premier amendement américain pour orienter ses raisonnements dans l’interprétation de la Charte canadienne. Il existe d’importantes différences entre la jurisprudence sur la protection offerte par le Premier amendement et celle offerte par l’alinéa 2b). Ces différences ont été examinées avec soin par la juge L’Heureux-Dubé dans ses motifs concordants dans l’arrêt Comité pour la République, précité, ainsi que par le juge en chef Dickson, s’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; ce dernier a ainsi déclaré à la page 740 :

Le Canada et les États-Unis ne sont pas en tous points pareils et les documents consacrant les droits de la personne dans nos deux pays n’ont pas pris naissance dans des contextes identiques. Le simple bon sens nous oblige à reconnaître que, de même que les similitudes justifieront des emprunts à l’expérience américaine, de même les différences pourront exiger que la vision constitutionnelle canadienne s’écarte de la vision américaine.

 

[34]           Une autre importante distinction est à faire entre l’approche adoptée en droit constitutionnel américain et canadien en matière de liberté d’expression, comme l’a souligné la juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt Comité pour la République (précité, page 178) :

Cependant, les structures différentes de nos deux documents constitutionnels font que l'évaluation des intérêts en jeu doit être entreprise à un stade différent de l'analyse.  Aux États-Unis, les restrictions au Premier amendement, dans la mesure où il en existe, doivent être prévues à l'intérieur même de la disposition.  La Constitution américaine n'a pas de disposition équivalente à notre article premier.

 

[35]           Aux États-Unis, le fait qu’une boîte aux lettres soit un lieu privé peut avoir pour effet de restreindre la portée de la liberté d’expression garantie par le Premier amendement. En vertu de la Charte canadienne, toutefois, le droit conféré par l’alinéa 2b) ne peut être restreint. Le droit à la liberté d’expression garanti à l’alinéa 2b) est de très large portée, et doit faire l’objet d’une interprétation large et libérale. Ce droit n’est toutefois pas absolu et il peut être restreint de la manière autorisée à l’article premier. La Cour suprême a statué de manière constante que le cadre analytique approprié pour soupeser les valeurs opposées est celui fondé sur l’article premier. Dans Ross, précité, le juge La Forest a ainsi déclaré ce qui suit :

[73]  Cela dit, on privilégie une interprétation large du droit en cause, les droits opposés devant être conciliés dans le cadre de l'analyse fondée sur l'article premier qui a été conçue dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, rendu après l'arrêt Big M.  Ce point de vue a été adopté par la Cour à la majorité dans l'arrêt B. (R.) c. Children's Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, où l'on a refusé d'établir des limites internes à la portée de la liberté de religion.  J'affirme ceci, au nom de la majorité, aux pp. 383 et 384 :

 

Notre Cour s'est toujours gardée de poser des limites internes à la portée de la liberté de religion dans les cas où la constitutionnalité d'un régime législatif était soulevée; elle a plutôt choisi de soupeser les droits opposés dans le cadre de l'article premier de la Charte; […]

 

À mon avis, il paraît plus judicieux de laisser à l'État la tâche de justifier les restrictions qu'il a choisi d'imposer.  Toute ambiguïté ou hésitation devrait être dissipée en faveur des droits de l'individu.  Non seulement cela est‑il conforme à l'interprétation large et libérale des droits que préconise notre Cour, mais encore l'article premier est un outil beaucoup plus souple que l'al. 2b) pour soupeser des droits opposés.  Comme le juge en chef Dickson l'a écrit dans l'arrêt R. c. Keegstra, précité, bien qu'il ne soit pas logiquement nécessaire d'écarter des limites internes à l'art. 2, il est pratique de le faire sur le plan analytique […]

 

[74]  Cette méthode est préférable sur le plan analytique parce qu'elle donne au contrôle judiciaire en vertu de la Charte la plus large portée possible (voir l'arrêt B. (R.), à la p. 389) et fournit une méthode plus complète d'évaluation des valeurs opposées pertinentes.

 

 

[36]           Par conséquent, je suis d’avis que la décision de Postes Canada de refuser de distribuer le dépliant du Sex Party constitue à première vue une violation de l’alinéa 2b) de la Charte. Il est donc maintenant nécessaire d’examiner si cette décision constitue une restriction raisonnable prescrite par une règle de droit et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, comme le prévoit l’article premier de la Charte.

 

2.         La décision est-elle une restriction prescrite « par une règle de droit »?

[37]           Le demandeur soutient que le Guide du client n’est pas une règle de droit, et ne donne donc pas lieu à une restriction « par une règle de droit » visée à l’article premier. Le demandeur soutient en outre que les expressions « offensant » et « explicite du point de vue sexuel » sont d’une imprécision inacceptable, ce qui contrevient également à l’exigence d’une restriction prescrite « par une règle de droit ». Je vais maintenant examiner chacune de ces questions.

 

a)         La décision est une restriction prescrite par une règle de droit

[38]           La défenderesse soutient que le Guide du client a été adopté en vertu des pouvoirs généraux de gestion que la Loi lui confère, et qu’il est requis pour la réalisation des objets énoncés de la Loi. En outre, le Guide n’a pas à être codifié puisqu’il s’agit de législation « subordonnée » ou « déléguée ».

