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Date : 20071204

Dossier : T-452-06

Référence : 2007 CF 1267

Ottawa (Ontario), le 4 décembre 2007

EN PRÉSENCE DE : Monsieur le juge Simon Noël

 

ENTRE :

LES AMIS DE LA RIVIÈRE KIPAWA,

organisation constituée en personne morale sous le nom de 1162209036 QUEBEC INC.

 

demanderesse

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et

LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS ET DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, LE MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS et LE MINISTRE DES TRANSPORTS DU CANADA et DAVID S. LAFLAMME CONSTRUCTION INC.

 

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Introduction

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision en matière d’évaluation environnementale relative à la réfection du barrage Laniel (le projet) rendue conjointement, le 9 février 2006, par les ministres des Travaux Publics et des Services gouvernementaux (TPSGC), des Pêches et des Océans (POC) et des Transports (TC) du Canada, en application du paragraphe 20(1) de la Loi canadienne sur l'évaluation environnementale, L.C. 1992, ch. 37 (LCÉE) et visant des décisions connexes rendues respectivement par TC, en application des paragraphes 5(1) et 6(4) de la Loi sur la protection des eaux navigables, L.R.C. 1985, ch. N-22 (LPEN), et par POC, en application du paragraphe 35(2) de la Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, ch. F-14 (LP).

 

Les parties

[2]               La qualité pour agir n’est pas en cause en l’espèce.

 

[3]               Les parties conviennent que ce sont les actions alléguées de TPSGC et de TC qui sont à l’origine de la demande de contrôle judiciaire et que, par suite, les pouvoirs ou actions de POC ne sont pas en cause. Pour des raisons du même ordre et avec le consentement des parties et de la Cour, l’avocat de la défenderesse David S. Laflamme Construction Inc., la soumissionnaire retenue pour réaliser le projet, n’a pas présenté d’argumentation orale ou écrite lors de l’instruction de la demande les 23 et 24 octobre 2007, à Ottawa.

 

[4]               Il convient d’expliquer pourquoi chacun des autres défendeurs est partie à la demande. Le premier défendeur, TPSGC, est le promoteur du projet. Suivant la définition énoncée à l’article 2 de la LCÉE, un « promoteur » s’entend notamment d’une « [a]utorité fédérale ou [d’un] gouvernement [...] qui propose un projet ». En sa qualité de promoteur, TPSGC agissait comme coordonnateur en matière d’évaluation environnementale pour le projet. Il entrait également dans ses attributions de veiller à la sécurité de la navigation aux abords du barrage et de faire en sorte que les travaux d’amélioration du sentier de portage, qui devait servir de voie d’accès de substitution pendant la construction, soient conformes aux exigences de la LPEN. Enfin, il lui incombait d’installer les panneaux de signalisation et les barrières de sécurité interdisant l’accès au barrage.

[5]               Le deuxième défendeur, TC, était partie à la demande en raison des répercussions possibles du projet sur la navigation sur la rivière. Par suite de la décision en matière d’évaluation environnementale (ÉE), rendue le 9 février 2006, TC a approuvé la réfection du barrage Laniel dès le lendemain, en vertu de l’alinéa 5(1)a) de la LPEN.

 

[6]               Pour sa part, la demanderesse, Les Amis de la Rivière Kipawa, est une organisation enregistrée à but non lucratif, qui a été fondée le 22 juin 1998, en réaction au projet de détournement Tabaret d’Hydro‑Québec, actuellement en suspens. Au fil des ans, cet organisme dirigé par des bénévoles est devenu un intervenant en matière de protection et de promotion de la rivière Kipawa. Selon M. Doug Skeggs, vice-président fondateur et membre de l’exécutif en charge de la protection de la rivière, l’organisme remplit une double mission :

[traduction]

Sa mission consiste à protéger et promouvoir la valeur écologique et récréative de la descente de la rivière Kipawa, de Laniel au lac Témiscamingue. Pour les Amis, la protection de la valeur écologique a le sens suivant : veiller à la préservation ou l’amélioration de l’écosystème aquatique et protéger l’habitat du poisson dans la rivière et à son embouchure dans le Lac Témiscamingue, et la protection de la valeur récréative signifie la promotion de la riche histoire et du précieux patrimoine naturel de la région, la reconnaissance de l’utilisation du cours d’eau à des fins récréatives et la protection et la promotion du potentiel touristique et récréatif de la rivière et de la région.

 

[7]               La demanderesse conteste la décision d’ÉE du 9 février 2006, soutenant que les défendeurs n’ont pas pris en compte le droit public de navigation autorisant le passage du barrage. Selon elle, il y avait lieu de conclure que l’extinction de ce droit de navigation prévu par la common law constituait un effet négatif important sur l’environnement au sens du paragraphe 20(1) de la LCÉE.

 

II.        Les faits

Bref historique de la rivière Kipawa et du barrage Laniel

[8]               La rivière Kipawa, qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire, est considérée comme l’un des plus intéressants parcours d’eau vive en Amérique du Nord. Elle coule sur 16 kilomètres, du village de Laniel (Québec), sur le lac Kipawa, jusqu’à son embouchure dans le lac Témiscamingue, et compte environ 16 rapides. La descente de la rivière, du passage de l’évacuateur du barrage (qui se fait en deux minutes) au lac Témiscamingue, prend à peu près cinq heures.

 

[9]               Par l’intermédiaire de son ministère des Travaux publics, le gouvernement du Canada a entrepris en 1910 la construction d’un barrage de protection contre les crues sur la rivière Kipawa, dans le village de Laniel (Québec), qui faisait partie de la municipalité régionale du Canton (MRC) de Témiscamingue. L’ouvrage, terminé en 1911, est construit sur des terres fédérales, entre une emprise de chemin de fer abandonnée de Canadian Pacific (CP) et le pont de la route 101 sur le lac Kipawa.

 

[10]           Ce barrage avait deux fonctions : la régulation des niveaux d’eau du réseau hydrographique de l’Outaouais afin de faciliter la navigation et la protection des ressources énergétiques de même que la prévention des inondations dans les régions boisées longeant la rivière Kipawa et dans le village de Laniel. Au cours des ans, ce village s’est transformé en destination touristique, et son économie dépend du tourisme récréatif. En 2001, la région comptait 730 chalets, 712 camps de chasse et 30 pourvoiries. Les données du recensement de 2001 indiquent que 85 personnes vivaient toute l’année le long de la rivière et dans la municipalité de Laniel. Suivant le recensement de 2006, ce nombre est passé à 150. 

 

[11]            Le barrage comprend un évacuateur en béton ou pertuis (se reporter au glossaire figurant à l’appendice A ci-joint) d’une longueur approximative de 14 mètres ainsi qu’une digue en remblai d’une longueur d’environ 42,7 mètres constituée de caissons de bois remplis d’enrochements. L’évacuateur comprend deux pertuis, chacun d’une longueur d’environ 6,1 mètres, séparés par un pilier. Ces deux pertuis sont opérés mécaniquement de haut en bas au moyen de poutrelles par suite d’une directive en ce sens de l’opérateur du barrage. En 1910, cet évacuateur avait originalement été conçu pour comprendre trois pertuis. Toutefois, en raison des limites technologiques de l’époque et de problèmes avec la roche, le troisième pertuis n’a pu être construit.

 

[12]           En 1918, le gouvernement du Canada a concédé l’exploitation du barrage au gouvernement du Québec par bail emphytéotique (voir glossaire). Le Québec a à son tour loué ses droits à l’industrie des pâtes et papiers jusqu’en 1965, puis à Hydro-Québec, de 1965 à 1986. Lorsque le bail a pris fin, TPSGC a assumé l’exploitation du barrage Laniel en 1986.

 

[13]           Entre 1885 et le milieu des années 1960, l’industrie forestière a pratiqué le flottage du bois sur la rivière Kipawa. C’est en 1968 que les premiers kayakistes se sont aventurés à la descendre. Cette poignée d’adeptes du kayak est retournée à tous les ans sur la rivière, et elle en a relevé et nommé les rapides en les classant suivant les normes internationales servant à établir le degré de difficulté des rapides.

[14]           C’est grâce au travail de ces pionniers qu’en 1987 la rivière Kipawa a commencé à servir à la navigation commerciale et récréative en eau vive moderne, notamment au rafting et au kayak. Depuis 1988, M. Jim Coffey d’Esprit Rafting (Davidson (Québec)) descend la rivière et offre des sorties commerciales de rafting dans le cadre du Festival de la rivière Kipawa (le Festival), une activité qui se tient pendant le congé de la Saint-Jean‑Baptiste, la troisième fin de semaine de juin, et qui rassemble chaque année plus de 150 adeptes du rafting et du kayak du Québec, de l’Ontario et des États‑Unis, attirés par les rapides aux eaux limpides. Le Festival est devenu un pèlerinage annuel, non seulement à cause des caractéristiques récréatives exceptionnelles qu’offre la section inférieure du cours d’eau mais aussi en raison de la beauté de la vallée boisée dans laquelle la rivière a creusé son lit.

