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Date : 20070914

 

Dossier : T-1844-06

Référence : 2007 CF 916

Ottawa (Ontario), le 14 septembre 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HARRINGTON

 

ENTRE :

MAZDA CANADA INC.

demanderesse

et

 

MITSUI O.S.K. LINES CO. LTD.

MOB COUGAR (PTE) LTD.

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES

 AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « COUGAR ACE »,

NYI NYI TUN, YUE YEW LOON

et THAUNG HTUT MAUNG

 

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Le Cougar Ace, dont le port d’attache est Singapour, a levé l’ancre à Yokohama le 19 juillet 2006 avec à son bord une cargaison de 4 813 automobiles de marque Mazda et 110 camions de marque Isuzu, en direction de New Westminster (Colombie-Britannique), de Tacoma (Washington) et de Port Hueneme (Californie). La traversée s’est déroulée sans heurt jusqu’à ce que six jours plus tard, alors qu’il se trouvait à environ 350 kilomètres au sud des îles Aléoutiennes et qu’il était en train d’effectuer une opération courante de ballastage, le navire s'est brusquement et violemment incliné de 60 degrés à bâbord. L’équipage, le navire et la cargaison étaient tous en péril. À l’exception de deux jambes fracturées, les membres de l’équipage s’en sont tirés indemnes et ont été secourus par la Garde côtière des États-Unis.

 

[2]               Le propriétaire du navire, MOB COUGAR (PTE) LTD., par l’entremise d’un affréteur à temps, Mitsui O.S.K. Lines Co. Ltd., a signé une formule type de convention de sauvetage de la Lloyd’s avec Titan Marine LLC, de Fort Lauderdale, en Floride. Le navire et la cargaison ont été restitués avec succès à Dutch Harbor (Alaska), où le navire a été redressé. Le propriétaire et l’affréteur à temps ont décidé de remorquer le navire à Portland (Oregon), où il devait être réparé et où toute la cargaison devait être déchargée et réacheminée vers sa destination finale. Plus tard, Mazda Canada Inc., qui était propriétaire des 1 563 automobiles qui devaient être livrées à New Westminster, et qui était titulaire du connaissement avec Mazda Motors of America Inc. (Mazda U.S.A.), qui détenait aussi des droits sur la cargaison de Tacoma et de Port Hueneme, a décidé de prendre livraison de la cargaison à Portland, où elle pourrait l’inspecter, procéder à des vérifications et effectuer les réparations nécessaires. Les pertes subies par Mazda Canada sont considérables et dépassent peut-être 20 000 000 $US car il se peut que la cargaison n’ait plus aucune valeur marchande. Les dommages subis par Mazda U.S.A. correspondent peut‑être au double de ce montant.

 

[3]               Mazda Canada a introduit une action devant notre Cour pour les pertes et les avaries causées à la cargaison à destination de New Westminster. Elle réclame aussi une indemnité relativement au sauvetage. Il s’agit d’une action in rem intentée contre le navire Cougar Ace et d’une action in personam contre son propriétaire, MOB COUGAR (PTE) LTD, de Singapour, son affréteur à temps, Mitsui O.S.K. Lines Co. Ltd., du Japon, ainsi que contre le commandant et deuxième mécanicien du Cougar Ace, qui est originaire du Myanmar, et son chef mécanicien, originaire de Singapour. L’action in rem n’a pas été signifiée et le Cougar Ace n’a pas été saisi ici, car il n’a mouillé dans aucun port canadien depuis l’incident en question. Le propriétaire et l’ingénieur chef ont reçu signification de l’action à Singapour et l’affréteur à temps, au Japon. Le commandant et le deuxième mécanicien n’ont pas reçu signification de l’action.

 

[4]               Le propriétaire du navire et l’affréteur à temps défendeurs ont, avec l’appui du chef mécanicien Loon, présenté une requête en vue de faire suspendre l’action canadienne en faveur de la compétence japonaise – la compétence et les règles de droit convenues par les parties dans le connaissement – qui est, selon eux, le pays qui présente les liens les plus étroits avec le litige.