 

[39]           Dans la mesure où la politique est adoptée dans les limites des pouvoirs conférés à Postes Canada par la Loi et appliquée conformément à celle-ci, la restriction est légitime. La Cour suprême s’est récemment penchée sur cette question dans Multani, précité :

[22]  Il ne fait aucun doute que la Charte canadienne s’applique à la décision du conseil des commissaires, nonobstant le caractère individuel de cette décision.  Le conseil est une émanation de la loi et il tire tous ses pouvoirs de celle-ci.  Comme le législateur ne peut adopter une loi qui viole la Charte canadienne, il ne saurait le faire, par le truchement d’une loi habilitante, en déléguant un pouvoir d’agir à une autorité décisionnelle administrative : voir Slaight Communications, p. 1077-1078. Comme il est précisé dans l’arrêt Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 20, la Charte canadienne peut s’appliquer de deux manières :

 

Premièrement, une loi peut être jugée inconstitutionnelle suivant son texte même parce qu’elle porte atteinte à un droit garanti par la Charte et que sa validité n’est pas sauvegardée par l’article premier.  En pareil cas, la loi est invalide et le tribunal est tenu de la déclarer inopérante en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.  Deuxièmement, il est possible que la Charte soit violée non pas par la loi elle-même, mais par les actes d’un décideur à qui on a délégué son application.  Dans un tel cas, la loi reste valide, mais une réparation peut être demandée en vertu du par. 24(1) de la Charte à l’égard de l’acte inconstitutionnel.

 

Les juges Deschamps et Abella sont d’avis que la Cour ne doit avoir recours à l’article premier de la Charte canadienne que dans le premier cas.  J’estime pour ma part que la même analyse s’impose également dans le deuxième cas, lorsque le décideur a agi conformément à la loi habilitante, étant donné que toute atteinte à un droit garanti découlant des actes de ce dernier est aussi une restriction « par une règle de droit » au sens de l’article premier.  D’autre part, comme l’illustre l’arrêt Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69, par. 141, lorsque le pouvoir délégué n’est pas exercé conformément à la loi habilitante, la décision non autorisée par un texte de loi n’est pas une restriction « prescrite par une règle de droit » et ne saurait en conséquence être justifiée au regard de l’article premier. [Non souligné dans l’original.]

 

[40]           En outre, la Cour a suivi le principe énoncé par la Cour d’appel de l’Ontario dans Ainsley Financial Corp. c. Ontario Securities Commission, [1994] O.J. n° 2966, selon lequel un organisme de réglementation peut formuler des énoncés de politique ou des lignes directrices non contraignants même en l’absence de disposition législative habilitante expresse :

[traduction]

[11]     Le pouvoir d’un organisme de réglementation, comme la Commission, de formuler des énoncés de politique ou des lignes directrices non contraignants destinés à informer et orienter les personnes réglementées est clairement établi au Canada. Il est de jurisprudence constante que les organismes de réglementation peuvent, si cela est justifié par des considérations de gestion et en l’absence même de disposition législative habilitante expresse, formuler des lignes directrices ou d’autres textes non contraignants semblables : Hopedale Developments Ltd. c. Oakville (Town), [1965] 1 O.R. 259, page 263, 47 D.L.R. (2d) 482 (C.A.); Maple Lodge Farms Ltd. c. Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, pages 6 et 7, 137 D.L.R. (3d) 558; Capital Cities Communications Inc. c. Le Conseil de la radio-télévision canadienne, [1978] 2 R.C.S. 141, page 170, 81 D.L.R. (3d) 609 , page 629; Friends of Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, page 35, 88 D.L.R. (4th) 1; Pezim, précité, page 596; Commission de réforme du droit du Canada, Les organismes administratifs autonomes (cadre pour la prise de décisions, 1985), rapport n° 26, pages 29 à 31. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[41]           Le pouvoir de publier un guide du client étant de la compétence de Postes Canada, l’exercice de ce droit est bien une restriction prescrite par une règle de droit.

 

[42]           Appliquant ce raisonnement en l’espèce, je conviens que la décision contestée, qui va à l’encontre des droits garantis du demandeur, constitue une restriction prescrite « par une règle de droit » au sens de l’article premier.

 

b)         Le Guide est-il d’une imprécision inacceptable?

[43]           Le demandeur soutient que sont d’une imprécision inacceptable les expressions « offensant » et « explicite du point de vue sexuel » figurant dans le Guide du client et l’expression  « articles inacceptables » figurant à la section C, chapitre 12, du Guide des postes du Canada. La Cour suprême a statué que, si une règle de droit est trop imprécise, il est possible qu’elle ne constitue pas une limite prescrite « par une règle de droit » (se reporter à Comité pour la République, précité, paragraphe 161; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, paragraphes 145 et 146).

 

[44]           Pour établir si une règle de droit est d’une imprécision inacceptable, il faut vérifier si la norme formulée est ou non intelligible. La Cour suprême a déclaré à cet égard dans l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, paragraphe 63 :

En droit, la précision absolue est rare, voire inexistante.  La question est de savoir si le législateur a formulé une norme intelligible sur laquelle le pouvoir judiciaire doit se fonder pour exécuter ses fonctions.  L'interprétation de la manière d'appliquer une norme dans des cas particuliers comporte toujours un élément discrétionnaire parce que la norme ne peut jamais préciser tous les cas d'application.  Par contre, s'il n'existe aucune norme intelligible et si le législateur a conféré le pouvoir discrétionnaire absolu de faire ce qui semble être le mieux dans une grande variété de cas, il n'y a pas de restriction prescrite "par une règle de droit".

