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Federal Court

 

 

 

 

 

 

 

 

Cour fédérale


Date : 20071105

Dossier : T-324-07

Référence : 2007 CF 1147

Ottawa (Ontario), le 5 novembre 2007

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

AMNESTY INTERNATIONAL CANADA et

L’ASSOCIATION DES LIBERTÉS CIVILES

 DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE

demanderesses

et

 

LE CHEF DE L’ÉTAT-MAJOR DE LA DÉFENSE
DES FORCES CANADIENNES,
LE MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE
ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Amnesty International Canada et l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique (les demanderesses) ont présenté une demande de contrôle judiciaire concernant des [traduction] « actes concrets ou éventuels » des Forces canadiennes déployées en République islamique d’Afghanistan. Plus précisément, la demande vise à contrôler la conduite des Forces canadiennes à l’égard des personnes qu’elles gardent en détention dans ce pays et leur transfert aux autorités afghanes.

 

[2]               Le chef de l’état-major de la Défense des Forces canadiennes, le ministre de la Défense nationale et le procureur général du Canada (les défendeurs) sollicitent maintenant une ordonnance radiant l’avis de demande des demanderesses. Au dire des défendeurs, les demanderesses n’ont pas qualité pour faire valoir les questions mentionnées dans l’avis de demande. Ils soutiennent de plus que la demande n’a aucune chance d’être accueillie.

 

[3]               Pour les motifs qui suivent, je suis convaincue qu’il convient en l’espèce d’accorder aux demanderesses la qualité pour agir dans l’intérêt public. Je suis par ailleurs convaincue que bien qu’un certain nombre des questions soulevées par la présente affaire soient nouvelles, je ne puis dire qu’elles n’ont manifestement aucune chance d’être accueillies. En conséquence, la requête en radiation sera rejetée.

 

Le contexte

[4]               L’une des questions en litige est la mesure dans laquelle il est possible de produire des preuves dans le cadre d’une requête comme celle-ci. Je traiterai plus en détail de cette question plus loin dans la décision, mais il n’y pas selon moi de différend entre les parties quant aux faits contextuels qui suivent, relativement à la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[5]               Des membres des Forces canadiennes sont actuellement déployés en Afghanistan, tant dans le cadre d’un corps multinational appelé « Force internationale d’assistance à la sécurité » (FIAS) que dans le cadre de l’opération « Liberté immuable » (OLI) que mènent les Américains.

 

[6]               Le 19 décembre 2005, le ministre afghan de la Défense et le chef de l’état-major de la Défense des Forces canadiennes, le général Rick Hillier, ont signé un accord intitulé « Entente sur le transfert des détenus conclue entre les Forces canadiennes et le ministère de la Défense de la République islamique d’Afghanistan » (la première entente sur les détenus). Cette entente était conçue pour établir les procédures à suivre dans le cas du transfert d’un détenu placé sous la garde des Forces canadiennes à un établissement de détention administré par les autorités afghanes.

 

[7]               Le 1er février 2007, les demanderesses ont présenté un avis de demande de contrôle judiciaire [traduction] « à l’égard d’actes concrets ou éventuels des Forces canadiennes déployées en République islamique d’Afghanistan ». Parmi les autres réparations sollicitées dans cet avis, les demanderesses visaient à faire interdire d’autres transferts de détenus jusqu’à ce que l’on ait établi des garanties adéquates. À cette fin, les demanderesses sollicitaient également une injonction intérimaire interdisant le transfert de détenus jusqu’à l’audition de la demande de contrôle judiciaire.

 

[8]               Le 3 mai 2007, soit la veille de l’audition prévue de la requête des demanderesses en vue d’obtenir une injonction intérimaire, le Canada et l’Afghanistan ont conclu une seconde entente régissant le transfert des détenus placés sous la garde des Forces canadiennes (la seconde entente sur les détenus). Cette entente indique qu’elle complète la première, qui demeure toujours en vigueur.

 

[9]               La seconde entente sur les détenus prévoit que les membres de la Commission indépendante des droits de l’homme en Afghanistan et le personnel du gouvernement canadien ont accès aux personnes transférées par les Canadiens aux Afghans. Cette entente exige aussi que les autorités canadiennes donnent leur accord avant qu’un détenu auparavant transféré par les Canadiens aux Afghans soit transféré à un pays tiers.

 

[10]           Par suite de la négociation de la seconde entente sur les détenus, la requête des demanderesses en vue d’obtenir une injonction intérimaire a été ajournée sine die.

 

[11]           Pendant ce temps, les défendeurs avaient déposé leur requête en radiation de l’avis de demande des demanderesses. C’est cette requête-là qui constitue l’objet de la présente décision.

 

L’avis de demande

[12]           Pour pouvoir traiter de la requête en radiation des défendeurs, il est tout d’abord nécessaire de comprendre les faits allégués dans l’avis de demande des demanderesses, de même que les questions que ces dernières y soulèvent.

 

[13]           Selon l’avis de demande, la première entente sur les détenus ne comporte pas de garanties suffisantes pour s’assurer que les détenus transférés par les Forces canadiennes aux Forces afghanes ne seront pas torturés par les autorités afghanes.

 

[14]           Il est en outre allégué dans l’avis de demande qu’il y a d’importants motifs de croire que les Forces afghanes torturent des détenus, et que les États-Unis d’Amérique – [traduction] « un pays tiers probable aux autorités duquel des détenus peuvent être transférés » – font subir [traduction] « des traitements cruels, dégradants et inhumains à des détenus », ce qui est contraire aux assurances données par le gouvernement américain aux autres gouvernements.

 

[15]           Enfin, il est mentionné dans l’avis de demande que les Forces canadiennes continuent de capturer et de détenir des individus en Afghanistan et de les confier à la garde des autorités afghanes, sans donner à ces détenus la possibilité de consulter un avocat avant que les Canadiens les transfèrent.

 

[16]           Selon l’avis de demande, les obligations internationales du Canada, y compris la Convention contre la torture et l’Ensemble de principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement obligent le Canada à protéger les personnes contre la torture et d’autres formes de traitements cruels, dégradants et inhumains.

 

[17]           En guise de réparation, les demanderesses sollicitent une déclaration portant que la première entente sur les détenus viole les articles 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), car cette entente prévoit le transfert de détenus à d’autres pays sans garanties procédurales et de fond suffisantes contre un risque élevé de torture.

 

[18]           Les demanderesses sollicitent de plus un bref de prohibition empêchant que l’on effectue d’autres transferts de détenus à des pays tiers sans créer de garanties procédurales et de fond suffisantes pour assurer une protection contre le risque de torture. Elles sollicitent également un bref de mandamus exigeant que l’on mène une enquête officielle sur la situation de tous les détenus transférés par les Canadiens et que tous les pays détenant des personnes les confient de nouveau à la garde du Canada.

 

[19]           Comme motifs de la demande, les demanderesses allèguent, notamment, que la Charte s’applique aux actes des Forces canadiennes en Afghanistan.

 

[20]           Les demanderesses déclarent de plus que les personnes que les Forces canadiennes gardent en détention ont droit à l’assistance d’un avocat, aux termes de l’alinéa 10b) de la Charte. En outre, les articles 7 et 12 de la Charte prescrivent que les Forces canadiennes ne peuvent prendre aucune mesure qui expose des personnes à un risque de torture ou de mort.