 

[15]           Les parties conviennent que la situation du barrage Laniel est unique. Par sa taille, sa largeur et sa hauteur, c’est le seul ouvrage de régulation des eaux dans la province de Québec qui fait partie d’un parcours d’eau vive emprunté par les kayakistes et rafteurs. Il y a eu aussi le barrage de Kneopfli Falls, sur la rivière Magnetawan, en Ontario, où comme c’est le cas au barrage Laniel, les adeptes du rafting et du kayak commencent la descente dans un bassin en amont du barrage puis franchissent l’ouvrage et continuent en aval. Toutefois, le barrage de Kneopfli Falls n’a que deux mètres de haut, tandis que celui de Laniel mesure entre huit et dix mètres. La sensation que procure le passage du barrage Laniel ne se compare à aucune autre, selon les membres de la demanderesse.

 

[16]           Lorsque TPSGC a repris l’exploitation du barrage Laniel en 1986, il a entrepris une série d’inspections et d’études géologiques, dont les suivantes :

§         inspection visuelle et inspection sous‑marine effectuées en 1987 par Tecsult, le cabinet d’ingénieurs-conseils retenu en 2004 pour concevoir le projet;

 

§         analyse géo-technique de l’état du béton, du rocher et du remblai, effectuée par Solroc en 1987;

 

§         inspection sous-marine effectuée par SPG Hydro International en 2000.

 

[17]           D’après les conclusions de ces différentes études, le système de pertuis et de poutrelles n’était plus en bon état. La digue en remblai comportait d’importantes fuites d’eau et la capacité d’évacuation du barrage était clairement inadéquate pour protéger la sécurité des personnes habitant près de la rivière Kipawa à Laniel, ainsi que dans le Témiscamingue.

 

[18]           Un ouvrage en béton massif, comme le barrage Laniel, a normalement une durée de vie de 80 ans. TPSGC était au courant, dès 2003, que le fonctionnement du barrage Laniel était sérieusement compromis par la dégradation avancée du béton dans les pertuis, causée par une réaction silico-alcanine (se reporter au glossaire). Malgré les travaux de réparation qui ont été effectués sur le barrage Laniel chaque année depuis 1987, les experts ont jugé que l’ouvrage se trouvait dans un état avancé de dégradation. La construction d’une structure entièrement nouvelle a été jugée inévitable afin non seulement d’assurer la sécurité à long terme du barrage Laniel, mais aussi afin d’assurer la régulation des débits d’eau de la rivière des Outaouais et, surtout, afin de prévenir l’inondation des régions habitées près des lacs Kipawa et Témiscamingue.

 

[19]           En décembre 2003, TPSGC a effectué la conception du nouveau barrage. Cette conception de projet visait le remplacement de la digue et de l’évacuateur à deux pertuis existants par un barrage en béton à 4 pertuis pouvant résister autant que possible à une crue de sécurité de 1 : 10 000 ans, tel que requis par le Règlement sur la sécurité des barrages du Québec, même si TPSGC n’était pas légalement tenu de se conformer aux normes provinciales.

 

[20]           Compte tenu de l’ampleur et des impacts possibles du projet, TPSGC a déterminé qu’un examen préalable fédéral était nécessaire. Ainsi, au printemps 2004, il a demandé à Jacques Whitford Ltd. (Whitford), son consultant en évaluation environnementale, d’effectuer une évaluation environnementale du projet. En se basant sur les recommandations préliminaires de Whitford datées du 15 septembre 2004, Tecsult a terminé un plan de projet détaillé le 15 juin 2005, lequel a été incorporé dans le rapport final d’évaluation environnementale de Whitford. Le rapport de Tecsult concluait, entre autres, qu’à son avis, le barrage Laniel existant n’était pas conçu pour le passage sécuritaire d’embarcations, et que le passage d’embarcations, comme des kayaks, dans les pertuis est un sport extrême dangereux. 

 

Consultations publiques

[21]           Dès mai 2004, TPSGC a conclu qu’il fallait tenir des rencontres avec certains intervenants, afin d’évaluer les répercussions potentielles des travaux de démolition et de reconstruction. Ces travaux n’étaient pas censés avoir d’effet sur les niveaux d’eau et sur la navigation. Toutefois, en février 2005, POC a indiqué qu’ils auraient des incidences importantes sur l’habitat du poisson, ce qui rendait nécessaire la tenue d’une ÉE sous le régime du paragraphe 35(1) de la Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, ch. F-14, lequel est ainsi conçu :

 

 

Harmful alteration, etc., of fish habitat

 35. (1) No person shall carry on any work or undertaking that results in the harmful alteration, disruption or destruction of fish habitat.

Détérioration de l’habitat du poisson, etc.

 35. (1) Il est interdit d’exploiter des ouvrages ou entreprises entraînant la détérioration, la destruction ou la perturbation de l’habitat du poisson.

 

[22]           L e 16 mars 2005, TPSGC a tenu des consultations publiques à Kipawa et Laniel, au sujet du remplacement de l’évacuateur de crues et de la digue du barrage Laniel, dans le but de donner aux intervenants une vue d’ensemble du projet de réfection et de recueillir les commentaires, idées, préoccupations et recommandations des participants au sujet de ses aspects environnementaux et techniques.

 

[23]           Ont notamment été rencontrés, ce 16 mars 2005, les représentants des Premières nations du village de l’Aigle, de Kipawa et de Wolf Lake au Témiscamingue. En plus des communautés autochtones, TPSGC a rencontré, le même jour, les représentants de groupes d’intervenants ciblés, dont les suivants :

§         le comité municipal de Laniel (6 représentants);

 

§         le club de véhicules tous terrains (3 représentants);

 

§         les Amis de la Rivière Kipawa (1 représentant);

 

§         les propriétaires de terrains contigus au barrage (2 représentants); 

 

§         la Fédération québécoise de canoë kayak d’eau vive (FQCKEV) (2 représentants).

 

 

[24]           Tous les intervenants ont participé activement à la rencontre. Plusieurs préoccupations ont été exprimées. TPSGC les a toutes examinées et dissipées à la satisfaction des participants, à l’exception de la crainte formulée par M. Peter Karwacki, président fondateur et représentant des Amis, au sujet de l’interdiction de passage aux abords du barrage. Un courriel envoyé à M. Goulet, du bureau de Whitford, le 3 mars  2005, fait ainsi état de la préoccupation de M. Karwacki :

[traduction]

M. Goulet,

Je vous remercie une fois de plus d’avoir requis l’opinion des Amis de la Rivière Kipawa au sujet de la conception et de la réalisation du projet de réfection du barrage Laniel.

 

Les Amis de la Rivière Kipawa souhaitent que, dans la mesure du possible, la conception du barrage en maintienne la navigabilité. Pour cela, il faudrait que l’une des deux ou trois vannes, de préférence la vanne de l’extrême gauche, soit conçue de façon à évacuer l’eau par‑dessus le barrage afin de permettre aux adeptes du canot, du kayak et du rafting de franchir le barrage à partir du lac et de poursuivre la descente de la rivière, comme ils l’ont fait depuis les vingt‑cinq dernières années.

 

J’espère que, compte tenu du processus en cours, cette idée vous est parvenue à temps.

 

Nous sommes conscients que cela pourrait nécessiter d’autres travaux de planification ou négociations concernant la portée [...]

 

Les Amis de la Rivière Kipawa

Peter Karwacki

Président

 

 

[25]            Lors de la rencontre de consultation, les Amis ont notamment fait valoir que les adeptes du kayak et du rafting franchissaient le barrage Laniel depuis plusieurs années et que le festival de la rivière Kipawa se tenait depuis près de vingt ans. Le représentant a mis en doute le bien‑fondé de l’interdiction de franchir le barrage qui serait faite aux adeptes de la navigation en eau vive, et il a voulu savoir si elle découlait d’une disposition législative ou réglementaire.

 

[26]           Les représentants de TPSGC ont clairement indiqué que le passage par les pertuis était interdit pour des raisons de sécurité, et il a décrit la responsabilité qu’assumait le ministère à titre de propriétaire de l’ouvrage. Ils ont aussi souligné que TPSGC n’avait jamais autorisé le franchissement du barrage, et que cette autorisation n’avait jamais été demandée, ajoutant que le ministère n’accorderait jamais une telle autorisation parce que le risque que sa responsabilité soit engagée était trop important. Il a toutefois indiqué qu’une mesure d’atténuation consistant en la construction d’un sentier permettant de passer en aval du barrage était possible, et que le débit de la rivière serait maintenu pendant la construction, dans la mesure du possible.

 

[27]           TPSGC a également demandé aux intervenants quelles incidences l’interdiction de franchir le barrage aurait sur l’économie et le tourisme récréatif dans la région. Les Amis ont répondu que le barrage n’était qu’un des 16 rapides, et qu’environ 320 kayakistes descendent la rivière chaque année. Des lettres émanant des gouvernements locaux indiquaient en outre que l’industrie touristique de la région ne subirait pas de pertes économiques importantes si le barrage cessait d’être navigable.

