Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

 

Date : 20071005

Dossier : T‑507‑05

Référence : 2007 CF 898

Ottawa, Ontario, le 5 octobre 2007

 

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

 

 

ENTRE :

 

PFIZER CANADA INC.

et WARNER-LAMBERT COMPANY, LLC

 

demanderesses

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

et RANBAXY LABORATORIES LIMITED

 

défenderesses

 

Restriction concernant la publication :

 

« Voici la version publique des motifs sous scellés, en date du 11 septembre 2007, conformément à l’ordonnance de confidentialité rendue le 7 avril 2005. »

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

1.  Introduction

 

[1]          L’atorvastatine calcique est le principe actif de LIPITOR, un hypocholestérolémiant commercialisé au Canada par les demanderesses (appelées collectivement Pfizer ou les demanderesses). Le brevet canadien no 2,220,018 (le brevet 018) revendique et protège des formes cristallines nouvelles et particulières d’atorvastatine calcique appelées forme I, forme II et forme IV. Le brevet canadien no 2,220,455 (le brevet 455) est également répertorié dans le Registre des brevets pour LIPITOR; il revendique un nouveau procédé pour fabriquer l’atorvastatine calcique sous forme amorphe à partir d’une des formes cristallines du brevet 018.

 

[2]          La société Ranbaxy Laboratories Limited (Ranbaxy) fabrique le médicament Ran‑Atorvastatin, qui contient la forme amorphe d’atorvastatine calcique, en Inde. Conformément au Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (le Règlement AC), Ranbaxy a demandé au ministre de la Santé (le ministre) l’approbation de vendre son produit au Canada. Comme l’exige le Règlement AC, Ranbaxy a signifié un avis d’allégation (AA), daté du 31 janvier 2005 et adressé à Pfizer Canada Inc., où elle alléguait que les six brevets énumérés alors dans le Registre des brevets en association avec les produits d’atorvastatine calcique de Pfizer ne seraient pas contrefaits par la fabrication et la vente de Ran-Atorvastatin ou étaient invalides, ou les deux. La présente audience porte uniquement sur deux de ces brevets – le brevet 018 et le brevet 455. Mme

 

[3]          Pfizer ne conteste pas l’affirmation factuelle de Ranbaxy selon laquelle Ran-Atorvastatin, le produit que Ranbaxy essaie d’importer et de vendre au Canada, contient la forme amorphe d’atorvastatine calcique mais ne renferme aucune des formes cristallines brevetées. Pfizer soutient plutôt que Ranbaxy utilise une des formes cristallines brevetées comme intermédiaire dans le procédé de fabrication de la substance amorphe contenue dans Ran-Atorvastatin et qu’elle contrefait le procédé décrit dans le brevet 455. De son côté, Ranbaxy affirme qu’elle ne viole aucun des brevets pertinents et que le brevet 455 est invalide pour cause d’insuffisance.

 

[4]          Pour les motifs qui suivent, j’ai décidé d’accueillir la demande relative au brevet 018 mais de rejeter celle concernant le brevet 455.

 

2.    Contexte

2.1 Historique de l’instance

[5]          Il s’agit de la deuxième audience concernant l’AA du 31 janvier 2005. Comme cela est assez inhabituel, il pourrait être utile pour le lecteur que j’explique comment on en est arrivé à fixer cette deuxième audience.

 

[6]          Comme nous l’avons mentionné, l’AA renvoyait à six brevets. Au départ, Pfizer a contesté chacune des allégations de Ranbaxy pour les six brevets. Pfizer a obtenu par la suite l’autorisation de se désister en ce qui concerne quatre des six brevets, ce qui a mené à la deuxième divulgation de Ranbaxy. La demande concernant les deux brevets restants (le brevet 768 et le brevet 546) a été entendue en janvier 2007. Par ordonnance datée du 25 janvier 2007, (Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 C.F. 91), le juge von Finkenstein a rejeté la demande de Pfizer à l’égard du brevet 546. Bien que la demande de Pfizer relativement au brevet 768 ait été accueillie, le brevet a expiré depuis (en mai 2007). L’appel interjeté par Pfizer au sujet de l’ordonnance du 25 janvier 2007 portant sur le brevet 546 a été entendu les 22 et 23 mai 2007. Aucune ordonnance n’a encore été rendue relativement à cet appel.

 

[7]          Dans le cadre d’une autre instance en AC portant sur des brevets relatifs à LIPITOR, Pfizer a appris d’autres faits concernant la fabrication de Ran-Atorvastatin par Ranbaxy qui, de l’avis de Pfizer, soulèvent d’autres questions concernant les brevets 018 et 455. Pfizer a réussi à obtenir l’autorisation de reprendre les procédures pour ces deux brevets (Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), (4 décembre 2006), Ottawa, T‑507‑5 (Proth. féd.), conf. par 2007 CF 205, conf. par 2007 CAF 244). Par conséquent, l’audience s’est poursuivie relativement aux brevets 018 et 455.

 

2.2 Procédé de Ranbaxy

[8]          Ranbaxy fabrique deux produits intermédiaires à base d’atorvastatine calcique qui entrent dans la fabrication de son principe actif (PA), l’atorvastatine calcique : l’atorvastatine calcique brute (ATV‑2) et un autre intermédiaire purifié, l’atorvastatine calcique (ATV‑2P). En outre, l’ATV‑2 est fabriquée à l’aide d’une amorce (amorce d’atorvastatine calcique). Les amorces sont des agents utilisés pour influer sur la nucléation et induire la cristallisation. L’ATV‑2, l’ATV‑2P et l’amorce d’atorvastatine calcique (appelées collectivement intermédiaires de Ranbaxy) sont toutes des formes cristallines d’atorvastatine calcique.

 

[9]          L’ingrédient ou le principe actif (PA) produit par le procédé de Ranbaxy est appelé atorvastatine calcique (amorphe) (ATV‑3). L’ATV‑3 est de l’atorvastatine calcique amorphe et elle est appelée Ran-Atorvastatin par Ranbaxy.

 

[10]   Les experts reconnaissent que le procédé de Ranbaxy pour transformer l’ATV‑2P en ATV‑3 consiste à dissoudre l’ATV‑2P dans le [composé A], un solvant non hydroxylique, puis à ajouter le [composé B] pour faire précipiter l’ATV‑3 dans la solution. Le [composé B] est un solvant à base d’hydrocarbone et est non polaire. L’atorvastatine est un sel et, partant, est polaire. Les substances polaires sont insolubles dans des solvants non polaires et vu que la quantité de [composé B] est beaucoup plus grande que celle du [composé A], la solution devient rapidement insoluble et l’ATV‑3 forme un précipité au fond du récipient de production (dossier de demande des demanderesses [D.D.], vol. 12, onglet 18, p. 3507).

 

3.    Questions

[11]   Deux séries de questions doivent être tranchées dans la présente instance – une série pour chacun des brevets.

 

[12]   Pour ce qui est du brevet 018, les questions en litige sont les suivantes :

 

1.    Quelle est la bonne interprétation à donner aux revendications 1 à 9 du brevet 018? Plus particulièrement, la forme cristalline I de l’atorvastatine calcique est-elle uniquement identifiée par des pics XRPD et des données RMN 13C décrites dans les revendications et la substance revendiquée dans les revendications 1 à 9 est‑elle un hydrate?

 

2. L’AC de Ranbaxy est-il inadéquat pour l’une ou l’autre des raisons suivantes : il n’indique pas qu’il y a absence de contrefaçon sur le fondement du fait que le produit est fabriqué en Inde; il ne contient qu’une simple affirmation concernant les revendications 6 à 9; il n’indique pas clairement qu’il utilise la forme anhydre d’atorvastatine calcique cristalline plutôt que la forme hydratée?

 

3. Pfizer s’est-elle acquittée de son fardeau de convaincre la Cour que l’allégation de non‑contrefaçon de Ranbaxy pour ce qui est des revendications 1 à 9 du brevet 018 n’est pas justifiée? Les questions accessoires auxquelles il faut répondre sont les suivantes :

 

a)  Est-ce que la correspondance des pics obtenus à la diffraction de rayons X sur poudres (XRPD) pour la forme cristalline brevetée I d’atorvastatine calcique et ceux des trois formes intermédiaires d’atorvastatine calcique utilisées par Ranbaxy dans la fabrication de Ran-Atorvastatin, combinée aux tests effectués par les experts de Pfizer, suffit à démontrer que les trois formes intermédiaires sont visées par les revendications 1 à 5 du brevet 018?

 

b)  En ne fournissant pas comme preuve pour ces intermédiaires des données de la résonance magnétique nucléaire du carbone‑13 (RMN 13C) pour la forme I brevetée d’atorvastatine calcique, Ranbaxy a‑t‑elle omis de présenter des faits à l’appui de son allégation de non‑contrefaçon des revendications 6 à 9 du brevet 018?

 

c)  Si les revendications 1 à 9 se limitent aux hydrates, Ranbaxy utilise-t-elle l’hydrate comme intermédiaire dans la fabrication de Ran-Atorvastatin?

 

d)  L’utilisation de la forme I cristalline brevetée d’atorvastatine calcique en Inde comme intermédiaire constitue-t-elle une contrefaçon du brevet 018 en vertu de la législation canadienne sur les brevets?

 

[13]   Pour ce qui est du brevet 455, les questions pertinentes sont les suivantes :

 

1.  Quelle est la bonne interprétation à donner aux revendications 75 à 110 du brevet 455? Plus particulièrement, les revendications visent‑elles la formation d’atorvastatine calcique amorphe au moyen de techniques qui incluent tant l’évaporation que la précipitation ou seulement l’évaporation?

 

2. L’AA de Ranbaxy est-il inadéquat parce qu’aucune allégation ne traite de l’interprétation des revendications?

 

3.  Ranbaxy a-t-elle présenté une preuve suffisante pour réfuter la présomption de validité pour des raisons d’insuffisance; Pfizer, quant à elle, a-t-elle manqué à son obligation de montrer que l’allégation d’invalidité n’est pas justifiée?

 

4. Témoins

[14]   Pfizer comme Ranbaxy ont fourni des preuves sous forme d’affidavits de la part d’un certain nombre de témoins, qui traitaient à la fois des aspects techniques et des questions factuelles. Les titres et compétences des quatre témoins cités comme experts n’ont pas été contestés. Le tableau qui suit résume les titres et compétences des souscripteurs d’affidativit les plus importants au regard des questions en litige.

 

Témoins de Pfizer

Expertise/profil professionnel

Preuve présentée

M. Allan S. Myerson

Vice‑recteur et vice‑président principal et professeur de génie, Philip Danforth Armour, Illinois Institute of Technology; expert dans les formes cristallines

Brevets, procédé et intermédiaires de Ranbaxy

Mme Nair Rodríguez-Hornedo

Professeure agrégée de sciences pharmaceutiques, College of Pharmacie, University of Ann Arbor, Michigan; experte dans les formes cristallines

Brevets, procédé et intermédiaires de Ranbaxy

M. Rex Shipplett

Scientifique principal à CSSI Inc.

Preuve de faits similaires concernant le caractère suffisant du brevet 455

 

Témoins de Ranbaxy

Expertise/profil professionnel

Preuve présentée

M. Mark D. Hollingsworth

Professeur agrégé, Department of Chemistry, Kansas State University; expert dans les formes cristallines

Brevets, procédé et intermédiaires de Ranbaxy

M. Ian M. Cunningham

Président de Dynamic Extractions Ltd. entre 2002 et 2004 et vice-président principal au développement chimique à GlaxoSmithKline entre 2001 et 2002; expert dans le domaine pharmaceutique

Brevet 455, procédé de Ranbaxy

M. Jay R. Deshmukh

Avocat et vice-président principal, Propriété intellectuelle, Ranbaxy

Témoin factuel concernant le procédé de Ranbaxy

 

5. Le brevet 018

5.1 Quelle est la bonne interprétation à donner au brevet 018?

[15]   Comme le montre la jurisprudence, la première tâche consiste à effectuer une « interprétation téléologique » des revendications en question. Comme il n’y a pas de désaccord, il n’est pas nécessaire de dresser une liste exhaustive des principes bien établis de l’interprétation des revendications (voir principalement Free World Trust c. Electro Sante Inc., [2000] 2 R.C.S. 1024, 9 C.P.R. (4th) 168, et Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, 9 C.P.R. (4th) 129). En résumé :

 

L’interprétation téléologique repose donc sur l’identification par la cour, avec l’aide du lecteur versé dans l’art, des mots ou expressions particuliers qui sont utilisés dans les revendications pour décrire ce qui, selon l’inventeur, constituait les éléments essentiels de son invention (Whirlpool, précité, par. 45).

 

[16]   Le premier brevet en litige est le brevet 018. Dans le brevet 018, les brevetés indiquent qu’il est nécessaire de produire l’atorvastatine sous une forme pure et cristalline pour que les formulations répondent à des exigences et spécifications pharmaceutiques strictes (D.D., vol. 1, onglet 4, p. 82). Le brevet 018 divulgue et revendique des formes cristallines nouvelles d’atorvastatine calcique appelées forme I, forme II et forme IV. Comme il est décrit dans le brevet, toutes les formes sont [traduction] « caractérisées par leurs diffractogrammes et/ou par leurs spectres de résonance magnétique nucléaire (RMN) à l’état solide » (D.D. vol. 1, onglet 4, p. 91).

 

[17]   La forme I cristalline d’atorvastatine est l’objet de la présente instance. Dans le brevet, il est écrit ce qui suit :

 

[traduction] La forme I d’atorvastatine consiste en particules plus petites et ayant une granulométrie plus uniforme que le produit amorphe antérieur et elle présente des caractéristiques de filtration et de séchage plus favorables. En outre, la forme I d’atorvastatine est plus pure et plus stable que le produit amorphe (D.D., vol. 1, onglet 4, p. 83).

 

[18]   La forme I est expressément revendiquée dans les revendications 1 à 9. Les revendications 1 à 5 décrivent l’invention en indiquant ses pics de référence (appelés valeurs 2θ) dans des diffractogrammes de rayons X sur poudres. La diffraction de rayons X sur poudres (XRPD) est une technique utilisée pour identifier les cristaux et déterminer la structure cristalline. Lorsque les rayons X frappent un échantillon de la matière à l’étude, un profil de pics (les soi-disant valeurs 2θ) est produit parce que les distances entre les atomes dans un cristal sont liées à la longueur d’onde des rayons X selon la loi de Bragg. Dans leurs affidavits respectifs, Mme Rodriguez‑Hornedo et M. Myerson affirment que les données XRPD fournissent un moyen fiable d’identifier différentes substances cristallines et d’établir des distinctions entre elles. Comme l’a déclaré M. Myerson, [traduction] « la XRPD produit un profil de pics qui sert de signature ou d’empreinte pour cette substance » (D.D., vol. 4, onglet 9, p. 839).

 

[19]   Les seules différences entre les cinq premières revendications ont trait aux valeurs des pics XRPD décrits. Les revendications 5 du brevet 018 concernent la forme I :

[traduction]

5.   Une forme I cristalline d’hydrate d’atorvastatine dont le diffractogramme contient les valeurs 2θ suivantes mesurées au moyen du rayonnement CuK% : 9,150, 9,470, 10,266, 10,560, 11,853, 12,195, 17,075, 19,485, 21,626, 21,960, 22,748, 23,335, 23,734, 24,438, 28,915 et 29,234. (D.D., vol. 1, onglet 4, p. 109)

 

[20]   La revendication 4 inclut les mêmes valeurs 2θ que la revendication 5, mais elles sont arrondies à une décimale. Les revendications 1 à 3 du brevet 018 sont similaires mais incluent un sous-ensemble des valeurs 2θ énumérées à la revendication 5, arrondies à une décimale.