 

[45]           Il est par conséquent nécessaire d’établir si on formule une norme intelligible dans le Guide du client et la section C, chapitre 12, du Guide des postes du Canada. Le Guide du client prévoit que [traduction] « Postes Canada n’expédiera pas sciemment d’articles offensants qui sont explicites du point de vue sexuel, ni de renseignements relatifs aux paris au livre, à l’établissement d’une cagnotte, aux paris ou aux activités illicites ni encore d’objets ou de messages visant à frauder le public ». Selon l’interprétation qu’en donne le demandeur, il faut à la fois que le dépliant en cause soit offensant et explicite du point de vue sexuel. Selon mon interprétation, toutefois, il ne s’agit pas là de deux exigences distinctes. J’estime suffisant pour ce motif d’établir si la seule expression « explicite du point de vue sexuel » est ou non d’une imprécision inacceptable. Or, j’estime qu’il n’en est pas ainsi. Bien que le décisionnaire doive dans une certaine mesure exercer son jugement pour se prononcer sur le caractère explicite du point de vue sexuel d’un article, cela n’en demeure pas moins une norme intelligible. Et il est loisible à la Cour de faire appel au bon sens pour établir ce qui constitue ou non du matériel explicite du point de vue sexuel.

 

[46]           La décision constituant en elle-même une restriction prescrite « par une règle de droit », comme on l’a vu dans l’arrêt Multani, précité, si l’on devait considérer le Guide entaché d’une certaine imprécision, cela ne serait pas nécessairement fatal aux fins de l’analyse fondée sur la Charte. Je vais donc maintenant examiner si la restriction en cause est raisonnable dans le cadre d’une société libre et démocratique.

 

3.         La restriction est-elle raisonnable dans le cadre d’une société libre et démocratique?

[47]           Avant d’appliquer le critère établi dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, il convient de réaffirmer le principe selon lequel il faut examiner quatre facteurs contextuels pour définir la nature et le caractère suffisant de la preuve que la défenderesse doit présenter pour démontrer qu’une violation de l’alinéa 2b) est justifiée selon l’article premier. Ces facteurs ont été énoncés dans Thomson Newspapers Co. (faisant affaire sous la dénomination The Globe and Mail) c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877, et Harper c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 827.  La Cour suprême a récemment réaffirmé ces principes dans l’arrêt R. c. Bryan, [2007] A.C.S. n° 12 (QL), 2007 CSC 12, paragraphe 10 :

[…] pour définir la nature et le caractère suffisant de la preuve que le procureur général doit présenter afin d’établir qu’une violation de l’al. 2b) est justifiée selon l’article premier, il faut interpréter dans son contexte la disposition contestée : voir Harper, par. 75‑76, et Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877, par. 88.  La meilleure façon de cerner le contexte est de se reporter aux quatre facteurs que la Cour a énoncés dans Thomson Newspapers et Harper : (i) la nature du préjudice et l’incapacité d’en mesurer l’ampleur, (ii) la vulnérabilité du groupe protégé, (iii) les craintes subjectives et l’appréhension du préjudice, et (iv) la nature de l’activité protégée.

 

 

[48]           Un bref examen de ces facteurs est de mise pour définir la nature et le caractère suffisant de la preuve requise pour démontrer que la décision est justifiée selon l’article premier. Il est presque impossible de mesure l’ampleur du préjudice causé à des enfants en mettant à leur vue du matériel explicite du point de vue sexuel, puisqu’il serait moralement impossible de mener des études contrôlées à ce sujet. Mais comme il a été décidé dans les arrêts Harper et Bryan, précités, en tout état de cause, la Cour peut faire appel à cet égard au bon sens et à la logique. À l’égard du second facteur, la vulnérabilité du groupe protégé, la défenderesse peut, tout comme à l’égard du premier facteur, faire valoir des arguments fondés sur le bon sens, et j’estime que les enfants constituent un groupe particulièrement vulnérable. Le troisième facteur, c’est les craintes subjectives et l’appréhension du préjudice. La défenderesse a soutenu qu’il lui incombait de prouver non pas que des enfants subiraient un préjudice, mais plutôt, selon la prépondérance de la preuve, qu’il existe bel et bien une appréhension de préjudice. Selon l’opinion d’expert, il suffit qu’il y ait appréhension de préjudice; je suis du même avis. Le quatrième facteur est toutefois digne de mention, puisqu’il donne à penser qu’un fardeau de preuve plus lourd devrait être imposé à la défenderesse. En effet, le dépliant que le Sex Party veut faire distribuer constitue une forme d’expression politique, un élément fondamental de la garantie énoncée à l’alinéa 2b).