 

[5]               Deux autres actions ont été intentées au sujet des automobiles Mazda. Mazda U.S.A. et les assureurs de sa cargaison ont introduit une poursuite aux États-Unis devant la Cour de district du district d’Oregon. Pendant que la présente requête était débattue, cette action a été rejetée en raison de la clause de compétence japonaise stipulée dans les connaissements, et dont la forme est identique au connaissement qui m’est soumis en l’espèce. On m’a informé qu’il existe un droit d’appel, mais je ne sais pas s’il a été exercé.

 

[6]               Dans la seconde action, Mitsui a intenté un procès au Japon en vue d’obtenir un jugement l’exonérant de toute responsabilité en ce qui concerne les pertes et les avaries subies par la cargaison de Mazda destinée au Canada et aux États-Unis. Il n’est fait aucune mention des 110 camions Isuzu dans cette action. Les avocats n’ont pas reçu de directives au sujet de la question de savoir si Isuzu poursuivait l’affaire ou non. Mitsui allègue que le capitaine en second a commis une erreur lors de l’opération de ballastage, erreur qu’elle qualifie de négligence dans l’administration du navire. Une négligence dans l’administration du navire qui n’est pas causée ou aggravée par une formation insuffisante des officiers ou de l’équipage constitue un moyen de défense complet selon les dispositions applicables des Règles de La Haye-Visby. Toutefois, lorsque j’ai été saisi de la requête en suspension, cette action n’avait pas encore été signifiée. Bien qu’elle ne soit pas désignée comme partie demanderesse, pour faciliter l’analyse qui suit, je vais traiter l’action japonaise comme si le propriétaire du navire y était également partie.

 

[7]               Il n’y a pas de réponse toute faite à cette question. Bien que la jurisprudence sur les requêtes en suspension fondées sur des clauses d’élection de for soit constante, la politique officielle canadienne a changé avec l’entrée en vigueur de la Loi sur la responsabilité en matière maritime en 2001. Par ailleurs, la jurisprudence portant sur les requêtes en suspension qui ne s’appuient pas sur des clauses d’élection de for a connu une évolution spectaculaire au cours des dernières décennies à la suite du développement de la notion de forum non conveniens et en raison de la nécessité d’obtenir une autorisation judiciaire pour signifier un avis de l’action émanant du tribunal dont la compétence est écartée.

 

CLAUSES D’ÉLECTION DE FOR

[8]               Bien qu’un connaissement ne soit pas un contrat d’affrètement, il peut en faire foi. Dans le cas qui nous occupe, les parties sont d’accord pour dire que le connaissement renferme toutes les modalités pertinentes. Il a été établi sur le papier à en-tête de Mitsui en faveur de l’Itochu Corporation de Tokyo, laquelle a embarqué 1 563 véhicules Mazda, ayant un poids présumé de 1 955 890 kilos, à Nananoseki en vue de leur déchargement à New Westminster. Le connaissement était établi à l’ordre du chargeur. Mazda Canada était la partie avisée. Aux fins de la présente requête, il faut présumer que Itochu a vendu la cargaison à Mazda Canada, en faveur de qui elle a endossé le connaissement.

 

[9]               Dans le connaissement, Mitsui est identifiée comme étant le « transporteur », mais le « sous-traitant » est assimilé au propriétaire du navire suivant la définition prévue au connaissement. En vertu de la « clause Himalaya », Mitsui a pu bénéficier de tous les avantages conférés par le connaissement.

 

[10]           Mitsui et Itochu ont conclu entre elles une charte-partie de longue durée, qui prévoit un arbitrage dit « de Tokyo ». Il n’y a rien cependant qui permette de penser que Mazda Canada était au courant de l’existence de ce contrat, qui ne fait de toute façon pas partie du contrat qui a été endossé en sa faveur.

 

[11]           L’article 28 du connaissement applicable est ainsi libellé :

[traduction]

 

28. DROIT APPLICABLE ET COMPÉTENCE

Sauf disposition contraire aux présentes, le contrat constaté par le présent connaissement est régi par le droit du Japon.

Sauf entente contraire, tout différend en découlant ou toute demande s'y rapportant ressortit à la Cour de district de Tokyo. Toute action introduite par le transporteur en vue de faire respecter les stipulations du présent connaissement peut être introduite devant tout tribunal compétent au choix du transporteur.