 

[21]   Le brevet 018 revendique également les formes I, II et IV d’atorvastatine calcique identifiées avec une autre technique appelée résonance magnétique nucléaire du carbone‑13 (RMN 13C). Plutôt que d’utiliser des rayons X pour caractériser une substance, la RMN 13C a recours à des champs magnétiques. En exposant une substance à des champs magnétiques et en utilisant des techniques spécifiques, il est possible de déterminer l’environnement chimique entourant chaque atome dans la substance. Une RMN 13C produit un spectre des déplacements chimiques. Comme l’a déclaré Mme Rodríguez‑Hornedo à la p. 13 de son affidavit, [traduction] « différentes formes cristallines auront des spectres particuliers pour les déplacements chimiques ». (D.D., vol. 4, onglet 12, p. 1019)

 

[22]   La forme I est revendiquée de cette manière dans les revendications 6 à 9. La revendication 8 est très représentative de ces quatre revendications :

          [traduction]

8.    Une forme I cristalline d’atorvastatine hydratée caractérisée par un état solide à la résonance magnétique nucléaire du 13C et présentant des différences dans les déplacements chimiques entre la plus faible résonance en ppm et d’autres résonances : 3,9, 5,1, 18,9, 20,6, 26,1, 43,6, 46,8, 49,2, 51,8, 92,5, 96,9, 99,6, 102,2, 106,3, 108,2, 109,8, 113,6, 115,7, 138,0, 145,4, 157,1 et 161,5. (D.D., vol. 1, onglet 4, p. 109-110).

 

[23]   Les revendications 6, 7 et 9 sont similaires. Les revendications 6 et 7 incluent un sous‑ensemble des différences dans les déplacements chimiques énumérées à la revendication 8. Dans la revendication 9, les déplacements chimiques de la forme I cristalline de l’atorvastatine calcique sont exprimés en parties par million.

 

[24]   Personne ne conteste que l’invention décrite aux revendications 1 à 9 est un hydrate. Chacune des revendications 1 à 9 renvoie uniquement à un « hydrate ». Par contre, les revendications pour chacune des formes II et IV englobent expressément un hydrate de la forme cristalline et la forme anhydre. En plus des mots précis utilisés dans les revendications 1 à 9 (voir, par exemple, le terme « hydrate » dans la revendication 4), le brevet divulgue que :

 

[traduction] La forme I cristalline d’atorvastatine contient environ 1 à 8 mol d’eau. De préférence, la forme I d’atorvastatine contient 3 mol d’eau. (D.D., vol. 1, onglet 4, p. 100)

 

[25]   Ranbaxy souligne les différences dans le libellé des deux séries de revendications. Les revendications 1 à 5 visent la forme I cristalline de l’hydrate d’atorvastatine ayant un XRPD qui « contient » des pics 2θ spécifiques, alors que les termes utilisés dans les revendications 6 à 9 indiquent que la forme I brevetée est « caractérisée » par certains déplacements à la RMN 13C. De l’avis de Ranbaxy, cette formulation différente indique qu’une personne versée dans l’art comprendrait que la « forme I cristalline d’atorvastatine hydratée », qui est l’expression utilisée dans les revendications 1 à 5, a une signification plus large que les valeurs 2θ spécifiées. Ranbaxy avance plutôt que les revendications devraient être interprétées comme renvoyant à une certaine forme polymorphe d’atorvastatine qui, à son niveau le plus fondamental, comporte une maille cristalline unique et caractéristique. Je ne suis pas d’accord avec cette interprétation.

 

[26]   Le principal problème lié à l’interprétation de Ranbaxy tient au fait qu’elle met faussement l’accent sur le terme « contient » dans chacune des revendications 1 à 5. Chacune des revendications renvoie à une substance « dont » le diffractogramme « contient » certaines valeurs 2θ. Il faut lire l’expression en entier. Si on lit toute l’expression, il ne fait aucun doute que chacune des revendications 1 à 5 est définie par les pics XRPD pertinents. Autrement dit, si la substance est une forme I cristalline d’atorvastatine hydratée présentant les pics XRPD spécifiés dans les revendications 1, 2, 3, 4 ou 5, il s’agit de la substance revendiquée. Une conclusion similaire peut être tirée des revendications 6 à 9 pour ce qui est de la spectroscopie RMN 13C.

 

[27]   Même Ranbaxy semble avoir accepté cette conclusion lorsqu’elle déclare dans son AA que [traduction] « En général, les revendications du brevet 018 visent […] la forme I cristalline d’atorvastatine hydratée définie par diffraction à rayons X sur poudres et par spectroscopie RMN 13C à l’état solide » [non souligné dans l’original] (D.D. vol. 2, onglet 6, p. 317).

 

[28]   Assez tardivement, Ranbaxy a présenté l’argument qu’un des éléments essentiels des revendications 1 à 5 est le fait que la substance est un hydrate et que Pfizer doit, en effet, prouver séparément que la forme I cristalline d’atorvastatine calcique utilisée par Ranbaxy est un hydrate. Bien que je reconnaisse (comme le fait Pfizer) que la forme I doit être un hydrate, je ne vois pas en quoi l’hydrate devrait être un élément à distinguer séparément. L’invention est définie ou régulée par soit les pics XRPD ou les déplacements RMN 13C. Ce sont là les éléments essentiels. Cette question est abordée plus loin dans les présents motifs.

 

[29]   En conclusion, après avoir revu le brevet 018 et examiné la preuve qui m’a été présentée, je crois qu’une personne possédant des habiletés ordinaires dans le domaine qui lirait les revendications 1 à 9 comprendrait que la substance décrite comme étant la forme I cristalline d’atorvastatine calcique hydratée comporte un des éléments suivants :

 

o       la série spécifique de valeurs 2θ (ou pics XRPD) décrite dans les revendications 1 à 5 ou

 

o       les déplacements RMN 13C spécifiques décrits aux revendications 6 à 9.

 

5.2  L’AA de Ranbaxy est-il adéquat?

[30]   Pfizer fait remarquer que Ranbaxy ne mentionne pas les lieux de fabrication ni l’utilisation des intermédiaires lorsqu’elle allègue l’absence de contrefaçon dans son AA. Pfizer avance donc que l’AA de Ranbaxy était insuffisant pour étayer cette allégation.

 

[31]   Une partie (seconde personne) qui cherche à obtenir un AC du Ministre doit se conformer au sous‑alinéa 5(1)b)(iv) et à l’alinéa 5(3)a) du Règlement AC. En particulier, aux termes de l’alinéa 5(3)a), la seconde personne doit « fournir un énoncé détaillé du droit et des faits sur lesquels elle se fonde ». Il existe une abondante jurisprudence qui traite de ce qui constitue un AA acceptable ou adéquat. De façon générale, un AA est adéquat s’il présente assez clairement au breveté les raisons pour lesquelles la seconde personne revendique que la délivrance d’un AA par le ministre ne donnera pas lieu à la contrefaçon du brevet pertinent (voir, par exemple, Pfizer Canada Inc. et al. c. Canada (Ministre de la Santé), 2006 CAF 214, par. 4, autorisation de pourvoi devant la C.S.C. refusée, [2006] C.S.C.R. no 335). Le breveté doit être en mesure de décider s’il doit ou non introduire une procédure en vertu de l’article 6 du Règlement AC (AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (2000), 7 C.P.R. (4th) 272, par. 17 (C.A.F.)). En termes simples, un AA sera considéré comme adéquat si la seconde personne a fourni au titulaire du brevet suffisamment d’information pour qu’il sache ce qu’il a à réfuter.

 

[32]   Les deux parties ont fait référence aux critères suivants établis dans Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., (2004), 31 C.P.R. (4th) 214 (C.F. 1re inst.), 2003 CF 1428, par. 32, conf. par (2004), 38 C.P.R. (4th) 400 (C.A.F.) :

 

Pour évaluer le caractère suffisant de l’avis d’allégation, on peut se servir des indications suivantes tirées de nombreux arrêts de la Cour d’appel fédérale, dont Bayer AG c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (1993), 51 C.P.R. (3d) 329 (C.A.F.); Glaxo Group Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (2000), 6 C.P.R. (4th) 73, p. 81 C.F., 1re inst.) conf. par (2001) 11 C.P.R. (4th) 417 (C.A.F.) :

 

·        Une simple affirmation de non‑contrefaçon ne suffit pas.

 

·        Il est loisible à la seconde personne de retenir certains renseignements concernant sa formulation tant qu’une ordonnance de confidentialité n’est pas prononcée.

 

·        L’avis d’allégation sera suffisant si d’autres détails sont donnés pour expliquer les raisons pour lesquelles l’allégation de non‑contrefaçon constituait une preuve suffisante pour permettre à la Cour d’évaluer l’allégation.

 

[33]   Dans son AA, Ranbaxy présente son allégation de non-contrefaçon pour ce qui est du brevet 018 :

 

[traduction] Plus précisément, Ranbaxy allègue qu’elle ne fabrique pas, ni n’élabore, utilise ou vend une forme I cristalline d’atorvastatine hydratée, une forme II cristalline d’atorvastatine ou une forme IV cristalline d’atorvastatine ou leurs hydrates.

[ . . .]

Ran-Atorvastatin ne contient pas la forme I cristalline d’atorvastatine hydratée, ni n’est fabriqué au moyen d’un procédé utilisant ou produisant la forme I cristalline d’atorvastatine hydratée. (D.D., vol. 2, onglet 6, p. 318‑319) [Non souligné dans l’original.]

 

[34]   Nul doute que les allégations concernant le brevet 018 auraient pu contenir plus d’information – notamment si l’on pouvait montrer que les intermédiaires de Ranbaxy sont des hydrates. Je pense toutefois que les termes de l’AA sont suffisants pour permettre à Pfizer de savoir que le fondement de l’allégation risquait d’être que Ranbaxy n’utilisait pas un composé qui pourrait être identifié comme étant soit la forme I cristalline d’atorvastatine définie dans le brevet 018 ou un hydrate, comme le prévoit le brevet 018.

 

[35]   Il faut également examiner les divulgations subséquentes faites à la suite de l’ordonnance de confidentialité. Le 11 mai 2005, les lieux de fabrication ont été divulgués à Pfizer. À ce stade, Pfizer aurait dû savoir que Ranbaxy se fondait – à tout le moins en partie – sur le fait que toutes les étapes de fabrication se déroulaient en Inde.

 

[36]   Je ne suis pas convaincue que l’AA était inadéquat. Même si je me trompe à cet égard à cause de ma conclusion selon laquelle les allégations concernant le brevet 018 ne sont pas justifiées, la question du caractère suffisant de l’AA n’est pas déterminante.

 

5.3  La fabrication et l’utilisation des intermédiaires de Ranbaxy contrefont‑elles les revendications 1 à 5 ou les revendications 6 à 9 du brevet 018?

[37]   Nous savons que le produit final de Ranbaxy n’est pas une forme I cristalline d’atorvastatine hydratée. La présente audience concerne surtout les trois intermédiaires de Ranbaxy. L’expression « l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente » au sous‑alinéa 5(1)b)(iv) du Règlement AC est considérée comme étant assez large pour inclure l’utilisation à un stade intermédiaire d’une substance brevetée, même si l’intermédiaire cesse d’exister une fois que le produit final est formé (voir, par exemple, Abbott Laboratories c. Canada (Ministre de la Santé) (2006), 350 N.R. 242, par. 15‑17, 2006 CAF 187; Abbott Laboratories c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 CAF 73, par. 4). Ranbaxy ne conteste pas cette conclusion de droit, à la condition que les intermédiaires soient utilisés au Canada.

 

[38]   Sur quoi se fonde donc Ranbaxy pour alléguer qu’elle ne contrevient pas au brevet 018? Après avoir revu tous les documents et les arguments de Ranbaxy, je crois que ses principaux arguments sont les suivants :

 

  1. Les intermédiaires de Ranbaxy n’entrent pas dans la même maille cristalline que la forme I brevetée d’atorvastatine hydratée, ce qui signifie que Pfizer ne s’est pas acquittée de sa charge de prouver que les intermédiaires de Ranbaxy sont les substances décrites aux revendications 1 à 9;

 

  1. Pfizer n’a pas montré que Ranbaxy utilise la forme I cristalline d’atorvastatine hydratée;

 

  1. Ranbaxy fabrique ou utilise les intermédiaires en Inde, et non au Canada.

 

[39]   Bien qu’elle ait affirmé au départ que les revendications 6 à 9 du brevet 018 étaient invalides, Ranbaxy n’a pas maintenu cette allégation à l’audience. En conséquence, pour les besoins de la présente demande, je présumerai que toutes les revendications en litige (revendications 1 à 9) du brevet 018 sont valides.

 

[40]   Quant à la contrefaçon, je commence par le témoignage du vice-président principal, Propriété intellectuelle, de Ranbaxy. En contre-interrogatoire, M. Deshmukh a admis que Ranbaxy utilise la forme I cristalline d’atorvastatine calcique pour fabriquer son produit :

 

[traduction]

24   Q. Un procédé [pour fabriquer le produit de Ranbaxy] utilise la forme I comme intermédiaire; est-ce vrai?

 

R. À ma connaissance, le seul produit qui est actuellement commercialisé utilise la forme I.

 

25   Q. La forme I est la forme cristalline qui est décrite dans le brevet canadien 2,220,018, n’est-ce pas?

 

R. Oui, pour autant que je sache. (D.D., vol. 12, onglet 17, p. 3475‑3476)

 

[41]   Après poursuite de l’interrogatoire, il est devenu clair que M. Deshmuck a soutenu, apparemment pour le compte de son employeur Ranbaxy, que l’emplacement des opérations de Ranbaxy est le fondement de son allégation selon laquelle l’entreprise ne contrevient pas au brevet 018 :

[traduction]

69   Q. À votre connaissance, la forme I est cependant utilisée dans le procédé [pour fabriquer le produit de Ranbaxy], n’est‑ce pas?

 

  R. À ma connaissance, l’intermédiaire, si je comprends bien, est la forme I.

 

70   Q.  À votre connaissance, le fondement de cette allégation [de non‑contrefaçon du brevet 018] est donc que le procédé n’est pas appliqué au Canada, n’est-il pas vrai?

 

              R. Oui. [Non souligné dans l’original.]

 

(D.D., vol. 12, onglet 17, p. 3483‑3484)

 

[42]   Il s’agit, en effet, d’une admission que si ce n’était que les intermédiaires sont utilisés en Inde, Ranbaxy contreferait le brevet 018. Dans sa plaidoirie, Ranbaxy a tenté de prendre ses distances par rapport aux admissions de M. Deshmukh en soutenant qu’il n’était pas qualifié pour donner son opinion. En dépit de ces arguments, il est instructif d’entendre un cadre supérieur de Ranbaxy reconnaître qu’il y aurait contrefaçon si ce n’était de l’emplacement des installations de production de Ran‑Atorvastatin.

 

[43]   En dépit de cet aveu, j’examinerai maintenant les deux premiers arguments présentés par Ranbaxy au sujet de la contrefaçon.

 

5.3.1 Les intermédiaires de Ranbaxy consistent-ils en la forme I cristalline d’atorvastatine calcique définie dans le brevet 018?

[44]   La première question est de savoir si les intermédiaires de Ranbaxy (ou un d’entre eux) sont visés par les revendications 1 à 9 du brevet 018. Le premier aspect de cette analyse consiste à déterminer si les données d’essai produites par Ranbaxy démontrent une homologie avec la forme I cristalline d’atorvastatine de Pfizer.