 

[28]           En mai 2005, Whitford a préparé un rapport résumant les consultations publiques, dans lequel étaient exposées les préoccupations soulevées et des réponses données. Une version préliminaire de ce rapport a été distribuée aux intervenants en mai et juin 2005. Le 4 juillet 2005, le cabinet recevait une réponse provisoire de M. Peter Karwacki, dans laquelle celui‑ci s’enquérait de la disposition législative ou réglementaire interdisant aux adeptes de la descente en eau vive de franchir le barrage de Laniel et affirmait que les fonctionnaires de TPSGC savaient les kayakistes et rafteurs sautaient le barrage.

 

[29]           M. Skeggs a transmis une réponse définitive à TPSGC le 14 juillet 2005, dans laquelle il a décrit les effets que le projet aurait, selon eux, sur les activités des Amis. Au mois d’octobre 2005, la gestionnaire de projet ÉE de TPSGC affectée à la réfection du barrage Laniel, Mme Turnbull, a transmis aux intervenants, y compris les Amis, un extrait de la section du rapport « presque définitif » d’ÉE concernant l’analyse et les mesures d’atténuation, pour leur exposer les réponses finales de TPSGC aux préoccupations formulées depuis la consultation publique de mars 2005.

 

[30]           Le délai de présentation des derniers commentaires était de deux semaines; les Amis n’ont pas demandé de prorogation. Les commentaires et renseignements reçus du public et d’autres intervenants, dont les Amis, ont fait l’objet de nombreuses discussions au sein de TPSGC (exigences opérationnelles) ainsi qu’entre TPSGC and TC (exigences découlant de la LPEN), pendant les onze mois qui se sont écoulés entre la rencontre de consultation publique de mars 2005 et la décision finale en matière d’ÉE, rendue le 9 février 2006 par les trois ministères responsables (TPSGC, TC et POC), suivant laquelle, ils pouvaient exercer leurs attributions à l’égard du projet puisqu’après avoir tenu compte du rapport d’examen préalable ainsi que des observations reçues du public, ils estimaient que la réalisation du projet n’était pas susceptible d’entraîner des effets négatifs importants sur l’environnement. Ils ont aussi conclu que le projet n’aurait pas d’autres répercussions négatives importantes étant donné les mesures d’atténuation proposées.

 

[31]           Même si, pour des raisons tenant à la sécurité et à la responsabilité, les autorités n’étaient pas en mesure d’accéder à la demande de passage à travers le pertuis du barrage, TPSGC a pu proposer des solutions à d’autres problèmes soulevés par les kayakistes et rafteurs. Par exemple, le ministère a raccourci le tracé initial du sentier de portage proposé et l’a élargi pour rendre le sentier accessible aux véhicules.

 

Les discussions entre les Amis et les demandeurs

[32]           Après la rencontre du mois de mars, les Amis ont communiqué avec TC pour demander que le nouveau barrage soit conçu de façon à ce qu’ils puissent le franchir. De fait, les amis ont entrepris une campagne épistolaire d’envergure, qui a mené à l’envoi à TPSGC, TC et POC de plus d’une centaine de témoignages et de courriels ainsi que d’un documentaire sur DVD portant sur le festival de la rivière Kipawa et montrant des kayakistes descendant différents rapides et franchissant le barrage Laniel à travers un pertuis. La détermination de M. Karwacki était telle qu’il a écrit dans un courriel en date du 23 août 2005 :

[traduction]

Nous n’avons pas vraiment besoin de plus d’information concernant le projet; nous avons besoin que la navigabilité du barrage soit protégée.

 

 

[33]           De plus, le 31 octobre 2005, M. Karwacki a demandé par écrit de consulter le registre d’ÉE, registre public dans lequel il faut obligatoirement verser tous les documents d’ÉE conformément à l’article 55 de la LCÉE, et il y a été autorisé le 1er novembre 2005. M. Karwacki a en outre obtenu une copie papier du manuel d’exploitation du barrage et la lettre exposant l’opinion de Tecsult au sujet des risques associés au franchissement du barrage en passant par les pertuis.

 

[34]           De fait, au début de novembre 2005, les Amis avaient en mains tous les documents ayant servi à établir les mesures d’atténuation, à évaluer la responsabilité potentielle de TPSGC et à prendre la décision relative à l’importance des effets sur la navigation, notamment :

·        le rapport sur la consultation publique;

·        l’extrait relatif à l’analyse d’ÉE et aux mesures d’atténuation;

·        l’annexe F du rapport d’examen préalable, qui comprenait les commentaires soumis par les Amis, ainsi que la lettre de Tecsult en date du 15 juin 2005, signalant que ni le barrage existant ni le barrage proposé n’étaient conçus pour permettre le passage sécuritaire d’embarcations;

·        de l’information verbale dont disposait TPSGC au sujet d’un accident nautique.

 

[35]           Après avoir consulté tous les documents d’inclusion obligatoire au registre, M. Karwacki a ensuite demandé à voir d’autres documents se rapportant au dossier, dont les documents relatifs à l’évaluation faite par TPSGC des risques associés au franchissement du barrage. Toutefois, TPSGC a décidé de limiter la communication avec M. Karwacki et les Amis à la suite de propos désobligeants affichés dans le site Web des Amis et du comportement harcelant de M. Karwacki à l’égard des fonctionnaires affectés au projet et, lorsque les Amis ont menacé d’intenter des poursuites, toute communication a dû passer par les avocats des défendeurs.

 

Existence de mesures de sécurité : estacade et panneaux

[36]           Lorsque le barrage est revenu sous le contrôle du gouvernement fédéral, en 1986, il y avait une estacade (voir glossaire) de bois installée par Hydro-Quebec en amont du barrage pour avertir les plaisanciers de la présence d’un barrage et pour créer un périmètre dans le lac Kipawa en amont du barrage. Cette estacade a été conservée jusqu’en 1988, année où TPSGC a mis en place une estacade constituée du bouées de sécurité. Ces bouées sont encore là aujourd’hui; il s’agit d’un signal visuel clair avertissant les plaisanciers naviguant sur le lac Kipawa qu’ils approchent d’un barrage et qu’il existe un périmètre de sécurité interdisant l’accès au barrage à partir du lac.

 

[37]           C’est pour cette raison que, lorsque TPSGC a appris, lors de la rencontre du 16 mars 2005, que cette pratique avait cours chaque année depuis près de deux décennies et qu’il en a eu la preuve, il a envoyé un représentant, M. Guy Lafond, pour observer, lors l’édition 2005 du festival de la rivière Kipawa, ce qui se passait au barrage Laniel et recueillir des renseignements sur cette activité.

 

[38]           M. Lafond a signalé qu’effectivement les kayakistes ne tenaient pas compte du périmètre de sécurité et franchissaient le barrage et les chutes. Dans son rapport, il a notamment recommandé que TPSGC améliore l’estacade formant le périmètre de sécurité, répare l’aire de mise à l’eau et installe des panneaux aux abords du barrage et sur le barrage lui‑même, interdisant la présence de nageurs et d’embarcations dans le périmètre et le franchissement du barrage.

 

[39]           À la suite du rapport de M. Lafond sur sa visite, TPSGC a amélioré les mesures de sécurité au barrage Laniel. À présent, des panneaux indiquent aux plaisanciers et au public qu’il est interdit de se baigner près du barrage et de s’en approcher dans une embarcation. Les parties conviennent que ces panneaux n’ont été installés qu’après que TPSGC a appris de la défenderesse que ses membres descendaient l’évacuateur ou les vannes en kayak depuis 1987 et a dépêché M. Lafond sur les lieux.

 

L’attribution du contrat

 

[40]           Lorsqu’il a tenu les rencontres de consultation publique en mars 2005, TPSGC, souhaitant éviter d’avoir à procéder à un nouvel appel d’offres, projetait d’intégrer les résultats de la consultation publique et de finaliser l’ÉE aussitôt que possible en 2005, puisque le contrat de construction devait être confié à l’automne 2005.

 

[41]           De nombreux délais ont toutefois contrarié ces plans. Au mois de juin 2005, TC a informé TPSGC que lui aussi devait effectuer sa propre ÉE, indiquant cependant qu’il se servirait de l’information recueillie par TPSGC lors des rencontres de consultation publique du 16 mars 2005. Au mois de septembre 2005, Whitford, le cabinet de consultants chargé de l’ÉE, a soumis pour examen une version préliminaire de son rapport à TPSGC, TC et POC. TC n’a confirmé que le 7 octobre 2005 qu’il serait une autorité responsable à l’égard de ce projet. Un extrait de l’ÉE faisant partiellement état de l’analyse et des mesures d’atténuation a été transmis aux Amis au mois d’octobre 2005.

 

[42]           Compte tenu des retards survenus et des conséquences possibles d’une rupture du barrage, TPSGC est allé de l’avant et a annoncé publiquement, par communiqué de presse en date du 7 novembre 2005, qu’il attribuait le contrat de construction du projet, tel qu’il était conçu, avant l’achèvement du processus d’ÉE. Il a agi ainsi afin de ne pas avoir à reporter le début des travaux après la période de fraie du printemps 2006. Le communiqué de presse indiquait clairement que les travaux s’effectueraient dans le souci de l’environnement et que le ministère avait procédé à des consultations pour répondre aux préoccupations des intervenants.

