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Date : 20071024

Dossier : IMM-81-06

Référence : 2007 CF 1103

Ottawa (Ontario), le 24 octobre 2007

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE JOHANNE GAUTHIER

 

ENTRE :

BARUCH TEWELDE

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 

[1]         M. Tewelde est un citoyen d’Israël qui demande le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de rejeter la demande qu’il a présentée aux termes de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi).

 

[2]         M. Tewelde allègue qu’il craint d’être persécuté parce qu’il refuse, pour des raisons de conscience, de servir comme réserviste dans les Forces israéliennes de défense (les Forces israéliennes) à Gaza ou en Cisjordanie, étant donné qu’il a la conviction que les Forces israéliennes ont commis de multiples atteintes aux droits de la personne dans ces régions, notamment en tirant de façon insouciante sur des civils, en les bombardant, en s’en servant comme boucliers humains et en détruisant les maisons de nombreux civils sans se préoccuper de leur sécurité.

 

[3]         Dans sa décision de 19 pages, la SPR s’intéresse surtout aux peines encourues par les objecteurs de conscience en Israël, par exemple au traitement qui pourrait être réservé au demandeur s’il était incarcéré, et conclut que l’infliction de ces peines ne constituerait pas de la persécution. Elle s’attarde aussi à la question de savoir si le demandeur serait l’objet de discrimination en raison de son refus de servir dans les territoires occupés de Gaza et de Cisjordanie. La SPR conclut en outre qu’il n’existe pas de possibilité raisonnable de persécution. Ces conclusions ne sont pas contestées par le demandeur.

 

[4]         Par ailleurs, la SPR a indiqué que, selon l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans Zolfagharkhani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 584 (C.A.F.)[1], M. Tewelde pourrait présenter une demande en vertu de l’article 96 de la Loi en tant qu’objecteur de conscience sélectif, pourvu que « la communauté internationale juge contraires aux règles de conduite les plus élémentaires » les actions militaires auxquelles il s’oppose. La SPR conclut essentiellement dans deux paragraphes, cependant, qu’il n’y a aucun motif objectif lui permettant de tirer une telle conclusion dans le cas de M. Tewelde[2].

 

[5]         C’est à cause de cette dernière conclusion que le demandeur prétend que la SPR a commis une erreur, soit en ne tenant pas compte d’un document important produit en preuve qui contredit clairement ses conclusions, soit en ne motivant pas suffisamment sa décision, et qu’elle a manqué ainsi à son obligation d’agir équitablement.

 

[6]         Les parties conviennent que la question de savoir si les actes commis par les Forces israéliennes à Gaza et en Cisjordanie, auxquels le demandeur pourrait être tenu de participer, comportent des atteintes aux droits de la personne ou d’autres actes répréhensibles du type de ceux mentionnés au paragraphe 171 du Guide du HCR est une question de fait. La norme de contrôle qui s’applique est donc celle qui commande la plus grande retenue (Lebedev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 975, au paragraphe 55; Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 521, au paragraphe 168; Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100, au paragraphe 38).

 

[7]         En ce qui concerne le fait que la SPR n’aurait pas suffisamment motivé sa décision, la Cour interviendra normalement si l’équité procédurale n’a pas été respectée (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Sketchley c. Canada, [2005] A.C.F. no 2056).

 

[8]         Il est bien établi en droit que le décideur est présumé avoir pris en considération toute la preuve au dossier. Il ne fait aucun doute en l’espèce que tous les extraits auxquels s’est référé le demandeur faisaient partie du dossier dont la SPR disposait. Le demandeur s’est toutefois appuyé sur le principe énoncé dans la décision Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425, pour soutenir que, dans les circonstances particulières de l’espèce, la Cour devrait déduire de l’absence de mention de certains éléments de preuve que la SPR n’en a tout simplement pas tenu compte.

 

[9]         La Cour doit donc d’abord examiner les éléments de preuve en question et déterminer leur importance au regard de la question dont la SPR était saisie.