 

[45]   Dans le cadre de la présente instance, Ranbaxy a produit des données XRPD pour quatre échantillons : une pour l’amorce de calcium, une pour l’ATV‑2P et deux pour l’ATV‑2. Ranbaxy n’a pas produit de données RNM 13C.

 

[46]   À ce stade, le témoignage des experts devient particulièrement utile. Je commencerai par le témoignage présenté par les experts retenus par Pfizer – M. Myerson et Mme Rodríguez‑Hornedo.

 

a) Témoignages de M.  Myerson et Mme Rodríguez‑Hornedo

[47]   M. Myerson a utilisé trois méthodes d’analyse pour identifier la forme cristalline des intermédiaires de Ranbaxy.

 

(i)   Analyse de pics – M. Myerson a comparé les valeurs 2θ dans chacun des tableaux de « recherche de pics » XRPD produits par Ranbaxy avec les valeurs 2θ qui sont revendiquées dans le brevet 018;

 

(ii)       Chevauchement des spectres – M. Myerson a comparé visuellement les spectres XRPD de Ranbaxy concernant les intermédiaires isolés durant le procédé de fabrication de Ran‑Atorvastatin avec les spectres XRPD inclus dans le brevet 018;

 

(iii)     Indexation des diagrammes XRPD – À l’aide des données tirées du brevet 018, M. Myerson a calculé une maille cristalline pour la forme I d’atorvastatine calcique. Au moyen de la même méthode de calcul, il a analysé les données XRPD de Ranbaxy pour déterminer si la maille cristalline calculée était celle de la forme I d’atorvastatine calcique.

 

[48]   M.  Myerson a affirmé de façon catégorique que les trois analyses avaient abouti à la même conclusion : les intermédiaires de Ranbaxy sont, ou contiennent, la forme I cristalline d’atorvastatine calcique. Dans son affidavit, M. Myerson a résumé les résultats de son analyse des pics dans le tableau suivant (D.D., vol. 4, onglet 9, p. 851) :

 

[Confidentiel conformément à l’Ordonnance de confidentialité datée du 7 avril 2005.]

 

[49]   La superposition visuelle de M. Myerson, bien qu’elle soit peut‑être moins scientifique que l’analyse XRPD, corrobore son analyse des pics.

 

[50]   Pour ce qui est de l’indexage des diagrammes de poudres qu’il a effectué, M. Myerson conclut que :

 

[traduction] les résultats pour les quatre échantillons sont presque identiques aux résultats obtenus pour la forme I d’atorvastatine, ce qui confirme encore une fois que ces échantillons de Ranbaxy sont constitués principalement [de la] forme I. (D.D., vol. 4, onglet 9, p. 855‑856)

 

Sa conclusion générale est que l’amorce d’atorvastatine de Ranbaxy, l’atorvastatine brute et l’atorvastatine calcique sont visées par les revendications 1 à 5 du brevet 018. (D.D., vol. 4, onglet 9, p. 856)

 

[51]   Mme Rodríguez‑Hornedo a effectué les mêmes deux premières analyses que M. Myerson et a conclu ce qui suit :

 

[traduction] Selon moi, la forme cristalline d’atorvastatine présente dans l’amorce d’atorvastatine calcique de Ranbaxy, dans l’atorvastatine calcique brute (ATV‑2) et l’atorvastatine calcique (ATV‑2P) est la forme I, telle que revendiquée dans les revendications 1 à 5 du brevet 018. À mon avis, l’amorce d’atorvastatine de Ranbaxy et les intermédiaires tombent sous le coup des revendications 1 à 5 du brevet 018. (D.D., vol. 4, onglet 9, p. 1025).

 

b) Témoignage de M. Hollingsworth

[52]        M. Hollingsworth, l’un des experts de Ranbaxy, a reconnu en contre-interrogatoire que les données XRPD pour les échantillons de Ranbaxy présentent les 16 pics revendiqués dans le brevet 018, avec une marge d’erreur habituelle de 0,2 degré :

 

[traduction]

Q. D’accord. Sous réserve que vous refusiez d’utiliser la différence habituelle de 0,2, vous admettriez que chacun des quatre échantillons présente les 16 pics de la forme I du brevet 018.

R. Oui, il y a une correspondance dans la position des pics. Le plus que je puis dire c’est que c’est une correspondance avec une marge d’erreur de 0,2 degré.

(D.D., vol. 16, onglet 21, p. 5237)

 

[53]   La « différence habituelle de 0,2 » est une référence à la ± marge d’erreur « habituelle » utilisée dans ce type d’analyse par les personnes versées dans l’art et qui a été utilisée par les experts de Pfizer dans leurs comparaisons des pics. Selon eux, l’existence de différences allant jusqu’à 0,2 2θ est courante et peut être associée à une variabilité liée à l’instrument, à la préparation de l’échantillon et à l’orientation privilégiée (voir, par exemple, p. 18, affidavit de Mme Rodríguez‑Hornedo (D.D., vol. 4, onglet 12, p. 1024)). M. Hollingsworth est d’avis que des erreurs plus faibles que cette valeur « habituelle » seraient appropriées dans le cadre de l’atorvastatine pour pouvoir l’identifier de façon précise (D.D., vol. 16, onglet 21, p. 5235‑5237).

 

[54]   Il appert toutefois, à la lecture du témoignage offert par M. Hollingsworth dans son affidavit et en contre‑interrogatoire, que son désaccord était plus fondamental que la simple utilisation d’une marge d’erreur plus faible. Plus précisément, M. Hollingsworth ne croit pas qu’on devrait identifier les intermédiaires de Ranbaxy exclusivement en effectuant une comparaison des pics XRPD (peu importe la marge d’erreur). À son avis, [traduction] « la personne versée dans l’art comprendrait que la forme I d’atorvastatine ne se résume pas simplement à son diffractogramme et aux positions des pics RMN, mais renvoie plus fondamentalement à sa structure cristalline, et en particulier, à sa maille cristalline ». Selon lui, la forme I cristalline d’atorvastatine hydratée prévue dans les revendications 1 à 5 ne peut être définie que par sa « maille cristalline particulière et caractéristique ». Comme il l’affirme dans son affidavit : 

 

[traduction] Des formes solides de composés qui sont cristallines ont régulièrement des structures tridimensionnelles qui se répètent, l’unité la plus petite étant appelée la maille cristalline. La maille cristalline est l’élément de base de toute substance cristalline et est caractérisée par ces dimensions (en angströms) le long de trois axes [...] et les angles entre ces axes [...]

 

Les formes cristallines qui ont les mêmes compositions chimiques sont appelées polymorphes. En général, différents polymorphes auront différentes mailles cristallines, et l’arrangement des atomes ou des molécules à l’intérieur de ces mailles cristallines différera. (D.D., vol. 15, onglet 20, p. 4610)

 

[55]   Dans cette perspective, M. Hollingsworth, s’appuyant sur des données produites par M. Myerson dans son indexage des diagrammes XRPD, a effectué sa propre analyse des mailles cristallines ou ses propres calculs. Plus précisément, M. Hollingsworth a comparé la maille cristalline que M. Myerson a dérivée du brevet 018 (cellule 1) avec celle tirée de l’échantillon d’atorvastatine brute de Ranbaxy (ATV‑2) (cellule 2). Il a conclu qu’il existait des différences importantes entre la cellule 1 et la cellule 2.

 

[traduction] Compte tenu de la précision normale obtenue pour les mailles cristallines identifiées par diffraction des rayons X, il serait, selon moi, évident pour toute personne versée dans l’art que ces constantes pour les mailles cristallines sont significativement différentes et qu’on ne peut conclure à partir de là que l’échantillon 1118640 est le même que la forme polymorphe décrite dans le brevet 018. (D.D., vol. 15, onglet 20, p. 4617) [Souligné dans l’original.]

 

[56]   D’après lui, la différence dans la cellule 1 et la cellule 2 :

 

[traduction] […] remet en question la validité de revendiquer une série de positions de pics qui fournissent peu ou pas d’information sur un des trois axes des mailles cristallines. Cela remet à son tour en doute la validité de simplement comparer les positions des pics dans les échantillons de Ranbaxy avec ceux décrits dans les revendications des brevets 018 et 455. Si les pics de deux ensembles radicalement différents de constantes cellulaires se situent dans les limites d’erreur normalement permises pour les positions revendiquées dans les deux brevets, il n’est pas possible, du point de vue scientifique, d’utiliser ces positions de pics pour distinguer ces deux substances. (D.D., vol. 15, onglet 20, p. 4627)

 

[57]   La preuve et les arguments de Ranbaxy comportent à ce sujet un certain nombre de problèmes.

 

[58]   Bien qu’il ait tempéré ses réponses, M. Hollingsworth a reconnu en contre-interrogatoire que la XRPD est probablement la méthode la plus sûre pour identifier les polymorphes et établir des distinctions entre eux (D.D.,vol. 16, onglet 21, p. 5259) et a ajouté que les méthodes cristallographiques par rayons X qui rendent compte des différences dans la structure cristalline peuvent permettre une identification formelle (D.D., vol. 16, onglet 21, p. 5260). Il n’irait pas non plus jusqu’à affirmer que les échantillons d’intermédiaires de Ranbaxy n’étaient pas la forme I. Lorsqu’on lui a posé directement la question, il a répondu qu’[traduction] « à son avis – il était impossible de le dire » (D.D., vol. 16, onglet 21, p. 5232). Il faut mettre son opinion en parallèle avec les opinions directes et non équivoques de M. Myerson et Mme Rodríguez‑Hornedo.

 

[59]   M. Hollingsworth a reconnu que toutes les données XRPD pour les quatre échantillons fournis par Ranbaxy (pour l’amorce, l’ATV‑2 et l’ATV‑2P) révélaient une homologie dans la position des 16 pics avec la substance brevetée, à l’intérieur d’une marge d’erreur acceptée (D.D., vol. 16, onglet 21, p. 5236‑5237, 5272 5275).

 

[60]   Lorsqu’on lui a demandé s’il pouvait donner un exemple où deux échantillons avaient en commun 16 pics et étaient néanmoins des polymorphes différents, M. Hollingsworth s’est limité à dire : [traduction] « J’essaie de trouver quelque chose, mais rien ne me vient à l’esprit pour le moment » (D.D., vol. 16, onglet 21, p. 5231). En effet, le seul exemple cité dans son affidavit était une analyse (révélée par une recherche dans la littérature) de deux formes connues d’acide téréphtalique où il a noté [traduction] « l’incapacité d’identifier les deux formes polymorphiques d’acide téréphtalique à partir d’un nombre limité de pics XRPD » (D.D., vol. 16, onglet 20, p. 4965). Apparemment, dans cet exemple, bien que les trois plus gros pics eussent des valeurs 20 similaires pour les deux formes de l’acide, ces deux formes étaient différentes. J’ai de la difficulté à accepter cet exemple comme un indicateur fiable que l’analyse des pics XRPD peut être trompeuse, et ce pour deux raisons. La première est que la comparaison de l’acide téréphtalique a été effectuée pour seulement trois pics; dans le cas qui nous intéresse, l’homologie persistait pour 16 pics. Bien que je puisse admettre que des [traduction] « formes polymorphiques différentes du même composé peuvent partager, et partagent souvent, bon nombre des mêmes pics » (D.D., vol. 16, onglet 20, p. 4965), cela ne peut se comparer à la situation où les 16 pics existants sont presque alignés de façon identique.

 

[61]   Je trouve en outre que l’analyse de M. Hollingsworth est limitée. Plutôt que d’effectuer sa propre analyse des quatre échantillons, il a utilisé les données produites par M. Myerson pour un seul échantillon : soit l’ATV-2 ou l’échantillon brut. Comme l’a reconnu M. Hollingsworth, une impureté, comme il pourrait y en avoir dans l’échantillon ATV-2, pourrait ajouter des pics sur le diffractogramme (D.D., vol. 16, onglet 20, p. 5284). De plus, M. Hollingsworth n’a pas effectué d’autres analyses qui auraient pu réfuter ou confirmer ses observations. Plus précisément, il n’a pas produit ses propres diffractogrammes ni identifié les déplacements RMN 13C. Cette démarche assez limitée soulève des doutes importants quant à la fiabilité des conclusions du Dr Hollingsworth.

 

c) Intermédiaires de Ranbaxy et revendications 6 à 9

[62]   Je me penche maintenant sur les allégations de Ranbaxy concernant les revendications 6 à 19. Dans son AA, Ranbaxy allègue qu’ [traduction] « elle ne fabrique ni ne construit, n’utilise ou vend la forme cristalline I d’atorvastatine hydratée » (D.D., vol. 2, onglet 6, p. 318). Un élément essentiel des revendications 6 à 9, comme je l’ai indiqué précédemment, est le fait que la substance contienne les déplacements RMN 13C spécifiques décrits dans ces revendications du brevet 018. Comme nous l’avons vu, Ranbaxy n’a pas produit de données relatives aux déplacements RMN 13C pour ses intermédiaires. Pfizer soutient que comme Ranbaxy n’a pas produit ces données, elle n’a aucune base sur laquelle s’appuyer pour dire que ses intermédiaires ne contreviennent pas aux revendications 6 à 9.

 

[63]   Je suis d’accord jusqu’à un certain point. En l’absence de ces données, les allégations de Ranbaxy concernant la non-contrefaçon des revendications 6 à 9 du brevet 018 ne peuvent être justifiées, à moins de prouver l’argument de Ranbaxy selon lequel Pfizer n’a pas montré que les intermédiaires de Ranbaxy sont des hydrates. La question de savoir si les intermédiaires de Ranbaxy sont des hydrates comme ceux envisagés dans les revendications 6 à 9 est abordée dans les paragraphes qui suivent.

 

d) Conclusion relative aux intermédiaires de Ranbaxy

[64]   En conclusion, je ne suis pas convaincue qu’il faudrait accorder beaucoup de poids au témoignage de M. Hollingsworth.

 

[65]   Il ne me reste donc que les témoignages de M. Myerson et de Mme Rodríguez‑Hornedo. Comme il a déjà été expliqué précédemment, chacun de ces experts a conclu que les intermédiaires de Ranbaxy sont visés par les revendications 1 à 5 du brevet 018. Leur témoignage corrobore la conclusion selon laquelle, selon la prépondérance des probabilités, les intermédiaires de Ranbaxy sont visés par les revendications 1 à 5. En outre, l’omission de Ranbaxy de fournir des données RMN 13C suscite de nombreux problèmes à l’égard de ses allégations. La question qui reste à trancher est de savoir si Pfizer s’est acquittée de la charge qui lui incombait de démontrer que les intermédiaires de Ranbaxy sont la forme I cristalline d’atorvastatine hydratée.

 

5.3.2 Ranbaxy utilise-t-elle l’hydrate comme intermédiaire dans la fabrication de Ran‑Atorvastatin?

[66]   Comme il a été établi que l’interprétation à donner aux revendications 1 à 9 du brevet limite la protection à la forme I cristalline d’atorvastatine calcique hydratée, la question cruciale est de déterminer si Pfizer a démontré, selon la prépondérance des probabilités, que l’amorce de Ranbaxy, ATV ou ATV‑2P, est la forme I cristalline d’atorvastatine calcique hydratée.

