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Date : 20071017

DOSSIER : T-2300-06

Référence : 2007 CF 1057

 

[TRADUCTION FRANÇAISE]

ENTRE :

SANOFI-AVENTIS CANADA INC.

demanderesse

et

 

PHARMASCIENCE INC. et

 LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

et

 

 

SCHERING CORPORATION

 

défenderesse/brevetée

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LA JUGE MACTAVISH :

 

  • [1] Dans deux décisions récentes, la Cour d’appel fédérale a clairement tenté de limiter la prolifération des litiges pharmaceutiques intentés en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) et d’encourager une utilisation efficace des ressources judiciaires limitées.

 

  • [2] Dans la décision Pharmascience Inc. c. Canada (Santé), 2007 CAF 140 (« Abbott »), la Cour d’appel fédérale a déterminé que si un fabricant de médicaments génériques souhaite contester la validité d’un brevet appartenant à une société pharmaceutique innovatrice en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), il doit « tout mettre en œuvre » pour faire valoir ses arguments.Si les allégations d’invalidité du fabricant de médicaments génériques ne s’avèrent pas justifiées, le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’appliquera afin d’empêcher le même fabricant de médicaments génériques de soulever d’autres allégations d’invalidité, fondées sur d’autres motifs, dans un deuxième avis d’allégations.

 

  • [3] Dans la décision Sanofi‑Aventis Canada Inc. c. Novopharm Limited, 2007 CAF 163, (« Novopharm »), la Cour d’appel fédérale a jugé qu’il s’agissait d’un abus de procédure pour une société pharmaceutique innovatrice de faire valoir la validité d’un brevet dans un avis de demande en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) adressé à un fabricant de médicaments génériques, si la même allégation d’invalidité s’est déjà avérée justifiée dans une procédure antérieure intentée en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) mettant en cause un autre fabricant de médicaments génériques.

 

  • [4] Les deux situations factuelles se présentent en l’espèce.

 

  • [5] En s’appuyant sur l’arrêt Abbott, Sanofi-Aventis Canada Inc. et Schering Corporation soutiennent que Pharmascience Inc. devrait être précluse d’alléguer l’invalidité d’un brevet en litige dans un deuxième avis d’allégations, car notre Cour a déjà jugé certaines allégations d’invalidité présentées par Pharmascience concernant le même brevet injustifiées.

 

  • [6] Pharmascience fait valoir qu’au contraire, la décision de notre Cour dans une décision mettant en cause un autre fabricant de médicaments génériques, dans laquelle il a été conclu que les allégations d’invalidité concernant le brevet en litige étaient justifiées, ainsi que celle de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Novopharm, ont l’effet combiné d’empêcher Sanofi-Aventis et Schering d’affirmer la validité du brevet.

 

  • [7] Pour les motifs exposés ci-après, j’estime que le raisonnement de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Abbott s’applique en l’espèce.Une décision a finalement été rendue concernant la première allégation d’invalidité de Pharmascience, et le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée devrait s’appliquer afin de l’empêcher de présenter de nouvelles allégations d’invalidité, même si elles sont fondées sur des motifs différents.Je refuse en outre d’exercer mon pouvoir discrétionnaire pour permettre à Pharmascience d’exposer ses allégations d’invalidité.

 

  • [8] Par conséquent, je rendrai une ordonnance déclarant que Pharmascience ne peut invoquer les allégations d’invalidité présentées dans son deuxième avis d’allégations concernant le brevet canadien no 1 341 206 (le « brevet 206 »).

 

Les parties

  • [9] Schering Corporation est titulaire du brevet 206.En vertu des conditions de licence de Schering, Aventis Pharma Inc. et sa successeure Sanofi-Aventis Canada Inc. fabriquent un médicament contenant un ingrédient médicinal appelé le ramipril, un inhibiteur de l’enzyme de conversion.Le ramipril est l’un des composés faisant l’objet du brevet 206.

 

  • [10] Pharmascience est un fabricant de médicaments génériques.Pharmascience veut introduire sur le marché son propre médicament à base de ramipril.

 

Contexte

  • [11] Afin de comprendre les arguments des parties en l’espèce, il faut prendre le temps d’examiner la séquence d’événements ayant mené à cette audience.