 

[12]           L’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales confirme le pouvoir discrétionnaire de notre Cour de suspendre les procédures au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal ou lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige. Toutefois, l’article 46 précité de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, qui est plus récente, précise bien qu’indépendamment de l’existence d’une clause conférant la compétence à un tribunal étranger, une action peut être intentée au Canada au sujet de la cargaison si, notamment, le port de chargement ou de déchargement prévu est situé au Canada.

 

[13]           N’eut été de l’article 46, j’aurais accordé sans hésiter le suspension demandée. Le point de départ est la décision du juge Brandon dans l’affaire Eleftheria, [1969] 1 Lloyd’s Rep. 237, [1969] 2 All E.R. 641, que la Cour suprême a entièrement approuvée dans l’arrêt Z.I. Pompey Industrie c. ECU-Line N.V., 2003 CSC 27, [2003] 1 R.C.S. 450.

 

[14]           Suivant le principe posé dans l’arrêt Eleftheria, le tribunal par ailleurs compétent n’est pas tenu d’accorder une suspension des procédures s’il existe une clause d’élection de for, et il doit exercer son pouvoir discrétionnaire en accordant la suspension demandée à moins qu'on ne lui démontre qu'il existe des « motifs sérieux » de ne pas le faire. Pour exercer son pouvoir discrétionnaire, le tribunal doit tenir compte de l’ensemble des circonstances y compris les suivantes : a) Où peut‑on trouver la preuve et quelles conséquences peut‑on en tirer sur les avantages et les coûts comparés d’un procès ici ou à l’étranger? b) Le droit du tribunal étranger est‑il applicable et, si c'est le cas, diffère‑t‑il de notre droit sur des points importants? c) Avec quel pays chaque partie a‑t‑elle des liens, et de quelle nature sont‑ils? d) Les défendeurs souhaitent‑ils vraiment porter le litige devant un tribunal étranger ou cherchent‑ils seulement à bénéficier d’un avantage procédural? e) Les demandeurs subiraient‑ils un préjudice s'ils devaient intenter une action devant un tribunal étranger (i) parce qu'ils seraient privés de garantie à l'égard de leur réclamation; (ii) parce qu'ils seraient incapables de faire exécuter le jugement obtenu; (iii) parce qu'ils seraient soumis à un délai de prescription non applicable au Canada; ou (iv) parce que, pour des raisons politiques, raciales, religieuses ou autres, ils ne seraient pas en mesure d'obtenir un jugement équitable. Dans le cas qui nous occupe, les défendeurs sont conscients du fait qu’une suspension de l’action intentée au Canada serait conditionnelle à une renonciation par eux au délai de prescription applicable au Japon.

 

[15]           Ainsi que le juge Bastarache l’a signalé dans l’arrêt Z.I. Pompey, au paragraphe 29 : « Les connaissements sont en général conclus par des personnes averties qui sont rompues à la négociation d’opérations de transport maritime et qui doivent normalement être tenues de respecter leurs engagements ».  Depuis longtemps, des automobiles Mazda sont expédiées au Canada sous la même formule de connaissement. Mazda Canada était certainement au courant que le connaissement était censé conférer une compétence exclusive aux tribunaux de Tokyo.

 

LOI SUR LA RESPONSABILITÉ EN MATIÈRE MARITIME

[16]           En 2001, notre Loi sur la responsabilité en matière maritime est entrée en vigueur. L’article 46 dispose :

46. (1) Lorsqu’un contrat de transport de marchandises par eau, non assujetti aux règles de Hambourg, prévoit le renvoi de toute créance découlant du contrat à une cour de justice ou à l’arbitrage en un lieu situé à l’étranger, le réclamant peut, à son choix, intenter une procédure judiciaire ou arbitrale au Canada devant un tribunal qui serait compétent dans le cas où le contrat aurait prévu le renvoi de la créance au Canada, si l’une ou l’autre des conditions suivantes existe :

a) le port de chargement ou de déchargement — prévu au contrat ou effectif — est situé au Canada;

b) l’autre partie a au Canada sa résidence, un établissement, une succursale ou une agence;

c) le contrat a été conclu au Canada.

 (2) Malgré le paragraphe (1), les parties à un contrat visé à ce paragraphe peuvent d’un commun accord désigner, postérieurement à la créance née du contrat, le lieu où le réclamant peut intenter une procédure judiciaire ou arbitrale.