 

[10]     Le demandeur a fait référence, dans son FRP comme dans son témoignage devant la SPR, à des types particuliers d’atteintes aux droits de la personne et d’exactions commis par les Forces israéliennes. Pour étayer ses affirmations et corroborer son témoignage, il a notamment produit des rapports de Human Rights Watch, datant de 2004 et de 2005 (pages 1 à 75 de la pièce C‑3, aux pages 264 à 338 du dossier certifié), ainsi que trois documents (pages 75 à 90 de la pièce C‑3, aux pages 339 à 354 du dossier certifié) qui traitent plus particulièrement du traitement réservé aux objecteurs de conscience en Israël.

 

[11]     Dans sa décision, la SPR se réfère à certaines parties de la pièce C‑3 où il est question de la façon dont sont traités les objecteurs de conscience (en particulier les pages 75, 84 et 85). La Cour constate que le demandeur s’est explicitement reporté à ces passages lorsqu’il a formulé ses observations à l’audience. La SPR ne fait référence à aucun document que ce soit dans le cadre de son examen de la question qui est contestée par le demandeur en l’espèce.

 

[12]     Un examen des documents produits au soutien des allégations du demandeur concernant la destruction de maisons, l’utilisation de civils comme boucliers humains, etc., révèle que les observations et commentaires de Human Rights Watch sont basées sur des années d’enquête. Par exemple, le rapport mentionne ce qui suit :

 

p. 324              [traduction] [...] Le présent rapport traite non seulement de ces démolitions mais aussi d’autres destructions illégales. Une recherche approfondie effectuée à Rafah, en Israël et en Égypte met sérieusement en doute un bon nombre des raisons invoquées par les Forces israéliennes pour justifier les destructions, notamment les tunnels empruntés par les passeurs et les menaces auxquelles sont confrontées leurs forces à la frontière. Les auteurs de cette recherche concluent que les destructions concordent avec l’objectif visé : libérer une large bande le long de la frontière afin de faciliter le contrôle à long terme de la bande de Gaza. Un tel objectif nécessiterait la destruction systématique des environs, que les maisons qui s’y trouvent constituent ou non une menace précise pour les Forces israéliennes, et excéderait considérablement les besoins de celles‑ci en matière de sécurité. L’objectif repose sur le postulat que tout Palestinien est un kamikaze potentiel et toute maison, une base potentielle pour une attaque. Un tel état d’esprit est incompatible avec deux des principes les plus fondamentaux du droit humanitaire international : l’obligation de distinguer les combattants des civils et la responsabilité d’une puissance occupante de protéger la population civile du territoire qu’elle occupe.

 

Le présent rapport met aussi en évidence – par des témoignages, des images prises par satellite et des photographies – les vastes destructions commises par les Forces israéliennes lors de leur profonde incursion dans Rafah en mai dernier.

 

[13]      Il est utile également de reproduire certains extraits du rapport sur lesquels le demandeur s’appuie :

 

p. 328              [traduction] En mai 2004, Rafah a été le lieu de ravages sans précédent depuis le début du soulèvement actuel : 298 maisons ont été détruites [...]

 

En enquêtant sur les incidents de mai 2004 et sur d’autres cas de destruction, Human Rights Watch a constaté des violations répétées du droit humanitaire international et de graves atteintes aux droits de la personne commises par l’armée israélienne [...]

 

p. 326              [traduction] Les Forces israéliennes se servent de chars et de mitrailleuses de gros calibre dans les zones civiles. Les multiples visites effectuées par Human Rights Watch dans la région depuis 2001 et des entrevues menées avec des résidents locaux, des diplomates étrangers, des travailleurs humanitaires et des journalistes révèlent que ces armes sont souvent utilisées au hasard et, dans certains cas, sans que les soldats n’aient été provoqués. En juillet 2004, presque toutes les maisons du quartier situé au sud de Rafah étaient criblées de trous du côté faisant face à la frontière, et ce, par suite des tirs de mitrailleuses lourdes, de chars et de roquettes. Des trous de balle ont été relevés non seulement autour des fenêtres et à d’autres endroits où des tireurs embusqués pouvaient se poster, mais partout sur les immeubles. Les chercheurs de Human Rights Watch ont aussi constaté que des mitrailleuses lourdes avaient été utilisées sans discernement dans les quartiers civils palestiniens près de Khan Yunis, sans que des coups de feu n’aient apparemment été tirés par les Palestiniens de cet endroit à ce moment‑là [...]