 

  • [12] Dans des procédures antérieures intentées en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) mettant en cause les mêmes parties ou leurs précédesseures, Pharmascience a allégué que le brevet 206 était invalide en raison d’un dédoublement de brevets.

 

  • [13] En mars 2005, la juge Snider a conclu que l’allégation d’invalidité de Pharmascience n’était pas justifiée. Elle a donc rendu une ordonnance d’interdiction afin d’empêcher le ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Pharmascience pour le ramipril jusqu’à l’expiration du brevet 206 (voir Aventis Pharma Inc. c. Pharmascience Inc., 2005 CF 340 (« Aventis Pharma »).

 

  • [14] La décision de la juge Snider a par la suite été confirmée par la Cour d’appel fédérale (2006 CAF 229), et l’autorisation d’interjeter appel à la Cour suprême du Canada a été refusée ([2006] C.S.C.R. no 362).

 

  • [15] Plusieurs mois après que la juge Snider a rendu sa décision dans l’affaire Aventis Pharma, dans le cadre d’une demande d’interdiction mettant en cause un autre fabricant de médicaments génériques, j’ai conclu que Schering n’avait pas de fondement solide pour prédire l’utilité de l’invention revendiquée dans le brevet 206 au moment où elle a présenté sa demande de brevet.Par conséquent, j’ai rejeté la demande d’interdiction présentée par Aventis dans cette affaire, autorisant la délivrance d’un avis de conformité à Apotex pour le ramipril : voir Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., 2005 CF 1283 (« Apotex »).

  • [16] La Cour d’appel fédérale a ensuite confirmé ma décision (voir Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., 2006 CAF 64). Sanofi-Aventis (successeure d’Aventis) a demandé l’autorisation d’interjeter appel auprès de la Cour suprême du Canada, demande qui a été rejetée par la Cour suprême en avril 2006 ([2006] C.S.C.R. 136).

 

  • [17] Après que j’ai rendu ma décision dans l’affaire Apotex et avant que l’appel de la décision de la juge Snider dans l’affaire Aventis Pharma ne soit entendu, Pharmascience a demandé une ordonnance à la Cour d’appel fédérale visant à empêcher Sanofi-Aventis de faire valoir la validité du brevet 206 à la lumière de ma décision dans l’affaire Apotex.

 

  • [18] La Cour d’appel fédérale a rejeté la requête de Pharmascience.Ce faisant, la Cour d’appel fédérale a fait remarquer que ma décision dans l’arrêt Apotex ne constituait pas une décision finale quant à la validité du brevet 206.Je me suis plutôt contentée de déterminer si l’avis d’allégations d’Apotex avait lieu d’être, et par conséquent, si je devais rendre une ordonnance d’interdiction (voir Pharmascience Inc. c. Sanofi-Aventis Canada Inc., 2006 CAF 210).

 

  • [19] Des allégations quant à l’invalidité du brevet 206 ont ensuite été déposées dans des poursuites intentées en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) mettant en cause un troisième fabricant de médicaments génériques.En septembre 2006, dans Sanofi-Aventis Canada Inc. c. Novopharm Ltd., 2006 CF 1135, la juge Tremblay-Lamer a rejeté sommairement la demande de Sanofi-Aventis visant une ordonnance d’interdiction contre Novopharm relativement au brevet 206 pour le ramipril.

 

  • [20] La juge Tremblay-Lamer a conclu que la demande d’interdiction de Sanofi-Aventis constituait un abus de procédure, étant donné que les allégations d’absence de prédiction valide de Novopharm étaient très similaires à celles présentées par Apotex dans une affaire antérieure dont j’étais saisie dans laquelle elle a obtenu gain de cause.

 

  • [21] Le 15 novembre 2006, Pharmascience a déposé son deuxième avis d’allégations concernant le brevet 206.Dans cet avis d’allégations, Pharmascience soutenait que le brevet était invalide pour divers motifs, notamment l’absence de prédiction valable, l’absence d’utilité, des revendications ayant une portée plus large que l’invention et l’application du paragraphe 53(1) de la Loi sur les brevets, L.R.C., 1985, ch. P-4.

 

  • [22] Sanofi-Aventis a alors introduit la présente demande visant à interdire au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Pharmascience pour le ramipril jusqu’à l’expiration du brevet 206.Dans son avis de demande, Sanofi-Aventis a également demandé à ce que l’avis d’allégations de Pharmascience daté du 15 novembre 2006 soit déclaré « invalide ».