 

[21]           Enfin, les demanderesses sollicitent réparation en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte et de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.

 

Les principes juridiques régissant les requêtes en radiation

[22]           Les demandes de contrôle judiciaire sont censées être des procédures sommaires et les requêtes en radiation d’un avis de demande ajoutent considérablement au coût et au temps que requiert l’examen de telles questions.

 

[23]           En outre, comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1994] A.C.F no 1629, le processus de radiation est plus facile à exécuter dans le cadre d’une action que dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, car il existe de nombreuses règles régissant les actions qui requièrent des actes de procédure précis quant à la nature de la demande ou de la défense et aux faits sur lesquels la demande est fondée. Il n’y a pas de règle comparable qui régisse les avis de demande de contrôle judiciaire.

 

[24]           En conséquence, la Cour d’appel fédérale a fait remarquer qu’il est nettement plus risqué pour un tribunal de radier un avis de demande de contrôle judiciaire qu’un acte de procédure classique. Par ailleurs, dans le cas d’une demande de contrôle judiciaire, par opposition à une action, des questions d’ordre économique différentes entrent en jeu. C’est-à-dire que les demandes de contrôle judiciaire ne comportent pas d’enquête préalable ni d’instruction – mesures qu’une radiation permet d’éviter dans les actions : David Bull, au paragraphe 10.

 

[25]           Par contraste, l’audition complète d’une demande de contrôle judiciaire se déroule en grande partie de la même façon qu’une requête en radiation de l’avis de demande, c’est-à-dire sur la foi des preuves par affidavit produites et des arguments invoqués devant un juge de la Cour.

 

[26]           C’est la raison pour laquelle la Cour d’appel fédérale a statué qu’il n’y a pas lieu de radier une demande de contrôle judiciaire avant la tenue de l’audience sur le fond, à moins que la demande soit « manifestement irrégulière au point de n’avoir aucune chance d’être accueillie ».

 

[27]           La Cour d’appel fédérale indique de plus que « [c]es cas doivent demeurer très exceptionnels et ne peuvent inclure des situations […], où la seule question en litige porte simplement sur la pertinence des allégations de l’avis de requête » : David Bull, au paragraphe 15.

 

[28]           À moins qu’une partie requérante puisse satisfaire à cette norme fort stricte, « le moyen direct et approprié par lequel la partie intimée devrait contester un avis de requête introductive d’instance qu’elle estime sans fondement consiste à comparaître et à faire valoir ses prétentions à l’audition de la requête même » : David Bull, au paragraphe 10. Voir aussi Addison & Leyen Ltd. c. Canada, [2006] A.C.F no 489, 2006 CAF 107, au paragraphe 5, inf. pour d’autres motifs par [2007] A.C.S. no 33, 2007 CSC 33.

 

[29]           Si le critère est aussi strict, c’est qu’il est habituellement plus efficace pour la Cour de traiter d’un argument préliminaire à l’audition de la demande de contrôle judiciaire elle-même, plutôt que sous la forme d’une requête préliminaire : voir les commentaires de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Addison & Leyen, au paragraphe 5.

 

[30]           Par analogie avec le processus prescrit par les Règles des Cours fédérales à propos de la radiation des déclarations, en règle générale aucune preuve ne peut être produite dans le cadre d’une requête en radiation d’un avis de demande. En outre, il faut tenir pour avérés les faits allégués par le demandeur dans l’avis de demande : Addison & Leyen Ltd. et al., précité, au paragraphe 6.

 

[31]           Toutefois, la Cour n’est pas tenue de considérer comme vraies les allégations fondées sur des suppositions et des conjectures. Elle n’est pas non plus tenue d’accepter comme vraies des allégations qu’il est impossible de prouver : voir Operation Dismantle Inc. c. R., [1985] 1 R.C.S. 441, au paragraphe 27.

 

[32]           Il y a une exception au principe général selon lequel aucune preuve ne peut être produite dans le cadre d’une requête semblable à celle dont il est question en l’espèce. C’est-à-dire que lorsqu’il y a contestation de la compétence de la Cour, celle-ci doit être convaincue que des faits juridictionnels ou des allégations de tels faits étayent une attribution de compétence : MIL Davie Inc. c. Société d’exploitation et de développement d’Hibernia Ltée (1998), 226 N.R. 369.

 

[33]           Finalement, pour décider s’il y a lieu de radier une demande de contrôle judiciaire parce qu’elle n’a aucune chance d’être accueillie, il convient d’interpréter l’avis de demande de manière aussi libérale que possible, d’une façon qui remédie à tout vice de forme imputable à une carence rédactionnelle qui aurait pu se glisser dans les allégations : Operation Dismantle, au paragraphe 14.

 

La qualité pour agir

[34]           La première raison pour laquelle les défendeurs affirment qu’il faudrait radier l’avis de demande des demanderesses est que ces dernières n’ont par la qualité requise pour présenter la demande.

 

[35]           Les demanderesses et les défendeurs conviennent que la Cour a en main suffisamment de renseignements pour pouvoir se prononcer de manière définitive sur la question de la qualité pour agir et les deux parties lui demandent de le faire. Elles conviennent aussi que, s’il incombe aux parties défenderesses, dans le cadre d’une requête en radiation, de prouver que les parties demanderesses n’ont pas qualité pour agir, c’est à ces dernières qu’incombe le fardeau ultime de prouver qu’elles ont la qualité requise.

 

[36]           Dans l’arrêt Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607, la Cour suprême du Canada a examiné s’il était possible de trancher la question de la qualité pour agir dans le contexte d’une requête en radiation. La Cour a fait remarquer à cet égard qu’il est peut‑être préférable de statuer en même temps sur tous les points soulevés dans une affaire, y compris les questions relatives à la qualité pour agir. Cela dit, elle a ensuite signalé qu’il relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, de savoir s’il faut rendre une décision définitive sur la question de la qualité pour agir, en tant qu’exception préliminaire, ou s’il faut attendre et statuer sur ce point en même temps qu’on statue sur le fond : Finlay, à la page 616.

 

[37]           Dans la présente affaire, je suis convaincue que le dossier qui m’est soumis est suffisant pour que je puisse rendre une décision définitive sur la question de la qualité pour agir, et qu’il est dans l’intérêt de la justice que je le fasse.

 

[38]           Le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales permet qu’une demande de contrôle judiciaire soit présentée par « quiconque est directement touché par l’objet de la demande ». Toutes les parties conviennent que les demanderesses ne sont pas directement touchées par la conduite des Forces canadiennes en Afghanistan. Les demanderesses font toutefois valoir qu’elles satisfont aux critères à remplir pour obtenir la qualité pour agir dans l’intérêt public afin de pouvoir poursuivre l’affaire.

 

[39]           Les parties ne contestent pas non plus les critères auxquels il est nécessaire de satisfaire afin de pouvoir invoquer la qualité pour agir dans l’intérêt public. Dans des arrêts tels que Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 791, 2005 CSC 35, Chamberlain c. Surrey School District No. 36, [2002] 4 R.C.S. 710, 2002 CSC 86, Hy & Zel’s Inc. c. Ontario (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 675, Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236 et Finlay c. Canada (Ministre des Finances), précédemment cité, la Cour suprême du Canada reconnaît que les tribunaux ont le pouvoir discrétionnaire d’accorder la qualité pour agir à des parties qui n’ont aucun intérêt personnel à l’égard d’une question de droit public ou constitutionnel si ces dernières peuvent établir que :

1.         l’action soulève une question de droit sérieuse;

2.         la partie qui demande la qualité pour agir a un intérêt véritable dans le règlement de la question;

3.         il n’y a aucun autre moyen raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour.