 

Les Forces israéliennes et les groupes armés palestiniens emploient des tactiques qui compromettent la sécurité des civils. Selon le droit international coutumier, les civils doivent, dans la mesure du possible, être gardés à l’écart des hostilités et ils jouissent d’une protection générale contre les dangers découlant des hostilités. Human Rights Watch a constaté de nombreux cas où les Forces israéliennes se sont placées en embuscade dans des immeubles civils pendant les incursions et ont forcé les résidents à demeurer avec elles à l’intérieur. Dans certains cas, elles ont obligé des civils à servir de boucliers humains pendant qu’elles fouillaient des maisons palestiniennes, une pratique expressément interdite par le droit international humanitaire [...]

 

p. 325              [traduction] Dans le cas de Rafah, il est difficile de concilier les raisons invoquées par les Forces israéliennes et les destructions massives qui ont eu lieu. En fait, le processus de destruction semble être compatible avec le projet de débarrasser la zone frontalière des Palestiniens qui y vivent, sans égard aux menaces particulières.

 

 

[14]      Ayant pris connaissance notamment de cette preuve, la SPR dit simplement à la page 8 de sa décision :

Malgré l’information fragmentaire versée au dossier au sujet de ce conflit, peu de renseignements dans la documentation sur le pays ou dans les observations du demandeur d’asile laissent supposer que les poursuites encourues par celui-ci pour désertion dans le cadre de ce conflit pourraient en soi constituer de la persécution du fait que le conflit est entaché d’actions jugées abjectes selon les normes internationales et condamnées par la communauté internationale.

 

Le tribunal n’a aucune raison valable de croire que l’État d’Israël cible délibérément des civils dans ses campagnes visant à identifier et à contenir les terroristes. Si nous reconnaissons que l’armée, dans ses tentatives pour maintenir l’ordre et protéger les frontières, peut parfois réagir excessivement dans certaines circonstances, notamment lorsqu’elle est provoquée délibérément par des lapideurs ou des kamikazes, aucun élément de preuve convaincant n’a été présenté qui atteste que l’armée s’adonne activement à des tueries systématiques ou à des violations tout aussi systématiques des droits fondamentaux de civils pris au cœur d’un conflit.

[Non souligné dans l’original.]

[15]      En ce qui concerne les actions jugées abjectes selon les normes internationales et condamnées par la communauté internationale, le défendeur ne peut désigner un seul document dans le dossier certifié qui peut étayer les propos de la SPR concernant les campagnes visant à identifier et à contenir les terroristes ou le fait que l’armée réagit parfois excessivement dans certaines circonstances.

 

[16]      Dans la décision Lebedev c. Canda (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 975, une décision récente portant sur la question des objecteurs de conscience sélectifs, mon collègue le juge Yves de Montigny a étudié, aux paragraphes 57 et suivants, le sens des termes « action [...] condamné[e] par la communauté internationale comme étant contraire aux règles de conduite les plus élémentaires » employés au paragraphe 171 du Guide du HCR. Le juge de Montigny reprend à son compte la plupart des conclusions tirées par la juge Ann MacTavish dans la décision Hinzman, précitée, à ce sujet.

 

[17]        Il semble que la condamnation par la communauté internationale ne doive pas nécessairement être le fait d’un État ou d’un organisme interétatique. Comme le juge de Montigny l’écrit au paragraphe 70 de la décision Lebedev, « il peut y avoir des cas où, en raison de l’opportunisme politique, l’ONU ou ses États membres ne condamnent pas des violations massives du droit international humanitaire. C’est pourquoi il convient de prendre en considération des rapports d’organismes non gouvernementaux dignes de foi, surtout lorsqu’ils sont concordants et qu’ils émanent de gens qui se trouvent sur place. De tels rapports peuvent être suffisants pour démontrer l’existence de pratiques inadmissibles ou illicites. »

 

[18]        La décision rendue par le juge Bud Cullen dans Ciric c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] 2 C.F. 65, est pertinente à cet égard. Dans cette décision, le juge Cullen a considéré que les observations et les commentaires de Helsinki Watch, d’Amnistie Internationale et du Comité international de la Croix­Rouge étaient suffisants pour constituer une condamnation de la communauté internationale.