 

  • [23] À cet égard, Sanofi-Aventis a fait valoir, à la lumière de la décision de la juge Snider dans Aventis Pharma de rejeter les allégations antérieures d’invalidité de Pharmascience, qu’il était interdit à Pharmascience de présenter de nouvelles allégations d’invalidité concernant le brevet 206 en vertu des principes de l’abus de procédure, de la chose jugée et (ou) de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

 

  • [24] En avril dernier, la Cour d’appel fédérale a rendu ses décisions dans les affaires Abbott et Novopharm.Les conclusions de la Cour dans ces deux affaires ont été résumées dans l’introduction de la présente décision, et les conséquences de ces conclusions dans ce litige seront exposées plus loin dans les présents motifs.

 

  • [25] En réponse à l’avis de demande de Sanofi-Aventis, Pharmascience soutient qu’il s’agit d’un abus de procédure de la part de Sanofi-Aventis de contester l’allégation de Pharmascience selon laquelle le brevet 206 est invalide faute de prédiction valable, à la lumière de ma décision dans l’affaire Apotex.À l’appui de cette affirmation, Pharmascience invoque le paragraphe 6(5) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) et la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Novopharm.Par conséquent, Pharmascience demande à ce que la partie de la demande de Sanofi-Aventis sollicitant une telle décision soit retirée.

 

  • [26] Dans une ordonnance datée du 25 juillet 2007, la protonotaire Tabib a conclu que les deux arguments étaient interdépendants et qu’il fallait se prononcer sur ceux-ci avant de déterminer si les allégations contenues dans l’avis d’allégations de Pharmascience étaient justifiées.Elle a donc ordonné qu’une décision soit d’abord rendue quant à la demande de Sanofi-Aventis visant à ce que l’avis d’allégations du 15 novembre 2006 de Pharmascience soit déclaré invalide et quant à l’argument de Pharmascience voulant qu’il soit interdit à Sanofi-Aventis de faire valoir la validité du brevet 206 dans le cadre de cette instance.Voici les questions que je dois trancher.

 

Questions en litige

  • [27] Les points de vue opposés des parties soulèvent les questions suivantes :

  1.  Quelle question faut-il trancher en premier lieu :  l’allégation de Sanofi-Aventis selon laquelle il est interdit à Pharmascience de présenter de nouvelles allégations d’invalidité concernant le brevet 206 en vertu des principes de l’abus de procédure, de la chose jugée et (ou) de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée? L’argument de Pharmascience voulant qu’il s’agisse d’un abus de procédure de la part de Sanofi-Aventis et Schering de faire valoir la validité du brevet 206?

  2.  Est-il interdit à Pharmascience de présenter de nouvelles allégations d’invalidité concernant le brevet 206 en vertu des principes de l’abus de procédure, de la chose jugée et (ou) de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée?

  3.  Est-ce un abus de procédure pour Sanofi-Aventis et Schering que de plaider la validité du brevet 206?

 

Quelle question faut-il trancher en premier lieu? 

  • [28] Les parties n’ont présenté que de brèves observations à ce sujet.Étant donné que la demande d’interdiction de Sanofi-Aventis a suivi l’avis d’allégations de Pharmascience, je dois d’abord déterminer la portée de l’avis d’allégations de Pharmascience. Sanofi-Aventis se doit de faire valoir la validité du brevet 206 que si Pharmascience est en mesure de soulever l’invalidité du brevet.S’il est interdit à Pharmascience de soulever la question de l’invalidité dans son avis d’allégations, l’étendue de la capacité de Sanofi-Aventis et de Schering à défendre la validité du brevet 206 devient sans intérêt.

 

Est-il interdit à Pharmascience de présenter de nouvelles allégations d’invalidité?

  • [29] En vue de déterminer s’il est interdit à Pharmascience de présenter de nouvelles allégations d’invalidité concernant le brevet 206, j’aborderai en premier lieu la question de savoir si le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique en l’espèce, et ce, à la lumière de la décision de la juge Snider dans l’affaire Aventis Pharma Inc. c. Pharmascience Inc..

  • [30] La préclusion découlant d’une question déjà tranchée est un principe de politique publique visant à servir les intérêts de la justice : Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] R.C.S. 460, 2001 CSC 44.Son but est d’empêcher les parties de remettre en litige des questions qui ont déjà été tranchées dans d’autres instances.