 

[40]           En l’espèce, les défendeurs admettent que les demanderesses satisfont au deuxième volet du critère tripartite : elles ont un intérêt véritable dans le règlement des questions que la demande soulève. Ils sont toutefois d’avis que la demande ne soulève pas une question sérieuse et qu’il y a d’autres moyens raisonnables et efficaces de soumettre les questions à la Cour.

 

[41]           En ce qui concerne le volet « question sérieuse » du critère, les défendeurs soutiennent que, pour décider si une demande soulève une question sérieuse, il faut examiner non seulement l’importance de la question, mais aussi la probabilité que l’affaire soit tranchée en faveur des demanderesses.

 

[42]           À cet égard, les défendeurs soulignent la décision rendue dans l’affaire Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), [1999] 2 C.F. 211, aux paragraphes 38 et 39, où le juge Evans fait remarquer qu’au moment de décider s’il convient d’accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public dans une affaire donnée, le tribunal doit se limiter à vérifier si le dossier présenté par le demandeur établit « qu’il a une cause raisonnablement défendable ou, à l’inverse, qu’il ne possède pas une cause raisonnable d’action ».

 

[43]           Comme le fait remarquer le juge Evans, compte tenu du caractère discrétionnaire de la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public, il est nécessaire de décider si une demande soulève une cause raisonnablement défendable afin de s’assurer que les ressources publiques limitées ne sont pas dissipées et que d’autres parties n’ont pas à supporter de délais supplémentaires : Sierra Club, au paragraphe 38.

 

[44]           Je passerai en revue chacun des arguments des défendeurs au sujet des problèmes, disent‑ils, que pose la cause des demanderesses en examinant si la demande n’a aucune chance d’être accueillie. Il suffit de dire à ce stade-ci que les demanderesses m’ont convaincue que la demande soulève une ou plusieurs questions sérieuses et qu’elles ont une cause raisonnablement défendable.

 

[45]           Quant à savoir s’il existe un autre moyen raisonnable et efficace de soumettre à la Cour les questions que soulève la présente demande, les défendeurs soutiennent qu’il est toujours loisible aux personnes qui, en Afghanistan, sont directement touchées par les actes des Forces canadiennes d’entreprendre leurs propres procédures judiciaires au Canada.

 

[46]           À l’appui de cet argument, les défendeurs font valoir que la famille d’une personne décédée, qui habitait dans la province de Kandahar, a engagé des procédures contre le gouvernement du Canada devant la Cour supérieure de l’Ontario. Cette action découle de toute évidence d’actes posés par les Forces canadiennes en Afghanistan.

 

[47]           Je ne puis souscrire à l’argument selon lequel des personnes que l’on a confiées à la garde du gouvernement afghan ont un moyen sérieux ou réaliste de préparer une contestation dans notre pays au sujet de la conduite des Forces canadiennes en Afghanistan.

 

[48]           Premièrement, le fait que la famille d’un habitant de la province de Kandahar qui a perdu la vie ait pu engager une action contre les Forces canadiennes en Ontario est, selon moi, de peu de valeur pour ce qui est d’établir qu’une action en justice engagée par les personnes directement touchées constitue en l’espèce une solution de rechange réaliste. Nous ne savons rien des circonstances entourant l’action introduite en Ontario. En particulier, les défendeurs n’ont pas pu dire si, par exemple, l’action a été engagée par des personnes toujours présentes en Afghanistan ou par des parents du défunt qui vivent au Canada.

 

[49]           Il n’est pas contesté que les personnes dont la situation est en cause dans la présente espèce se trouvent à l’autre bout du monde, dans un pays désespérément démuni – un pays dont l’infrastructure est en ruine. Indépendamment de toute question d’ordre logistique, éducationnel, linguistique, culturel ou économique qui pourrait restreindre la capacité de ces personnes de faire valoir les droits quelconques qu’ils peuvent avoir dans notre pays, pour autant que nous le sachions, il est fort possible que ces personnes soient encore détenues en Afghanistan.

 

[50]           Par ailleurs, il n’est pas contesté non plus que, pendant que ces personnes étaient sous la garde des Forces canadiennes, l’accès à l’assistance d’un conseiller juridique leur a été refusé.

 

[51]           Dans ces circonstances, je suis convaincue qu’il n’existe aucun autre moyen raisonnable et efficace de soumettre à la Cour les questions soulevées par la présente demande.

 

[52]           Ayant conclu que les demanderesses satisfont aux trois volets du critère de la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public que la Cour suprême du Canada a établi, je suis donc disposée à exercer mon pouvoir discrétionnaire et à accorder aux demanderesses la qualité pour agir dans l’intérêt public en vue de poursuivre la présente affaire.

Y a-t-il un fondement quelconque au contrôle judiciaire en vertu de la Loi sur les Cours fédérales?

 

[53]           Dans l’hypothèse où les demanderesses auraient qualité pour déposer la présente demande, les défendeurs affirment que cette dernière n’a aucune chance d’être accueillie, car elle ne soulève pas de question à l’égard de laquelle une réparation est possible en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[54]           Comme je l’ai mentionné plus tôt, le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales permet à « quiconque est directement touché par l’objet de la demande » de présenter une demande de contrôle judiciaire.

 

[55]           En l’espèce, les défendeurs soutiennent que la demande ne fait mention d’aucune mesure administrative ou exécutive qui viole ou est susceptible de violer les droits que garantit la Charte à n’importe quel particulier ou groupe de particuliers précis. Dans ce contexte, la demande ne met pas en cause « toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte », ainsi que l’envisage le paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[56]           Les défendeurs prétendent plutôt que l’on demande à la Cour si une politique – la première entente sur les détenus – suffit à protéger les droits d’inconnus dans des circonstances inconnues. Il est demandé aussi à la Cour de traiter d’« actes éventuels » non précisés qui touchent des personnes inconnues et de définir les éléments d’une pratique constitutionnellement admissible.

 

[57]           Les défendeurs soutiennent que la première entente sur les détenus n’est pas un « acte » ou une « procédure ». Au surplus, cette entente n’oblige pas les Forces canadiennes à transférer des détenus à l’Afghanistan ou à n’importe quel autre pays. Plutôt, le document établit simplement les procédures à suivre en cas de transfert.

 

[58]           En outre, les défendeurs affirment que la première entente sur les détenus comporte des conditions explicites, conçues pour protéger les détenus contre les abus ou la torture. Selon eux, la première entente sur les détenus ne viole pas les droits que garantit la Charte à quiconque, pas plus qu’elle n’en prévoit la violation. Ainsi, disent les défendeurs, l’entente n’est pas susceptible de contrôle judiciaire.

 

[59]           Même s’il est allégué dans l’avis de demande que les procédures de transfert actuelles sont insuffisantes parce qu’elles n’offrent pas de garanties adéquates, les demanderesses n’ont pas montré de quelle façon les droits de personnes particulières ont été violés. Selon les défendeurs, il ne faudrait pas demander à la Cour d’intervenir dans un débat abstrait s’il n’existe pas de véritable différend portant sur des faits concrets : I.P.F.P.C. c. Canada (Agence des douanes et du revenu), 2004 CF 507, au paragraphe 77, et Canadian Bar Association c. British Columbia, 2006 BCSC 1342.