 

[43]           Le contrat, d’un montant de 13  406 560 $, a été octroyé à David S. Laflamme Construction Inc. Puisque l’ÉE n’était pas terminée, le contrat renfermait une disposition relative à l’obtention d’approbations et de permis avant le début des travaux. D’autres retards dans les processus d’ÉE et de protection des eaux navigables ont entraîné le report de la décision sur l’ÉE et de la construction des batardeaux (voir glossaire), car aucuns travaux ne pouvaient s’effectuer dans le réservoir et la rivière tant que l’approbation de POC et les autorisations prévues par la LPEN n’étaient pas obtenues.

 

[44]           Le processus contractuel n’a pas été interrompu parce qu’un nouvel appel d’offres aurait probablement retardé la réfection, ce que TPSGC jugeait inacceptable étant donné que les travaux étaient nécessaires pour des raisons liées à la sécurité et au bien‑être économique de la population de la région, en particulier de ceux qui comptaient sur le barrage et le réservoir. Le rapport d’ÉE de TC autorisant le projet a finalement été rendu public le 10 février 2006, le lendemain de la décision contestée.

 

III.       Le contexte législatif

[45]           Les étapes à respecter pour ériger ou reconstruire un barrage sont décrites au paragraphe 20(1) de la LCÉE ainsi qu’aux dispositions connexes énoncées à l’alinéa 5(1)a) et au paragraphe 6(4) de la LPEN. Je traiterai d’abord du processus d’approbation prévu par cette dernière disposition, puis de ceux qui sont établis aux paragraphes 5(1) et 20(1).

 

 

 

Le processus d’approbation prévu au paragraphe 6(4)

[46]           Par lettre en date du 17 mars 2004, POC a indiqué à TPSGC que l’ouvrage de 1911 n’avait pas été approuvé sous le régime de la LPEN et que les travaux de réfection ne pouvaient commencer avant que cette approbation ne soit donnée. Autrement dit, TPSGC devait légaliser le barrage actuel en application du paragraphe 6(4) de la LPEN, avant que l’ouvrage, son évacuateur de béton à deux pertuis et la digue ne puissent être rénovés. Pour plus de commodité, cette disposition est reproduite ci‑dessous :

 

Ministerial orders respecting unauthorized works

 Approval after construction commenced

 6. (4) The Minister may, subject to deposit and advertisement as in the case of a proposed work, approve a work and the plans and site of the work after the commencement of its construction and the approval has the same effect as if given prior to commencement of the construction of the work.

Ordres ministériels à l’égard d’ouvrages non autorisés

 Approbation après le début des travaux

6. (4) Le ministre peut, sous réserve de dépôt et d’annonce comme dans le cas d’un ouvrage projeté, approuver un ouvrage, ainsi que ses plans et son emplacement, après le début de sa construction; l’approbation a alors le même effet que si elle avait été donnée avant le début des travaux.

 

[47]           Le 11 juin 2004, TPSGC a demandé à TC d’approuver le barrage Laniel construit en 1911. Le processus d’approbation établi au paragraphe 6(4) faisait obligation à TPSGC de soumettre les plans du projet de réfection et de publier au moins une fois des avis le concernant dans la Gazette du Canada ainsi que dans la section des avis légaux de deux journaux paraissant dans la région.

 

[48]           Conformément à ces exigences, un avis a été publié dans l’édition de la Gazette du Canada du 10 septembre 2005, indiquant que, sous le régime de la LPEN, TPSGC avait déposé, pour approbation par TC, la description de l’emplacement et les plans de la digue, de l’estacade et du barrage actuels sur le lac Kipawa près de la rivière du même nom à Laniel (Québec).L’avis invitait à faire parvenir des commentaires au sujet de l’effet des plans déposés et de l’ouvrage projeté sur la navigation, mais précisait qu’il ne serait tenu compte que des commentaires présentés par écrit dans les trente jours suivant la date de publication de l’avis.

 

[49]           Le 7 septembre 2005, un avis semblable a été publié dans les deux langues officielles dans le journal local Le Témiscamien. Cet avis a également paru dans l’édition du 9 septembre 2005 d’un autre journal, Le Reflet. Le 18 septembre 2005, TPSGC a soumis la preuve de la publication de ces trois avis publics, et le 24 octobre 2005, le barrage de 1911 a été approuvé. Cette approbation permettait au ministre de TC d’autoriser des ouvrages existants sur des eaux navigables au Canada. Cette décision avait pour but d’approuver le barrage érigé en 1911 ainsi que l’estacade située en amont, dans le lac Kipawa. Pour les Amis, elle signifiait qu’il leur était maintenant expressément interdit d’exercer leur droit de navigation.

 

[50]           Suivant le paragraphe 74(4) de la LCÉE, le processus prévu au paragraphe 6(4) n’exigeait pas de consultation sous le régime de la LCÉE parce que le barrage avait été construit avant le 22 juin 1984. Il n’était pas non plus nécessaire d’effectuer un examen préalable ou une analyse des mesures d’atténuations potentielles ni de rendre de décision en matière d’ÉE sous le régime de cette loi avant de donner l’approbation prévue au paragraphe 6(4). La demanderesse ne conteste pas la décision du ministre de demander cette approbation., mais le fait qu’elle n’a pas été informée de la démarche et a appris par hasard par un résident du Témiscamingue que des avis avaient été publiés dans des journaux locaux.

 

Le processus d’approbation prévu à l’alinéa 5(1)a)

[51]           TC a rendu sa décision relativement au processus d’approbation prévu à l’alinéa 5(1)a) de la LPEN le 10 février 2006, soit un jour après le prononcé de la décision faisant l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. L’approbation visée à l’alinéa 5(1)a) autorise TPSGC à réaliser le projet de construction prévu sur la rivière conformément aux conditions énoncées dans l’approbation. Voici les passages pertinents de l’article 5 de la LPEN :

Construction of works in navigable waters

 5. (1) No work shall be built or placed in, on, over, under, through or across any navigable water unless

 

 

 

(a) the work and the site and plans thereof have been approved by the Minister, on such terms and conditions as the Minister deems fit, prior to commencement of construction;

[. . .]

Construction d’ouvrages dans les eaux navigables

 5. (1) Il est interdit de construire ou de placer un ouvrage dans des eaux navigables ou sur, sous, au-dessus ou à travers de telles eaux à moins que :

 

a) préalablement au début des travaux, l’ouvrage, ainsi que son emplacement et ses plans, n’aient été approuvés par le ministre selon les modalités qu’il juge à propos;

[. . .]

 

Pour l’application de l’alinéa 5(1)a), ministre s’entend du ministre des Transports, suivant l’article 2 de la LPEN.

 

[52]           Suivant l’alinéa 5(1)d) de la LCÉE, cependant, une évaluation environnementale est nécessaire avant d’entreprendre des projets comme l’érection ou la réfection d’un barrage. Le pouvoir d’effectuer une telle évaluation est conféré à l’alinéa 5(1)d), en ces termes :

Projects requiring environmental assessment

 5. (1) An environmental assessment of a project is required before a federal authority exercises one of the following powers or performs one of the following duties or functions in respect of a project, namely, where a federal authority

[. . .] or

 

(d) under a provision prescribed pursuant to paragraph 59(f), issues a permit or licence, grants an approval or takes any other action for the purpose of enabling the project to be carried out in whole or in part.

Projets visés

 

 5. (1) L’évaluation environnementale d’un projet est effectuée avant l’exercice d’une des attributions suivantes:

 

 

 

 

 

[. . .]

 

d) une autorité fédérale, aux termes d’une disposition prévue par règlement pris en vertu de l’alinéa 59f), délivre un permis ou une licence, donne toute autorisation ou prend toute mesure en vue de permettre la mise en oeuvre du projet en tout ou en partie.

 

[53]           L’alinéa 59f) de la LCÉE confère au gouverneur en conseil le pouvoir de prendre des règlements pour l’application de l’alinéa 5(1)d) de la LCÉE, ce qu’il a fait en prenant le Règlement sur les dispositions législatives et réglementaires désignées, DORS/94-636. Le processus d’examen préalable de l’ÉE doit s’effectuer conformément au paragraphe 16(1) de la LCÉE, lequel prévoit ce qui suit :

 

 

ENVIRONMENTAL ASSESSMENT PROCESS

General

 

Factors to be considered

 16. (1) Every screening or comprehensive study of a project and every mediation or assessment by a review panel shall include a consideration of the following factors:

 

(a) the environmental effects of the project, including the environmental effects of malfunctions or accidents that may occur in connection with the project and any cumulative environmental effects that are likely to result from the project in combination with other projects or activities that have been or will be carried out;

 

(b) the significance of the effects referred to in paragraph (a);

 

(c) comments from the public that are received in accordance with this Act and the regulations;

 

(d) measures that are technically and economically feasible and that would mitigate any significant adverse environmental effects of the project; and

 

(e) any other matter relevant to the screening, comprehensive study, mediation or assessment by a review panel, such as the need for the project and alternatives to the project, that the responsible authority or, except in the case of a screening, the Minister after consulting with the responsible authority, may require to be considered.