46. (1) If a contract for the carriage of goods by water to which the Hamburg Rules do not apply provides for the adjudication or arbitration of claims arising under the contract in a place other than Canada, a claimant may institute judicial or arbitral proceedings in a court or arbitral tribunal in Canada that would be competent to determine the claim if the contract had referred the claim to Canada, where

(a) the actual port of loading or discharge, or the intended port of loading or discharge under the contract, is in Canada;

(b) the person against whom the claim is made resides or has a place of business, branch or agency in Canada; or

(c) the contract was made in Canada.

(2) Notwithstanding subsection (1), the parties to a contract referred to in that subsection may, after a claim arises under the contract, designate by agreement the place where the claimant may institute judicial or arbitral proceedings.

 

 

[17]           Il a déjà été jugé que l’article 46 n’a pas préséance sur le pouvoir discrétionnaire de la Cour d’accorder une suspension en vertu de l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales. Pourtant, on ne sait toujours pas si le connaissement devrait être interprété comme s’il ne renfermait pas de clause d’élection de for ou si cette clause constitue toujours un facteur dont la Cour devrait tenir compte lorsqu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire.

 

FORUM NON CONVENIENS

[18]           Malgré le fait qu’il s’agissait d’une affaire portant sur une injonction interdisant les poursuites, l’arrêt Amchem Products Inc. c. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897, 150 N.R. 321, a constamment été cité, y compris par la Cour suprême elle-même, dans le contexte des requêtes en suspension interlocutoire de procédures. À son tour, dans cet arrêt, la Cour suprême rendait hommage à certains arrêts anglais, et notamment à l’arrêt Spiliada Maritime Corp. v. Cansulex Ltd., [1987] A.C. 460, [1987] 1 Lloyd’s Rep. 1.

 

[19]           Ainsi que lord Goff l’a fait observer dans l’arrêt Spiliada, le principe fondamental a été exprimé il y a longtemps par lord Kinnear dans l’arrêt Sim c. Robinow (1892) 19 R. 665, à la page 668 :

[traduction]

 

Ce moyen n’est recevable que si le tribunal est convaincu qu’il existe une autre juridiction compétente devant laquelle il est plus convenable de faire instruire l’affaire dans l’intérêt de toutes les parties et pour favoriser la réalisation des fins de la justice.

 

[20]           La jurisprudence a conduit lord Goff à conclure, à [1987] 1 Lloyd’s Rep. 11 :

[traduction]

 

À mon avis, il incombe au défendeur de démontrer, non seulement que l’Angleterre n’est pas le lieu naturel ou approprié pour la tenue du procès, mais aussi qu’il existe un autre tribunal compétent qui est manifestement ou clairement plus approprié que le tribunal anglais.

 

 

[21]           Dans l’arrêt Amchem, le juge Sopinka a reconnu que les activités commerciales modernes et le règlement des litiges en découlant transcendaient les frontières nationales :

[20] […] Dans l'intervalle, les litiges, comme le commerce, ont pris de plus en plus un caractère international. Étant donné l'essor du libre‑échange et la prolifération des sociétés multinationales, il est devenu plus difficile de déterminer un tribunal qui soit nettement approprié pour ce type de litige. Il se peut que l'on ne puisse rattacher le défendeur à un seul ressort. Au surplus, il arrive souvent que les défendeurs soient nombreux, qu'ils exercent leur activité dans nombre de territoires et distribuent leurs produits ou leurs services dans le monde entier. En outre, il se peut que les demandeurs forment un grand groupe et résident dans des ressorts distincts. Il est souvent difficile de mettre le doigt sur l'endroit où l'opération qui a donné ouverture à l'action a été effectuée. Souvent, il n'y a aucun tribunal qui est nettement le plus commode ou le plus approprié pour connaître de l'action, mais plusieurs représentent plutôt un choix aussi propice.

 

[22]           Le juge Sopinka poursuit, au paragraphe 33 :

[…] tout comme les tribunaux anglais, j'estime qu'il faut établir clairement qu'un autre tribunal est plus approprié pour que soit écarté celui qu'a choisi le demandeur. [C’est le juge qui souligne.]