 

[67]   Ranbaxy soutient que, même si l’on pouvait démontrer qu’elle utilise la forme I cristalline d’atorvastatine calcique, Pfizer n’a pas démontré que Ranbaxy utilise la forme I cristalline d’atorvastatine hydratée. En résumé, Ranbaxy se fonde sur les éléments de preuve suivants pour appuyer son argumentation :

 

  • M. Myerson et Mme Rodríguez‑Hornedo ont uniquement examiné la question de savoir si Ranbaxy fabrique la forme I cristalline d’atorvastatine; dans leurs témoignages, ils ne font aucune observation quant à la fabrication ou l’utilisation par Ranbaxy de la forme hydratée. Autrement dit, aucun des deux témoins n’a considéré que le fait que la substance soit un hydrate constituait un élément essentiel des revendications 1 à 9.

 

  • Pour qu’une substance soit caractérisée comme un hydrate, les molécules d’eau doivent être emprisonnées dans un réseau cristallin; la seule présence d’eau ne suffit pas. Pour appuyer son argument, Ranbaxy renvoie au témoignage de M. Myerson au paragraphe 28 de son affidavit et à celui de Mme Rodríguez‑Hornedo, qui a confirmé en contre-interrogatoire que les molécules d’eau feraient partie de la structure réticulée d’un hydrate (D.D. vol. 4, onglet 13, p. 1100) et a déclaré, dans son affidavit :

 

[traduction] Lorsqu’un cristal se forme, des molécules du solvant sont souvent incorporées dans le réseau cristallin. Dans un tel cas, la forme cristalline est appelée un « solvate » (ou un « hydrate » lorsque le solvant est de l’eau). Si aucune molécule du solvant n’est présente à l’intérieur du réseau cristallin, la forme cristalline est appelée « anhydre », bien que l’eau puisse parfois être associée à des formes cristallines anhydres à cause de l’absorption des molécules d’eau à la surface du cristal. (D.D., vol. 4, onglet 12, p. 1017)

 

  • L’élément de preuve le plus important (aux yeux de Ranbaxy) présenté par Mme Rodríguez-Hornedo, obtenu en réinterrogatoire, était que la substance « pouvait être un hydrate visé par les revendications du brevet ». (D.D., vol. 4, onglet 13, p. 1129)

 

[68]   En somme, Ranbaxy soutient que tout ce que Pfizer peut démontrer à cet égard est qu’il est possible que les intermédiaires de Ranbaxy soient des hydrates et, par conséquent, qu’il existe uniquement une possibilité de contrefaçon.

 

[69]   Le problème dans l’argumentation de Ranbaxy tient au fait qu’il a été démontré que ses intermédiaires sont similaires à la substance de la forme I brevetée, pour les 16 pics XRPD, comme l’ont confirmé aussi d’autres méthodes d’évaluation (décrites ci-dessus). Il existe des données probantes démontrant que les intermédiaires de Ranbaxy constituent la même substance revendiquée par Pfizer dans les revendications 1 à 5; autrement dit, il s’agit d’hydrates. Les intermédiaires de Ranbaxy ont plus de chances qu’autrement d’être constitués de la forme I cristalline d’atorvastatine calcique hydratée.

 

[70]   Cette conclusion évidente explique pourquoi M. Myerson et Mme Rodríguez‑Hornedo n’ont pas fourni de déclarations explicites et séparées suivant lesquelles les intermédiaires de Ranbaxy étaient des hydrates. En effectuant leurs analyses et dans leurs conclusions, ils ont examiné tous les éléments des revendications 1 à 5, y compris le fait que la forme I brevetée et les intermédiaires de Ranbaxy étaient des hydrates. Les deux témoins ont conclu que les intermédiaires de Ranbaxy étaient visés par les revendications 1 à 5 du brevet 018. Comme l’a indiqué l’avocat de Pfizer dans sa réponse orale (transcription, vol. 3, p. 557‑558) :

 

[traduction] Nous avons affaire à un hydrate. Nous examinons une revendication qui se limite à un hydrate. Le brevet en question comporte des exemples relatifs à la forme I pour fabriquer un hydrate. Il s’agit d’une forme cristalline qui a 16 pics définissant l’hydrate. Et nous avons un appariement parfait des intermédiaires comme hydrates. Si la chose a l’air d’un canard, qu’elle cancane comme un canard et qu’elle marche comme un canard, c’est un canard.

 

[71]   C’est une réponse complète à la question de savoir si Pfizer s’est acquittée de sa charge de démontrer que les intermédiaires sont des hydrates; à mon avis, Pfizer l’a fait.

 

[72]   Je suis convaincue que Pfizer a démontré, selon la prépondérance des probabilités, que les intermédiaires de Ranbaxy étaient des hydrates de la forme I cristalline d’atorvastatine, visés par les revendications 1 à 9.

 

[73]   La situation en ce qui concerne les revendications 6 à 9 est différente, car Ranbaxy n’a produit aucune donnée RMN 13C à l’appui de son allégation suivant laquelle les intermédiaires ne contrefont pas les revendications 6 à 9. En l’absence de ces renseignements, les allégations de Ranbaxy concernant les revendications 6 à 9 ne peuvent être justifiées à moins que la Cour accepte l’argumentation finale de Ranbaxy voulant que les intermédiaires utilisés en Inde ne constituent pas une violation aux termes de la législation canadienne sur les brevets. J’examinerai maintenant cet argument.

 

5.3.3 L’utilisation d’une substance brevetée en Inde contrefait-elle le brevet 018?

[74]   Comme il a été décrit précédemment, le témoignage de M. Deschmuck est compatible avec mes conclusions à cet égard. Ce dernier était d’avis que l’allégation de non-contrefaçon de Ranbaxy était fondée sur le fait que les intermédiaires de Ranbaxy étaient utilisés en Inde. Est-ce une affirmation exacte? Ranbaxy soutient que la production en Inde et l’utilisation d’une substance brevetée dans ce pays ne peuvent contrefaire le brevet 018 canadien.

 

[75]   Au R.‑U., dans l’arrêt Saccharin Corp. Ltd. c. Anglo-Continental Chemical Works, Ltd (1900), 17 R.P.C. 307 (Ch.), la Division de la chancellerie de la Haute Cour de Justice a été appelée à examiner l’impact des lois sur les brevets du R.‑U. sur l’importation de la saccharine produite à l’étranger au moyen d’un procédé protégé par un brevet en vertu d’une loi du R.‑U. D’après les faits exposés dans cette affaire, le procédé en question ne constituait pas la dernière étape de la production de la saccharine; il s’agissait plutôt d’une étape intermédiaire. La Cour a conclu que les défenderesses utilisaient indirectement l’invention et avaient contrefait le brevet. Le juge Buckley a résumé le fondement de sa décision à la p. 319 :

 

[traduction] Si le procédé breveté est la dernière étape du procédé de fabrication de l’article vendu, l’importation et la vente de ce produit constitueraient clairement une contrefaçon, selon moi. Y aurait‑il pour autant absence de contrefaçon, si le produit fabriqué et vendu grâce à l’utilisation du procédé breveté est également soumis à d’autres procédés? À mon avis, la réponse est non. En vendant la saccharine produite au moyen du procédé breveté, l’importateur prive le titulaire du brevet d’une partie des profits et avantages globaux de l’invention, et se trouve à exploiter indirectement l’invention.

 

[76]   Le principe qui a été extrait de cet arrêt est connu sous le nom de doctrine Saccharin.

 

[77]   La doctrine Saccharin a été appliquée au Canada dans le cas de brevets de procédés. Dans la décision Wellcome Foundation Ltée et al. c. Apotex Inc. (1991), 39 C.P.R. (3d) 289 (C.F. 1re inst.) (infirmée en partie pour d’autres motifs (1995), 60 C.P.R. (3d) 135 (C.A.F.)), le juge McKay a conclu que la défenderesse a contrevenu à un brevet, en violation des dispositions de la Loi sur les brevets, S.R.C. 1970, c. P‑4, lorsqu’elle a utilisé un procédé breveté pour produire une substance qui a été importée en vue d’être vendue au Canada. Il a pris notamment en considération le fait que l’utilisation des procédés brevetés dans la production n’était pas « purement secondaire » ((décision Wellcome, précitée, par. 315) (voir également, American Cyanamid Co. c. Charles E. Frosst & Co. (1965), 47 C.P.R. 215 (C. de l’É.)).

 

[78]   Fait important, la Cour suprême du Canada a fait référence à la doctrine Saccharin dans sa décision récente dans l’affaire Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, [2004] 1 R.C.S. 902, aux paragraphes 43 et 44 :

 

Il peut donc y avoir contrefaçon par exploitation même dans le cas où l’invention brevetée fait partie ou est une composante d’une structure ou d’un procédé non brevetés plus vastes. Comme l’affirme le professeur Vaver, cette règle a une portée large. Elle est toutefois profondément enracinée dans le principe voulant que la protection par brevet ait principalement pour objet d’empêcher des tiers de priver l’inventeur, ne serait‑ce qu’en partie ou indirectement, du monopole que la loi entend lui conférer : seul l’inventeur a droit, en vertu du brevet ou de la loi, à la pleine jouissance du monopole conféré.

 

Ainsi, dans l’arrêt Saccharin Corp. c. Anglo-Continental Chemical Works, Ld. (1900), 17 R.P.C. 307 (H.C.J.), p. 319, la cour affirme :

 

[traduction] en vendant la saccharine produite au moyen du procédé breveté, l’importateur prive le titulaire du brevet d’une partie des profits et avantages globaux de l’invention, et se trouve à exploiter indirectement l’invention.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[79]   Ranbaxy soutient que la doctrine Saccharin devrait être limitée aux revendications pour des procédés et ne pas être appliquée à des produits qui sont utilisés à l’étranger comme des intermédiaires.

 

[80]   Selon mon interprétation de la jurisprudence en constante évolution – notamment des commentaires de la Cour suprême – il semble que l’analyse doive porter surtout sur la question de savoir si l’inventeur a été privé, ne serait‑ce qu’en partie ou indirectement, de la pleine jouissance de l’invention. Dans ce contexte, je ne vois pas pourquoi je devrais nécessairement limiter l’application de la doctrine aux revendications pour des procédés. L’utilisation d’un produit à l’étranger ne pourrait‑elle pas, dans certaines circonstances, priver le titulaire du brevet d’un avantage?

 

[81]   Mon collègue, le juge Gibson, a examiné cette situation dans la décision Pfizer Canada Inc. c. Novopharm Ltée (2004), 36 C.P.R. (4th) 117, 2004 CF 1633, inf. par (2005), 42 C.P.R. (4th) 97, 2005 CAF 270 (Novopharm I). Dans cette affaire, il était question d’un composé qui avait pu être formé comme intermédiaire durant un procédé utilisé à l’étranger. Bien qu’il ait tranché l’affaire sur le fondement de l’insuffisance de l’AA (décision infirmée à cet égard), le juge Gibson a reconnu, au paragraphe 62, les principes énoncés dans Saccharin, précité, et avalisés par la Cour suprême dans Monsanto, précité :

 

[…] Novopharm cherche en l’espèce à exploiter ce qui peut fort bien être un élément breveté contenu dans une chose non brevetée, à savoir les comprimés de monohydrate d’azithromycine de 250 mg de Novopharm. Le monohydrate d’azithromycine en vrac que Novopharm projette d’importer et d’exploiter serait un élément important de son produit final, voire la principale composante de son produit. Si l’on permettait que cela se produise, et s’il y a formation de dihydrate d’azithromycine pendant le processus de fabrication de l’azithromycine en vrac de Novopharm, les demanderesses seraient indirectement privées du monopole que leur confère le brevet 876. La pleine jouissance de ce monopole qui est conféré à Pfizer É.‑U. en tant que titulaire du brevet serait donc grandement compromise. [Non souligné dans l’original.]

 

[82]   Comme nous l’avons indiqué, la décision du juge Gibson a été infirmée en appel. Il convient de noter que la Cour d’appel n’a pas conclu que l’utilisation du produit à l’extérieur du Canada ne pouvait pas contrefaire le brevet. La Cour a plutôt traité de la question de savoir si une substance brevetée était produite durant le procédé de Novopharm et a conclu que Pfizer n’avait pas établi que le dihydrate breveté serait produit au cours du procédé. Je reconnais que ce serait peut‑être exagéré de dire que cette affaire indique que la doctrine Saccharin s’applique à l’utilisation d’un produit à l’étranger de même qu’aux procédés. Néanmoins, cette décision, aux deux instances, n’est pas incompatible avec une telle conclusion.

 

[83]   Ranbaxy mentionne deux cas qui, à son avis, corroborent son argument que la doctrine Saccharin n’a pas été étendue aux revendications pour des produits : Domco Industries Ltd. c. Mannington Mills, Inc. et al. (1990), 29 C.P.R. (3d) 481 (C.A.F.); et Dole Refrigerating Products Ltd. v. Canadian Ice Machine Co. et al (1957), 28 C.P.R. 32 (C. de l’É.). Dans chacune de ces affaires, la Cour a indiqué que les droits exclusifs conférés par un brevet canadien sont limités au territoire du Canada (voir Domco, précité, par. 489; Dole, précité, par. 36). Je remarque toutefois que les faits dans ces deux affaires concernent la vente de produits finals aux États‑Unis. Je ne considère donc pas ces décisions comme pertinentes en l’espèce, car le produit final doit être vendu au Canada.

 

[84]   Ranbaxy a également exprimé son inquiétude concernant l’impact considérable que pourrait avoir l’application de la doctrine Saccharin aux revendications pour des produits. Elle a cité l’exemple de l’utilisation de ciseaux brevetés au Canada pour couper le tissu d’un vêtement fait en Italie et vendu au Canada. L’extension de la doctrine aux revendications relatives aux produits, selon Ranbaxy, signifierait qu’en utilisant les ciseaux pour couper le tissu, on contreferait le brevet canadien. À mon avis, c’est un exemple ridicule. De toute évidence, une cour peut faire une distinction entre l’utilisation accessoire d’un produit breveté et son usage central dans la fabrication du produit fini vendu au Canada.

 

[85]   Dans son plaidoyer, Ranbaxy a fait référence à l’adoption en 1977, par le Royaume-Uni, de modifications à sa loi sur les brevets qui limitent effectivement la contrefaçon associée à l’importation aux seules revendications relatives aux procédés (The Patents Act 1977 (U.K.), 1977 c. 37, s. 60(1)). Ce renvoi aux dispositions de la loi sur les brevets du R.‑U. pose deux problèmes. Le premier est que M.oit étranger doit être démontré. Comme l’a déclaré le juge Gauthier dans Ely Lilly Canada Inc. c. Apotex Inc., 2007 CF 455, au paragraphe 244 :

Notre Cour n'est pas liée par les décisions des tribunaux étrangers concernant les brevets correspondants. Comme le rappelait la Cour d'appel fédérale, « [b]ien que des brevets étrangers puissent être pratiquement identiques, il est peu probable que M.oit étranger le soit également et il faut, dans tous les cas, en faire la preuve » [Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltd. (1996), 67 C.P.R. (3d) 1].

 

[86]   Mais surtout, je ne peux replacer cette disposition particulière dans aucun contexte. De toute évidence, les législateurs du R.‑U. estimaient qu’il était nécessaire de clarifier la loi et ont décidé, apparemment, de limiter la doctrine Saccharin au moyen d’un texte de loi. Je ne peux présumer qu’il s’agissait simplement d’une codification de la common law (comme l’a laissé entendre Ranbaxy); c’est peut‑être une réponse à ce que le Parlement considérait comme une trop grande portée des lois sur les brevets du R.‑U. Je l’ignore.