 

[49]           L’activité protégée est d’une nature qui appelle le plus haut degré de protection constitutionnelle. La Cour suprême du Canada a confirmé à plusieurs reprises l’existence du droit d’expression politique. Tout particulièrement, le juge en chef Dickson a déclaré ce qui suit dans l’arrêt Keegstra, précité, au paragraphe 89 :

 

[…] Le lien entre la liberté d'expression et le processus politique est peut-être la cheville ouvrière de la garantie énoncée à l'al. 2b), et ce lien tient dans une large mesure à l'engagement du Canada envers la démocratie.  La liberté d'expression est un aspect crucial de cet engagement démocratique, non pas simplement parce qu'elle permet de choisir les meilleures politiques parmi la vaste gamme des possibilités offertes, mais en outre parce qu'elle contribue à assurer un processus politique ouvert à la participation de tous.  Cette possibilité d'y participer doit reposer dans une mesure importante sur la notion que tous méritent le même respect et la même dignité.  L'État ne saurait en conséquence entraver l'expression d'une opinion politique ni la condamner sans nuire jusqu'à un certain point au caractère ouvert de la démocratie canadienne et au principe connexe de l'égalité de tous.

 

[50]           Dans l’arrêt Harper (précité), ce passage a été cité avec approbation par le juge Bastarache, s’exprimant au nom de la majorité, au regard du principe selon lequel l’expression politique constitue un aspect fondamental de la liberté garantie :

[84] La publicité faite par les tiers est une forme d’expression politique.  Qu’elle soit partisane ou qu’elle s’attache à un enjeu donné, la publicité électorale des tiers enrichit le débat politique (Rapport Lortie, op. cit., p. 352).  En tant que telle, elle constitue un aspect fondamental de la liberté d’expression garantie par la Charte et commande un haut degré de protection constitutionnelle.

 

[51]           Je conclus pour ces motifs, tout bien considéré, que les facteurs contextuels ne militent pas en faveur de la retenue, non plus qu’à son encontre. Bien que le préjudice allégué par la défenderesse appelle une certaine retenue, pour pouvoir démontrer qu’une restriction se justifie dans le cadre d’une société libre et démocratique, il faut que l’atteinte soit taillée sur mesure, en tenant dûment compte de l’importance de l’expression politique. 

 

[52]           Avant d’appliquer le critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, passons en revue les étapes qu’il nous faut d’abord suivre. Comme première étape du critère prévu dans Oakes, la défenderesse doit démontrer avoir restreint la liberté d’expression du demandeur en vue de réaliser un objectif « suffisamment important pour justifier la suppression d’un droit ou d’une liberté garantis par la Constitution » (R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, page 352). Comme seconde étape, la Cour doit examiner s’il y a proportionnalité entre la mesure prise par la demanderesse et l’objectif recherché. Il faut se pencher sur trois questions à cette étape de l’examen : premièrement, il doit y avoir un lien rationnel entre l’objectif visé et la mesure prise; deuxièmement, la défenderesse doit démontrer que la mesure prise porte atteinte le moins possible au droit du demandeur, ou l’on doit examiner si des mesures moins attentatoires permettraient de réaliser l’objectif; troisièmement, les effets préjudiciables de la mesure doivent être comparés avec les effets bénéfiques de la réalisation de l’objectif.

 

a)         Objectif urgent et réel

[53]           Pour déterminer si une restriction est raisonnable dans le cadre d’une société libre et démocratique, il est d’abord nécessaire d’établir quel objectif le gouvernement visait en l’imposant. Le demandeur et la défenderesse font état de deux objectifs qu’on pourrait considérer être urgents et réels. Le premier, c’est la protection des enfants. La défenderesse a présenté un rapport psychologique démontrant que les enfants mis en présence d’articles explicites du point de vue sexuel peuvent ressentir de la gêne, de l’angoisse et de la culpabilité. La défenderesse s’appuie sur l’arrêt R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, pour soutenir que la protection des enfants constitue un objectif urgent et réel. Je suis toutefois d’avis qu’on peut distinguer le préjudice que la Cour suprême voulait empêcher dans Sharpe du préjudice allégué en l’espèce. Dans l’arrêt Sharpe, le préjudice résultait de l’exploitation d’enfants dans le cadre de la production de pornographie juvénile, et de l’exploitation découlant de l’utilisation de matériel pour initier des enfants. On visait également à protéger les enfants en contrant la détérioration des comportements sociaux à leur égard. Dans la présente affaire, ce dont la défenderesse vise à protéger les enfants, c’est de voir des images qui pourraient causer de la gêne, de l’angoisse ou un sentiment de culpabilité.

 

[54]           La défenderesse ne mentionne pas l’objectif dont il était question dans l’arrêt Irwin Toy, précité, ce que je trouve révélateur en l’espèce. La forme d’expression restreinte dans Irwin Toy était de nature commerciale et visait à manipuler des enfants, de sorte qu’on peut distinguer les faits de cette affaire des faits d’espèce. Il ressort toutefois de l’arrêt Irwin Toy que la vulnérabilité des enfants commande un degré plus élevé de protection.

 

[55]           Le second objectif cité par les parties, c’est le droit des parents de contrôler l’accès de leurs enfants à l’information. J’estime à cet égard, tout comme le demandeur, que ce droit vise tout courrier que Postes Canada pourrait avoir à distribuer, que celui-ci soit ou non explicite du point de vue sexuel.

 

[56]           Je suis d’avis que la protection des enfants constitue un objectif suffisant, et que la décision satisfait à la première étape du critère énoncé dans Oakes. Je souscris à cet égard aux arguments avancés par M. Hart, premier vice-président chez Postes Canada (dossier de la défenderesse, volume III, onglet 3, page 241), dans une lettre datée du 27 juillet 2005 et faisant suite à une demande antérieure présentée par le demandeur pour faire distribuer son dépliant. La défenderesse doit être sensible aux préoccupations du public à qui l’on destine de la publicité non sollicitée et sans adresse de nature ou au contenu explicite du point de vue sexuel. D’après la lettre de M. Hart, on signale dans Les normes canadiennes de la publicité (NCP) que la publicité explicite du point de vue sexuel a constitué l’un des trois principaux motifs de plaintes de la part des consommateurs en 2004.