PROCESSUS D’ÉVALUATION ENVIRONNEMENTALE

Dispositions générales

Éléments à examiner

 16. (1) L’examen préalable, l’étude approfondie, la médiation ou l’examen par une commission d’un projet portent notamment sur les éléments suivants :

 

a) les effets environnementaux du projet, y compris ceux causés par les accidents ou défaillances pouvant en résulter, et les effets cumulatifs que sa réalisation, combinée à l’existence d’autres ouvrages ou à la réalisation d’autres projets ou activités, est susceptible de causer à l’environnement;

 

 

b) l’importance des effets visés à l’alinéa a);

 

 

c) les observations du public à cet égard, reçues conformément à la présente loi et aux règlements;

 

d) les mesures d’atténuation réalisables, sur les plans technique et économique, des effets environnementaux importants du projet;

 

 

e) tout autre élément utile à l’examen préalable, à l’étude approfondie, à la médiation ou à l’examen par une commission, notamment la nécessité du projet et ses solutions de rechange, — dont l’autorité responsable ou, sauf dans le cas d’un examen préalable, le ministre, après consultation de celle-ci, peut exiger la prise en compte.

 

 

Le processus d’autorisation prévu au paragraphe 20(1)

[54]           La troisième et dernière étape du cadre législatif consiste en la prise de l’une des mesures prévues par les autorités responsables lorsque le processus d’examen préalable est terminé. C’est ce que prévoit le paragraphe 20(1) de la LCÉE, qui énumère notamment les options suivantes :

 

Screening

Decision of responsible authority following a screening

 

 20. (1) The responsible authority shall take one of the following courses of action in respect of a project after taking into consideration the screening report and any comments filed pursuant to subsection 18(3):

 

(a) subject to subparagraph (c)(iii), where, taking into account the implementation of any mitigation measures that the responsible authority considers appropriate, the project is not likely to cause significant adverse environmental effects, the responsible authority may exercise any power or perform any duty or function that would permit the project to be carried out in whole or in part;

 

 (b) where, taking into account the implementation of any mitigation measures that the responsible authority considers appropriate, the project is likely to cause significant adverse environmental effects that cannot be justified in the circumstances, the responsible authority shall not exercise any power or perform any duty or function conferred on it by or under any Act of Parliament that would permit the project to be carried out in whole or in part; or

 

(c) where

 

 

 

(i) it is uncertain whether the project, taking into account the implementation of any mitigation measures that the responsible authority considers appropriate, is likely to cause significant adverse environmental effects,

 

(ii) the project, taking into account the implementation of any mitigation measures that the responsible authority considers appropriate, is likely to cause significant adverse environmental effects and paragraph (b) does not apply, or

 

(iii) public concerns warrant a reference to a mediator or a review panel,

 

the responsible authority shall refer the project to the Minister for a referral to a mediator or a review panel in accordance with section 29.

Examen préalable

Décision de l’autorité responsable

 

 

20. (1) L’autorité responsable prend l’une des mesures suivantes, après avoir pris en compte le rapport d’examen préalable et les observations reçues aux termes du paragraphe 18(3) :

 

a) sous réserve du sous‑alinéa c)(iii), si la réalisation du projet n’est pas susceptible, compte tenu de l’application des mesures d’atténuation qu’elle estime indiquées, d’entraîner des effets environnementaux négatifs importants, exercer ses attributions afin de permettre la mise en œuvre totale ou partielle du projet;

 

 

b) si, compte tenu de l’application des mesures d’atténuation qu’elle estime indiquées, la réalisation du projet est susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs importants qui ne peuvent être justifiés dans les circonstances, ne pas exercer les attributions qui lui sont conférées sous le régime d’une loi fédérale et qui pourraient lui permettre la mise en oeuvre du projet en tout ou en partie;

 

 

c) s’adresser au ministre pour une médiation ou un examen par une commission prévu à l’article 29 :

 

(i) s’il n’est pas clair, compte tenu de l’application des mesures d’atténuation qu’elle estime indiquées, que la réalisation du projet soit susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs importants,

 

(ii) si la réalisation du projet, compte tenu de l’application de mesures d’atténuation qu’elle estime indiquées, est susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs importants et si l’alinéa b) ne s’applique pas,

 

(iii) si les préoccupations du public le justifient.

 

 

IV.       La décision contestée

[55]           Après avoir effectué l’examen préalable du projet de réfection du barrage Laniel et pris en compte les commentaires du public, les autorités ont estimé que « la réalisation du projet n’est pas susceptible d’entraîner des effets négatifs importants sur l’environnement ». C’est cette petite phrase qui est à l’origine de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[56]           Pour plus d’exhaustivité, j’indique ci‑dessous les autres éléments de la décision :

[traduction]

Comme il en est fait mention dans le rapport d’évaluation environnementale, l’application des mesures d’atténuation est nécessaire dans le cadre de ce projet en vue d’aborder :

§         la qualité de l’air

§         la qualité de l’eau

§         l’hydrométrie

§         la sédimentation

§         la qualité du sol

§         la végétation

§         le niveau de bruit

§         les oiseaux et leur habitat

§         les poissons et leur habitat

§         la structure, site ou objet d’importance historique, archéologique, paléontologique ou architecturale

§         les impacts socio-économiques

 

Un programme de suivi a été mis en oeuvre dans le cadre de ce projet afin de vérifier l’exactitude de l’évaluation environnementale ou l’efficacité des mesures d’atténuation des effets environnementaux négatifs du projet et ce, pour les raisons suivantes :

§         Région écologiquement sensible/Composantes valorisées de l’environnement

§         Préoccupations du public

§         Techniques et technologies nouvelles ou non éprouvées

 

La date de début prévue pour ce programme est le 1er mai 2007 et la date de fin approximative est le 1er novembre 2012.

 

Pour de plus amples renseignements ou pour obtenir la description complète du programme de suivi et de ses résultats, veuillez communiquer : 

 

Tamara Taub

Agent principal d'évaluation environnementale

 

V.        Les questions en litige

1.                      La demanderesse a-t-elle démontré que l’utilisation non reconnue de l’évacuateur du barrage Laniel comme point de départ de la descente de la rivière pendant plus de 40 ans a donné naissance à un droit de navigation en common law? Si ce droit existe, les autorités en ont‑elles tenu compte au cours du processus d’approbation suivi en application de la loi?

2.                      En supposant que le projet soit la cause de l’interdiction de franchir le barrage en embarcation, la décision rendue en vertu du paragraphe 20(1) de la LCÉE est-elle raisonnable malgré tout du fait que l’interdiction n’entraîne pas d’« effets négatifs importants sur l’environnement »?

3.                      Le processus d’ÉE a-t-il porté atteinte au droit de la demanderesse à l’équité procédurale? Le cas échéant, y a-t-il lieu d’accorder, en réparation, l’annulation de la décision rendue le 9 février 2006 en vertu du paragraphe 20(1) de la LCÉE?

 

VI.       La norme de contrôle

[57]           Il faut se demander si la loi a été respectée, relativement à l’approbation prévue au paragraphe 6(4), laquelle est à l’origine de la première question, concernant le droit de navigation en common law. S’agissant d’une question de droit, la norme applicable est celle de la décision correcte.

 

[58]           Le processus d’approbation prévu au paragraphe 5(1) et l’ÉE soulèvent principalement des questions mixtes de fait et de droit et appellent de ce fait l’application de la norme de la décision raisonnable simpliciter. À cet égard, je souscris au raisonnement convaincant exposé par le juge Sexton dans l’arrêt Inverhuron & District Ratepayers’ Association c. Canada (Ministre de l’Environnement), [2001] A.C.F. no 1008, 2001 CAF 203. Le juge Sexton instruisait l’appel d’une ordonnance de la Section de première instance rejetant la demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre intéressé selon laquelle un projet de stockage à sec pour combustible nucléaire usé au Complexe nucléaire de Bruce n’était pas susceptible d’entraîner d’effets négatifs importants sur l’environnement. Le juge Sexton a tenu le raisonnement suivant pour établir quelle était la norme de contrôle applicable (par. 32, 36, 40) :

 

32     Dans un arrêt récent, Bow Valley Naturalists Society c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien)[10], la Cour d'appel fédérale examinait la norme de contrôle à appliquer à la décision d'une autorité responsable après réception d'une évaluation environnementale prenant la forme d'un examen préalable. Appliquant l'approche pragmatique et fonctionnelle tout récemment exposée par la Cour suprême dans l'arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[11], le juge Linden, s'exprimant pour une formation unanime, a jugé que la norme à appliquer était la norme de la décision raisonnable simpliciter.