 

[23]           Les facteurs dont il faut tenir compte sont axés sur les faits. Personne n’a tenté de dresser une liste exhaustive des facteurs qui doivent être soupesés et d’ailleurs une telle démarche serait bien maladroite. Dans l’arrêt Spar Aerospace Ltd. c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205, la Cour suprême a repris à son compte les dix facteurs énumérés par la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Lexus Maritime Inc. c. Oppenheim Forfait GmbH, [1998] A.Q. 2059, 82 A.C.W.S. (3d) 46 :

1)   le lieu de résidence des parties et des témoins ordinaires et experts;

 

2)   la situation des éléments de preuve;

 

3)   le lieu de formation et d’exécution du contrat;

 

4)   l’existence d’une autre action intentée à l’étranger;

 

5)   la situation des biens appartenant au défendeur;

 

6)   la loi applicable au litige;

 

7)   l’avantage dont jouit la demanderesse dans le for choisi;

 

8)   l’intérêt de la justice;

 

9)   l’intérêt des deux parties;

 

10)  la nécessité éventuelle d’une procédure en exemplification à l’étranger.

 

[24]           Le juge Evans a examiné cette liste dans une affaire fort semblable à la présente, Magic Sportswear Corp. c. OT Africa Line Ltd., 2006 CAF 284, [2007] 2 R.C.F. 733. Par ailleurs, dans les contrats d’affrètement maritime, il y a lieu de tenir compte de la politique officielle du Canada telle qu’elle est exprimée à l’article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, des clauses d’élection de for et de cette caractéristique unique du droit maritime, l’action in rem avec le mandat de saisie dont elle est assortie.

 

COMPÉTENCE RATIONE MATERIAE ET COMPÉTENCE RATIONE PERSONAE

[25]           Je pense qu’il convient de situer l’article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime sur le plan de la compétence avant de soupeser les facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer s’il convient d’accorder une suspension en l’espèce. La Cour fédérale a compétence sur l’objet de la présente demande en vertu du droit maritime canadien et plus particulièrement de l’alinéa 22(2)h) de la Loi sur les Cours fédérales, car il s’agit d’une « demande d’indemnisation pour la perte ou l’avarie de marchandises transportées à bord d’un navire ». Cette compétence ratione materiae n’est assujettie à aucune limite territoriale. Notre Cour serait compétente même si la cargaison était transportée entre deux ports japonais (Nations Unies c. Atlantic Seaways Corp., [1979] 2 C.F. 541, 99 D.L.R. (3d) 609 (C.A.F.)). Il importe peu que le droit japonais s’applique. Les règles de conflit des lois font partie du droit maritime canadien (Tropwood A.G. c. Sivaco Wire & Nail Co., [1979] 2 R.C.S. 157).

 

[26]           Historiquement, les tribunaux se déclaraient compétents à l’égard des défendeurs qui recevaient signification à personne sur le territoire du pays en cause (voir les articles 127 et suivants des Règles des Cours fédérales). Dans certains cas, la signification effectuée à un mandataire au Canada est réputée être une signification à personne.

 

[27]           S’il n’était pas possible de signifier l’acte introductif d’instance au défendeur au Canada, il fallait obtenir de la Cour l’autorisation de le signifier ailleurs. Sans entrer dans tous les détails, disons que la partie demanderesse devait démontrer que sa cause avait un minimum de fondement, de même que l’existence de liens véritables et substantiels entre le litige et le Canada. Comme le juge Sopinka l’a signalé dans l’arrêt Anchem, la plupart des provinces se sont débarrassées de l’obligation d’obtenir une autorisation. Les Règles des Cours fédérales ont été modifiées dans le même sens.

 

OT AFRICA

[28]           L’article 46 ne l’emporte pas explicitement sur le pouvoir discrétionnaire d’accorder une suspension qui est conféré à la Cour par l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales et il est possible de concilier ces deux articles. Ainsi que le juge Evans l’a déclaré dans l’arrêt OT Africa au paragraphe 36, « […] cette disposition supprime le pouvoir discrétionnaire de la Cour d’ordonner la suspension de l’instance pour le seul motif que les parties ont choisi d’attribuer une compétence exclusive à un for situé à l’extérieur du Canada » (non souligné dans l’original). Pour en arriver à cette conclusion, le juge a expliqué que certaines observations incidentes formulées par le juge Bastarache dans l’arrêt Z.I. Pompey, précité, et par le juge Nadon dans l’arrêt Incremona–Salerno Marmi Affini Siciliani (I.S.M.A.S.) s.n.c. c. « Castor » (Le), 2002 CAF 479, [2003] 3 C.F. 220, n’appuyaient pas la proposition que l’article 46 oblige les tribunaux canadiens à juger l’affaire sur le fond.

