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Date : 20071221

Dossier : IMM-5922-06

Référence : 2007 CF 1340

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 décembre 2007

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

 

ENTRE :

THI TUOI DO

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), en vue de soumettre à un contrôle judiciaire une décision datée du 2 octobre 2006 par laquelle une gestionnaire du programme d’immigration (GPI) a rejeté la demande de dispense fondée sur des considérations humanitaires de la demanderesse.

 

LE CONTEXTE

[2]               La demanderesse, citoyenne du Vietnam, a demandé à immigrer au Canada au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés, en compagnie de ses deux fils à charge. Elle a également demandé que, si sa demande était rejetée selon les critères de sélection, il soit envisagé de lui accorder, pour des raisons d’ordre humanitaire, une dispense de l’application des critères énoncés dans la Loi et le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement) au motif qu’elle était le dernier membre de la famille présent au Vietnam. Les parents et les onze frères et sœurs de la demanderesse résident au Canada. Cette dernière n’a initialement pas été incluse dans la demande de résidence permanente de son frère en compagnie des autres membres de sa famille parce qu’elle était mariée à l’époque et n’était donc pas considérée comme une personne à charge.

 

[3]               Dans une décision datée du 2 octobre 2006, la GPI a rejeté la demande de la demanderesse en vue d’être dispensée pour raisons d’ordre humanitaire de l’application des exigences de la Loi et du Règlement, car elle était d’avis que la demanderesse n’avait pas établi qu’elle subirait un préjudice indu en restant au Vietnam.

 

[4]               Selon la GPI, la demanderesse avait un emploi et un logement, et elle était capable de voyager librement dans tout le Vietnam en tant que commerçante. La GPI a également souligné que la demanderesse n’avait produit aucune preuve confirmant le fait qu’elle subirait un préjudice spécial parce qu’elle était divorcée. La GPI a exprimé l’avis qu’au Vietnam le divorce est de plus en plus répandu.

 

[5]               En outre, la GPI a déclaré que l’intérêt supérieur qu’avait la demanderesse, en tant qu’enfant, à rejoindre ses parents et ses frères et sœurs au Canada était tempéré par le fait qu’elle était une femme d’âge mûr qui avait sa propre famille.

 

L’ANALYSE

[6]               Il est bien établi que les dispenses fondées sur des considérations humanitaires sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable simpliciter : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 (QL), au paragraphe 62; Yu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 956, [2006] A.C.F. no 1217 (QL), au paragraphe 20; Nalbandian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1128, [2006] A.C.F no 1416 (QL), au paragraphe 12; Liang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 967, [2006] A.C.F. no 1222 (QL), au paragraphe 7; Dang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 290, [2007] A.C.F. no 363 (QL), au paragraphe 26.

 

[7]               C’est donc dire que la décision de la GPI sera raisonnable « si elle est fondée sur une explication défendable, même si elle n’est pas convaincante aux yeux de la cour de révision » : Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragraphe 55.

 

[8]               Il incombe à la demanderesse de produire les éléments de preuve nécessaires à l’appui de sa demande : Leung c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 200, [2007] A.C.F. no 264 (QL), au paragraphe 7; Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, [2004] A.C.F. no 158 (QL), au paragraphe 5.

 

[9]               L’évaluation de cette preuve se fait dans les limites du pouvoir discrétionnaire que confère le paragraphe 25(1) de la Loi au ministre et, par extension, à son délégué. C’est le contexte législatif, y compris l’objet de la Loi et les lignes directrices ministérielles, qui indiquent l’étendue de ce pouvoir discrétionnaire : Baker, précité, au paragraphe 67.

 

[10]           Dans le contexte législatif actuel, l’objet de la Loi et les lignes directrices connexes donnent à penser que la réunification des familles est un aspect important. En particulier, l’alinéa 3(1)d) prescrit que l’un des objectifs de la Loi est de « veiller à la réunification des familles au Canada ». En outre, la section 8.3 du chapitre 4 (OP4) du Manuel de traitement des demandes à l’étranger présente « certaines situations où une décision favorable peut être justifiée », mais indique que la liste n’est pas exhaustive. On y lit ensuite que les lignes directrices « ne visent qu’à aider les agents à évaluer les motifs d’ordre humanitaire [mais les agents] ne doivent pas se limiter à ces instructions : ils doivent considérer tous les renseignements à leur disposition ».

 

[11]           L’un des exemples donnés dans les lignes directrices qui est pertinent en l’espèce est celui des « membres de la famille de fait », définis comme étant les « personnes qui ne satisfont pas à la définition de membres de la catégorie du regroupement familial » mais qui se trouvent par ailleurs dans une situation de dépendance qui en fait des membres de fait d’une famille nucléaire qui se trouve au Canada ou qui présente une demande d’immigration.