 

[60]           Enfin, les défendeurs affirment que, si la décision faisant l’objet du contrôle est celle qu’a prise le chef de l’état-major de la Défense de conclure la première entente sur les détenus le 18 décembre 2005, les demanderesses étaient au courant de l’existence de cette première entente en avril 2006. Ainsi, la demande de contrôle judiciaire est hors délai.

 

[61]           Les demanderesses font valoir que le point en litige dans la présente demande n’est pas une décision précise, mais plutôt la politique ou la pratique qu’appliquent actuellement les Forces canadiennes lors du transfert de détenus aux autorités afghanes, dans des circonstances où ces détenus courent un sérieux risque d’être torturés. Dans ce contexte, les délais prescrits à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales ne s’appliquent pas : Krause c. Canada, [1999] 2 C.F. 476.

 

[62]           Les demanderesses soutiennent de plus qu’il existe suffisamment de preuves pour trancher la demande. Elles soulignent à cet égard que les défendeurs ne contestent pas que des personnes particulières ont été détenues par les Forces canadiennes et que ces personnes ont par la suite été transférées aux autorités afghanes.

 

[63]           Bien qu’elles ne soient pas en mesure d’indiquer le nom de ces personnes, les demanderesses soutiennent qu’il n’y a rien d’hypothétique au sujet de ces dernières ou de leur triste sort.

 

[64]           Par ailleurs, les demanderesses déclarent que les personnes en question ne font pas partie d’un groupe indéfini, comme c’était le cas dans la décision Canadian Bar Association qu’invoquent les défendeurs. Les détenus en question font plutôt partie d’un groupe déterminé et aisément identifiable.

 

[65]           Les demanderesses déclarent en outre que la seule raison pour laquelle il leur a été impossible d’identifier dans leur avis de demande les personnes précises qui sont touchées par la politique ou la pratique des Forces canadiennes est que, jusqu’ici, les défendeurs ont refusé d’identifier les personnes en question. En fait, la demande des demanderesses en vue d’obtenir cette information fait actuellement l’objet d’une procédure engagée devant la présente Cour en vertu de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R., ch. E-10, art. 1.

 

[66]           L’essentiel des allégations des demanderesses réside dans l’énoncé suivant, qui figure dans l’avis de demande :

[traduction]  Les Forces canadiennes continuent de capturer et de détenir des personnes en Afghanistan. Les Forces canadiennes continuent de transférer ces personnes aux autorités afghanes, malgré le risque sérieux que ces personnes soient torturées. Le général Hillier a refusé de permettre que ces détenus aient accès à un conseiller juridique avant leur transfert aux autorités afghanes.

 

[67]           Comme je l’ai mentionné plus tôt, pour les besoins de la présente requête, ces allégations doivent être considérées comme vraies.

 

[68]           En outre, je suis convaincue que la demande de contrôle judiciaire, quand on l’interprète de manière libérale, comme le prescrit la jurisprudence, vise non seulement la première entente sur les détenus, mais aussi la politique ou la pratique qui consiste à priver les détenus d’un accès à l’assistance d’un avocat et à les confier à la garde des autorités afghanes, entre les mains desquelles ils courent un sérieux risque d’être torturés. Étant donné que la politique ou la pratique est toujours en vigueur, je ne suis pas convaincue que la demande de contrôle judiciaire n’a aucune chance d’être accueillie parce que le délai est expiré.

 

[69]           Par ailleurs, l’absence d’une « décision » n’est pas un obstacle absolu à la présentation d’une demande de contrôle judiciaire en vertu de la Loi sur les Cours fédérales, car il a été conclu que le rôle de la Cour s’étend au-delà du contrôle de décisions au sens propre et englobe le contrôle d’« une grande diversité d’actions administratives qui ne sont pas pour autant des "décisions ou ordonnances", par exemple, les règlements, rapports ou recommandations relevant de pouvoirs légaux, les énoncés de politique, lignes directrices et guides, ou l’une quelconque des formes multiples que peut prendre l’action administrative dans la prestation d’un programme public par un organisme public » : Markevich c. Canada, [1999] 3 C.F. 28 (1re inst.), au paragraphe 11, inf. pour d’autres motifs par [2001] 3 C.F. 449, 2001 CAF 144, inf. par [2003] 1 R.C.S. 94, 2003 CSC 9. Voir également Nunavut Tunngavik Inc. c. Canada (Procureur général) [2004] A.C.F. no 138, 2004 CF 85, au paragraphe 8.

 

[70]           Pour les besoins de la présente requête, il n’est ni nécessaire ni approprié que je tire une conclusion quelconque à propos des actes des Forces canadiennes à l’endroit des détenus en Afghanistan. Il me suffit de conclure, comme je le fais, que l’argument des demanderesses, à savoir que la politique ou la pratique en litige en l’espèce est susceptible de contrôle judiciaire, n’est pas dénué d’une possibilité de succès quelconque parce qu’il ne soulève pas une question pour laquelle une réparation est disponible en vertu de l’article18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.

 

L’application extraterritoriale de la Charte

[71]           La présente demande de contrôle judiciaire étant entièrement fondée sur la Charte, les défendeurs disent qu’elle n’a donc manifestement aucune chance d’être accueillie.

 

[72]           Les défendeurs invoquent à cet égard le paragraphe 32(1) de la Charte, qui, selon eux, règle définitivement la demande. Le texte de cette disposition est le suivant :

La présente charte s’applique :

a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le Territoire du Yukon et les Territoires du Nord-Ouest;

b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.

 

[73]           Au dire des défendeurs, les Forces canadiennes en Afghanistan n’agissent pas comme des « représentants de l’État » canadien. À ce sujet, ils se fondent sur l’affidavit du professeur Christopher Greenwood, lequel document est produit à titre d’opinion d’expert en matière de droit international.

 

[74]           L’affidavit du professeur Greenwood traite de faits liés à la nature de la présence du Canada en Afghanistan dans le cadre de la FIAS et de l’OLI et il inclut à titre de pièces un certain nombre de documents concernant à la fois la nature de la participation du Canada dans ce pays ainsi que les conditions qui la régissent. 

[75]           Le professeur Greenwood traite de plus de documents tels que diverses résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies et le « Pacte pour l’Afghanistan ». Ces documents traitent de la nature et de la portée de la présence du Canada en Afghanistan, de même que de celle de la communauté internationale.

 

[76]           Étant d’avis que les Forces canadiennes en Afghanistan n’agissent pas comme des « représentants de l’État » canadien, les défendeurs soutiennent que les activités de ces Forces échappent à l’application du paragraphe 32(1) de la Charte. En outre, disent-ils, il serait absurde de tenter d’imposer les lois d’un pays particulier à une opération multinationale menée à l’étranger.

 

[77]           Les défendeurs disent que, même si l’on peut considérer avec raison que les Forces canadiennes déployées en Afghanistan sont des représentants de l’État canadien, la Charte n’est toujours pas applicable, car il n’existe aucune exception au principe de la souveraineté des États qui justifierait que, en l’espèce, on donne à la Charte un effet extraterritorial.