 

36     La Cour d'appel fédérale a reconnu que des préoccupations de politique générale militent en faveur d'une norme de contrôle moins intrusive. Le processus d'évaluation environnementale est déjà un processus long et ardu, tant pour les défenseurs que pours les adversaires d'un projet. Faire de la juridiction de contrôle une « académie des sciences » - expression employée par mon collègue le juge Strayer (charge qu'il occupait alors) dans l'affaire Vancouver Island Peace Society c. Canada[12] - serait à la fois contre-productif et contraire à l'économie de la Loi. Dans l'arrêt Bow Valley Naturalists, le juge Linden s'est exprimé ainsi à propos du champ du contrôle judiciaire d'une décision prise dans le cadre d'une évaluation environnementale :

 

La Cour doit s'assurer que les étapes prévues à la Loi sont suivies, mais elle doit, quant au fond, s'en remettre aux autorités responsables lorsqu'elles définissent la portée du projet, l'importance de l'examen préalable et l'évaluation des effets cumulatifs au vu des facteurs d'atténuation proposés. Ce n'est pas aux juges de décider quels projets doivent être autorisés, mais bien aux autorités responsables, dans la mesure où elles suivent le processus prévu par la loi.[13]

 

 

40     À mon avis, l'approche adoptée par le juge Rothstein est également applicable à la décision contestée dans la présente instance. La norme de contrôle qu'est la norme de la décision raisonnable simpliciter requiert que la décision de la ministre repose sur un fondement raisonnable. En procédant à son contrôle, la Cour devrait tenir compte de tous les documents à la disposition de la ministre, et tirer une conclusion. Cette conclusion peut être tirée sans que la Cour devienne une « académie des sciences » . La Cour n'est pas tenue de souscrire à la décision de la ministre. Elle doit simplement pouvoir y trouver un fondement rationnel.

 

[59]           Enfin, la norme applicable en matière d’équité procédurale et de justice naturelle, comme dans la troisième question en l’espèce, est la norme de la décision correcte (voir Ellis-Don Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail),[2001] 1 R.C.S. 221, par.  65).

 

VII.     Analyse

Première question

La demanderesse a-t-elle démontré que l’utilisation non reconnue de l’évacuateur du barrage Laniel comme point de départ de la descente de la rivière pendant plus de 40 ans a donné naissance à un droit de navigation en common law? Si ce droit existe, les autorités en ont‑elles tenu compte au cours du processus d’approbation suivi en application de la loi?

 

[60]           La demanderesse n’a pas démontré que l’utilisation non reconnue du barrage comme point de départ de la descente de la rivière Kipawa par les adeptes du kayak et du rafting pendant un peu plus de 25 jours par année au cours des 40 dernières années a fait naître un droit de navigation en common law. Il ne fait aucun doute que la rivère Kipawa est un endroit de prédilection pour la pratique de l’activité spécialisée des kayakistes et rafteurs. Son potentiel sportif a été découvert vers la fin des années 1960 et, depuis de nombreuses années, un festival s’y tient le troisième week-end de juin. Au début, il y venait environ 200 personnes, mais le dernier festival en date, en 2005, a attiré plus de 300 fervents utilisateurs.

 

[61]           La preuve indique également que le propriétaire de l’ouvrage a collaboré avec les organisateurs du festival au cours des ans, en veillant à ce que le barrage laisse écouler le débit nécessaire pour permettre la descente de la rivière. Il convient de signaler qu’il appert aussi de la preuve que la réfection nécessaire du barrage n’empêchera pas la tenue du festival pas plus qu’elle ne mettra fin à la coopération établie depuis longtemps entre les Amis et les fonctionnaires de TPSGC pour ce qui est du débit d’eau à assurer dans la rivière à chaque années, au contraire.

 

[62]           Ce n’est pas la pratique du sport sur la rivière qui est en cause, en l’espèce, mais la navigabilité du barrage Laniel. Ce n’est pas parce que l’expérience des membres de la demanderesse leur permet de franchir le barrage en sécurité que la population en général peut le faire sans danger. L’utilisation du barrage par les kayakistes et les rafteurs au cours des années ne crée pas un droit de common law. Le propriétaire n’a jamais officiellement autorisé l’utilisation du barrage comme rapide; il estime qu’il serait dangereux pour le public que cet ouvrage serve de point de départ de la descente. Le fait que leur expérience de l’eau vive ait permis aux Amis d’amorcer la descente de la rivière en sautant le barrage sans incident n’écarte pas la crainte du danger qu’un propriétaire peut avoir, dans la perspective de la sécurité publique en général. Ni le grand public ni les Amis ne peuvent prétendre à un droit de navigation comprenant le franchissement du barrage, issu d’un tel usage pendant une quarantaine d’années.

 

[63]           Vu ma conclusion selon laquelle la demanderesse n’a pas prouvé l’existence d’un droit de common law découlant de l’utilisation non reconnue du barrage pendant des années pour descendre la rivière, il pourrait paraître superflu de répondre à la question corollaire posée, à savoir « si ce droit existe, les autorités en ont‑elles tenu compte au cours du processus d’approbation suivi en application de la loi? », mais j’estime nécessaire de le faire par souci de clarté et d’exhaustivité.

 

[64]           Ce droit de common law n’existe pas en l’espèce. Il appert également de la preuve que si la Cour devait conclure à son existence, l’argument de la demanderesse selon lequel les autorités n’en ont pas tenu compte au cours du processus d’approbation ne saurait être retenu parce qu’il est démenti par la preuve.

 

[65]           Les parties conviennent que le processus d’approbation prévu au paragraphe 6(4) avait sa raison d’être, et la demanderesse n’a pas prétendu qu’il ne s’est pas déroulé conformément à la LCÉE.  Les défendeurs ont respecté toutes les exigences de TC relativement à l’approbation rétroactive de la structure existante. Les autorités ont fait publier les avis publics prescrits dans la Gazette du Canada et dans deux journaux locaux, et elles ont sollicité des commentaires et observations et, après les avoir reçus, elles y ont donné suite de façon satisfaisante, de sorte que l’autorisation prévue au paragraphe 6(4) a été donnée sans délai.

 

[66]           De plus, le droit de navigation n’est pas un droit absolu. L’exercice doit en être raisonnable. Dans l’arrêt Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] A.C.S. no 1, le juge La Forest a exposé ce qui suit, au paragraphe  69 :

69     La nature du droit public de navigation a donné lieu à beaucoup de jurisprudence au cours des années, mais certains principes sont toujours valables.  Premièrement, le droit de navigation n'est pas un droit de propriété, mais simplement un droit public de passage; voir l'arrêt Orr Ewing c. Colquhoun (1877), 2 App. Cas. 839 (H.L.), à la p. 846.  Ce n'est pas un droit absolu, mais il doit être exercé d'une façon raisonnable de manière à ne pas empiéter sur les droits équivalents des autres. 

 

43     L'incompatibilité invoquée est que la Loi sur la protection des eaux navigables empêche implicitement le ministre des Transports de tenir compte de facteurs autres que ceux touchant la navigation dans l'exercice de son pouvoir d'approbation en vertu de l'art. 5 de la Loi, alors que le Décret sur les lignes directrices exige tout au moins l'établissement d'une évaluation initiale des incidences environnementales.  Les ministres appelants reconnaissent qu'il n'existe pas d'interdiction explicite de tenir compte des facteurs environnementaux, mais prétendent que l'objet et l'esprit de la Loi limitent le ministre des Transports à l'examen des effets possibles d'un ouvrage sur la navigation seulement.  Si les appelants ont raison, il me semble que le ministre approuverait très peu d'ouvrages parce que plusieurs des « ouvrages » visés par l'art. 5 ne favorisent pas la navigation en tant que telle, mais la gênent plutôt, ou y font obstacle, en raison même de leur nature, par exemple, les ponts, les estacades, les barrages et autres choses du même genre.  Si l'importance de l'incidence sur la navigation constituait le seul critère, il est difficile d'envisager l'approbation d'un barrage du même type que celui en l'espèce.  Il est donc évident que le ministre doit tenir compte de plusieurs éléments dans toute analyse coûts‑avantages visant à déterminer s'il est justifié dans les circonstances de gêner d'une façon importante la navigation.

 

[67]           Les mêmes principes s’appliquent en l’espèce. C’est pour cela que la première question reçoit une réponse négative. Même si un droit de navigation de common law autorisait le passage du barrage, l’argument selon lequel les autorités n’en ont pas tenu compte n’est pas étayé par la preuve. Ces considérations suffiraient à régler le différend. Je suis toutefois d’avis que les parties ont le droit d’obtenir une réponse aux deux questions restantes. Il est à espérer que cela clora le litige.

 

Deuxième question   

En supposant que le projet soit la cause de l’interdiction de franchir le barrage en embarcation, la décision rendue en vertu du paragraphe 20(1) de la LCÉE est-elle raisonnable malgré tout, du fait que l’interdiction n’entraîne pas d’« effets négatifs importants sur l’environnement »?

 

[68]           La demanderesse soutient que, compte tenu de la preuve, il était déraisonnable de conclure que le projet n’était pas susceptible d’entraîner d’effets négatifs importants sur l’environnement, parce que le fait que les Amis franchissaient le barrage dans leurs embarcations était amplement établi par la documentation et la preuve. En fait, ils le font régulièrement tous les ans depuis plus de 40 ans, lorsque le niveau d’eau le permet, et il n’est rien arrivé de fâcheux. Les Amis, forts de cette expérience d’une quarantaine d’années, ne considèrent pas que le barrage présente un danger.