 

[87]   Je reconnais que l’examen de cette question fait ressortir le dilemme entre le respect des limites territoriales de la législation sur les brevets et la capacité d’un pays de faire appliquer son propre régime législatif relatif aux brevets dans un marché mondial. Les entreprises mettent au point, fabriquent, commercialisent et vendent leurs produits dans plusieurs pays. Dans chacun des pays, il existe un cadre législatif pour les brevets qui doit être respecté. Cela ne devrait cependant pas nous empêcher, en droit canadien, d’examiner tous les aspects des procédés et produits extraterritoriaux afin de déterminer si l’inventeur a été privé, ne serait‑ce qu’en partie ou indirectement, de la pleine jouissance de l’invention.

 

[88]   En conclusion, je suis convaincue qu’en droit canadien, la doctrine Saccharin ne se limite pas aux revendications relatives aux procédés. Après en être arrivée à cette conclusion, cependant, une cour doit évidemment procéder de façon prudente lorsqu’il est question de produits ou de procédés étrangers. Comme l’a déclaré le juge Tomlin dans Wilderman c. F.W. Berk & Co. Ld. (1924), 42 R.P.C. 79, à la page 88 (Ch) :

 

[traduction] À mon avis, chaque cas doit être jugé selon ses mérites, en tenant compte de la nature de l’invention et de la mesure dans laquelle son emploi a joué un rôle dans la production de l’article dont l’importation fait l’objet de la plainte.

 

[89]   Dans cette affaire, le juge Tomlin n’était pas convaincu que la demanderesse avait prouvé que l’instrument qui faisait l’objet de l’invention était utilisé dans la fabrication de la potasse importée en Grande-Bretagne.

 

[90]   Il me semble que dans une situation où la question doit être examinée, la cour doit tenir compte des facteurs suivants :

 

  • L’importance du produit ou du procédé par rapport au produit final vendu au Canada. Lorsque son usage est accessoire, non essentiel ou pourrait être facilement remplacé (comme dans l’exemple des ciseaux italiens), une cour pourrait être moins encline à statuer qu’il y a contrefaçon.

 

  • Si le produit final contient réellement le produit breveté en tout ou en partie. Lorsque le produit breveté peut effectivement être identifié dans le produit vendu au Canada, il y aurait de bonnes raisons de juger qu’il y a contrefaçon.

 

  • Le stade auquel le produit ou le procédé breveté est utilisé. Par exemple, l’utilisation d’un procédé comme étape préliminaire d’un long processus de production peut amener à conclure que le titulaire du brevet a été peu privé de la jouissance de l’invention.

 

  • Le nombre de fois où le produit ou le procédé breveté a été utilisé. Lorsque le même produit breveté est utilisé à répétition dans la production du produit final non breveté, il peut être plus manifeste que le titulaire du brevet a été privé de certains avantages.

 

  • Le poids de la preuve démontrant que si le produit ou le procédé était exploité ou utilisé au Canada, il y aurait contrefaçon. À cet égard, je suis d’avis qu’on devrait accorder, lorsque la preuve est ambiguë, le bénéfice du doute à la partie qui utilise le produit ou le procédé. C’est peut‑être simplement une autre façon d’exprimer le principe établi voulant qu’il incombe au titulaire du brevet de démontrer la contrefaçon.

 

[91]   Bref, il doit y avoir un lien étroit entre l’utilisation du procédé ou du produit breveté et le produit vendu au Canada. Examinons maintenant la preuve qui m’a été soumise.

 

[92]   Le rôle des intermédiaires de Ranbaxy dans le procédé de fabrication de Ran‑Atorvastatin n’est ni insignifiant ni accessoire. Comme l’indique l’ordinogramme produit par Ranbaxy, la production de Ran‑Atorvastatin comporte cinq étapes. L’atorvastatine calcique est utilisée trois fois durant le procédé. Sur l’ordinogramme, nous voyons d’abord que l’amorce d’atorvastatine fait partie du procédé utilisé pour produire l’intermédiaire, l’atorvastatine calcique brute (appelée ATV‑2). Un procédé de purification permet ensuite de produire l’atorvastatine calcique (ATV‑2P), qui, après un autre procédé, donne Ran‑Atorvastatin. Comme je l’ai indiqué, chacune de ces trois utilisations décrites est une forme de la forme cristalline I d’atorvastatine calcique hydratée incluse dans les revendications 1 à 9 du brevet 018.

 

[93]   Le produit emportant contrefaçon n’est pas utilisé comme étape préliminaire. Les intermédiaires de Ranbaxy sont plutôt employés dans les trois étapes finales du procédé de fabrication.

 

[94]   La fonction des intermédiaires n’est pas accessoire. Sans les intermédiaires, il semble que Ranbaxy n’aurait pas été en mesure de produire sa forme amorphe d’atorvastatine, qu’elle compte vendre au Canada.

 

[95]   Parmi les facteurs que j’ai énumérés ci‑dessus, seulement un appuie l’argumentation de Ranbaxy. Suivant les faits qui m’ont été présentés, il semble qu’aucun des intermédiaires ne fasse partie du produit final. Après avoir été placée en solution à l’étape finale du procédé, la structure cristalline disparaît et l’ATV‑2P cesse d’exister. En ce sens, on peut dire que l’intermédiaire a parfaitement rempli sa fonction prévue et l’a fait à l’extérieur des limites territoriales du Canada. Est‑ce suffisant pour conclure que Ranbaxy ne contrefait pas le brevet? Je ne le crois pas.

 

[96]   Après appréciation de la preuve, je suis convaincue que Ranbaxy a contrefait le brevet 018 en utilisant les intermédiaires de Ranbaxy, même si l’usage des intermédiaires a eu lieu à l’extérieur du Canada.

 

5.4 Conclusion relativement au brevet 018

[97]   En résumé, en réponse aux questions soulevées concernant le brevet 018, j’estime que :

 

a)      Le fait que les pics XRPD de la forme I cristalline d’atorvastatine calcique brevetée coïncident avec ceux des trois formes intermédiaires d’atorvastatine calcique utilisées par Ranbaxy dans la fabrication de Ran‑Atorvastatin, allié aux résultats d’autres tests effectués par des experts de Pfizer, suffit à démontrer que les trois formes intermédiaires sont visées par les revendications 1 à 5 du brevet 018.

 

b)      En ne fournissant pas en preuve les données RNM 13C pour ses intermédiaires, Ranbaxy n’a pas présenté de faits à l’appui de son allégation de non‑contrefaçon des revendications 6 à 9 du brevet 018.

 

c)      Ranbaxy utilise l’hydrate comme un intermédiaire dans la fabrication de Ran‑Atorvastatin.

 

d)      L’utilisation en Inde de la forme I cristalline d’atorvastatine calcique brevetée comme intermédiaire constitue une contrefaçon du brevet 018 d’après les lois canadiennes sur les brevets.

 

[98]   En conséquence, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que les allégations de Ranbaxy suivant lesquelles elle ne contrefait pas le brevet 018 ne sont pas justifiées. Pour cette raison, le ministre ne devrait pas délivrer d’AC avant la date d’expiration du brevet 018.

 

6. Le brevet 455

[99]   Le deuxième brevet visé par la présente demande est le brevet 455.

 

6.1 Quelle est la bonne interprétation à donner aux revendications 75 à 110 du brevet 455?

[100] En général, la première tâche de la Cour devrait être d’interpréter les revendications du brevet qui font l’objet du litige.

 

[101] Dans le brevet 455, Pfizer revendique un procédé permettant de fabriquer systématiquement de l’atorvastatine calcique amorphe à partir de la forme I cristalline d’atorvastatine. L’objet de l’invention est décrit dans le brevet 455 dans les termes suivants :

 

[traduction] L’objet de la présente invention est un procédé qui peut permettre la production à grande échelle d’atorvastatine amorphe obtenue par conversion de la forme I cristalline d’atorvastatine.

 

Alors que rien ne le laissait prévoir, nous avons constaté que des solutions d’atorvastatine placées dans un solvant non hydroxylique produisaient, après le retrait du solvant, de l’atorvastatine amorphe. (D.D., vol. 1, onglet 5, p. 131)

 

[102] Les revendications 1 à 36 concernent un procédé comportant la dissolution de la forme I cristalline d’atorvastatine calcique (définie par sa structure chimique et des données XRPD ou RMN 13C) dans un solvant non hydroxylique et le retrait du solvant pour produire de l’atorvastatine anhydre ou amorphe hydratée. Les revendications 75 à 110 sont les revendications en litige dans la présente instance et concernent l’utilisation d’atorvastatine amorphe fabriquée au moyen du procédé décrit aux revendications 1 à 36 pour le traitement de l’hyperlipidémie ou de l’hypercholestérolémie.

 

[103] Reprenant les termes du brevet 455, la revendication dépendante 81 revendique : [traduction] « [l’]utilisation d’atorvastatine amorphe anhydre fabriquée au moyen du procédé de la revendication 7 pour le traitement de l’hyperlipidémie ou de l’hypercholestérolémie ». La revendication 7 décrit pour sa part :

 

[traduction] Un procédé pour la préparation d’atorvastatine amorphe anhydre qui comprend :

a) la dissolution, dans un solvant non hydroxylique, de la forme I cristalline d’atorvastatine hydratée dont la formule [diagramme de la formule chimique] et le diffractogramme contiennent les valeurs 2θ suivantes mesurées par irradiation CuKα : 9,150, 9,470, 10,266, 10,560, 11,853, 12,195, 17,075, 19,485, 21,626, 21,960, 22,748, 23,335, 23,734, 24,438, 28,915 et 29,234; et

b) le retrait du solvant pour produire ladite atorvastatine amorphe anhydre.

 

[104] Le procédé de préparation d’atorvastatine amorphe est décrit dans le brevet 450 de la façon suivante :

 

[traduction] Le solvant est enlevé au moyen, par exemple, d’une technique de séchage telle que, par exemple, le séchage sous vide, le séchage par atomisation, etc. De préférence, la technique de séchage utilise un séchoir à cuve sous agitation comme, par exemple, le Comber Turbodry Vertical Pan Dryer ou l’équivalent. Le séchage se fait initialement à environ 20 °C jusqu’à environ 40 °C et par la suite à environ 70 °C jusqu’à environ 90 °C sous vide à environ 5mm Hg jusqu’à environ 25mm Hg pendant 3 à 5 jours environ […] La solution initiale sèche pour devenir une mousse friable qui est brisée par agitation mécanique pour donner de l’atorvastatine amorphe.

 

[105] Les parties ne s’entendent pas sur l’application ou non des revendications du brevet 455 aux techniques utilisées par Ranbaxy pour transformer son produit cristallin ATV‑2P en Ran‑Atorvastatin amorphe. Le brevet couvre‑t‑il les techniques d’évaporation et de précipitation pour créer le produit final? Cela remet en question l’interprétation à donner à l’expression « retrait du solvant pour produire ladite atorvastatine amorphe ». La technique utilisée par Ranbaxy pour créer son produit comporte une étape de précipitation.

 

[106] Ranbaxy soutient qu’il faut établir une distinction entre les opérations d’évaporation et de précipitation pour obtenir un solide à partir d’une solution. Elle souligne que, bien que le brevet contienne des exemples explicites d’emploi de techniques d’évaporation, on ne fait pas référence à d’autres techniques pour fabriquer de l’atorvastatine amorphe que les techniques d’évaporation. Ranbaxy soutient donc que, selon une interprétation téléologique du brevet 455, un destinataire versé dans l’art conclurait que l’expression « retrait du solvant pour produire de l’atorvastatine amorphe » renvoie à un procédé où de l’atorvastatine amorphe solide est formée avant le retrait du solvant, par des techniques d’évaporation seulement. C’est la conclusion du Dr Cunningham, qui a été invité à se prononcer sur cette question.

 

[107] Pfizer affirme que la signification ordinaire de l’expression « retrait du solvant » englobe le retrait d’un solvant par tous moyens, y compris la précipitation, la filtration et le séchage (ou l’évaporation). Pfizer reconnaît que le brevet 455 ne mentionne que les techniques d’évaporation, mais souligne que le brevet n’exclut pas d’autres techniques de retrait du solvant. Dans son affidavit en réponse (D.D., vol. 4, onglet 11, p. 1005), M. Myerson exprime l’opinion suivante :

 

[traduction] Rien dans le brevet 455 ne limite la signification de l’expression « retrait du solvant ». Le brevet 455 donne certains exemples de techniques : par exemple, la technique de séchage » (page 9, ligne 20), « par exemple, le séchage sous vide […] » (page 9, ligne 20). Et le brevet n’exclut pas de façon explicite ou indirectement d’autres techniques de retrait du solvant. Rien dans le brevet 455 n’indique que les inventeurs ont songé à des techniques spécifiques de retrait du solvant comme étant un élément essentiel de l’invention.

 

[108] Je préfère le témoignage de M. Cunningham à celui de M. Myerson. Le fait que les inventeurs ne renvoient pas à d’autres méthodes de retrait du solvant est une bonne preuve qu’ils considéraient les techniques d’évaporation comme étant un élément essentiel de leur invention et qu’ils n’ont pas envisagé d’autres méthodes de retrait du solvant. Je pencherais donc pour la conclusion que l’interprétation à donner au brevet 455 est que l’expression « retrait du solvant pour produire de l’atorvastatine amorphe » renvoie à un procédé où l’atorvastatine amorphe solide est formée avant le retrait du solvant, par des techniques d’évaporation seulement.

 

[109] Je ne suis cependant pas obligée de prendre une décision définitive à ce sujet et ne le ferai pas. Comme nous le verrons dans la section qui suit, l’allégation de non‑contrefaçon faite par Ranbaxy n’est pas justifiée parce qu’elle est dénuée de fondement juridique et factuel.

 

6.2 L’AC de Ranbaxy était‑il adéquat?

[110] Comme on le voit maintenant, Ranbaxy s’appuie sur les arguments suivants en ce qui concerne le brevet 455 :

 

a)      L’expression « retrait du solvant pour produire ladite atorvastatine amorphe » utilisée dans le brevet 455 n’englobe pas le procédé utilisé par Ranbaxy;

 

b)      Le brevet 455 est invalide pour insuffisance.

 

[111] L’affirmation d’invalidité était clairement présentée dans l’AA; Pfizer connaissait certainement les fondements sur lesquels s’appuyait Ranbaxy. La question de l’invalidité était claire à la lecture de l’AA, mais Pfizer soutient que la première des deux questions, qui a trait à la bonne interprétation à donner aux revendications, n’est devenue évidente pour elle qu’après le dépôt de l’affidavit de M. Cunningham. Elle soutient que l’allégation de contrefaçon sur ce fondement ne peut être justifiée.

 

[112] La question déterminante dans l’évaluation de la suffisance d’un AA, qui est discutée plus en détail à la section 5.2 ci‑dessus, est de savoir si la seconde personne a fourni au titulaire du brevet une idée suffisante de la preuve qu’il a à réfuter.

 

[113] Les principales affirmations dans l’AA concernant le brevet 455 sont les suivantes :

 

[traduction] Comme il est décrit en détail dans les procédés de Ranbaxy, Ran‑Atorvastatin ne contient pas et ne contiendra pas d’atorvastatine amorphe préparée à partir de la forme I cristalline d’atorvastatine décrite et revendiquée dans le brevet 455.

 

[. . . ]

 

Les procédés de Ranbaxy n’ont pas pour effet de dissoudre la forme I cristalline d’atorvastatine hydratée en un solvant non hydroxylique et d’enlever ensuite le solvant comme il est indiqué aux revendications 1 à 11.