 

[78]           Les défendeurs soulignent des éléments de preuve figurant dans le dossier, tels que les « Technical Arrangements between the Government of Canada and the Government of the Islamic Republic of Afghanistan » (les Ententes techniques) qui, à leur avis, montrent que le Canada et l’Afghanistan ont convenu de l’application d’une série restreinte de lois canadiennes en Afghanistan. Selon eux, cette entente ne va pas jusqu’à inclure l’application du droit national canadien aux activités de détention et de transfert exercées par les Forces canadiennes.

 

[79]           Les défendeurs déclarent que les demandeurs demandent à la Cour d’étendre les droits garantis par la Charte aux Afghans détenus en sol afghan. Il s’agirait là d’une extension illégitime de la compétence du Canada en matière d’exécution de la loi en sol afghan, de même qu’un empiètement interdit sur la souveraineté de l’Afghanistan.

 

[80]           Au dire des défendeurs, la Cour suprême du Canada a déclaré de façon catégorique que la Charte n’a pas ce genre d’effet extraterritorial.

 

[81]           À cet égard, les défendeurs se reportent à un arrêt récent de la Cour suprême du Canada : R. c. Hape, 2007 CSC 26. Selon eux, la décision de la majorité dans cet arrêt est [traduction] « claire comme de l’eau de roche » : sans le consentement de l’État étranger en question, la Charte n’est d’aucune application à l’extérieur du Canada.

 

[82]           Les défendeurs font remarquer qu’en l’espèce l’avis de demande n’allègue pas que la République islamique d’Afghanistan - un État souverain - a consenti à l’application de la Charte sur son territoire. Sans ce consentement, disent les défendeurs, la Charte est inapplicable.

 

[83]           Enfin, les défendeurs disent qu’aucun des jugements rendus dans l’arrêt Hape n’envisage l’extension de droits garantis par la Charte à des non-Canadiens à l’étranger. Dans la mesure où la Cour suprême, dans Hape, a pu laisser ouverte la possibilité d’une application extraterritoriale de la Charte, la seule façon de pouvoir justifier ou reconnaître cet effet serait par l’exclusion de preuves obtenues irrégulièrement à l’étranger dans le cadre d’un procès se déroulant ici au Canada.

[84]           Par contraste, les demanderesses affirment que l’arrêt rendue par la Cour suprême dans Hape est loin d’être aussi clair que les défendeurs veulent me le laisser croire.

 

[85]           Premièrement, les demanderesses signalent que Hape et les arrêts qui l’ont précédé ont tous été tranchés dans un contexte lié à l’application de la loi. En fait, l’arrêt Hape même a trait à une enquête criminelle menée à l’étranger. L’affaire dont il est question en l’espèce se situe dans un contexte tout à fait différent – l’exercice d’un pouvoir militaire à l’étranger. En outre, contrairement à Hape, où il est question de fouille, de perquisition et de saisie, la présente affaire porte sur des questions de détention. Les points soulevés en l’espèce sont des questions de première impression, disent les demanderesses, et il reste à voir de quelle façon elles seront traitées par les tribunaux au Canada.

 

[86]           Les demanderesses se reportent également à la décision de la majorité dans l’arrêt Hape, où, disent-elles, le juge Lebel a expressément ouvert la voie à l’éventualité que la Charte puisse avoir une application extraterritoriale dans les cas où des droits fondamentaux de la personne sont en cause. À cet égard, elles soulignent la déclaration suivante de la majorité dans l’arrêt Hape :

[52] À une époque où l’activité criminelle revêt souvent un caractère transnational et où personnes et biens franchissent aisément et rapidement les frontières, le principe de la courtoisie incite les États à collaborer les uns avec les autres pour élucider les crimes transfrontaliers même lorsque aucun traité ne les y oblige légalement. L’État qui sollicite une assistance doit cependant le faire avec courtoisie et avec égard pour la souveraineté de l’autre État. L’entraide juridique repose sur ces deux piliers. La courtoisie veut que l’État qui demande de l’aide en matière criminelle respecte les moyens employés par l’autre État sur son territoire. Ce respect cesse dès la violation manifeste du droit international et des droits fondamentaux de la personne. À défaut d’une telle atteinte, les tribunaux canadiens doivent interpréter le droit canadien et considérer le droit étranger invoqué d’une manière qui respecte l’esprit de la collaboration et de la courtoisie internationales. [Non souligné dans l’original.]

 

[87]           Comme il est question en l’espèce du droit à être protégé contre la torture, les demanderesses soutiennent que les normes relatives aux droits fondamentaux de la personne sont en cause, ce qui donne ouverture à l’exception, reconnue par l’arrêt Hape, à la règle générale interdisant l’application extraterritoriale de la Charte.

 

[88]           Les demanderesses signalent également que dans l’arrêt Hape le juge Binnie, dans ses motifs concordants, met en garde contre les déclarations péremptoires sur l’absence d’effet extraterritorial de la Charte. À cet égard, le juge Binnie fait remarquer que « des questions graves et de la plus haute importante ont été soulevées quant à la mesure dans laquelle, le cas échéant, une charte des droits inscrite dans la Constitution continue de régir à l’étranger les autorités chargées de la sûreté de l’État et du respect de la loi » : Hape, au paragraphe 184.

 

[89]           Le juge Binnie analyse ensuite cette situation précise, disant qu’elle soulève « le genre de questions dont notre Cour pourrait être un jour saisie, bénéficiant alors d’une argumentation approfondie et savante sur l’application extraterritoriale de la Charte » : Hape, au paragraphe 184.

 

[90]           Le juge Binnie signale ensuite que des causes telles que celle-ci ne donneraient pas nécessairement lieu à un procès au Canada et qu'elles ne mettraient donc pas en cause « le potentiel réparateur du par. 24(2) de la Charte qui, dans certaines circonstances, permet d’écarter un élément de preuve lors du procès au Canada » : Hape, au paragraphe 185.

 

[91]           Le juge Binnie était néanmoins disposé à ne pas trancher la question de savoir s’il fallait refuser une réparation fondée sur la Charte à des personnes lésées par le comportement extraterritorial d’une autorité canadienne si ces personnes ne faisaient pas l’objet d’un procès au Canada : Hape, au paragraphe 187.

 

[92]           Tout en reconnaissant que les propos du juge Binnie ont trait à des citoyens canadiens lésés par les activités extraterritoriales d’autorités canadiennes, et en admettant que rien n’indique qu’il y ait des citoyens canadiens parmi les détenus afghans, les demanderesses prétendent néanmoins que les répercussions sur la présente espèce de la décision rendue dans Hape sont loin d’être claires.

 

[93]           En outre, les demanderesses invoquent des décisions jurisprudentielles de la Chambre des lords et de la Cour d’appel des États-Unis (district de Columbia) disant que la législation nationale en matière de droits de l’homme s’applique aux personnes détenues par les forces militaires en Irak : voir Al Skeini et al. v. Secretary of State for Defence, [2007] UKHL 26 et Omar et al. v. Secretary of the United States Army et al., 479 F.3d 1 (D.C. Cir. 2007).

 

[94]           Selon les demanderesses, il ressort de cette jurisprudence que les garanties de droits constitutionnels [traduction] « suivent effectivement le drapeau » quand les autorités de sécurité d’un État agissent en dehors de leur territoire national. De ce fait, le droit canadien en matière de droits de la personne devrait s’étendre aux personnes telles que les détenus que gardent les Forces canadiennes en Afghanistan.