 

[29]           Dans l’affaire OT Africa, l’agence canadienne d’un chargeur anglais avait établi un connaissement portant sur le transport d’une cargaison de New York à Monrovia, au Libéria, via Le Havre. À son arrivée, on a constaté des avaries à la cargaison. Les liens avec le Canada consistaient en le fait que le transporteur avait une agence ici et que le contrat avait été conclu ici. Les assureurs de la cargaison se trouvaient également au Canada. Ce ne sont pas les mêmes facteurs de rattachement que ceux qui ont été portés à ma connaissance en l’espèce. Je me fonde sur le fait que le port de débarquement prévu, New Westminster, se trouve au Canada. On aurait peut-être pu soutenir que les défendeurs ont une agence au Canada. Je crois cependant que c’est à juste titre que Mazda n’a pas repris cet argument.

 

[30]           OT Africa a répondu à l’action intentée devant les tribunaux canadiens en obtenant au Royaume-Uni une injonction interdisant les poursuites. Le juge Evans a accordé beaucoup de poids à cette injonction pour justifier sa décision d’accorder la suspension demandée. Il a expliqué que l’article 46 n’avait pas pour effet d’exclure la prise en compte des règles de courtoisie et des problèmes pratiques que l’existence d’instances parallèles serait susceptible de poser.

 

[31]           Il a déclaré ce qui suit, aux paragraphes 79, 80 et 81 :

[79]    Le principal objet de l’article 46 est de protéger les intérêts des exportateurs et des importateurs canadiens et, j’ajouterais, de leurs assureurs, en atténuant ou en supprimant l’effet d’une clause contractuelle les obligeant à confier leurs litiges éventuels à un for étranger. Il ne ressort pas des débats législatifs que le Parlement ait également souhaité protéger les intérêts des assureurs canadiens qui assurent des marchandises non canadiennes expédiées de ports étrangers vers des ports étrangers par des transporteurs étrangers.

[80]    L’article 46 confirme la compétences des tribunaux canadiens à l’égard des poursuites instituées par des chargeurs et des consignataires étrangers, mais cela ne veut pas dire qu’un tribunal appelé à exercer sa compétence doive s’écarter de sa pratique normale consistant à donner effet aux jugements étrangers. D’après les faits de l’espèce, notamment le rôle dominant qu’ont joué les assureurs canadiens des marchandises dans le litige, il ne serait pas contraire à l’intention du législateur de tenir compte des jugements étrangers pour choisir le tribunal approprié.

[81]     Bref, l’article 46 n’énonce pas expressément que le tribunal canadien saisi par le réclamant qui examine la question de savoir quel est le tribunal approprié ne doit accorder aucune force probante à la déclaration de compétence émanant d’un tribunal étranger, qui a été confirmée par une injonction interdisant les poursuites. Il n’est pas non plus possible d’affirmer que le législateur a implicitement demandé aux tribunaux canadiens d’agir de cette façon, dans une situation comme celle‑ci où le fait d’accorder une force probante à un jugement étranger n’irait pas à l’encontre des objets qui sous‑tendent l’article 46.

 

 

[32]           Il a toutefois poursuivi en spéculant que la déclaration de compétence par le tribunal étranger choisi dans le contrat pourrait ne pas constituer un facteur pertinent dans le cadre d’une analyse du forum non conveniens lorsque le chargeur, le consignataire ou les marchandises sont canadiens. Voici en quels termes il s’est exprimé, au paragraphe 88 :

[88]        Aux fins du présent appel, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur la question de savoir si la déclaration de compétence par les tribunaux anglais et le choix d’un tribunal exclusif par les parties devraient être considérés non seulement comme des facteurs à prendre en compte pour l’application du principe forum non conveniens, mais également comme des facteurs pratiquement déterminants. Je ne suis pas non plus tenu de décider s’il y a lieu de prendre en compte ces facteurs lorsque les chargeurs, les consignataires ou les marchandises sont canadiens. Je suis néanmoins enclin à penser que cela ne devrait pas être le cas, étant donné que cela permettrait aux parties de priver d’effet l’article 46 qui vise à protéger les exportateurs et les importateurs canadiens, en instituant des actions devant le for prévu au contrat.