 

  • [31] Les considérations stratégiques qui sous-tendent le principe de la préclusion découlant de la question déjà tranchée comprennent le besoin de mettre terme à un litige de même que le désir d’éviter que des personnes aient à se défendre dans le cadre de plusieurs procédures juridiques découlant des mêmes circonstances : Angle c. Canada (Ministre du Revenu national), [1975] 2 R.C.S. 248, p. 267, par le juge Laskin (dissident).

 

  • [32] Des préoccupations ont également été exprimées à propos des coûts liés aux procédures répétées et du risque de parvenir à des issues différentes dans les multiples instances. Rasanen c. Rosemount Instruments Ltd. (1994), 17 O.R. (3d) 267 (C.A. Ont.).

 

  • [33] Comme la Cour suprême du Canada l’a fait remarquer dans l’arrêt Angle, trois éléments doivent être établis pour que le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique :

  (i) que la même question ait été décidée;

  (ii) que la décision judiciaire invoquée comme créant la fin de non-recevoir soit finale;

  (iii) que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la fin de non‑recevoir est soulevée, ou leurs ayants droit.

 

  • [34] Il ressort clairement de la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Maynard c. Maynard, [1951] R.C.S. 346, que même si la question précise dont la Cour est saisie n’a jamais fait l’objet d’un litige auparavant, le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’appliquera afin d’empêcher la partie de mettre en litige une nouvelle question, lorsque la question aurait pu être soulevée dans le cadre de l’instance antérieure en exerçant une diligence raisonnable, mais que cela n’a pas été fait : voir également Apotex Inc. c. Merck & Co., 19 C.P.R. (4th) 163, paragraphe 26, Fidelitas Shipping Co. c. V/O Exportchleb, [1966] 1 Q.B. 630 (C.A.) et Apotex Inc. c. Merck & Co. et al. (1999), 5 C.P.R. (4th) 363.

 

  • [35] Même si les trois éléments nécessaires à l’application du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont présents, la Cour détient toujours le pouvoir discrétionnaire résiduel de refuser d’appliquer ce principe dans des « circonstances spéciales » : voir, par exemple, Arnold c. National Westminster Bank, PLC, [1991] 2 A.C. 93 aux pages 110-11 et Doering c. Grandview [1976] 2 R.C.S. 621.

 

  • [36] Pharmascience reconnaît que cette instance met en cause les mêmes parties que celles qui étaient devant la juge Snider dans Aventis Pharma, ou leurs ayants droit, et reconnaît en outre que, par suite du refus de l’autorisation par la Cour suprême du Canada dans cette affaire, la décision de la juge Snider est désormais finale.Pharmascience reconnaît également que son avis d’allégations en l’espèce soulève la même question, soit la validité du brevet 206, que celle qui était en litige devant la juge Snider.

 

  • [37] Pharmascience reconnaît donc que les trois conditions à l’application du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont présentes en l’espèce.

 

  • [38] Pharmascience reconnaît également que, dans l’arrêt Abbott, la Cour d’appel fédérale a statué que, dans des circonstances comme celle-ci, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée aura habituellement pour effet d’empêcher un fabricant de médicaments génériques de soulever des allégations d’invalidité fondées sur des motifs différents dans un deuxième avis d’allégations.

 

  • [39] Cependant, Pharmascience soutient que des [traduction] « circonstances spéciales » existent en l’espèce, de sorte qu’il ne faut pas l’empêcher de contester la validité du brevet 206.Selon Pharmascience, le droit a évolué depuis que la juge Snider a rendu sa décision, de sorte qu’il serait injuste d’empêcher Pharmascience de soulever de nouveaux motifs d’invalidité pour le brevet 206.

 

  • [40] Pharmascience attribue cette évolution du droit à l’effet combiné de ma conclusion dans l’arrêt Apotex selon laquelle Schering n’avait pas de fondement valable pour prédire l’utilité de l’invention réclamée dans le brevet 206 au moment où elle a déposé sa demande de brevet, et à la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Novopharm permettant aux fabricants de médicaments génériques de profiter des conclusions d’invalidité énoncées dans le cadre d’autres instances intentées en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) mettant en cause d’autres fabricants de médicaments génériques.