 

[95]           Enfin, les demanderesses soutiennent qu’il ressort d’un examen de la preuve concernant les conditions régissant la participation des Forces canadiennes en Afghanistan que ce pays, en cédant d’importants pouvoirs au Canada, dont la renonciation du monopole de l’État sur l’application de pouvoirs coercitifs en son sol, a implicitement consenti à ce que le droit canadien s’applique sur son territoire.

 

[96]           Il ne convient pas, dans le cadre d’une requête comme celle en l’espèce, de se lancer dans une analyse détaillée du bien-fondé relatif des positions contradictoires des parties. À moins que l’on me convainque que l'affaire n'a manifestement aucune chance d'être accueillie, cette tâche incombe au juge chargé d’instruire la demande de contrôle judiciaire.

 

[97]           L’argument des demanderesses selon lequel le gouvernement afghan a implicitement consenti à ce que le droit canadien s’applique aux actes des Forces canadiennes sur son territoire exige que l’on examine et que l’on évalue les ententes et les autres preuves régissant la participation des Forces canadiennes au sein de la FIAS et de l’OLI. Il n’appartient pas à un juge saisi d’une requête en radiation de soupeser et d’interpréter les éléments de preuve soumis à la Cour. Cette responsabilité incombe au juge qui examine le bien-fondé de la demande de contrôle judiciaire.

 

[98]           Quant aux autres arguments des défendeurs à propos de l’arrêt Hape et de l’application extraterritoriale de la Charte, il suffit de dire à ce stade que la présente espèce vise à faire appliquer cet instrument dans un contexte factuel nouveau – un contexte qui n’a fait l’objet d’aucun examen judiciaire préalable. Même si la Cour suprême du Canada a récemment exposé des principes généraux qui restreignent l’application extraterritoriale de la Charte, la majorité a expressément laissé ouverte la possibilité que la Charte ait une application extraterritoriale dans des cas où les droits fondamentaux de la personne sont en cause.

 

[99]           Dans les circonstances, et sans me prononcer d’aucune façon sur la question de savoir si la Charte s’applique ou non dans les circonstances en l’espèce, je ne puis conclure que la présente demande de contrôle judiciaire est manifestement irrégulière au point de n’avoir aucune chance d’être accueillie.

 

[100]       À cet égard, je ferai simplement écho aux commentaires de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hunt c. Carey, [1990] 2 R.C.S. 959, au paragraphe 52, où la Cour affirme :

Ce n’est pas parce qu’un acte de procédure révèle [traduction] « une question de droit contestable, difficile ou importante » que l’on peut radier certaines parties de la déclaration. Certes, j’irais jusqu’à dire que, lorsqu’une déclaration révèle une question de droit difficile et importante, il peut fort bien être capital que l’action puisse suivre son cours. Ce n’est que de cette façon que nous pouvons nous assurer que la common law […] va continuer à évoluer pour répondre aux contestations judiciaires qui se présentent dans notre société industrielle moderne.

 

 

[101]       Bien que ces propos aient été formulés dans le contexte d’une requête en radiation d’une déclaration, selon moi, ils sont tout aussi pertinents en l’espèce.

 

Les dispositions de la Charte n’entrent pas en jeu

[102]       Les défendeurs soutiennent que, même si la Charte a un effet extraterritorial dans les circonstances en l’espèce, aucune de ses dispositions sur lesquelles se fondent les demanderesses n’entre en jeu au vu des faits qui sont allégués dans l’avis de demande et que, par conséquent, la demande n’a aucune chance d’être accueillie.

 

[103]       Par ailleurs, les défendeurs déclarent que les articles 7 à 14 de la Charte visent à protéger les droits de personnes qui sont aux prises avec le processus criminel. Les détentions dont il est question en l’espèce ne sont pas de nature criminelle, de sorte que les dispositions de la Charte en cause en l’espèce sont inapplicables.

 

[104]       Pour ce qui est de l’article 7 de la Charte, les défendeurs affirment que les droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne sont des droits individuels et que d’autres personnes ne peuvent pas les faire valoir pour le compte des celles dont les droits sont en question.

 

[105]       En ce qui concerne l’alinéa 10b) de la Charte, les défendeurs soutiennent que cette disposition ne s’applique pas en dehors du contexte criminel et, plus particulièrement, pas dans le contexte militaire. Par ailleurs, disent-ils, le fait d'exiger que les détenus puissent consulter un avocat à propos de leur détention aux mains des Forces canadiennes paralyserait la mission menée en Afghanistan.

 

[106]       En se fondant sur des affaires d’extradition telles que États-Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283 et Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, les défendeurs soutiennent que, dans la présente affaire, l’article 12 de la Charte n’entre pas non plus en jeu. Selon eux, la loi indique clairement que l’article 12 ne s'applique pas lorsque les traitements ou les peines censément cruels ou inusités sont infligés par des agents dans un État étranger.

 

[107]       Enfin, les défendeurs soutiennent que les demanderesses n’ont accès à aucune réparation fondée sur l’article 24 de la Charte, car ce genre de mesure ne s’adresse qu'aux personnes dont les droits ont été réellement violés.

 

[108]       Les demanderesses font valoir que les droits garantis par la Charte ne se limitent pas au processus criminel. Par exemple, la Cour suprême du Canada a conclu qu’un cas d’expulsion vers un pays pratiquant la torture fait entrer en jeu les droits que garantit l’article 7 : Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1. D’après les demanderesses, le fait de remettre aux autorités afghanes des personnes soumises à la garde et au contrôle des Forces canadiennes est analogue aux processus d'expulsion et d'extradition.

 

[109]       Les demanderesses soutiennent que la question fondamentale qui se pose devrait être celle de savoir si la torture aux mains d’un autre État est une conséquence prévisible des actes des représentants de l’État canadien.

 

[110]       En l’espèce, les demanderesses affirment que les détenus sont soumis à un processus qui comporte de nombreuses caractéristiques de l’administration de la justice et que son résultat ultime est une décision, prise par le commandant des Forces canadiennes, de libérer les détenus, de les transférer ou de continuer de les détenir. Néanmoins, les détenus sont privés de tout droit procédural – un processus qui, d’après les demanderesses, est incompatible avec les principes de justice fondamentale.

 

[111]       Par ailleurs, les demanderesses font valoir que l’argument des défendeurs, à savoir que la Charte est inapplicable dans le contexte d’un conflit armé, fait abstraction de la réalité selon laquelle un certain nombre de lois du Parlement s'appliquent exactement à cette situation. Si une loi ordinaire est applicable, disent les demanderesses, il va sans dire que la Charte l’est aussi.

 

[112]       En ce qui concerne l’alinéa 10b) de la Charte, les demanderesses font remarquer que les défendeurs n’ont cité aucune jurisprudence à l’appui de leur argument selon lequel la « détention » dont il est question à l’article 10 de la Charte exclut les détentions qui ont lieu dans le contexte d’un conflit armé.

 

[113]       En outre, les demanderesses affirment que rien ne justifie qu’une personne soit privée du droit à l’assistance d’un avocat dans le contexte d’un conflit armé. En fait, le Règlement sur la détermination du statut de prisonnier de guerre, DORS/91-134, accorde expressément un tel droit aux prisonniers de guerre. Tout en admettant que la question de savoir si ce règlement s’applique aux personnes détenues par les Forces canadiennes en Afghanistan peut faire l’objet d’un désaccord, les demanderesses soutiennent que l’existence du Règlement dénote qu’il est néanmoins possible, dans le contexte d’un conflit armé, d'accorder aux détenus le droit à l’assistance d’un avocat.