 

[69]           Toutefois, la preuve établit aussi que les représentants du propriétaire du barrage n’ont jamais officiellement permis cette utilisation de l’ouvrage. Les Amis passaient par l’évacuateur, mais la preuve démontre que cette pratique n’a jamais été autorisée. D’ailleurs, lorsque les autorités en ont appris l’existence, au cours des consultations publiques du mois de mars, ils ont immédiatement réagi, en commençant par observer l’activité puis en prenant des mesures pour protéger le public contre le danger présenté par le barrage.

 

[70]           En 2005, des panneaux interdisant l’utilisation du barrage ont été affichés. Les Amis ont continué à passer par le barrage pour entreprendre la descende de la rivière. Suivant le niveau d’eau, le barrage constitue un rapide de catégorie III, c’est‑à‑dire un rapide que des pagayeurs de niveau intermédiaire peuvent passer sans danger lorsque le débit se situe à plus de 120m3/s et entre 100 et 120 m3/s.

 

[71]           La version originale anglaise du document intitulé A Brief History of Modern Commercial and Recreational Navigation on the Laniel-to-Lake Temiscamingue Section of the Kipawar River in Northwest Quebec, préparé par Doug Skeggs en mars 2005, et soumis à TPSGC au cours du processus présente les débits d’eau nécessaires pour pouvoir franchir le barrage en sécurité. Toutefois, la version française du document diffère considérablement et décrit en termes plus sérieux les dangers que présente le barrage suivant les débits d’eau. Je constate que l’auteur de la traduction, José Mediavilla, est lui‑même un fervent kayakiste qui descend la rivière Kipawa depuis le début des années 1970. Les deux versions du texte sont reproduites ci‑dessous :

The Dam (Class III all levels):

The flood control dam under the highway bridge in Laniel is very runnable at any level above 120 cms. It has been run at levels below 100 cms but, depending on whether the water is going through one or both gates, the drop may be [too] steep and not recommended, your choice. Above 250 cms a hole starts to form reacting off the pillar between the two flood gates, but [it’s] fairly easy to work around on either side.

 

Le Déversoir (classe R II, indépendamment du débit)

Le Déversoir qui se trouve sous le pont de la route 101 à Laniel est praticable à tous les débits supérieurs à 120 m3/s. La descente a été pratiquée à des niveaux aussi bas que 100 m3/s, mais la dénivellation est alors si forte qu’elle forme une chute peu recommandée. À moins de 100 m3/s, la descente doit être évitée à tout prix. À plus de 250 m3/s, un rouleau se forme autour du pilier central entre les deux portes d’évacuation, mais il est très facile de l’éviter en passant d’un côté ou de l’autre. (Je souligne.)

 

[72]           Cette divergence dans la traduction française faite par un kayakiste chevronné ayant personnellement franchi le barrage est instructive.

 

[73]           Plusieurs autres faits mentionnés au dossier indiquent qu’il n’était pas déraisonnable pour TPSGC, TC et POC de tirer conjointement la conclusion que le projet n’était pas susceptible d’entraîner d’effets négatifs importants sur l’environnement. Premièrement, le débit d’eau n’atteint le niveau correspondant à la catégorie III que 25 jours par année environ. Le reste du temps, le barrage appartient à une catégorie plus dangereuse. Pour que le débit d’eau atteigne le niveau approprié au passage du barrage, il doit y avoir intervention humaine. La nature, c’eat‑à‑dire la pluie et la fonte des neiges, ne suffit pas.

 

[74]           Deuxièmement, les représentants du propriétaire du barrage estiment qu’il serait dangereux d’ouvrir l’accès du barrage au public. Ils appuient cette conclusion sur les connaissances en matière hydrologique de M. Yvon Morin, gestionnaire de TPSGC dans le domaine du génie côtier et portuaire, et de M. Richard Jones, agent de protection des eaux navigables, Sécurité maritime, à Transports Canada, ainsi que sur l’opinion suivante de Tecsult :

Le quai que nous réclamons nous permettrait d’intervenir en cas d’autres incidents semblables et permettrait aussi aux kayakistes de mettre leurs embarcations à l’eau en toute sécurité et descendre les rapides de la rivière Kipawa jusqu’au lac Témiscamingue sans avoir à sauter le barrage lui‑même. Le saut du barrage est excessivement dangereux et nous n’approuvons pas la demande faite par «Les Amis de la Rivière Kipawa » pour que le barrage soit reconnu navigable. Le Comité municipal de Laniel se dissocie totalement des propos et démarches entrepris par les Amis de la Rivière Kipawa.

           

[75]           Le propriétaire du barrage assume une responsabilité envers le public et doit veiller à ce que l’ouvrage soit exempt de dangers. Il doit prendre des mesures pour que les embarcations ne s’engagent pas dans le barrage. Il a donc installé des panneaux ainsi qu’une estacade. Le propriétaire a le droit et le devoir de veiller au caractère sécuritaire de ses installations. Il y a des estacades sur le lac Kipawa au moins depuis la gestion du barrage par Hydro Québec, qui a duré de 1965 à 1986. Elles ont pour fonction d’avertir du danger et d’interdire l’approche du barrage. Contre‑interrogé sur l’affidavit qu’il avait souscrit le 15 septembre 2006, M. James Coffey, directeur d’Esprit Rafting Adventures, a confirmé ce qui suit 

[traduction]

Q:  Et vous vous rappelez de votre expérience en 1987.

R:  Oui.

Q:  Vous rappelez-vous qu’il y avait une estacade en amont du barrage à cette époque?

R:  Une estacade comme . . .?

 [. . .]

Q:  Quelque-chose pour créer un périmètre en amont du barrage lui‑même, en bois ou en plastique, quelque-chose qui circonscrit et qui peut limiter l’accès au barrage lui‑même.

R:  Pour autant que je me souvienne, depuis que je vais sur la Kipawa, il y a un câble recouvert d’une gaine de plastique qui pourrait faire office d’estacade en amont de la structure de régulation des eaux à Laniel.

Q:  D’après vos souvenirs, il aurait été en place en 1987?

R:  Je crois bien, oui.

 

[76]           Il appert de la preuve qu’un kayakiste s’est blessé à la cheville en 2005. Un accident plus grave s’est produit dans les années 1980, comme en fait état une lettre en date du 15 juin 2005 envoyée à TPSGC par M. Yvon Gagnon, président du Comité municipal de Laniel Inc. : l’embarcation d’un client de la société « Jack Newman Place » a eu une avarie de moteur sur le lac Kipawa dans la baie Laniel et la force du courant l’a fait dériver vers le barrage avant que des secours ne puissent l’atteindre. L’embarcation a été entraînée dans le barrage et s’est fracassée sur des rochers. Les occupants ont pu être sauvés. Une autre embarcation, qui appartenait à M. Georges Trudel, propriétaire du « Camp de la Baie Smith » a été détruite elle aussi lorsqu’elle s’est détachée du quai et s’est engagée dans le barrage.

 

[77]           Troisièmement, le témoignage de M. Coffey établit aussi que le fait de ne pas franchir le barrage ne signifierait pas la fin du rafting sur la rivière. Au contraire, les Amis ont reconnu que le barrage n’est qu’un des seize rapides du cours d’eau. La Kipawa est une rivière précieuse pour les adeptes du kayak et du rafting. En outre, la municipalité, la MRC et la Société de développement sont toutes d’avis que le barrage est dangereux et que le festival ne disparaîtrait pas s’il cessait d’être utilisé. Compte tenu de tous ces points, la conclusion qui s’impose est que la non‑utilisation du barrage ne constitue pas un effet négatif important sur l’environnement.

 

[78]           Quatrièmement, il aurait fallu, pour répondre aux voeux des Amis et leur ménager un passage dans le pertuis du nouveau barrage, engager des dépenses supplémentaires de 750 000 $ et ce, pour un peu plus de 20 jours par année. Il est vrai que cette somme ne représente que cinq pour cent de l’estimation du coût total du projet, mais on peut difficilement qualifier de déraisonnable le refus de dépenser 750 000 $ de fonds publics pour les sensations fortes produites par la descente d’un rapide une vingtaine de jours par année.

 

[79]           Dans une lettre en date du 13 octobre 2005, M. Yvon Gagnon, président du Comité Municipal de Laniel Inc., a écrit ce qui suit :

Comme commentaire, j’ajouterais que nous sommes surpris de voir tout l’intérêt que les clubs de kayakistes donnent à cette construction quand nous savons très bien que ces kayakistes viennent à Laniel pendant le rallye annuel qui a une durée totale de deux jours. Ce sont les deux seules journées de l’années où l’on peut voir des kayakistes dur la rivière Kipawa.

 

De plus, il y a une douzaine de rapides répartis sur les dix-sept kilomètres de la rivière Kipawa et c’est dans ces rapides que les vrais kayakistes mesurent leur habileté. Cependant, aucun kayakiste ne peut descendre la «Grande Chute » car à cet endroit, tous les kayakistes doivent faire un portage assez difficile d’une vingtaine de minutes avant de descendre le dernier rapide qui se rend au lac Témiscamingue. Peut‑être aurons‑nous des demandes pour rendre la «Grande Chute » navigable??