 

[19]        Il ressort clairement de ce qui précède que les différents rapports de Human Rights Watch (dont un seul est commenté par la Cour dans les présents motifs) constituaient en l’espèce une preuve très pertinente qui non seulement corroborait le témoignage du demandeur, mais concernait tout particulièrement un élément central de sa demande.

 

[20]        Même s’il y était question des actions commises par l’armée russe en Tchétchénie et que la présente affaire est très différente, la décision Lebedev est utile en l’espèce parce que le juge de Montigny y conclut que l’agente d’ERAR avait à tout le moins l’obligation de motiver sa conclusion selon laquelle la preuve, constituée notamment de rapports du Département d’État américain et d’un rapport de l’Internationale des résistant(e)s à la guerre, ne démontrait pas que l’armée russe violait les normes internationales.

 

[21]        La Cour est convaincue que les termes « peu de renseignements [...] laissent supposer » employés par la SPR ne peuvent renvoyer au rapport de HRW mentionné ci‑dessus qui allègue expressément que les Forces israéliennes commettaient des [traduction] « violations systématiques du droit humanitaire international et de graves atteintes aux droits de la personne ». Ayant examiné l’ensemble de la preuve, la Cour est convaincue que la présente affaire constitue un cas où elle devrait conclure que la SPR n’a pas tenu compte de la preuve.

 

[22]        De toute façon, si, contrairement à ce que je crois, la SPR a tenu compte de la preuve en question, ses motifs ne sont pas suffisants pour permettre à la Cour ou au demandeur d’évaluer leur validité ou de comprendre pourquoi certains éléments de preuve ont été écartés. La SPR ne se conforme pas à son obligation d’agir équitablement si elle se contente de dire que la preuve n’est pas convaincante, sans faire aucun autre commentaire. Comme le juge Sexton l’a observé dans l’arrêt Via Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2000] A.C.F. no 1685, au paragraphe 22, « [o]n ne s’acquitte pas de l’obligation de donner des motifs suffisants en énonçant simplement les observations et les éléments de preuve présentés par les parties, puis en formulant une conclusion [...] Il faut y retrouver [dans les motifs] le raisonnement suivi par le décideur et l’examen des facteurs pertinents ». [Renvois omis.]

 

[23]        Les parties n’ont pas demandé la certification d’une question et la Cour estime que la présente affaire demeure un cas d’espèce.

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

1.      La demande est accueillie.

2.      La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un nouveau tribunal pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

 

 

« Johanne Gauthier »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                        IMM-81-06

 

INTITULÉ :                                                       BARUCH TEWELDE

                                                                            c.

                                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                               LE 16 OCTOBRE 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                             LA JUGE GAUTHIER

 

DATE DES MOTIFS :                                     LE 24 OCTOBRE 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Catherine Bruce

 

         POUR LE DEMANDEUR

Bernard Hassan

         POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Catherine Bruce

(416) 483-4381

       POUR LE DEMANDEUR

 

Bernard Hassan

(416) 973-0965

 

       POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 



[1] Bien qu’elle n’en ait pas fait expressément mention, il est évident que la SPR avait le paragraphe 171 du Guide du HCR à l’esprit.

 

Cette disposition est libellée comme suit :

 

N’importe quelle conviction, aussi sincère soit‑elle, ne peut justifier une demande de reconnaissance du statut de réfugié après désertion ou après insoumission. Il ne suffit pas qu’une personne soit en désaccord avec son gouvernement quant à la justification politique d’une action militaire particulière. Toutefois, lorsque le type d’action militaire auquel l’individu en question ne veut pas s’associer est condamné par la communauté internationale comme étant contraire aux règles de conduite les plus élémentaires, la peine prévue pour la désertion et l’insoumission peut, compte tenu de toutes les autres exigences de la définition, être considérée en soi comme une persécution.

 

[2] La SPR soulève quelques questions concernant la crainte subjective du demandeur, sans cependant tirer aucune conclusion à ce sujet.

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