 

            b)         La proportionnalité

                        i)          Le lien rationnel

[57]           Il y a un lien rationnel entre l’obligation imposée de dissimuler sous enveloppe les articles explicites du point de vue sexuel avant leur distribution et l’objectif visé de protéger les enfants.

 


ii)         L’atteinte minimale

[58]           L’obligation imposée de dissimuler sous enveloppe les articles explicites du point de vue sexuel constitue une atteinte minimale au droit du demandeur. De cette manière, le demandeur pourrait toujours transmettre son message en recourant au service Médiaposte, et les parents auraient en même temps la possibilité de protéger leurs enfants de ces articles. Selon le demandeur, toutefois, le simple contrôle parental visant la boîte aux lettres constituerait une atteinte moins importante à ses droits.

 

[59]           Il y a deux raisons, selon moi, de rejeter ce dernier argument. Premièrement, les parents ne seraient pas de la sorte avertis que du courrier pouvant être choquant va bientôt se retrouver dans leurs boîtes aux lettres, et ils ne pourront pas alors empêcher leurs enfants de voir ce courrier. Deuxièmement, il n’est pas nécessaire pour la défenderesse de démontrer qu’elle a choisi le moyen le moins restrictif. Une gamme de restrictions peuvent satisfaire à l’exigence de l’atteinte minimale. La Cour suprême a affirmé ce principe de manière constante, notamment dans l’arrêt Sharpe, précité, au paragraphe 96 :

Notre Cour a jugé que, pour établir la justification, il n’est pas nécessaire de démontrer que le législateur a choisi le moyen le moins restrictif de réaliser son objectif.  Il suffit que le moyen en question ait été choisi parmi une gamme de solutions raisonnables au problème visé.  La disposition doit être raisonnablement adaptée à ses objectifs; elle ne doit pas porter atteinte au droit plus qu’il n’est raisonnablement nécessaire de le faire, eu égard aux difficultés pratiques et aux pressions contradictoires qui doivent être prises en considération  :  voir Edwards Books and Art Ltd., précité; Chaulk, précité; Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139; Butler, précité; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3.

 

 

[60]           La preuve révèle en outre qu’il en coûterait 1 400 $ au demandeur pour obtenir 20 000 enveloppes en l’occurrence, un coût suffisamment faible pour me convaincre du caractère minimal du fardeau imposé.

 

[61]           J’estime ainsi raisonnable de conclure que l’obligation imposée au demandeur de placer dans une enveloppe des articles explicites du point de vue sexuel satisfait à l’exigence de l’atteinte minimale.

 

                    iii)                        Proportionnalité et mise en balance

[62]           Il est nécessaire, à la dernière étape de l’examen relatif à la proportionnalité, d’évaluer si les effets bénéfiques de la décision de la défenderesse l’emportent sur ses effets préjudiciables à l’égard de la liberté d’expression du demandeur.

 

[63]           Les effets bénéfiques de la décision l’emportent, compte tenu des facteurs contextuels, sur les effets préjudiciables de la restriction à la liberté d’expression du demandeur. Ce dernier soutient qu’en obligeant le Sex Party à insérer son message dans une enveloppe, on le force à transmettre un message qu’il n’estime pas souhaitable. Selon le demandeur, dissimuler l’envoi dans une enveloppe donne à entendre que son contenu est répréhensible, ce qui constitue un message diamétralement opposé à la cause défendue par le programme électoral du parti.

 

[64]           Je suis d’avis, toutefois, que les avantages obtenus en empêchant l’accès non filtré des enfants à l’information l’emportent sur les désavantages découlant de la restriction au mode privilégié par le demandeur pour transmettre son message.

 

La décision outrepassait-elle les pouvoirs conférés à la défenderesse par la Loi?

[65]           Le demandeur soutient que la décision de la défenderesse outrepasse les pouvoirs conférés à celle-ci par la Loi. La décision ayant été prise conformément à des lignes directrices ou à une politique interne, plutôt qu’aux dispositions réglementaires relatives aux objets inadmissibles, Postes Canada n’avait pas le pouvoir de prendre cette décision.

 

[66]           Le demandeur invoque le paragraphe 19(1) de la Loi, qui autorise Postes Canada à préciser par règlement ce qu’on entend par objet inadmissible. Le Règlement sur les objets inadmissibles, (DORS/90-10) étant en vigueur, le demandeur soutient-il, la seule restriction applicable en l’espèce est celle énoncée à l’article 4 de l’annexe de ce règlement. Selon cet article 4, « [t]out objet transmis par la poste en violation d’une loi ou d’un règlement canadien » constitue un objet inadmissible.

 

[67]           Le demandeur soutient par conséquent que le critère servant à établir si le dépliant est ou non un objet admissible est de savoir si ce dépliant viole une loi ou un règlement. En d’autres termes, le critère applicable serait celui de l’illégalité. Le demandeur ajoute que, pour que le contenu contesté de son dépliant satisfasse au critère préliminaire de l’illégalité, il faudrait qu’il tombe sous le coup des dispositions sur l’obscénité du Code criminel, L.R.C., 1985, ch. C‑46, du Canada.