 

  • [41] Par conséquent, la question à trancher est de savoir s’il y a des « circonstances spéciales » en l’espèce, de sorte que je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire et permettre à Pharmascience de contester la validité du brevet 206 pour de nouveaux motifs.

 

Analyse

  • [42] Le point de départ de mon analyse doit être un examen de la portée du pouvoir discrétionnaire de la Cour de ne pas appliquer le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans des procédures mettant en cause la même question mise en litige par les mêmes parties, où un autre juge est parvenu à une décision finale quant à cette question.

 

  • [43] Citant l’arrêt Danyluk de la Cour suprême, la Cour d’appel fédérale a souligné dans l’arrêt Abbott que bien qu’il ne fait aucun doute que ce pouvoir discrétionnaire existe, celui-ci doit être très limité dans son application : voir le paragraphe 51 de l’arrêt Abbott.

 

  • [44] La Cour d’appel fédérale a également souligné que le pouvoir discrétionnaire de la Cour vise à assurer que l’application du principe de préclusion découlant d’une question déjà tranchée n’entraîne pas une injustice dans un cas donné : Abbott, au paragraphe 53.

 

  • [45] En d’autres mots, la Cour d’appel fédérale a fait remarquer que l’objectif de ce pouvoir discrétionnaire absolu est « de faire en sorte que l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée favorise l’administration ordonnée de la justice, mais pas au prix d’une injustice concrète dans une affaire donnée » : Abbott, au paragraphe 53, citant l’arrêt Danyluk.

 

  • [46] Il ressort clairement, par ailleurs, de la jurisprudence que les facteurs susceptibles d’être pertinents à la décision d’exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire varient d’une affaire à l’autre : Danyluk, au paragraphe 67.

 

  • [47] Il y a toutefois un certain désaccord dans la jurisprudence quant à la question de savoir si une évolution du droit est un facteur justifiant l’application du pouvoir discrétionnaire de la Cour de ne pas appliquer le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

 

  • [48] Certaines administrations canadiennes ont reconnu une évolution du droit comme un facteur pertinent (voir, par exemple, Hockin c. Bank of British Columbia (1995), 123 D.L.R. (4th) 538 (B.C.C.A.)).Cependant, dans l’affaire Apotex Inc. c. Merck & Co., 19 C.P.R. (4th) 163, le juge Malone fait remarquer que ni la Cour d’appel fédérale ni la Cour suprême du Canada n’ont déclaré qu’une évolution du droit suffit pour justifier d’assouplir l’application du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée : Merck, au paragraphe 35.

 

  • [49] Si je présume, comme l’a fait le juge Malone, qu’une évolution du droit peut en effet constituer une circonstance spéciale dans une affaire donnée, la prochaine question sur laquelle je dois me pencher est celle de savoir s’il y a effectivement eu une évolution du droit dans le cadre des actions intentées au titre du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité).

 

  • [50] Pharmascience soutient que ma décision dans l’affaire Apotex et celle de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Novopharm constituent ensemble une telle évolution du droit.

 

  • [51] Je ne suis pas d’accord.

 

  • [52] Selon Pharmascience, ma décision dans l’affaire Apotex représente [traduction] « une nouvelle décision finale quant à la validité du brevet 206, c’est-à-dire qu’aux termes du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), une allégation d’invalidité relativement au brevet 206 est justifiée en raison de l’absence d’un fondement valable pour prédire l’utilité alléguée de l’invention qui y est réclamée ».

 

  • [53] Ce n’est manifestement pas le cas.

 

  • [54] La Cour d’appel fédérale a déjà commenté l’importance de la décision que j’ai rendue dans l’affaire Apotex dans le cadre de l’appel de la décision de la juge Snider dans l’affaire Pharmascience.Comme la Cour l’a fait remarquer, ma décision dans cette affaire reposait entre autres sur une conclusion factuelle, fondée sur les éléments de preuve qui m’avaient été présentés, selon laquelle Apotex avait raison d’affirmer que Schering n’avait pas de fondement valable pour prédire l’utilité de l’invention réclamée dans le brevet 206 au moment où elle a déposé sa demande de brevet : voir Pharmascience Inc. c. Sanofi-Aventis Canada Inc., 2006 CAF 210.