 

[12]           En ce qui concerne la détermination des membres de la famille de fait, la ligne directrice indique qu’il est nécessaire de prendre en compte les éléments suivants :

• la question de savoir si la relation de dépendance est authentique et non créée à des fins d’immigration;

• le degré de dépendance;

• la stabilité de la relation;

• la durée de la relation;

• l’incidence d’une séparation;

• les besoins financiers et affectifs du demandeur relativement à l’unité familiale;

• la capacité et la volonté de la famille au Canada de fournir un soutien;

• les autres solutions qui s’offrent au demandeur, comme de la famille (époux, enfants, parents, fratrie, etc.) à l’extérieur du Canada qui a les capacités et la volonté de fournir un soutien;

• les preuves documentaires concernant la relation (c.-à-d., comptes de banque conjoints ou possession de biens immobiliers, possession conjointe d’autres propriétés, testaments, polices d’assurance, lettres provenant d’amis et de membres de la famille);

• tout autre facteur qui, de l’avis de l’agent, est pertinent à la décision [fondée sur des raisons d’ordre humanitaire].

 

 

Par conséquent, les agents administratifs, tels que la GPI, sont tenus d’évaluer des indices de dépendance au moment de décider si une dispense fondée sur des raisons d’ordre humanitaire est fondée.

 

[13]           Au dire de la demanderesse, la politique applicable aux « membres de la famille de fait » englobe une politique antérieure intitulée « Le dernier membre de la famille » (DMF). La procédure relative au DMF permettait aux personnes qui ne correspondaient pas à la stricte définition que donnait le Règlement d’un « membre de la famille » de bénéficier du traitement accordé aux membres de la famille accompagnant le demandeur. Aux termes de cette politique, « les problèmes d’ordre financier ou émotif que l’immigrant pourrait avoir sans le soutien et l’aide de la cellule familiale qui immigre au Canada ou qui y est déjà installée demeurent les principaux facteurs dont il faut tenir compte ». (voir Sitarul c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [1995] A.C.F. 1067 (QL), au paragraphe 17, citant la politique IS 1.17).

 

[14]           Pour ce qui est de l’applicabilité de la politique relative au DMF, dans la décision Yu, précitée, au paragraphe 29, le juge Shore indique que « [l]a ligne directrice IS 1.17 est semblable à celle sur les membres de la famille de fait figurant dans le chapitre OP4 ». Cependant, dans la décision Liang, précitée, aux paragraphes 16 et 17, la juge Dawson soutient que le fait de prétendre qu’il faut interpréter la politique actuellement en vigueur comme incorporant la politique antérieure « porte atteinte à l’intention du législateur ».

 

[15]           Certes, il existe des similitudes entre la politique actuellement en vigueur et la politique antérieure en ce qui a trait aux membres de la famille de fait qui sont à charge, mais la politique en vigueur ne prescrit pas que les derniers membres de la famille sont donc tous dispensés des exigences de la Loi et du Règlement. Dans le cadre de la politique actuellement en vigueur, tout comme dans celui de la politique antérieure, le degré de dépendance demeure un aspect important.

 

[16]           En outre, le degré d’isolement et de dépendance de la famille n’est que l’un des nombreux autres facteurs dont il est conseillé au décisionnaire de tenir compte au moment de rendre une décision fondée sur des raisons d’ordre humanitaire :  Samaroo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 292, [2007] A.C.F. no 376 (QL), au paragraphe 15; Sandhu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1032, [2006] A.C.F. no 1298 (QL), au paragraphe 20.

 

[17]           Pour évaluer la décision de la GPI, il n’appartient pas à la Cour de pondérer de nouveau les facteurs pertinents : Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, [2002] A.C.S. no 3 (QL), au paragraphe 34.

 

[18]           De plus, les agents administratifs ne sont pas tenus de fournir « autant de détails que ceux que l’on attend d’un tribunal administratif qui rend ses décisions à la suite d’audiences en règle » : Ozdemir c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 331, [2001] A.C.F. no 1646 (QL), au paragraphe 11.

 

[19]           Qui plus est, les agents administratifs ne sont pas tenus de relever expressément chacun des éléments que comporte le cadre législatif : Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, [2002] A.C.F. no 1687 (QL), au paragraphe 3; Samaroo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 292, [2007] A.C.F. no 376 (QL), au paragraphe 15). Le fait d’imposer cette sorte d’exigence reviendrait en fait à privilégier la forme au détriment du fond et permettrait aux décideurs de se soustraire à leur obligation d’examiner les facteurs pertinents en en faisant simplement mention (Hawthorne, précité, au paragraphe 3); comme l’a indiqué avec justesse le juge d’appel Décary dans l’arrêt Legault, précité, au paragraphe 13 : « mentionner n’est pas examiner et soupeser ».

 

[20]           La question de première importance consiste donc à savoir si le décideur « a examiné la preuve dont il disposait et exercé son pouvoir discrétionnaire d’une manière non arbitraire » (Leung, précité, au paragraphe 15). Ainsi que l’a déclaré le juge Gibson dans la décision Nalbandian, précitée, au paragraphe 15, l’analyse doit révéler que le décideur était [traduction] « au courant » du principe énoncé à l’alinéa 3(1)d) de la Loi, ainsi que des considérations décrites au chapitre OP4 au sujet des membres de la famille de fait.