 

Le Comité municipal de Laniel Inc. refuse de s’impliquer et décline toute responsabilité en ce qui a trait au saut du barrage par les amateurs ou professionnels du kayak.

 

[80]           La position réfléchie de TPSGC est que sa base de données ne comporte aucun renseignement sur la navigation à travers le barrage Laniel et qu’il n’a certainement jamais autorisé qui que ce soit, pas même les kayakistes expérimentés membres des Amis, à descendre le pertuis pour franchir le barrage. Pour TPSGC, il s’agit d’une question de sécurité publique pouvant engager la responsabilité civile de l’État.

 

[81]           Pour ces motifs, la Cour conclut au caractère raisonnable de la décision rendue en vertu du paragraphe 20(1), selon laquelle le projet ne comporte pas d’« effets négatifs importants sur l’environnement ».

 

Troisième question

Le processus d’ÉE a-t-il porté atteinte au droit de la demanderesse à l’équité procédurale? Le cas échéant, y a-t-il lieu d’accorder, en réparation, l’annulation de la décision rendue le 9 février 2006 en vertu du paragraphe 20(1) de la LCÉE?

 

[82]           Selon la demanderesse, les autorités n’ont pas respecté les principes d’équité procédurale pendant le processus d’ÉE, en établissant un échéancier si serré qu’il pouvait difficilement permettre de bien prendre en considération les nombreuses observations soumises par les Amis. La demanderesse invoque d’autres manquements à l’équité procédurale, notamment le fait que la conclusion de TPSGC au sujet du danger de la descente du barrage en embarcation reposait sur la lettre de Tecsult en date du 15 juin 2005, alors que ce cabinet était en charge de la conception du projet, et que les Amis n’ont pas eu la possibilité d’opposer une preuve d’expert à cette conclusion.

 

[83]           La Cour ne prend pas à la légère les allégations de manquement à l’obligation procédurale lorsque leurs auteurs se sont vu privés de l’exercice de leur droit de participation. Elle s’appuie à cet égard sur l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 174 D.L.R. (4th) 193, de la Cour suprême du Canada. Bien qu’en l’espèce la demanderesse ne prétend pas s’être fait refuser le droit à une audience, comme c’était le cas dans cette affaire de demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire, les principes applicables sont fondamentalement les mêmes. La juge l’Heureux-Dubé a notamment écrit, au paragraphe 30:

La question suivante est de savoir si, compte tenu des autres facteurs déterminant la nature de l’obligation d’équité, le défaut d’accorder une audience et de donner avis à Mme Baker ou à ses enfants était incompatible avec les droits de participation qu’exige l’obligation d’équité dans ces circonstances.  Au cœur de cette analyse, il faut se demander si, compte tenu de toutes les circonstances, les personnes dont les intérêts étaient en jeu ont eu une occasion valable de présenter leur position pleinement et équitablement. [Je souligne.]

 

[84]           Étant donné la preuve abondante soumise en l’espèce, il n’est pas nécessaire de procéder à l’analyse préconisée dans Baker. Il suffit de déterminer si, « compte tenu de toutes les circonstances »; les Amis, dont les intérêts étaient touchés par le projet, ont pu se faire équitablement et valablement entendre.

 

[85]           Les parties conviennent que les consultations publiques ciblées qui ont eu lieu en mars 2005 ont réuni des représentants de tous les groupes touchés par le projet de réfection du barrage. La preuve démontre clairement que les Amis, comme d’autres intervenants directement touchés par les travaux proposés, ont été consultés. Leur point de vue a été pris en considération avec ceux des autres participants. Il n’a pas été possible d’accéder à leurs demandes. Ce n’est pas parce que leur opinion n’a pas été retenue qu’elle n’a pas été examinée avec attention ou équité.

 

[86]           La Cour a tenu compte d’autres faits. Premièrement, les Amis ont eu accès au Registre d’ÉE le 1er novembre 2005, le lendemain même de leur demande d’accès. Par ailleurs, le comportement du président des Amis, Peter Karwacki, qui pouvait être qualifié de harcèlement, et ses commentaires désobligeants n’ont pas aidé.

 

[87]           La Cour relève également qu’il a été tenu compte de l’opinion des Amis dans l’établissement des mesures d’atténuation, notamment en ce qui concerne :

§                    le maintien du régime actuel des eaux du réservoir Kipawa après la construction;

§                    le maintien du processus d’exploitation actuel du barrage;

§                    le maintien du niveau d’eau entre 269,50 et 269,75 mètres d’altitude pour les besoins de la navigation, pendant la période de navigation;

§                     l’établissement d’un sentier sécuritaire entre le lac et la rivière;

§                     la construction d’une rampe d’accès à l’eau;

§                    la mise en service d’une navette entre le lac et la rivière pendant la construction.

 

[88]           Mme Turnbull, gestionnaire ÉE, a déclaré dans l’affidavit qu’elle a souscrit le 11 août 2006, que les préoccupations des kayakistes avaient été prises en compte, déclaration qu’elle a confirmée dans le contre‑interrogatoire sur affidavit tenu le 15 septembre 2006. Elle a signalé, plus particulièrement, qu’un autre intervenant, la Fédération québécoise de canoë-kayak d’eau vive, a présenté un point de vue semblable à celui des Amis au sujet de la navigation sur la rivière.

 

[89]           Comme l’indique Mme Turnbull, le rapport d’ÉE faisait clairement état des divergences d’opinion au sujet de la navigation et reconnaissait que « [p]our [...] les Amis de la rivière Kipawa, il s’agit d’un impact important » et que « [p]lusieurs commentaires ont été reçus des kayakistes de l’endroit. Il faudra donc faire en sorte que ceux‑ci puissent continuer à descendre la rivière en toute sécurité ». En outre, les documents exposant les préoccupations des Amis ont été inclus dans l’annexe F du rapport d’ÉE.

 

[90]           Enfin, puisque la preuve établit clairement que le public – ce qui inclut les groupes autochtones, les municipalités, les MRC, les personnes physiques et les Amis – a joui en temps utile de la possibilité réelle de prendre part à l’ensemble du processus, la demanderesse n’a pas démontrer l’existence d’un manquement à l’équité procédurale justifiant d’annuler la décision.

 

VIII.    Conclusion

 

[91]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

[92]           La question des dépens a été laissée à l’appréciation du juge. Vu les circonstances particulières de l’affaire, aucuns dépens ne sont adjugés . Pour parvenir à cette conclusion, j’ai pris en compte les parties en cause ainsi que leurs objectifs respectifs, en espérant que le présent litige soit clos. La rivière Kipawa demeure navigable pour les adeptes du kayak et du rafting.

 

JUGEMENT

 

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

 

-          La demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 9 février 2006 est rejetée;

-          Sans frais.

 

« Simon Noël »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Ghislaine Poitras, LL.L., Trad. a.


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-452-06

 

INTITULÉ :                                         Les Amis de la Rivière Kipawa, organisation constituée en personne morale sous le nom de 1162209036 Quebec Inc. et

 

Le procureur général du Canada, le ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux, le ministre des Pêches et des Océans et le ministre des Transports du Canada et David S. La Flamme Construction Inc.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               23 octobre 2007

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE NOËL

 

DATE DES MOTIFS :                      4 décembre 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Robert Monti                                                                            POUR LA DEMANDERESSE

 

Vincent Veilleux                                                                        POUR LES DÉFENDEURS

Bernard Letarte

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Nelligan O’Brien Payne LLP                                                     POUR LA DEMANDERESSE

Ottawa (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                                     POUR LES DÉFENDEURS

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Annexe A

 

Glossaire

Les définitions qui suivent ont été fournies et couramment utilisées par les parties.

 

« batardeau » Digue provisoire pour mettre à sec l’emplacement d’un ouvrage à exécuter. (Cofferdams)

 

« emphytéose » [traduction] « Tenure à bail héréditaire; droit autorisant un non-propriétaire à utiliser un bien foncier à perpétuité, dont le titulaire peut être déchu pour non-paiement du loyer fixé ou dans certaines autres circonstances » (Black’s Law Dictionary, 7th ed. p. 542). (Emphyteusis)

 

« estacade » Barrage fait d’un assemblage de pièces de bois ou de bouées disposées à la surface d’un cours d’eau et perpendiculairement à ce dernier pour avertir d’un danger au-delà de la limite ainsi tracée. (Boom)

 

« évacuateur/pertuis » Canal ou, dans le domaine maritime, ouverture à barrage mobile qui permet de retenir l’eau ou de la laisser passer dans le coursier. (Spillway/Sluice)

 

« ponton de débarcadère » Appontement flottant. (Estacade)

 

« réaction alkalis-silice (silico-alcaline) » Réaction chimique des constituants du béton provoquant le foisonnement ou l’expansion de ce matériau et entraînant une détérioration continue et progressive de l’ouvrage. (Alkali-silice reaction)

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