 

[68]           Le demandeur cite la décision Fred Steiner c. La Reine, le ministre des Postes, Lawrence F. Reid, A.E. Green et Marc Savoie, [1982] 2 C.F. 231, pour faire valoir que Postes Canada ne dispose pas du pouvoir discrétionnaire de refuser de distribuer son dépliant au motif que son contenu serait répréhensible.

 

[69]           Dans l’affaire Steiner, précitée, le ministre des Postes, surintendant et gestionnaire de Postes Canada en vertu des dispositions de la Loi alors en vigueur, avait refusé de distribuer une circulaire où l’on demandait sa démission, même si cette circulaire était conforme à tous égards aux dispositions de la Loi. Le juge Decary a interprété le texte législatif et, concluant que l’existence d’un règlement portant sur les objets non transmissibles restreignait le pouvoir discrétionnaire du ministre des Postes, a imposé à ce dernier l’obligation de se conformer aux exigences de ce règlement.

 

[70]           Le demandeur cite le passage suivant de Steiner, précitée, au soutien de la prétention du Sex Party :

Si le Parlement avait voulu donner au ministre des Postes la liberté absolue d’interrompre l’acheminement du courrier ou de refuser d’accepter des envois parce qu’il n’était pas d’accord avec leur contenu, une autorisation expresse de le faire aurait été prévue dans la législation. C’est ce que le Parlement a fait relativement à l’utilisation de la poste à des fins illégales, et il aurait facilement pu faire la même chose s’il avait voulu que le ministre des Postes examine le contenu de circulaires d’annonce pour s’assurer qu’elles soient conformes aux normes du ministre des Postes […]

 

[71]           La défenderesse soutient pour sa part que le pouvoir discrétionnaire de prendre une décision défavorable en l’espèce était un accessoire nécessaire de la mission confiée à Postes Canada d’exploiter un service postal national, qui découlait de ce que Postes Canada dispose de la capacité d’une personne physique. Essentiellement, la défenderesse soutient que la décision a été prise valablement en application du paragraphe 16(1) de la Loi.

 

[72]           Selon la défenderesse, ce que le demandeur prétend, c’est que Postes Canada ne peut refuser de distribuer du courrier de tout type ou de toute catégorie sans que la législation ne l’y autorise expressément. Or, cette prétention n’est pas conforme à l’esprit de la Loi d’après la défenderesse. La défenderesse soutient que la teneur facultative de la disposition réglementaire en cause est conforme à l’intention du législateur, qui est de favoriser l’efficience de Postes Canada dans l’exercice de ses activités.

 

[73]           La défenderesse fait toutefois abstraction de l’existence d’un règlement en vigueur portant sur les objets inadmissibles. Une jurisprudence abondante reconnaît que la Société canadienne des postes peut établir des règles en se fondant sur ses pouvoirs généraux de gestion, même à l’égard de questions pouvant, en vertu du paragraphe 19(1) de la Loi, faire l’objet d’un règlement. Une importante distinction s’impose, toutefois. On ne peut s’autoriser des pouvoirs généraux de gestion que lorsqu’aucun règlement portant sur une question fondamentalement similaire n’est en vigueur.

 

[74]           Dans la décision French c. Société canadienne des postes, [1988] 2 F.C. 389, confirmée par la Cour d’appel fédérale, [1988] A.C.F. n° 531 (QL), le juge Addy a écrit ce qui suit :

[13]     Aux termes du paragraphe 16(1) de la Loi, la Société canadienne des postes a la capacité d’une personne physique. Le seul fait que cette capacité soit accordée « sous réserve des autres dispositions de la présente loi » ne doit pas, en l’absence d’interdiction ou de limites claires à l’effet contraire, porter atteinte au principe général selon lequel un organisme établi par la loi n’est pas empêché d’agir, lorsqu’il n’existe pas de règlement dans un domaine particulier faisant partie du cadre légal de ses activités et que cela est jugé nécessaire ou souhaitable pour la poursuite de ses objectifs, simplement parce qu’il est également habilité à prendre des règlements à cette fin. Lorsque des règlements sont en vigueur, l’organisme doit évidemment s’y conformer mais autrement, il demeure libre de prendre les décisions administratives qu’il juge utiles pour la poursuite de ces objectifs (Capital Cities Communications Inc. et autre c. Conseil de la Radio-Télévision canadienne, [1978] 2 R.C.S. 141; CRTC c. CTV Television Network Ltd. et autres, supra). Dans l’arrêt Capital Cities, le juge en chef a exposé le problème comme suit, à la page 170 :

 

La question se pose donc de savoir si le Conseil ou son comité de direction, agissant en vertu de son pouvoir d’attribuer des licences, a le droit d’exercer ce pouvoir en se fondant sur des énoncés de politique ou si son champ d’action, lorsqu’il traite de demandes de licences ou de modifications de licences, se restreint à l’application de règlements. Je suis certain que s’il existait des règlements en vigueur relatifs au pouvoir d’accorder des licences, ces règlements devraient être suivis même si des énoncés de politique les contredisaient. Les règlements prévaudraient sur tout énoncé de politique. Toutefois, en l’absence de règlement, le Conseil est-il tenu de ne rendre que des décisions ad hoc sur les demandes de licences ou de modifications de licences et lui est-il interdit d’annoncer les politiques sur lesquelles il se fondera lorsqu’il examinera ces demandes? [Non souligné dans l’original.]