 

  • [55] Dans l’affaire Apotex, j’ai conclu qu’Aventis n’avait pas réussi à démontrer que l’allégation d’invalidité d’Apotex n’était pas justifiée. Les décisions rendues en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) ne sont pas des décisions en matière réelle; elles ne tranchent pas la question de la validité et ne lient pas d’autres juges dans le cadre d’instances ultérieures en matière d’AC : se reporter à Novopharm, au paragraphe 30.

 

  • [56] Ma décision dans l’affaire Apotex n’équivaut donc pas à une évolution du droit.

 

  • [57] Concernant la décision dans l’affaire Novopharm, Pharmascience cite la déclaration suivante du juge Harrington dans Sanofi-Aventis Inc. c. Laboratoire Riva Inc., 2007 CF 532, au paragraphe 68 :

La décision du juge Sexton dans Novopharm [...] permet de comprendre qu’un simple litige, avec une autre partie, sur une question qui a déjà été tranchée, peut constituer, à elle seule, un abus de procédure même s’il n’est pas clair et évident que la demande aurait été rejetée au fond. Cette décision marque un nouveau tournant dans le droit applicable dans les instances relatives aux AC.  

[Non souligné dans l’original.]

 

 

  • [58] Cela signifie-t-il qu’il y a donc eu une évolution du droit dégagée de la jurisprudence qui reviendrait à des « circonstances spéciales » justifiant l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour?Je ne crois pas.

  • [59] Tout d’abord, dans l’affaire Novopharm, le juge Sexton s’est contenté d’appliquer le droit existant en matière d’abus de procédure aux faits présentés à la Cour dans cette affaire.Comme le juge Sexton la lui-même souligné dans l’arrêt Abbott, le fait qu’aucune décision n’ait expressément examiné la question en litige dans une affaire donnée ne veut pas dire que la décision dans cette affaire modifie le droit applicable : voir l’arrêt Abbott aux paragraphes 60 et 61.

 

  • [60] De plus, mon examen de la jurisprudence invoquée par Pharmascience à cet égard démontre que le type « d’évolution du droit » qui justifie le recours à l’application du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée survient lorsque l’issue d’une décision ultérieure indique que les conclusions tirées dans une décision antérieure sont manifestement erronées.

 

  • [61] Dans de tels cas, les tribunaux ont conclu qu’il serait injuste de ne pas permettre à une partie de profiter de la décision ultérieure, malgré le fait que la partie a peut-être déjà mis cette question en litige sans obtenir gain de cause : voir, par exemple, Hockin, précité, Arnold c. National Westminster Bank, PLC, [1991] 2 A.C. 93, ainsi que Minott c. O’Shanter Development Co. (1999), 42 O.R. (3d) 321 (C.A. Ont.).

 

  • [62] Ce n’est pas la situation dans laquelle nous nous trouvons. Rien n’indique que la décision de la juge Snider dans Aventis Pharma Inc. c. Pharmascience Inc. est entachée d’erreurs, de sorte qu’il serait injuste de refuser à Pharmascience le droit de remettre en litige la question de la validité du brevet 206.En effet, Pharmascience reconnaît que la décision de la juge Snider ne contient pas d’erreur manifeste.

 

  • [63] De plus, même si la Cour d’appel fédérale avait publié sa décision dans l’affaire Novopharm avant l’audience devant la juge Snider, elle n’aurait été d’aucune aide dans l’affaire Pharmascience. Pharmascience étant le premier fabricant de médicaments génériques à contester le brevet 206, il n’y avait aucune décision antérieure mettant en cause un autre fabricant de médicaments génériques ayant réussi à contester la validité du brevet sur laquelle Pharmascience aurait pu s’appuyer.Autrement dit, l’affaire Novopharm n’aurait pas pu influencer l’issue de l’affaire dont la juge Snider était saisie.

 

  • [64] Par conséquent, je ne suis pas convaincue qu’il y ait eu une évolution du droit qui justifierait d’exercer mon pouvoir discrétionnaire en faveur de Pharmascience.

 

  • [65] Il reste à savoir s’il y a d’autres motifs pour lesquels je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire en faveur de Pharmascience en l’espèce.

 

  • [66] À cet égard, je tiens à souligner que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est un principe équitable et que, comme la Cour suprême du Canada l’a statué, les règles régissant ce principe ne doivent pas être appliquées machinalement.La tâche de la Cour est plutôt d’établir l’équilibre entre l’intérêt public qui consiste à assurer le caractère définitif des litiges et l’autre intérêt public qui est d’assurer que, dans une affaire donnée, justice soit rendue : Danyluk, au paragraphe 33.