[Non souligné dans l’original.] (D.D., vol. 2, onglet 6, p. 327‑328)

 

[114] Pfizer signale que les termes utilisés par Ranbaxy s’apparentent beaucoup aux termes employés dans le brevet; en effet, le Résumé de l’invention indique :

 

[traduction] Ainsi, la présente invention est un nouveau procédé pour la préparation d’atorvastatine anhydre ou amorphe hydratée qui comprend :

 

a)      la dissolution de la forme I cristalline d’atorvastatine hydratée dans un solvant non hydroxylique;

 

b)      le retrait du solvant pour produire de l’atorvastatine amorphe. [Non souligné dans l’original.]

 

Comme on peut facilement le voir, la portion soulignée de l’AA est simplement une réfutation de la portion soulignée du brevet 455.

 

[115] Ranbaxy a retenu les services de M. Cunningham et lui a entre autres demandé d’examiner [traduction] « la signification de l’expression "retrait du solvant pour obtenir l’atorvastatine sous forme amorphe" utilisée dans les revendications du brevet 455 » (D.D., vol. 12, onglet 18, p. 3495). Il conclut, au paragraphe 11c) de son affidavit (D.D., vol. 12, onglet 18, p. 3496), que « l’expression « retrait du solvant pour produire de l’atorvastatine amorphe » dans le contexte du brevet 455 renvoie à l’utilisation des techniques d’évaporation seulement ».

 

[116] Aux paragraphes 52 à 54 de son affidavit, M. Cunningham renchérit en utilisant des mots qui visent clairement à préciser l’interprétation à donner au brevet 455 (D.D., vol. 12, onglet 18, p. 3506) :

 

          [traduction]

 

52.    L’expression « retrait du solvant pour produire de l’atorvastatine amorphe » est utilisée dans toutes les revendications pour le procédé et dans certaines des revendications touchant l’utilisation du procédé, telles que les revendications 48 et 67. Après lecture de l’ensemble du brevet, la personne versée dans l’art conclurait que cette expression renvoie aux techniques d’évaporation seulement. Elle tirerait cette conclusion en se basant sur les portions suivantes du brevet 455. Premièrement, il est dit à la page 9, lignes 10 à 21, du mémoire descriptif que : « Le solvant est enlevé au moyen d’une technique de séchage, par exemple le séchage par atomisation, etc. ». L’expression clé ici est la « technique de séchage ». Il s’agit de procédés pour obtenir directement par évaporation un solide à partir d’une solution.

 

53.    Deuxièmement, à la page 9, lignes 27‑28, il est dit que « La solution initiale sèche pour devenir une mousse friable qui est brisée par agitation mécanique pour donner de l’atorvastatine amorphe. » Encore une fois, cette phrase indique clairement qu’une technique d’évaporation est utilisée pour former le solide. Cette phrase ne peut décrire une technique de précipitation pour former un solide.

 

54.  Troisièmement, l’exemple 2 utilise un type spécifique de séchoir à cuve pour retirer le mélange de solvant. Ce séchoir à cuve n’a pas de capacité de filtration ni de centrifugation permettant de séparer un solide d’un solvant, mais est configuré de façon à permettre aux solides produits par évaporation d’être facilement évacués.

 

[117] L’affidavit de M. Cunningham a été souscrit le 23 mars 2007, plus de deux ans après la date de l’AA et près de deux ans après l’ordonnance de confidentialité du 7 avril 2005. Il faisait également suite à l’affidavit de témoins de Pfizer; aucun d’eux n’a traité de cet argument particulier. Nous savons, d’après les instructions données par Ranbaxy à M. Cunningham, que Ranbaxy savait depuis longtemps qu’elle invoquerait l’argument de l’interprétation. Or, elle n’a pas présenté les détails de cet argument juridique à Pfizer.

 

[118] Après avoir examiné la preuve présentée par M. Cunningham, Pfizer semble avoir finalement compris la nature de l’argumentation de Ranbaxy et avoir immédiatement présenté une requête en autorisation de déposer un affidavit supplémentaire en réponse. La protonotaire Milczynski a rejeté la requête, mais le juge Mosley a accueilli en partie l’appel (Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 CF 506). Plus précisément, le juge Mosley a permis le dépôt des paragraphes de l’affidavit de M. Myerson qui portaient sur le témoignage de M. Cunningham concernant l’interprétation des revendications du brevet 455. Les commentaires du juge Mosley, aux paragraphes 24 à 29, ont directement trait à la suffisance de l’AA concernant cette question; je les reproduis ci‑dessous :

 

[24]     En ce qui concerne l’opinion de M. Cunningham sur l’interprétation de la phrase [traduction] « enlever le solvant pour obtenir […] l’atorvastatine sous forme amorphe » qui se retrouve dans les revendications du brevet 455, M. Myerson déclare qu’il n’a pas commenté cette phrase dans son premier affidavit parce que la lettre de Ranbaxy ne soulevait pas cette question. Monsieur Cunningham déclare que selon la lecture qu’il fait des revendications, le brevet 455 se limite aux techniques d’évaporation, ce que M. Myerson conteste en disant que les solvants peuvent être enlevés par d’autres moyens, notamment par précipitation et filtration ou par séchage.

 

[25]     La protonotaire Milczynski a conclu que la question de l’interprétation des revendications du brevet 455 était soulevée dans l’avis d’allégation. Pfizer soutient qu’elle a commis une erreur de droit en concluant ainsi, étant donné qu’il n’y a pas de débat sur la phrase dans la lettre de Ranbaxy ni d’indice donnant à penser que celle‑ci s’appuierait sur le fait que son procédé ne comportait pas de phase d’évaporation.

 

[26]     Ranbaxy fait valoir qu’il est évident qu’une allégation de non‑contrefaçon suppose l’interprétation des revendications : Whirlpool Corp. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, 2000 CSC 67, au paragraphe 43. Par conséquent, la défenderesse soutient qu’il incombait à M. Myerson, dans son premier affidavit, d’interpréter correctement les revendications du brevet 455. De plus, Ranbaxy affirme que la question est clairement mentionnée dans les parties de l’avis d’allégation qui décrivent les revendications relatives au procédé du brevet 455.

 

[27]     Il est bien établi en droit que la première tâche des juges des requêtes en matière de brevet, y compris dans les instances régies par le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) est d’interpréter les revendications. À mon sens toutefois, cela ne veut pas dire qu’une simple assertion de non‑contrefaçon suffit à soulever la question de l’interprétation des revendications. Le critère de la suffisance consiste à déterminer si l’énoncé détaillé contient assez de renseignements pour informer pleinement le breveté des raisons pour lesquelles le fabricant de médicaments génériques prétend que le brevet pertinent ne serait pas contrefait advenant la délivrance d’un avis de conformité par le ministre : Novopharm Ltd., c. Pfizer Canada Inc. et al., 2005 CAF 270, au paragraphe 4. Cela doit comprendre une description adéquate de tout motif fondé sur l’interprétation des revendications.

 

[28]     J’ai lu les parties de l’avis d’allégation sur lesquelles Ranbaxy a attiré mon attention à maintes reprises et je suis incapable de voir en quoi elles cernent la question qu’a soulevée M. Cunningham dans son interprétation de la phrase contestée. Par conséquent, je suis convaincu que la protonotaire a commis une erreur de droit en décidant que la question de l’« interprétation des revendications » examinée dans l’affidavit de M. Cunningham était soulevée dans la lettre de Ranbaxy.

 

 

[119] Bien que le juge Mosley ait formulé ses commentaires dans le contexte d’une requête pour le dépôt d’éléments de preuve complémentaires, il a énoncé des principes de droit concernant la suffisance d’un AA qui sont directement applicables à la question que je dois trancher. De plus, les arguments que Ranbaxy a présentés à la Cour dans cette instance, qui ont été résumés par le juge Mosley, sont exactement les mêmes que ceux que m’a soumis Ranbaxy.

 

[120] Pour les mêmes raisons que celles énoncées par le juge Mosley, je conclus que la question de l’« interprétation des revendications » examinée dans l’affidavit de M. Cunningham n’a pas été soulevée et présentée dans l’AA de Ranbaxy. En outre, le fait que Pfizer ait demandé l’autorisation de la Cour de déposer des éléments de preuve complémentaires démontre bien qu’elle n’avait pas une idée de la preuve à réfuter.

 

[121] En plus des mêmes arguments que ceux présentés au juge Mosley, Ranbaxy avance que, comme les éléments de preuve complémentaires ont été autorisés et que des présentations complètes ont maintenant été faites relativement à cette question, il n’y a pas de préjudice et on ne peut dire que l’AA est insuffisant. Je n’accepte pas cet argument. Pfizer a eu très peu de temps pour répondre à une argumentation qui lui a été soumise seulement trois mois avant l’audition de la présente demande d’AC. En revanche, il appert que Ranbaxy savait parfaitement depuis beaucoup plus longtemps qu’elle soutiendrait que seules les techniques d’évaporation sont visées par les revendications du brevet 455. Pfizer a été désavantagée dans la présente demande en raison de la non‑divulgation de Ranbaxy dans le cadre de l’AA (ou même dans les divulgations subséquentes après l’ordonnance de confidentialité).

 

[122] Je conclus que Ranbaxy n’a pas fourni d’énoncé du droit et des faits à l’appui de l’allégation que le brevet 455 ne serait pas contrefait. Par conséquent, son allégation de non‑contrefaçon n’est pas justifiée.

 

6.3 Le brevet 455 est‑il invalide pour insuffisance?

[123] En plus de la non‑contrefaçon, Ranbaxy allègue que le brevet 455 est invalide parce qu’il est insuffisant. M.oit et les faits sur lesquels se fonde cette allégation d’invalidité sont décrits dans l’AA :

 

[traduction] Le brevet 455 ne fournit pas une divulgation qui, à la date de la publication du brevet, serait suffisante pour permettre à une personne versée dans l’art de préparer ou de reconnaître l’amorce de la forme I cristalline nécessaire à la préparation de la matière revendiquée par le brevet. Ranbaxy renvoie à la décision du commissaire européen au brevet concernant la demande correspondante de brevet européen no 96 924 553‑9, datée du 29 juillet 2003, et intègre aux présentes la preuve soumise par les opposants dans cette opposition. (D.D., vol. 2, onglet 6, p. 333‑334)

 

[124] Si je comprends bien les arguments présentés, Ranbaxy fait trois affirmations :

 

  1. Une personne versée dans l’art ne peut fabriquer de l’atorvastatine amorphe sans une amorce de la forme I cristalline d’atorvastatine, laquelle n’est pas décrite dans le brevet 455.

 

  1. La méthode pour fabriquer l’amorce nécessaire ne faisait pas partie des connaissances générales courantes à la date de la publication du brevet 455. En particulier, Pfizer ne peut compter sur l’existence du brevet 018 (ou un brevet identique des États-Unis) au moment de la publication pour combler cette lacune.

 

  1. Même en suivant la méthode décrite dans le brevet 018, une personne versée dans l’art ne serait pas capable de fabriquer la forme I cristalline sans des expérimentations excessives.

 

[125] Un brevet est présumé valide. Pour avoir gain de cause avec cet argument, Ranbaxy doit présenter une preuve suffisante pour réfuter la présomption de validité selon la prépondérance des probabilités et Pfizer ne doit pas être parvenue à démontrer que l’allégation d’invalidité est injustifiée.

 

6.3.1 Principes relatifs à l’insuffisance

[126] Je commencerai l’analyse de cette question en décrivant les principes généraux qui s’appliquent à la question de savoir si un brevet est invalide pour cause d’insuffisance. L’alinéa 27(3)b) de la Loi sur les brevets exige qu’un titulaire de brevet décrive, dans le mémoire descriptif, la méthode de fabrication ou d’utilisation de la composition dans « des termes clairs, concis et exacts qui permettent à toute personne versée dans l’art […] de confectionner […] ou utiliser l’invention ».

 

[127] Les exigences voulant qu’un mémoire descriptif soit suffisant, aux termes des versions antérieures de l’alinéa 27(3)b), ont été examinées dans deux arrêts clés de la Cour suprême du Canada. Le premier est Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Saskatchewan) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504. À la page 517, le juge Dickson, s’exprimant au nom de la Cour, a rédigé les passages fréquemment cités concernant les exigences de divulgation prescrites par l’article 36, selon la numérotation de l’époque :

 

L’article 36 de la Loi sur les brevets est le pivot de tout le système des brevets. La description de l’invention qui y est faite est la raison pour laquelle l’inventeur obtient un monopole sur l’invention pour un certain nombre d’années. Comme le souligne Fox dans Canadian Patent Law and Practice (4e éd.), à la p. 163, l’octroi d’un brevet est une sorte de marché entre l’inventeur d’une part et Sa Majesté, agissant pour le public, d’autre part. L’octroi a deux considérations : [traduction] « la première, c’est qu’il doit y avoir une invention nouvelle et utile, la seconde, l’inventeur doit, en contrepartie de l’octroi du brevet, fournir au public une description adéquate de l’invention comportant des détails assez complets et précis pour qu’un ouvrier, versé dans l’art auquel l’invention appartient, puisse construire ou exploiter l’invention après la fin du monopole ». La description dont parle Fox est celle qui est exigée par l’art. 36 de la Loi sur les brevets. [Non souligné dans l’original.]

 

[128] La question de la suffisance de la divulgation a également été soulevée dans l’arrêt de la Cour suprême Pioneer Hi-Bred Ltd. c. Canada (Commissaire des brevets), [1989] 1 R.C.S. 1623, où la cour, sous la plume du juge Lamer, a traité des mêmes dispositions de la Loi sur les brevets et présenté le résumé suivant, aux pages 1637 et 1638 :

 

En résumé, la Loi sur les brevets exige du demandeur qu’il présente un mémoire descriptif comprenant la divulgation et les revendications (Consolboard Inc., précité, à la p. 520). Les tribunaux canadiens ont eu l’occasion d’énoncer au cours des années le test qu’il faut appliquer pour savoir si la divulgation est complète. Le demandeur doit divulguer tout ce qui est essentiel au bon fonctionnement de l’invention. Afin d’être complète, celle‑ci doit remplir deux conditions : l’invention doit y être décrite et la façon de la produire ou de la construire définie (le président Thorson dans Minerals Separation North American Corp. v. Noranda Mines Ltd., [1947] R.C de l’É. 306, à la p. 316). Le demandeur doit définir la nature de l’invention et décrire la façon de la mettre en opération. Un manquement à la première condition invaliderait la demande parce qu’ambiguë alors qu’un manquement à la seconde l’invaliderait parce que non suffisamment décrite. Quant à la description, elle doit permettre à une personne versée dans l’art ou le domaine de l’invention de la construire à partir des seules instructions contenues dans la divulgation (le juge Pigeon dans Burton Parsons Chemicals Inc. c. Hewlett-Parkard (Canada) Ltd., [1976] 1 R.C.S. 555, à la p. 563; Monsanto Co. c. Commissaire des brevets, [1979] 2 R.C.S. 1108, à la p. 1113), et d’utiliser l’invention, une fois la période de monopole terminée, avec le même succès que l’inventeur, au moment de sa demande (Minerals Separation, précité, à la p. 316). [Non souligné dans l’original.]