 

[21]           En ce qui concerne la décision de la GPI et, plus précisément, les notes consignées dans le Système de traitement informatisé des données d’immigration (STIDI), la demanderesse fait valoir qu’il incombe à la GPI d’arriver à sa propre conclusion et non pas de fonder son opinion sur celle d’un autre agent. Cependant, les notes figurant dans le STIDI, qui ont été consignées par un conseiller en immigration, indiquent qu’elles étaient destinées à être évaluées par la GPI et ne visaient donc pas à remplacer sa propre décision finale.

 

[22]           En outre, même si la GPI est tenue d’effectuer sa propre analyse et de ne pas se fonder sur celle du conseiller en immigration, rien ne l’empêche de prendre en compte les notes consignées dans le STIDI au moment d’analyser globalement l’affaire. Même si les notes figurant dans le STIDI n’ont pas été établies par la GPI et ne font donc pas partie de la décision finale et des motifs connexes, la lettre de refus de la GPI était suffisamment complète et n’avait pas besoin d’autres sources justificatives.

 

[23]           La demanderesse fait aussi valoir que la GPI aurait dû être au courant que sa fille – que la demanderesse laisserait derrière elle selon la GPI - avait présenté sa propre demande au même bureau des visas et ne serait donc pas restée au pays. Cependant, aucun élément ne m’a été présenté qui étaye la prétention selon laquelle la GPI aurait dû être au courant de ce fait.

 

[24]           En l’espèce, je suis convaincue que la GPI a pris en considération les facteurs pertinents dans le cadre de la demande. Sa décision révèle qu’elle a tenu compte du fait que les frères, les sœurs et les parents de la demanderesse vivent au Canada, mais, a-t-elle conclu, comme la demanderesse est une femme mûre qui a sa propre famille, cela tempère ce facteur. Elle a également pris en compte le fait que la demanderesse avait un emploi et un logement et que ses enfants suivaient des études. La GPI a aussi signalé que la demanderesse n’avait pas produit de preuve de préjudice dû à son divorce récent.

 

[25]           Ma conclusion est la suivante : même si je ne souscris peut-être pas au résultat, la décision de la GPI de refuser la demande de dispense fondée sur des considérations humanitaires de la demanderesse était raisonnable.

 

[26]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire concernant la décision de la Section d’appel de l’immigration est rejetée.

 

[27]           L’avocat de la demanderesse a demandé que les questions suivantes soit certifiées :

1.          L’alinéa 3(1)d) exige-t-il que, dans le cadre du pouvoir discrétionnaire que peut

             exercer un agent des visas en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR, ce pouvoir   

             montre que l’agent est au courant de l’obligation de réunir les familles?

 

  1.        Bien que le pouvoir discrétionnaire qui peut être exercé en vertu du paragraphe 25(1)

             soit fondé sur la politique (une politique n’est pas la loi), l’adoption du volet 

             « préjudice » de la politique de traitement des demandes à l’étranger requiert-elle 

             l’examen de la partie « de fait » de la politique, l’une étant subordonnée à l’autre?

             Autrement dit, l’agent peut-il accepter une partie de la politique tout en rejetant

             l’autre?

 

[28]           Aux termes de l’alinéa 74d) de la Loi, un appel ne peut être interjeté devant la Cour d’appel fédérale que s’il est certifié que l’affaire soulève une question grave de portée générale. Pour être certifiée, la question doit transcender les intérêts des parties au litige, aborder des éléments ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale et être déterminante quant à l’issue de l’appel : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Liyanagamage (C.A.F.), [1994] A.C.F. no 1637, au paragraphe 4.

 

[29]           Les questions que soulève présentement la demanderesse sont peut-être de nature grave et d’une portée générale, mais elles ne sont pas déterminantes quant à l’issue de l’appel. Compte tenu de l’analyse qui précède, je suis d’avis que la GPI était au courant des objectifs de réunification des familles que prévoit l’alinéa 3(1)d) de la Loi et qu’elle a bel et bien pris en considération la politique concernant les membres de la famille de fait, de même que la politique du préjudice subi. Les questions que pose la demanderesse ne méritent donc pas d’être certifiées.

 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section d’appel de l’immigration soit rejetée.

 

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-5922-06

 

INTITULÉ :                                                  THI TUOI DO

                                                                        c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         LE 21 NOVEMBRE 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                       LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :                                 LE 21 DÉCEMBRE 2007

 

COMPARUTIONS :

 

Cecil L. Rotenberg

 

POUR LA DEMANDERESSE

Ministère de la Justice

Michael Butterfield

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Cecil L. Rotenberg, c.r.

1500, chemin Don Mills

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Michael Butterfield

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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