 

[114]       Pour ce qui est de l’article 12 de la Charte, les demanderesses font valoir qu’il y a des différences marquées entre la présente espèce et les affaires d’extradition ou d’expulsion. Dans de telles affaires, la Cour suprême a conclu que le lien entre, d’une part, la torture et, d’autre part, l’extradition ou l’expulsion est trop ténu pour déclencher l’application de l’article 12.

 

[115]       Par contraste, les demanderesses soutiennent qu’il y a un lien très étroit entre le transfert de détenus gardés par des Canadiens et le risque sérieux de torture que courent les détenus aux mains des autorités afghanes. Selon elles, les autorités afghanes s’occupent de personnes à l’insistance des Forces canadiennes, en se fondant sur des preuves recueillies par des représentants de l'État canadien. Le contexte dans lequel s’inscrit la présente affaire se distingue donc des affaires d’extradition et d’expulsion qu’invoquent les défendeurs, et, au vu des faits de l’espèce, l’article 12 de la Charte entre en jeu.

 

[116]       Pour ce qui est de leur capacité de faire valoir des droits garantis par la Charte pour le compte d’autres personnes et de solliciter, toujours pour le compte de ces personnes, une réparation en vertu de l’article 24, les demanderesses affirment qu’il serait abusif que les Forces canadiennes puissent mettre leur conduite à l’abri de tout examen en gardant en détention des personnes, en privant ces détenus de l’application régulière de la loi et du droit à l’assistance d’un avocat, en les transférant dans une situation où elles sont exposées à un risque sérieux de torture, et en insistant ensuite pour dire que personne d’autre ne peut faire valoir les droits de ces détenus en leur nom.

 

[117]       À l’appui de cet argument, les demanderesses ont fait une analogie avec les affaires d’habeas corpus. Une demande d’habeas corpus est habituellement engagée par la personne dont les droits sont en jeu, mais il est déjà arrivé que l’on autorise des « étrangers » à présenter une demande parce qu’il y avait des motifs de croire que l’on empêchait des personnes gardées en détention de présenter elles-mêmes la demande : Boudreau c. Thaw (no 2) (1913), 13 D.L.R. 712 (C.S.), Hottentot Venus, (1810) 13 East 195, 104 Eng. Rep. 344 (K.B.1810), de même que le jugement dissident rendu dans Ex Parte John Doe, (1974) 46 D.L.R. (3d) 547 (C.A.C.-B.).

 

[118]       En outre, les demanderesses invoquent l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595, où la Cour suprême a eu l’occasion d’examiner la réparation de l’habeas corpus sous le régime de la Charte. À cet égard, la Cour suprême a déclaré qu’il convient de recourir à une démarche fondée sur l’objet visé dans l’application des réparations que prévoit la Charte, de même que dans l’interprétation des droits garantis par cette dernière.

 

[119]       Les deux parties ont produit de nombreuses jurisprudences à l’appui de leurs positions respectives quant aux dispositions précises de la Charte qui sont en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire. Cependant, même si l’on peut dire qu’une partie de la jurisprudence citée s’applique par analogie à la présente espèce, aucun des éléments jurisprudentiels ne traite d’une situation de fait semblable à celle qui donne lieu à la présente demande.

 

[120]       Les défendeurs ne m’ont donc pas convaincue que la demande de contrôle judiciaire n'a manifestement aucune chance d’être accueillie relativement aux dispositions précises de la Charte qui sont invoquées dans l’avis de demande. En fait, je suis d’avis que les commentaires formulés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hunt c. Carey s’appliquent encore et je conclus que la possibilité que l’avis de demande mette en cause des points de droit nouveaux ou complexes n’en justifie pas la radiation.

 

Les points soulevés ne se prêtent pas à une décision de la Cour.

[121]       Les défendeurs soutiennent que la conduite dont il est question dans la présente demande de contrôle judiciaire met en cause l’exercice de prérogatives et des « questions de principe fondamentales » qui, en général, ne se prêtent pas à une décision judiciaire.

 

[122]       À cet égard, ils font valoir que la présente demande obligerait la Cour à se prononcer sur la sagesse avec laquelle l’exécutif du gouvernement exerce ses pouvoirs en matière de défense, un rôle qui ne relève pas du pouvoir judiciaire.

 

[123]       Cela dit, dans la mesure où l’avis de demande des demanderesses est fondé sur la Charte, les défendeurs conviennent que l’affaire est justiciable, d’après les commentaires qu’a formulés la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Operation Dismantle, précité, au paragraphe 63.

 

[124]       Au dire des demanderesses, la demande de contrôle judiciaire ne conteste aucune « question de principe fondamentale », comme la décision du Canada de déployer des forces en Afghanistan. Leur demande concerne plutôt des personnes bien réelles, de même que des décisions prises par les Forces canadiennes en rapport avec la liberté et la sécurité de ces personnes.

[125]       Que la présente affaire concerne une question de principe fondamentale ou non, je suis d’avis que la cause des demanderesses ne s’étend pas au-delà de leurs demandes fondées sur la Charte. On ne peut donc pas dire que l’affaire n’a aucune chance d’être accueillie pour cause de non-justiciabilité.

 

La demande n’a qu’un intérêt théorique

[126]       Avant de traiter de la question de l’intérêt théorique, je signale que les parties conviennent qu’il existe une exception au principe général selon lequel aucune preuve ne peut être produite dans le cadre d'une requête en radiation d'un avis de demande quand le fondement de cette requête est le fait que le point en litige ne revêt plus qu’un intérêt théorique.

 

[127]       Cette exception est logique, car les questions d’intérêt théorique se posent généralement à la suite de faits qui surviennent postérieurement aux éléments sous-jacents qui ont donné lieu à la demande de contrôle judiciaire. S’il était impossible de soumettre à la Cour les preuves relatives à ces faits postérieurs dans le cadre d’une requête en radiation, la Cour pourrait être contrainte de procéder à une audition complète en rapport avec une affaire dans laquelle il n’y a plus de « litige actuel ».

 

[128]       Les défendeurs soutiennent qu’en l’espèce la Cour n’est plus saisie d’un litige actuel et que le différend tangible et concret qui opposait les parties a maintenant disparu. Les questions, disent-ils, que soulève l'avis de demande des demanderesses sont donc devenues théoriques.

 

[129]       À l’appui de cette thèse, les défendeurs soutiennent que le point soulevé dans la demande est les lacunes perçues dans les garanties qu'offre la première entente aux détenus. Selon les défendeurs, toutes les lacunes de la première entente que les représentants des demanderesses ont relevées plus tôt sont maintenant réglées par la seconde entente. De ce fait, la controverse qui sous-tend la demande de contrôle judiciaire n’existe plus et la demande n'a plus qu'un intérêt théorique.

 

[130]       Les demanderesses soutiennent que les questions qui sous-tendent leur demande de contrôle judiciaire ne sont pas théoriques. La demande sous-jacente ne vise pas uniquement la première entente sur les détenus, mais aussi les transferts mêmes. À cet égard, elles affirment avoir toujours sollicité une réparation qui protégerait les détenus contre le risque de torture et que cet objectif n'a pas changé.