 

[129] En appliquant ce critère, les tribunaux ont élaboré un certain nombre d’autres directives :

 

  • il peut être nécessaire de procéder à des expériences et à des essais courants qui n’équivalent pas à une invention pour obtenir le résultat souhaité (Airseal Controls Inc. c. M & I Heat Transfer Products (1993), 53 C.P.R. (3d) 259, par. 274 (C.F. 1re instance), conf. par (1997), 77 C.P.R. (3d) 126 (C.A.F.); Aventis Pharma Inc. v. Apotex Inc., 2005 CF 1283 au par. 207);

 

  • le mémoire descriptif est rédigé de façon à être compris par la [traduction] « personne qui connaît bien les notions [et qui] est censée posséder les connaissances générales courantes pertinentes » (Lubrizol Corp. c. Esso Petroleum Co. Ltd., [1998] R.P.C. 727, p. 749 (C.A.));

 

  • le concept de « connaissances générales courantes » a été considéré comme étant [traduction] « dérivé d’une conception rationnelle de ce qui serait en fait connu par une personne adéquatement versée dans l’art » (General Tire, [1972] R.P.C. 457, p. 482 (cité dans Lubrizol, p. 749)) et peut avoir inclus des brevets qu’une personne versée dans l’art découvrirait en effectuant une recherche raisonnable et diligente (Illinois Tool Works Inc. c. Cobra Fixations Cie (2002), 20 C.P.R. (4th) 402 (C.F.), infirmé en partie (2003), 29 C.P.R. (4th) 417 (C.A.F.). Bien que le juge Pelletier ait examiné le terme « connaissances courantes » dans le contexte de l’antériorité, je crois que les mêmes principes seraient applicables;

 

  • La date pertinente pour décider de la suffisance du mémoire descriptif est la date de publication du brevet. Dans le cas du brevet 455, il s’agit du 6 février 1997.

 

6.3.2 Divulgation dans le brevet 455

[130] En essence, l’invention est une méthode de fabrication d’atorvastatine amorphe par conversion de la forme I cristalline d’atorvastatine. À titre d’exemple, la revendication 75 vise :

 

[traduction] L’utilisation d’atorvastatine amorphe anhydre fabriquée au moyen du procédé décrit dans la revendication 1 pour le traitement de l’hyperlipidémie ou de l’hypercholestérolémie. (D.D., vol. 1, onglet 5, p. 169)

 

[131] En termes simples, le technicien versé dans l’art voudrait bénéficier, une fois le monopole expiré, de la possibilité d’utiliser l’atorvastatine amorphe anhydre, fabriquée au moyen du procédé décrit dans le brevet 455. Ainsi, pour être capable de faire fonctionner l’invention, la personne versée dans l’art doit disposer de la forme I cristalline ou être capable de la fabriquer elle‑même. La question est de savoir si la personne versée dans l’art pourrait le faire. Je commence par examiner les termes pertinents du brevet.

 

[132] Il est dit dans le mémoire descriptif du brevet 455 que l’invention [traduction] « fournit la forme I cristalline d’atorvastatine hydratée à utiliser dans la préparation d’atorvastatine amorphe » (D.D., vol. 1, onglet 5, p. 139). Dans le « Contexte de l’invention », les inventeurs déclarent que [traduction] « le numéro de brevet des États-Unis 5,969,156 [. . .] divulgue l’atorvastatine sous diverses formes cristallines nouvelles appelées forme I, forme II, forme III et forme IV » (D.D., vol. 1, onglet 5, p. 130). Comme il est déclaré dans la section « Méthodologie » du brevet 455 :

 

[traduction] Ainsi, la forme I cristalline d’atorvastatine hydratée est dissoute dans un solvant non hydroxylique [. . .] De préférence, la forme I cristalline d’atorvastatine hydratée est dissoute dans du tétrahydrofurane et du toluène et des substances apparentées à une concentration d’environ 25 % à environ 40 %. De préférence, la forme I cristalline d’atorvastatine hydratée est dissoute dans le tétrahydrofurane à une concentration d’environ 25 % à environ 40 % en solution avec environ 50 % de toluène. Le solvant est enlevé au moyen, par exemple, de la technique de séchage telle que, par exemple, le séchage sous vide, le séchage par atomisation, etc. De préférence, la méthode de séchage utilise un séchoir à cuve sous agitation [. . .] le séchage se fait habituellement entre environ 20° et environ 40° et par la suite entre environ 70 °C et environ 90 °C sous vide à une pression d’environ 5mm Hg à environ 25mm Hg pendant 3 à 5 jours environ. De préférence, le séchage initial est effectué à environ 35 °C et par la suite à environ 85 °C à une pression entre environ 5mm Hg et environ 25mm Hg pendant environ 5 jours. La solution initiale sèche pour former une mousse friable qui est brisée par agitation mécanique pour produire de l’atorvastatine amorphe.

 

[133] Ensuite, l’inventeur énonce deux [traduction] « exemples non limitatifs illustrant les méthodes privilégiées par les inventeurs pour préparer les composés de l’invention ». Seul l’exemple 1 décrit une méthode de préparation de la forme I cristalline. Dans l’exemple 1, le mémoire descriptif indique qu’un mélange de composés décrit dans l’exemple :

 

[traduction] [. . .] est additionné d’un mélange semi-liquide de la forme I cristalline d’atorvastatine (1,1 kg dans 11 L d’eau et 5 L de méthanol) peu après l’ajout de la solution d’acétate de calcium. Le mélange est ensuite chauffé à 51‑57 °C pendant au moins 10 minutes, puis refroidi à 15‑40 °C. Le mélange est filtré, lavé avec une solution d’eau (300 L) et de méthanol (150 L) et à nouveau avec de l’eau (450 L). La forme solide est séchée à 60‑70 °C sous vide pendant 3 à 4 jours pour donner la forme I cristalline d’atorvastatine trihydratée (72,2 kg).

 

[134] Dans l’exemple 2, la méthode prévoit que la forme I cristalline d’atorvastatine (exemple 1) passe par d’autres étapes et qu’à la fin, de l’atorvastatine amorphe est formée.

 

6.3.3 Expériences de M. Shiplett

[135] Pour répondre à l’allégation d’insuffisance, Pfizer a retenu les services de M. Rex Shiplett, scientifique principal à SSCI Inc. On lui a demandé d’effectuer des expériences en s’inspirant du brevet américain numéro 5,969,156 (brevet américain 156), qui est décrit dans le brevet 455. Dans trois des expériences suivant les méthodes énoncées dans le brevet 156 aux É.‑U., M. Shiplett a pu obtenir la forme I cristalline d’atorvastatine, telle que divulguée dans le brevet américain 156 (D.D., vol. 2, onglet 7, p. 542). M. Shiplett a également confirmé que les instructions qu’il a suivies pour réussir ses expériences étaient répétées « textuellement » dans le brevet 018. Plus précisément, il a affirmé, dans son affidavit (D.D., vol. 2, onglet 7, p. 543) que :

 

          [traduction]

 

a)      Les instructions pour la préparation de la forme I d’atorvastatine calcique à partir du lactone correspondant (expérience A) qui sont fournies dans l’exemple 1, à la colonne 14, de la ligne 32 à la ligne 60 du brevet 156 figurent dans le brevet 018 de la ligne 16, page 26, à la ligne 10, page 27;

 

b)      Les instructions pour la préparation de la forme I d’atorvastatine calcique à partir de l’atorvastatine sodique (expérience B) qui sont fournies dans la « Description détaillée de l’invention », de la colonne 11, ligne 54, à la colonne 12, ligne 5, du brevet 156 apparaissent dans le brevet 018 de la ligne 31, page 20, à la ligne 14, page 21;

 

c)      Les instructions pour la préparation de la forme I d’atorvastatine calcique à partir d’atorvastatine calcique amorphe en chauffant un pain mouillé d’eau (expérience D) qui sont fournies dans la « Description détaillée de l’invention », colonne 12, lignes 20 à 27, du brevet 156 apparaissent dans le brevet 018 de la ligne 3, page 21, à la ligne 3, page 22.

 

6.3.4 L’invention nécessite‑t‑elle l’utilisation d’une amorce?

[136] La première question est de savoir si l’invention nécessite l’utilisation d’une amorce de la forme I d’atorvastatine.

 

[137] Chacun des experts a discuté en termes généraux du but de l’amorçage. Au paragraphe 32 de son affidavit, M. Cunningham a décrit le procédé d’amorçage de la façon suivante :

 

[traduction] Si la nucléation et le refroidissement sont effectués dans des conditions soigneusement contrôlées, on obtiendra habituellement ensuite des cristaux. Si une forme physique particulière d’un composé est recherchée (telle que la forme cristalline spécifique), une petite quantité de cette forme est souvent ajoutée à la solution pour favoriser la prolifération de cette forme. Ce processus est appelé amorçage [. . .]. C’est le procédé classique de cristallisation. (D.D., vol. 12, onglet 18, p. 3501)

 

[138] Les deux témoins de Pfizer nous ont éclairés sur le rôle de l’amorçage. M. Myerson, au paragraphe 67 de son affidavit, a déclaré que :

 

[traduction] « L’amorçage » consiste en l’ajout intentionnel ou non intentionnel d’une petite quantité d’un composé cristallin dans une solution du composé qui doit être cristallisé. Le but de l’amorçage est de faciliter la formation de cristaux. Si une forme cristalline particulière est recherchée dans la cristallisation, l’amorçage de cette dernière peut aider à obtenir cette forme. (D.D., vol. 4, onglet 9, p. 848)

 

[139] De même, Mme Rodríguez‑Hornedo, au paragraphe 54 de son affidavit, a indiqué que :

 

[traduction] « Les amorces » sont des agents utilisés pour influer sur la nucléation et provoquer la cristallisation. Les amorces peuvent être constituées de la même substance ou de substances différentes que celle qui doit être cristallisée. Par exemple, des cristaux d’iodure d’argent sont des agents efficaces pour la nucléation de la glace et sont par conséquent utilisés pour ensemencer les nuages et générer plus de pluie. Dans les procédés industriels, l’amorçage sert à contrôler la forme cristalline et la granulométrie du produit. L’influence des amorces sur la cristallisation dépend de la mesure dans laquelle les noyaux proviennent de la solution [. . .] ou des amorces ajoutées [. . .] (D.D., vol. 4, onglet 12, p. 1020‑1021)

 

[140] Pour ce qui est de l’importance de l’amorçage dans le présent brevet, le témoin de Ranbaxy, M. Cunningham, a formulé l’opinion suivante, à la page 74 de son affidavit :

 

[traduction] Le brevet 455 ne fournit pas de méthode pour préparer la forme I cristalline d’atorvastatine hydratée (la matière de base du procédé de l’invention) qui n’utilise pas une amorce de la forme I d’atorvastatine. Pour exploiter le procédé de l’invention du brevet 455, le destinataire versé dans l’art doit être capable d’obtenir la forme I d’atorvastatine à la date de publication du brevet 455 (soit février 1997). En lisant uniquement le brevet 455, le destinataire versé dans l’art ne saurait pas comment obtenir l’amorce de la forme I utilisée dans l’exemple 2 du brevet. De toute évidence, le destinataire versé dans l’art ne serait pas en mesure d’exploiter le procédé décrit dans le brevet 455 pour produire de l’atorvastatine amorphe. (D.D., vol. 12, onglet 18, p. 3511)

 

[141] Ni M. Myerson ni Mme Rodríguez‑Hornedo n’ont partagé cet avis. Malgré l’importance évidente de l’amorçage, M. Myerson a déclaré, au paragraphe 107 de son affidavit, qu’il ne croyait pas qu’[traduction] « il serait nécessaire d’utiliser des amorces dans le procédé de l’exemple 1. Ainsi, le brevet 455 montre comment fabriquer la forme I sans utiliser d’amorces » (D.D., vol. 4, onglet 9, p. 859). Toutefois, l’examen de son affidavit et du contre‑interrogatoire connexe aide peu à étayer une telle affirmation.

 

[142] Il convient de noter en premier lieu que M. Myerson ne pouvait faire référence aux expériences effectuées par M. Shiplett. Comme l’a confirmé M. Myerson en contre‑interrogatoire (voir D.D., vol. 4, onglet 10, p. 928ff), M. Shiplett a utilisé une amorce dans ses expériences.

          [traduction]

Q.   Et aucune des annexes – plutôt aucune des expériences, B, C ou D – du rapport de M. Shipplett n’est équivalente à l’exemple 1, mais aucune n’a été effectuée sans l’amorce, n’est‑ce pas?

 

R.    Aucune des expériences A, B, C ou D ne décrivent l’exemple 1 du brevet 455 sans l’utilisation d’amorces.

 

[143] De même, Mme Rodríguez‑Hornedo explique, dans son affidavit, qu’elle n’avait [traduction] « aucune raison de croire que le procédé décrit dans cet exemple 1 ne donnerait pas la forme I d’atorvastatine » (D.D., vol. 4, onglet 12, p. 1031) et elle ajoute au paragraphe 97 :

 

[traduction] Bien que la divulgation du brevet 018 mentionne en ce qui concerne les deux premières méthodes qu’« [i]l a souvent été jugé souhaitable d’ajouter des « amorces » de la forme I cristalline d’atorvastatine », je n’en déduis pas que les amorces de la forme I cristalline sont essentielles à l’un ou l’autre procédé. D’après mon expérience et celle d’une personne ordinaire versée dans l’art, l’ajout des amorces ne ferait simplement qu’accélérer le processus de formation de cristaux de la forme I. Bien qu’une accélération du processus puisse être souhaitable, il serait uniquement nécessaire de mener à bien le processus une fois sans les amorces. Une fois que la forme I a été obtenue, on aurait ensuite accès à des amorces. (D.D., vol. 4, onglet 12, p. 1032)

 

[144] Dans ce paragraphe, Mme Rodríguez‑Hornedo ne fournit pas de raison à l’appui de son affirmation que l’ajout d’amorces ne ferait simplement qu’accélérer le processus. Je constate que ni M. Myerson ni Mme Rodríguez‑Hornedo n’affirment qu’ils ont utilisé la méthode de l’exemple 1 sans amorce pour produire la forme I d’atorvastatine. Et, comme nous le savons, M. Shiplett n’a pas tenté de fabriquer la forme I sans amorce.

 

[145] M. Cunningham a clarifié davantage son opinion qu’une amorce était nécessaire, aux paragraphes 76 et 77 de son affidavit :

          [traduction]

 

Comme il est indiqué au paragraphe 32 ci‑dessus, des amorces de la forme cristalline recherchée sont ajoutées à un mélange réactif pour s’assurer que le produit soit de la forme désirée. Sans l’amorce, le destinataire versé dans l’art ne serait pas capable de reproduire systématiquement l’exemple 1 du brevet 455.

 

Il est utile dans ce contexte d’examiner ce que dit le brevet 156 [équivalant au brevet 018] à la colonne 12, aux lignes 5 à 8. « Il a souvent été jugé souhaitable d’ajouter des « amorces » de la forme I cristalline d’atorvastatine à la solution de cristallisation afin de produire systématiquement la forme I cristalline d’atorvastatine ». On ne fait aucunement mention ici de la vitesse, ni ne promet que même si on n’utilise pas d’amorce, la méthode fonctionnera sans expérimentations excessives. Mon interprétation de la phrase ci‑dessus est en effet qu’en l’absence d’amorces, d’autres formes ou mélanges de formes peuvent être produits. [Non souligné dans l’original.] (D.D., vol. 12, onglet 18, p. 3512)

 

[146] En contre‑interrogatoire, on a interrogé M. Cunningham concernant l’utilisation d’une amorce. Plus particulièrement, on lui a demandé si l’usage de la méthodologie décrite dans un texte publié en 1948 (la méthode Vogel) pouvait permettre d’obtenir les amorces nécessaires.

          [traduction]

 

Q.   Ou je pourrais simplement l’essayer sans amorces, n’est‑ce pas?

 

R.    Vous ne suivriez pas alors l’exemple.

 

Q.   Parce que vous dites que des amorces sont nécessaires?

 

R.    C’est ce qui est dit dans la description de l’exemple. On y déclare certainement que des amorces sont nécessaires, on n’y dit pas que c’est facultatif.