 

 

FACTEURS DONT IL FAUT TENIR COMPTE

 

[33]           Outre les facteurs énumérés dans les arrêts Eleftheria et Spar Aerospace, les arrêts OT Africa et Holt Cargo Systems Inc. c. ABC Containerline N.V. (Syndics de), 2001 CSC 90, [2001] 3 R.C.S. 907, m’obligent à tenir compte de la politique officielle du Canada. Bien qu’elle relève de la rubrique de l’emplacement des biens des défendeurs, l’action in rem mérite aussi une mention spéciale. Enfin, après m’être arrêté sur l’arrêt Morviken, [1983] 1 Lloyd’s Rep. 1, de la Chambre des lords, je vais également tenir compte de la clause de compétence de Tokyo.

 

[34]           La première étape consiste à déterminer s’il existe un tribunal logique. À mon avis, il n’y en a pas. Il y a trois sinon quatre pays qui ont des liens véritables et substantiels avec la présente affaire : le Canada, le Japon, Singapour et, peut-être, les États-Unis.

 

[35]           La question suivante est celle de savoir si le Japon constitue de toute évidence un pays plus approprié que le Canada. Les facteurs suivants m’apparaissent assez neutres :

  1. Le lieu de résidence des parties et de leurs témoins;
  2. le lieu où se trouve la preuve;
  3. l’endroit où le contrat a été négocié et signé;
  4. le lieu où se trouvent les biens des défendeurs;
  5. le droit applicable;
  6. la nécessité de faire reconnaître le jugement dans un autre pays.

 

[36]           Mazda et Mitsui sont toutes les deux des entreprises multinationales sous contrôle japonais. Mazda compte au moins 58 filiales à l’étranger. Mazda Canada, une société canadienne, est une d’entre elles. Soixante pour cent de ses actions sont détenues par Mazda Motor Corporation of Japan (Mazda Japan), et les 40 pour 100 restants par un chargeur japonais, Itochu. Le fait qu’environ 30 pour 100 de la Mazda Motor Corporation appartienne à son tour à la Ford Motor Company illustre à quel point le secteur automobile est international. Les assureurs de Mazda Canada sont américains. Ils se trouvent à Philadelphie. L’assurance ne couvre cependant pas la totalité des pertes.

 

[37]           Mitsui est tout aussi internationale. Par l’entremise d’une filiale de Singapour, elle détient 70 pour 100 des actions d’une société propriétaire de navires, MOB COUGAR (PTE) LTD. Les 30 pour 100 restants sont détenus par la Singapour Shipping Corporation, une société indépendante de Singapour. Les propriétaires ont conclu un contrat de gestion de navires avec Seatrade Ship Management (PTE) Ltd., dont le siège se trouve aussi à Singapour. Seatrade offre notamment des services de gestion d’équipage et c’est elle qui a recruté le capitaine, les officiers et l’équipage du Cougar Ace. Aucun des membres de l’équipage n’est Japonais : ils sont originaires de Singapour, du Myanmar et des Philippines. En d’autres mots, Mitsui a fait immatriculer le navire à l’étranger.

 

[38]           Les ententes commerciales internationales de Mazda et de Mitsui sont parfaitement légitimes. Il n’y a aucune raison pour laquelle je devrais faire abstraction de la personnalité morale.

 

[39]           Bien que le contrat ait été conclu au Japon, il a en grande partie été exécuté en haute mer.

 

[40]           Le Cougar Ace a été construit au Japon selon les normes de la société de classification japonaise Nippon Kaiji Kyokia et il relève toujours du classement de cette société. Tant la société qui assure sa coque et sa machinerie que celle qui couvre sa protection et son assurance à caractère indemnitaire sont japonaises. Le navire a été mis en cale sèche au Japon peu de temps avant le voyage fatidique.