 

[75]           S’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale dans la même affaire, le juge Hugessen a pour sa part écrit ce qui suit :

De manière générale, nous sommes tous d’accord avec les motifs et la conclusion du juge de première instance. Pour que l’appel réussisse, il faudrait interpréter le paragraphe 17(1) et en particulier l’alinéa 17(1)p) [l’alinéa 19(1)p) de la Loi actuelle] de la Loi sur la Société canadienne des postes, S.C. 1980-81-82-83, chap. 54 et ses modifications, comme limitant le pouvoir général conféré par le paragraphe 16(1). Nous ne pouvons le faire puisque ses termes ne sont pas limitatifs; au contraire, ils sont facultatifs et emploient le terme « peut » qui permet et habilite. Le pouvoir de prendre des règlements sur un sujet ne doit pas, en l’absence de termes précis, être interprété comme une réduction ou une diminution d’un pouvoir par ailleurs général d’agir dans le même domaine. Se reporter à Maple Lodge Farms Limited c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2; Capital Cities Communications Inc. c. CRTC, [1978] 2 R.C.S. 141; CRTC c. CTV Television Network Limited, [1982] 1 R.C.S. 530; Ex parte Forster; Re University of Sydney, (1963) 48 S.R. (N.S.W.) 723.]. Il est donc loisible à la Société, en l’absence de tout règlement adopté en vertu de l’alinéa 17(1)p), de prendre des dispositions visant la fermeture de ses bureaux de poste. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[76]           Cela est conforme à la conclusion tirée par le juge Decary dans la décision Steiner, précitée :

[25] Le ministre des Postes a-t-il le droit, après avoir défini ce qu’est un objet non transmissible, de désigner d’autres objets que ceux qui sont mentionnés dans le Règlement sur les objets interdits? Nulle part dans la Loi ni dans le Règlement est-il prévu le pouvoir de refuser d’accepter les envois parce que le ministre des Postes ou la personne qu’il a désignée n’est pas d’accord avec le motif de l’envoi.

 

[…]

 

[39]  Après avoir mûrement réfléchi, j’estime que le pouvoir de décider ce qu’est une lettre, conféré au ministre des Postes à l’alinéa 5(1)p), est seulement le pouvoir d’établir un règlement relativement au même sujet qu’à l’alinéa 6a), soit : ce qu’est une lettre, un objet transmissible et un objet non transmissible, et que ce pouvoir ne peut être exercé que par règlements, non par une décision qui ne tient pas compte des règlements. Je suis en outre d’avis que le ministre des Postes ne pouvait, en l’espèce, exercer aucun pouvoir discrétionnaire parce que s’il lui avait été loisible d’en exercer un, ce pouvoir aurait dû se fonder sur un règlement portant sur l’objet ou la nature du texte des circulaires d’annonce. Il n’existe, ni dans la Loi ni dans les Règlements, aucune disposition permettant de refuser des envois à cause de leur contenu, sauf s’ils tombent sous le coup de l’article 7 qui porte sur l’utilisation des postes à des fins illégales. On n’a pas démontré qu’il y ait eu quoi que ce soit d’illégal dans les circulaires d’annonce puisque aucune action n’a été prise, ni décision judiciaire rendue pouvant permettre de conclure que le contenu des circulaires d’annonce constituait une infraction prévue à l’article 7 de la Loi.

 

[77]           Compte tenu de la décision French, précitée (C.F.), et des pouvoirs conférés par la Loi actuelle à Postes Canada, la société d’État peut exercer un pouvoir discrétionnaire en l’absence de règlement. Il existe toutefois en l’espèce un règlement portant sur les objets inadmissibles, ce qui écarte le pouvoir général de gestion à l’égard de cette question. J’estime donc que la décision rendue par la défenderesse allait au-delà des pouvoirs que le Règlement lui confère.

 

[78]           Le Guide du client contesté en l’espèce outrepasse la portée du Règlement sur les objets inadmissibles puisqu’on y ajoute des restrictions quant à ce qui constitue un objet admissible. Tout comme le demandeur, j’estime que le critère préliminaire permettant de ne pas distribuer du courrier, c’est l’acte illégal, parce que contraire au Règlement. La défenderesse ayant concédé à l’audience que les images en cause n’étaient pas illégales, il ne sera pas nécessaire de poursuivre l’examen de cette question. Si le critère à l’égard du Règlement est celui de l’illégalité, et que les images ne contreviennent à aucune loi, la politique adoptée me semble imposer une norme plus stricte que ne le fait le Règlement quant au filtrage du courrier. Or, on ne peut outrepasser par une simple politique les restrictions prescrites par le Règlement sans créer ainsi d’incompatibilité.

 

[79]           Si Postes Canada n’avait pas adopté de règlement prescrivant quels objets sont admissibles et lesquels sont inadmissibles, et que la question était demeurée non réglementée, il serait loisible à la Société canadienne des postes de réglementer la question au moyen d’une politique ou de lignes directrices. Toutefois, le fait qu’on ait abordé la question par règlement laisse croire que Postes Canadas’est bien penché sur la question avec l’autorisation du gouverneur en conseil. Ainsi, ce n’est pas par inadvertance que les articles explicites du point de vue sexuel ne figurent pas sur la liste des objets inadmissibles, et il convient d’accorder la priorité au Règlement par rapport à la politique.