 

Q.   Vous dites que si j’étais une personne versée dans l’art et que je voulais fabriquer la forme I cristalline d’atorvastatine trihydratée suivant cet exemple, et que je n’avais pas d’amorces et celles‑ci ne fonctionnaient pas, je ne tenterais pas de le faire sans amorces, je baisserais simplement les bras en disant : Eh bien! l’exemple dit que j’ai besoin d’amorces!

 

R.    Vous pourriez essayer sans utiliser les amorces, mais vous n’auriez là aucune garantie de succès.

 

Q.   C’est vrai, mais cela pourrait fonctionner?

 

R.    Cela pourrait fonctionner, bien des choses pourraient fonctionner.

 

Q.   D’accord.

 

R.    Mais la raison, je suppose, pour laquelle on dit qu’il faut des amorces, c’est parce que des amorces sont nécessaires.

 

Q.   Ou il se peut simplement que lorsqu’ils ont appliqué cet exemple, ils ont utilisé des amorces et ils ont rendu fidèlement compte de ce qu’ils avaient fait?

 

R.    Ce serait étonnant, selon moi. (D.D., vol. 14, onglet 19, p. 101‑102)

 

[147] En résumé, je trouve que le brevet 455 requiert l’utilisation d’une amorce pour fabriquer la forme I cristalline d’atorvastatine. Voici, brièvement, les principales raisons fondant ma conclusion :

 

  • Tous les experts reconnaissent que l’utilisation d’une amorce favorisera la cristallisation.

 

  • Les mots utilisés dans la méthodologie divulguée dans le brevet 455 viennent appuyer l’utilisation d’amorces de la forme I d’atorvastatine.

 

  • L’exemple 1 contient une référence directe à l’amorçage « avec un mélange de semi‑liquide de la forme I cristalline d’atorvastatine » et ne fournit pas de méthode pour produire la forme I cristalline d’atorvastatine trihydratée d’autres façons.

 

  • Bien que la forme I cristalline d’atorvastatine trihydratée pourrait à la rigueur être produite sans amorce, rien n’indique que cela ait jamais été fait. Comme nous l’avons indiqué, M. Shiplett a utilisé une amorce dans ses expériences.

 

[148] La preuve et l’argumentation de Ranbaxy ont porté principalement sur la nécessité d’utiliser une amorce de la forme I dans le brevet. C’est la partie de l’allégation que j’ai examinée. Je ne peux toutefois m’empêcher d’observer que, même si une amorce n’est pas requise, Pfizer peut toujours faire face à un problème. C’est que peu importe si on utilise une amorce ou non, à un certain stade du procédé, il faut obtenir la forme I cristalline d’atorvastatine calcique. Autrement, il n’y a rien à transformer en atorvastatine amorphe. Tout comme le brevet 455 ne montre pas explicitement comment fabriquer une amorce, il n’enseigne pas comment fabriquer la forme I cristalline d’atorvastatine calcique.

 

[149] Sans indication dans le brevet 455 sur la façon de fabriquer l’amorce (ou la forme I cristalline d’atorvastatine calcique), comment le destinataire versé dans l’art peut‑il produire de l’atorvastatine amorphe en se guidant uniquement sur les instructions fournies dans la divulgation? Pfizer répondrait à cette question en soutenant que la fabrication de cristaux de la forme I faisait partie des connaissances générales courantes en date du 6 février 1997. Ranbaxy soutient que cette information ne faisait pas partie des connaissances générales courantes à cette date. J’examinerai maintenant cette question.

 

6.3.5 La méthodologie pour fabriquer l’amorce nécessaire faisait‑elle partie des connaissances générales courantes à la date de publication du brevet 455?

[150] Le premier argument de Pfizer concernant les connaissances générales courantes a trait au renvoi au brevet 156 dans le brevet 455. Pfizer soutient qu’en suivant les instructions dans ce brevet américain, un destinataire versé dans l’art pourrait fabriquer la forme I cristalline d’atorvastatine. C’est exactement ce qu’a réussi à faire M. Rex Shiplett lorsqu’il a effectué ses expériences; il a suivi les étapes du brevet 156 des É.‑U. pour produire la substance cristalline requise.

 

[151] Toutefois, comme l’a mentionné M. Cunningham, à la date de la publication, le brevet 455 ne contenait aucune référence au brevet américain 156; les renvois au brevet américain 156 n’ont été ajoutés qu’après la délivrance du brevet 455. En outre, le brevet américain 156 n’a pas été délivré avant 1999. Ainsi, le 6 février 1997, le destinataire versé dans l’art n’aurait pas eu accès au brevet américain 156. On ne peut dire que ce brevet faisait partie des connaissances générales courantes.

 

[152] Ce n’est pas la fin de l’histoire, selon Pfizer. Cette dernière affirme que le brevet américain 156 est identique au brevet 018 qui montre comment fabriquer la forme I cristalline d’atorvastatine. Comme le brevet 018 et le brevet 455 ont été publiés à la même date, Pfizer soutient que le destinataire versé dans l’art aurait pu, en faisant une recherche, découvrir le brevet 018 et, par conséquent, la façon de fabriquer la forme I cristalline d’atorvastatine. Selon elle, le brevet 018 faisait donc partie des connaissances générales courantes au moment de la publication du brevet 455. Je ne suis pas d’accord avec cette prétention.

 

[153] Comme il a été mentionné précédemment, le concept de « connaissances générales courantes » découle d’une vision raisonnable de ce qu’un destinataire adéquatement versé dans l’art connaîtrait. Les brevets qu’un destinataire versé dans l’art découvrirait en effectuant une recherche raisonnable et diligente feraient habituellement partie des « connaissances générales courantes ». Serait‑il plus que probable qu’un destinataire versé dans l’art découvre une demande de brevet le même jour que le brevet 455? En outre, aurait‑il su que les moyens de produire le composé décrit dans le brevet 455 étaient expliqués dans l’autre brevet? Je ne le pense pas.

 

[154] Il faut rappeler qu’au moment de la publication, il n’y avait aucun renvoi dans le brevet 455 au brevet américain 156 ni au brevet 018. Si les inventeurs avaient voulu aiguiller directement le destinataire versé dans l’art vers la demande déposée simultanément, ils auraient pu le faire explicitement en renvoyant à la publication du brevet 018 ou autrement, en indiquant au destinataire versé dans l’art des renseignements publics sur la façon de fabriquer la forme I cristalline d’atorvastatine.

 

[155] Il est vrai qu’une recherche sur la base de données du Bureau des brevets aurait pu être menée le 6 février 1997, mais vu le moment où les enregistrements ont été effectués ou vu les nombreuses autres difficultés possibles avec le Bureau des brevets, il est tout à fait possible qu’une recherche n’aurait pas permis de découvrir le brevet 018. En contre‑interrogatoire, on a demandé à M. Cunningham si une recherche permettrait de retracer un brevet (soit le brevet 018) publié le même jour que le brevet 455. Il a répondu : [traduction] « en principe, oui; en pratique, je ne sais pas si cela serait possible ou non » (D.D., vol. 14, onglet 19, p. 4587). Si l’on poursuit dans cette logique et fait preuve de bon sens, je crois que les chances de découvrir le brevet 018 le jour même où il a été publié sont très minces. La possibilité de retracer une demande de brevet qui vient d’être publiée ne contribue pas, à mes yeux, à faire en sorte que les enseignements du brevet 455 soient des connaissances générales courantes le 6 février 1997.

 

[156] En conséquence, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que le brevet 018 ne faisait pas partie des connaissances générales courantes le 6 février 1997; il n’aurait probablement pas été découvert lors d’une recherche raisonnable et diligente effectuée par le destinataire versé dans l’art.

 

6.3.6 Un destinataire versé dans l’art qui a accès au brevet 018 pourrait‑il produire la forme I sans expérimentations excessives?

[157] À ce stade de mon analyse, je conclus que : a) une amorce de la forme I est essentielle pour bien reproduire le brevet 455; et b) la méthode enseignée dans le brevet 018 ne faisait pas partie des connaissances générales courantes le 6 février 1997. Il n’est donc pas nécessaire de déterminer si les enseignements de ce brevet permettraient au destinataire versé dans l’art de produire l’amorce nécessaire. Mais si ma conclusion que le brevet 018 ne faisait pas partie des connaissances générales courantes est erronée, cette question devrait être examinée.

 

[158] Le principal témoignage à cet égard est celui de M. Shiplett, qui a effectivement produit de l’atorvastatine amorphe à partir de la forme I d’atorvastatine calcique. Ranbaxy soutient que le procédé suivi par M. Shipplett pour produire la forme I cristalline d’atorvastatine calcique n’était pas le même que celui décrit dans le brevet 018 et, plus particulièrement, qu’il a modifié les durées de chauffage, de mélange et de séchage. Selon Ranbaxy, il ressort donc clairement qu’une personne versée dans l’art ne serait pas capable de suivre les instructions contenues dans le brevet 018 pour produire la substance requise pour le brevet 455 sans expérimentations excessives.

 

[159] La Cour a été grandement aidée à cet égard par le témoignage de M. Shiplett. L’examen de la formation et de l’expérience de M. Shiplett révèle que ses titres et compétences sont équivalents à ceux d’une personne ordinaire versée dans l’art. Autrement dit, M. Shiplett est un chimiste de laboratoire capable, expérimenté, sans plus. Je n’ai pas à spéculer si une personne fictive ayant de telles habiletés pourrait suivre les instructions du brevet pertinent. Je sais de façon certaine qu’une personne réelle ayant ces compétences a fait exactement cela; M. Shiplett a suivi les enseignements du brevet américain 156 et du brevet 018 pour fabriquer de l’atorvastatine amorphe. Pour ce qui est des modifications apportées par M. Shiplett dans le cadre de ses expériences, je suis convaincue qu’il s’agissait « d’expériences et d’essais courants qui n’équivalent pas à une invention » (Airseal Controls, précité, par. 274).

 

[160] Bien qu’elle critique les méthodes de M. Shiplett, Ranbaxy n’a pas démontré qu’en suivant le procédé breveté, on n’obtiendrait pas de l’atorvastatine calcique; elle a simplement montré qu’il peut y avoir des variations dans les durées précisées dans le procédé qui se traduiraient par la production d’une plus ou moins grosse quantité d’atorvastatine calcique amorphe.

 

6.3.7 Conclusion relative à l’allégation d’invalidité

[161] Comme l’ont montré les expériences de M. Shiplett, je suis convaincue qu’un destinataire versé dans l’art pourrait produire la forme I d’atorvastatine et de l’atorvastatine amorphe visée par les enseignements du brevet 918 et du brevet 455. Ranbaxy n’a pas réussi à me convaincre que le destinataire versé dans l’art ne pourrait pas suivre les enseignements du brevet 455, s’il n’avait pas aussi accès au brevet 018 et au brevet 455.

 

[162] Cette conclusion ne permet pas cependant de trancher la question de la suffisance du brevet 455 parce que j’ai déjà conclu que les enseignements du brevet 018 ne faisaient pas partie des connaissances générales courantes le 6 février 1997. J’estime donc que Ranbaxy a présenté suffisamment d’éléments de preuve pour réfuter la présomption de validité selon la prépondérance des probabilités et que Pfizer, à son tour, n’a pas réussi à démontrer que les allégations d’invalidité faites par Ranbaxy étaient injustifiées.

 

[163] Dans ses observations, Ranbaxy a fait référence à deux décisions qui appuient son allégation d’invalidité pour motif d’insuffisance. La première d’entre elles était l’arrêt de la cour d’appel de la Cour européenne des brevets en ce qui concerne la demande de brevet européen 96 924 553.9, en date du 11 juillet 2006. La deuxième était l’arrêt de la cour d’appel norvégienne (Borgarting Lagmannsrett) dans l’affaire no 06‑026148ASI‑BORG/03, en date du 30 mai 2007. Dans chacune de ces décisions, le tribunal concerné a examiné la validité d’un brevet qui semblait être le même que le brevet 455 et conclu que la description contenue dans le brevet n’était pas suffisamment claire pour permettre à une personne versée dans l’art de reproduire l’invention. Ces décisions ont de toute évidence été prises sous des régimes législatifs différents et sont basées sur un dossier qui peut différer de celui que j’ai en main. Néanmoins, je trouve rassurant de voir que la conclusion à laquelle je suis parvenue, qui repose sur le régime législatif et la preuve qui m’a été soumise, n’est pas incompatible avec les arrêts de la cour d’appel de la Cour européenne des brevets et de la cour d’appel norvégienne.

 

Conclusion

[164] En résumé, les conclusions déterminantes de la présente Cour sont les suivantes :

 

a)      Le brevet 018. Pfizer a satisfait à sa charge de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que l’allégation de Ranbaxy suivant laquelle elle ne contrefera pas le brevet 018 n’est pas justifiée. Par conséquent, une ordonnance d’interdiction sera rendue, empêchant le ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité jusqu’à l’expiration du brevet 018.

 

b)      Le brevet 455. Ranbaxy a présenté suffisamment d’éléments de preuve pour réfuter la présomption de validité, et Pfizer, quant à elle, ne s’est pas acquittée de la charge de démontrer que l’allégation d’invalidité n’est pas justifiée. Par conséquent, la demande d’ordonnance d’interdiction concernant le brevet 455 sera rejetée.

 

[165] À la conclusion de l’audience, les parties ont demandé que je leur laisse le temps de discuter de la question des dépens après avoir reçu la décision. Je suis prête à suivre leur suggestion. Au moment d’entamer leurs discussions, les parties doivent cependant prendre conscience qu’il s’agit d’un succès mitigé. Dans des circonstances similaires (voir par exemple la décision du juge von Finkenstein dans Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 CF 91), la Cour a refusé d’adjuger des dépens. Si les parties ne s’entendent pas sur la question des dépens, elles pourront présenter des arguments supplémentaires à la Cour concernant les instructions à donner à un officier taxateur ou le versement d’un montant forfaitaire raisonnable.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

 

  1. Il est interdit au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Ranbaxy pour les comprimés proposés de Ran‑Atorvastatin à administration orale qui renferment de l’atorvastatine calcique à des concentrations de 10, 20, 40 et 80 mg jusqu’à l’expiration du brevet canadien no 2,220,018;

 

  1. La demande d’ordonnance d’interdiction jusqu’à l’expiration du brevet canadien no 2,220,455 présentée par Pfizer est rejetée;

 

  1. Si les parties sont incapables de s’entendre sur la question des dépens, elles peuvent présenter des observations à cet égard jusqu’au 28 septembre 2007, celles‑ci ne devant pas dépasser quatre pages, et elles peuvent présenter leurs réponses au plus tard le 12 octobre 2007.

 

                                                                                                            « Judith A. Snider »  

                                                                                               ___________________________

                                                                                                                    Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-507-05

 

INTITULÉ :                                       PFIZER CANADA INC. ET AL c.

                                                            LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET AL.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               25 juin 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  la juge Snider

 

DATE DES MOTIFS :                      5 octobre 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

M. Andrew M. Shaughnessy

M. Peter R. Wilcox

M. Vincent de Granpré

 

 

POUR LES DEMANDERESSES

M. Ronald E. Dimock

M. David M. Reive

Mme Angela M. Furlanetto

POUR LA DÉFENDERESSE

(RANBAXY LABORATORIES LIMITED)

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

TORYS s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

 

POUR LES DEMANDERESSES

Dimock Stratton s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 (RANBAXY LABORATORIES LIMITED)

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

(LE MINISTRE DE LA SANTÉ)

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.