 

  • [67] De plus, l’arrêt Danyluk nous enseigne que l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour se fait nécessairement au cas par cas, et qu’il dépend de l’ensemble des circonstances d’une affaire donnée.Autrement dit, la Cour doit se demander si, dans le contexte de l’affaire en cause, l’application du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée donnerait lieu à une injustice : Danyluk, au paragraphe 63.

 

  • [68] Pharmascience affirme qu’il serait injuste qu’elle soit le seul fabricant de médicaments génériques à ne pas être en mesure de profiter de l’effet combiné de ma décision dans l’affaire Apotex et de celle de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Novopharm.

 

  • [69] Je ne suis pas persuadée qu’il en soit ainsi, vu les circonstances.

 

  • [70] Pharmascience a pris la décision stratégique d’agir rapidement afin d’être le premier fabricant de médicaments génériques à contester le brevet 206 au moyen du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité).La société a aussi pris la décision stratégique de ne pas tout mettre en œuvre pour faire valoir ses arguments, mais d’alléguer l’invalidité du brevet en s’appuyant seulement sur le motif du double brevet dans son premier avis d’allégations.

 

  • [71] Pharmascience admet que rien ne l’empêchait d’alléguer que le brevet 206 était invalide en raison de l’absence de prédication valable au moment où elle a signifié son premier avis d’allégations.

 

  • [72] Par conséquent, je n’accepte pas l’argument de Pharmascience selon lequel ma décision dans l’affaire Apotex constitue de [traduction] « nouveau matériel pertinent » qui n’aurait pas pu être découvert autrement en exerçant une diligence raisonnable.

 

  • [73] En outre, comme la Cour d’appel fédérale l’a précisé dans sa décision dans l’affaire Abbott (au paragraphe 60), le droit applicable a toujours été que les fabricants de médicaments génériques ne sont pas autorisés à présenter de multiples avis alléguant l’invalidité d’un brevet pour des motifs différents.Par conséquent, au moment où elle a signifié son premier avis d’allégations, Pharmascience savait, ou aurait dû savoir, que si elle ne réussissait pas à contester la validité du brevet 206 en raison du double brevet, elle ne pourrait pas avancer d’autres motifs d’invalidité dans le futur.Pour je ne sais quelle raison, elle a décidé de mettre tous ses œufs dans le même panier.

 

  • [74] Pharmascience a fait un pari.Elle l’a perdu.Elle doit vivre avec les conséquences.

 

  • [75] De plus, Pharmascience n’est pas sans recours.Si Pharmascience veut être en mesure de commercialiser le ramipril, elle est toujours en droit d’intenter une action en invalidation en relation avec le brevet 206.

 

  • [76] Il y a un autre motif pour lequel je refuse d’exercer mon pouvoir discrétionnaire en faveur de Pharmascience. La situation dans laquelle Pharmascience se retrouve en l’espèce est exactement la même dans laquelle elle se trouvait dans l’affaire Abbott.Cependant, la Cour d’appel fédérale a jugé approprié d’appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée à Pharmascience dans cette affaire.

 

  • [77] C’est-à-dire que dans l’affaire Abbott, Pharmascience avait présenté un avis alléguant qu’un brevet appartenant à une société pharmaceutique innovatrice était invalide en raison de revendications dépassant la portée de l’invention faisant l’objet du brevet.À la suite des procédures engagées en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) devant la Cour, les allégations de Pharmascience ne sont pas avérées justifiées, et un bref de prohibition a été délivré contre elle.

 

  • [78] Toutefois, dans des procédures subséquentes mettant en cause le même brevet, mais des fabricants de médicaments génériques différents, la Cour a conclu que les allégations des autres entreprises étaient justifiées.

 

  • [79] Pharmascience a ensuite présenté un second avis contenant d’autres allégations d’invalidité.La Cour d’appel fédérale a conclu que le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’appliquait dans ces circonstances afin d’empêcher Pharmascience de présenter de nouvelles allégations d’invalidité.De toute évidence, la Cour d’appel fédérale n’a pas jugé cette issue injuste.