 

[80]           Bien que le guide en cause aille au-delà de ce que prévoit le Règlement, je ne l’estime toutefois pas ultra vires de la Loi. Postes Canada dispose du pouvoir de prendre un règlement restreignant la distribution d’articles explicites du point de vue sexuel dans le cadre des pouvoirs qui lui sont conférés par la Loi. En l’espèce toutefois, même si le guide n’est pas ultra vires de la Loi, il n’est pas conforme au Règlement.

 

CONCLUSION

[81]           Pour les motifs qui précèdent, je répondrai comme suit aux questions soulevées dans le cadre du présent contrôle judiciaire :

a)      La décision de la défenderesse est-elle conforme aux principes applicables du droit administratif?

                        Oui.

                    b) La décision de refuser de distribuer les dépliants du demandeur enfreint-elle l’alinéa 2b) de la Charte?

                        Oui.

                    c)  Dans l’affirmative, ce refus constitue-t-il une restriction raisonnable découlant d’une règle de droit dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique?

                        Oui.

                    d) La décision de la défenderesse outrepasse-t-elle les pouvoirs qui lui sont conférés par la Loi?

                        Non.

 

[82]           Bien que la décision de Postes Canada ne soit pas ultra vires de la Loi, elle n’a pas été prise conformément au règlement adopté par la société d’État. J’estime donc cette décision incompatible avec le Règlement en vigueur.

 

[83]           Cela ne clôt toutefois pas la question. Le pouvoir réglementaire prévu dans la Loi autorise Postes Canada à prendre des règlements. Simplement dit, alors, c’est à Postes Canada qu’il revient d’édicter un règlement qui donnera force exécutoire au guide contesté.

 

[84]           Par ailleurs, j’estime qu’on peut démontrer la justification dans le cadre d’une société libre et démocratique d’un règlement de Postes Canada imposant certaines conditions à la distribution d’articles explicites du point de vue sexuel.

 

[85]           Le dernier jour de l’audience, la défenderesse a soumis une définition de ce qu’elle considère être un article « explicite du point de vue sexuel » (pièce 3). Cette définition est reproduite en annexe du présent jugement. À l’audience, le conseil du demandeur a concédé que cette définition était beaucoup plus claire que la ligne directrice existante, mais il a réfuté qu’elle puisse constituer une définition raisonnable de ce qui devrait ou non être interdit.

 

[86]           J’estime que, si cette définition avait été incluse au règlement pour créer une interdiction, associée à l’obligation de recourir à une enveloppe, j’aurais rejeté la demande de contrôle judiciaire puisqu’il se serait agi d’une restriction raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société juste et démocratique, tel qu’il a été expliqué aux paragraphes 47 à 64 ci-dessus.

 

[87]           Compte tenu de ce qui précède, je choisis d’exercer le pouvoir discrétionnaire conféré à la Cour au paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, et de suspendre pour une période de six mois mon ordonnance annulant la décision de Postes Canada, pour donner l’occasion à la défenderesse d’édicter un règlement ou de modifier le Règlement actuel.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que la décision de Postes Canada est annulée. L’affaire est renvoyée à la défenderesse pour qu’elle rende une nouvelle décision. La présente ordonnance est suspendue pour une période de six mois, pour donner l’occasion à la défenderesse d’édicter un règlement ou de modifier le Règlement actuel.

Aucuns dépens ne sont adjugés à l’une ou à l’autre partie.

 

« Michel Beaudry »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


ANNEXE A

(pièce n° 3 déposée le 17 octobre 2007

À Vancouver (C.-B.))

 

 

DOSSIER DE LA COUR N° T-65-06

 

COUR FÉDÉRALE

 

ENTRE :

 

THE SEX PARTY

 

DEMANDEUR

 

ET :

 

LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES

 

DÉFENDERESSE

 

DÉFINITION

 

L’expression « explicite du point de vue sexuel » s’entend notamment 

 

a)                  d’images ou de représentations de nudité évocatrices d’activité sexuelle (p. ex., un homme nu en érection, une femme nue écartant les jambes de manière suggestive),

 

b)                  d’images ou de représentations de rapports sexuels (la photographie en gros plan des organes génitaux d’un homme et d’une femme ayant des rapports sexuels, en l’absence d’un contexte dégradant ou de violence),

 

c)                  un texte décrivant des actes sexuels d’une manière plus que simplement technique (encore une fois en l’absence d’un contexte dégradant ou de violence).

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T-65-06

 

INTITULÉ :                                                  THE SEX PARTY

                                                                        c.

           LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATES DE L’AUDIENCE :                      LES 15, 16 ET 17 OCTOBRE 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE BEAUDRY

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                 LE 14 JANVIER 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

John Ince (représentant)                                    POUR LE DEMANDEUR

 

Neal Steinman

Nicholas Preovolos                                         POUR LA DÉFENDERESSE

                                                                                               

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Sans objet                                                        POUR LE DEMANDEUR

 

Steinman Preovolos                                        POUR LA DÉFENDERESSE

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

 

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