 

[131]       Les demanderesses reconnaissent toutefois que les garanties qu’offre la seconde entente sur les détenus représentent peut-être une amélioration par rapport à celles qui étaient accordées aux détenus dans la première entente. Néanmoins, elles soutiennent que les garanties offertes dans le cadre de la seconde entente ne sont toujours pas suffisantes dans le contexte d’un pays tel que l’Afghanistan, qui a de si graves antécédents en matière d'abus systématique des droits de la personne.

 

[132]       Quoi qu’il en soit, les demanderesses soutiennent que le caractère suffisant des garanties accordées aux détenus, y compris celles que prévoit la seconde entente sur les détenus, est une affaire qui relève du juge qui instruira la présente demande de contrôle judiciaire sur le fond.

 

[133]       Dans leur avis de demande, les demanderesses disent qu’il y a des motifs importants de croire que les forces afghanes torturent des détenus. Non seulement faut-il considérer cette affirmation comme véridique pour les besoins de la présente requête, mais les demanderesses font également état de preuves qui, disent-elles, montrent que les autorités canadiennes ont reçu au moins six comptes rendus de première main concernant des détenus que les Forces canadiennes avaient confiés aux soins des autorités afghanes et qui avaient ensuite été torturés dans une prison afghane.

 

[134]       En outre, les demanderesses font valoir que leur avis de demande fait expressément référence au défaut des Forces canadiennes de donner aux détenus la possibilité d’avoir accès à l’assistance d’un avocat. Aucune preuve n’a été soumise à la Cour qui dénoterait que cette possibilité est présentement offerte. Les demanderesses soutiennent donc que leur demande de contrôle judiciaire n’est manifestement pas théorique.

[135]       Dans l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, la Cour suprême du Canada a énoncé les principes qu’il convient d’appliquer pour déterminer si une affaire est devenue théorique :

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite.  Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties.  Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire.  Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision.  En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. [Au paragraphe 15.]

 

 

[136]       Compte tenu de ces principes, je conclus que les défendeurs ne se sont pas acquittés du fardeau qu’ils avaient d’établir que les questions que les demanderesses soulèvent dans leur demande de contrôle judiciaire sont de nature purement hypothétique ou abstraite. Les défendeurs n’ont pas établi non plus qu’il n’y a plus de « litige actuel » entre les parties, et qu’à cause de cela, la demande de contrôle judiciaire n’aurait donc aucune chance d’être accueillie.

 

L’application erronée, par les demanderesses, du droit international

[137]       Dans leur mémoire des faits et du droit, les défendeurs soutiennent que la demande de contrôle judiciaire des demanderesses est fondée sur une mauvaise interprétation des principes applicables du droit international et que leur demande n’a donc aucune chance d’être accueillie.

[138]       Au dire des défendeurs, les personnes que les demanderesses disent défendre ne sont pas admissibles à des garanties additionnelles en droit international autres que celles que procurent déjà les Forces canadiennes. Ils soutiennent en outre que les demanderesses ont mal saisi le fondement juridique des activités que mène le Canada en Afghanistan, y compris l’importance des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies.

 

[139]       À l’appui de cet argument, les défendeurs se fondent sur l’opinion du professeur Greenwood.

 

[140]       Bien que cet argument n’ait pas été développé au cours de l’audition de la requête en radiation, je ne considère pas qu’il a été abandonné.

 

[141]       Au soutien de leur argument concernant les principes applicables du droit international, les demanderesses se fondent sur la preuve de leur propre expert : le professeur Michael Byers.

 

[142]       Il me suffit de dire que j’ai des doutes quant à l’opportunité d’examiner, dans le cadre d’une requête comme celle en l’espèce, des preuves concernant la nature de l’engagement du Canada en Afghanistan.

 

[143]       Je ne considère pas que les défendeurs disent que la Cour n’a pas compétence pour entendre la demande de contrôle judiciaire des demanderesses, mais plutôt que cette demande est si fatalement viciée et mal conçue qu'elle n'a aucune chance d'être accueillie. Il ne s’agit pas d’une véritable contestation de compétence et il ne faudrait pas demander à la Cour de soupeser et d’interpréter les preuves d’experts contradictoires qui lui sont soumises dans le cadre d’une requête en radiation. C’est là une question qu’il convient de laisser au juge qui examinera la demande de contrôle judiciaire sur le fond.

 

Conclusion

[144]       Pour ces motifs, je conclus que les demanderesses ont qualité pour agir dans l’intérêt public en vue de poursuivre la présente demande de contrôle judiciaire. Par ailleurs, les défendeurs ne m’ont pas convaincue que l’affaire n’a aucune chance d’être accueillie. En conséquence, la requête en radiation est rejetée.

 

[145]       Pour plus de certitude, je souhaite indiquer clairement que rien de ce qui figure dans les présents motifs ne doit être considéré comme réglant l’une des questions plaidées dans le cadre de la requête en radiation, hormis celle de la qualité pour agir. Par ailleurs, il ne faudrait pas interpréter la décision comme si elle limitait ou restreignait le droit des défendeurs de faire valoir l'un ou la totalité de leurs arguments, sauf ceux qui se rapportent à la qualité pour agir des demanderesses, devant le juge qui instruira la demande de contrôle judiciaire sur le fond.

 

[146]       Je suis convaincue que les demanderesses devraient avoir droit à leurs dépens, mais pas que les circonstances sont telles qu’il serait justifié d’accorder en leur faveur des dépens avocat‑client.

 

 

Les prochaines étapes

[147]       Les défendeurs ont demandé un délai supplémentaire de 90 jours pour produire leurs affidavits justificatifs, ainsi que l’envisage l’article 307 des Règles des Cours fédérales, advenant le rejet de leur requête en radiation.

 

[148]       Vu que les demanderesses ont exprimé l’intention de demander l’autorisation de modifier leur avis de demande afin de pouvoir traiter de la seconde entente sur les détenus, et compte tenu aussi des procédures en cours sous le régime de la Loi sur la preuve au Canada, je suis d'avis qu'il vaudrait mieux fixer un délai pour la production des affidavits des défendeurs dans le cadre du processus de gestion de l’instance.

 

[149]       Une conférence sur la gestion de l’instance sera donc tenue dès que possible afin que soit établi un calendrier pour les étapes restantes concernant la présente demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT

 

            LA PRÉSENTE COUR ORDONNE :

 

            1.         les demanderesses ont qualité pour agir dans l’intérêt public en vue de poursuivre la présente affaire;

 

            2.         la requête en radiation des défendeurs est rejetée, avec dépens.

 

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-324-07

 

INTITULÉ :                                       AMNESTY INTERNATIONAL CANADA ET AL

                                                            c.

                                                            PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA (ONTARIO)

 

DATES DE L’AUDIENCE :             LES 17 ET 18 OCTOBRE 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 5 NOVEMBRE 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Paul Champ

Amir Attaran                                                                                    POUR LES DEMANDERESSES

 

J. Sanderson Graham

R. Jeff Anderson                                                                                      POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

RAVEN CAMERON BALLANYNE

& YAZBECK LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)                                                                              POUR LES DEMANDERESSES

 

JOHN H. SIMS, c.r.

Sous-procureur général du Canada                                                           POUR LES DÉFENDEURS

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