 

  • [80] Il est vrai que la Cour d’appel fédérale n’avait pas encore rendu sa décision dans l’affaire Novopharm au moment de la publication de la décision dans l’affaire Abbott.Cependant l’affaire Novopharm était en délibérée, et la décision a été publié que quelques jours après celle dans l’affaire Abbott.Le juge Sexton a rédigé les deux décisions. Ces deux affaires visent clairement à établir une politique quant aux procédures engagées en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) et doivent être lues l’une par rapport à l’autre.

 

  • [81] Par conséquent, il est raisonnable de conclure que le juge Sexton était au courant du fait que sa décision dans l’affaire Abbott empêcherait Pharmascience de profiter des conclusions tirées dans le cadre d’autres procédures engagées en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) comme d’autres fabricants de médicaments brevetés ont pu le faire.Il n’a pas trouvé cette issue injuste, et je parviens au même constat en l’espèce.

 

  • [82] À cet égard, il convient de souligner qu’il y a une différence très marquée entre la position du fabricant de médicaments génériques dans l’affaire Novopharm et celle de Pharmascience en l’espèce.C’est-à-dire qu’au moment où Novopharm a cherché à se fonder sur des conclusions d’invalidité rendues dans des procédures d’interdiction mettant en cause un autre fabricant de médicaments génériques, Novopharm n’avait pas jamais auparavant contesté la validité du brevet en question au moyen d’un avis d’allégations.

 

  • [83] Autrement dit, Novopharm ne tentait pas de reprendre une bataille qu’elle avait déjà livrée et perdue.

 

  • [84] Pour tous ces motifs, je refuse d’exercer mon pouvoir discrétionnaire en faveur de Pharmascience.Conformément à la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Abbott, je conclus que le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée devrait s’appliquer pour empêcher Pharmascience de soulever d’autres allégations fondées sur de nouveaux motifs dans son deuxième avis d’allégations.

 

  • [85] Par conséquent, je rendrai une ordonnance déclarant que Pharmascience ne peut s’appuyer sur les allégations d’invalidité présentées dans son deuxième avis d’allégations relativement au brevet 206.

 

Autres questions

  • [86] À la lumière de ma conclusion quant à la question de la précision découlant d’une question déjà tranchée, il n’est pas nécessaire de se pencher sur les arguments des parties concernant le deuxième avis d’allégations de Pharmascience reposant sur le principe de la préclusion fondée sur la cause d’action ou de l’abus de procédure.

 

  • [87] De plus, étant donné que j’ai conclu qu’il est interdit à Pharmascience de s’appuyer sur les allégations d’invalidité présentées dans son deuxième avis d’allégations concernant le brevet 206, la question de l’étendue de la capacité de Sanofi-Aventis d’affirmer la validité du brevet 206 dans son avis de demande ne se pose pas.

 

 

Dépens

  • [88] Chaque partie dispose de deux semaines pour signifier et déposer ses observations écrites au sujet des dépens. Celles-ci ne doivent pas faire plus de cinq pages.Les parties disposeront ensuite d’une autre semaine pour signifier et déposer toute réplique, d’au plus deux pages.

 

 

 

 

« Anne L. Mactavish »

Juge

 

Ottawa (Ontario)

Le 17 octobre 2007


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :  T-2300-06

 

INTITULÉ :  SANOFI-AVENTIS CANADA INC. c. PHARMASCIENCE INC. ET AL.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :  LE 2 OCTOBRE 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :  LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :  LE 17 OCTOBRE 2007 

 

COMPARUTIONS :

 

Gunars A. Gaikis

J. Sheldon Hamilton

Mark Biernacki  POUR LA DEMANDERESSE

 

Joseph I. Etigson  POUR LA DÉFENDERESSE

Paul V. Lomic  POUR LA DÉFENDERESSE (PHARMASCIENCE)

 

Anthony G. Creber  POUR LA DÉFENDERESSE (SCHERING)   

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

SMART & BIGGAR   POUR LA DEMANDERESSE

Toronto (Ontario)

 

RIDEOUT & MAYBEE LLP  POUR LA DÉFENDERESSE

Toronto (Ontario)  (PHARMASCIENCE)

 

GOWLING LAFLEUR HENDERSON LLP  POUR LA DÉFENDERESSE

Ottawa (Ontario)  (SCHERING)

 

JOHN H. SIMS, c.r.  POUR LE DÉFENDEUR

Toronto (Ontario)  (PGC)

 

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