 

[41]           La langue de travail à bord du Cougar Ace est l’anglais. Bien qu’il ait été construit au Japon, tous les plans et tous les manuels du navire sont en anglais. Aucun des membres de l’équipage ne parle le japonais. Ils témoigneraient probablement en plusieurs langues dont l’anglais et le birman.

 

[42]           Mazda Canada aurait peu de témoins à faire entendre pour son propre compte. Dès lors qu’elle aura établi ses droits sur les marchandises et qu’elle aura démontré les dommages qu’elle a subis, la charge de la preuve sera déplacée sur les défendeurs. Les avaries seront prouvées par des ingénieurs au service de Mazda U.S.A. et de Mazda Japon, des experts américains en contrôle de la qualité et des experts maritimes canadiens et américains.

 

[43]           Les défendeurs auront à traiter de la navigabilité du Cougar Ace, et de la diligence exercée pour le rendre navigable. Dans la mesure où l’état physique du navire est en cause, des témoins du Japon et de Singapour seront entendus au sujet de la construction, de l’entretien et de la mise en cale sèche récente du navire. À la suite du sinistre, le navire a été inspecté par des experts du Japon, de Singapour, des États-Unis et du Royaume-Uni. Pour ce qui est du sauvetage, signalons que les sauveteurs se trouvent aux États-Unis.

 

[44]           Si l’accident est attribuable à une erreur de l’équipage, la plupart des témoins se trouvent alors sans contredit à Singapour. Mitsui a pointé du doigt le capitaine en second, qui est originaire de Singapour. Ainsi que je l’ai déjà dit, les membres de l’équipage qui ne sont pas de Singapour sont du Myanmar et des Philippines, mais pas du Japon.

 

[45]           Les preuves substantielles sont des preuves écrites, et elles peuvent donc être transportées partout.

 

[46]           Bien que Mitsui possède évidemment des biens au Japon, rien ne permet de penser qu’elle n’en a pas aussi ailleurs. Mazda Canada a été en mesure de procéder à la saisie du Cougar Ace à Portland. En contrepartie de sa renonciation à la saisie, elle a reçu une lettre d’engagement du P&I Club, à laquelle elle a choisi de ne pas donner suite. Rien ne permet de penser qu’elle ne serait pas en mesure de faire exécuter un jugement au Canada ou aux États‑Unis.

 

[47]           Bien que le droit applicable soit japonais, ainsi que le juge Brandon le signale dans l’arrêt Eleftheria, précité, la véritable question à se poser est celle de savoir si ce droit est différent du droit canadien. Les parties ont déposé des affidavits souscrits par d’éminents procureurs japonais. Le Japon a entériné les Règles de La Haye-Visby, tout comme le Canada. Le Japon a adopté la Convention de 1976 sur la limitation de responsabilité en matière de créances maritimes, tout comme le Canada. Toutefois, et cela est très important, au moment où l’accident est survenu, le Japon n’avait pas entériné le Protocole de 1996, alors que le Canada l’avait fait. Le Japon a depuis adopté le Protocole en question mais, suivant la preuve non contestée, les tribunaux japonais appliqueraient la Convention de 1976. Le Canada appliquerait cependant le Protocole de 1996, qui augmente de plus du double la limite de responsabilité.

 

[48]           Ce qui m’amène aux facteurs qu’il reste à examiner : les avantages conférés à la demanderesse par son choix du tribunal compétent, les intérêts de la justice, y compris la courtoisie internationale et la politique officielle du Canada, l’action in rem, les intérêts des parties et la clause d’élection de for.

 

AVANTAGES JURIDIQUES

[49]           Mazda Canada retire un avantage financier éventuel d’environ 1 500 000 $US si l’action se poursuit au Canada. Aux termes des Règles de La Haye-Visby et de la Convention de 1976 sur la limite de responsabilité, le défendeur propriétaire et affréteur n'est pas en droit de limiter sa responsabilité « s'il est prouvé que le dommage résulte de son fait ou de son omission personnels, commis avec l'intention de provoquer un tel dommage, ou commis témérairement et avec conscience qu'un tel dommage en résulterait probablement ». Le fardeau de la preuve incombe aux personnes ayant un droit sur la cargaison et il est très difficile de s’en acquitter.

 

[50]           Tant au Canada qu’au Japon, si les défendeurs encourent effectivement une responsabilité quelconque, celle-ci sera fort probablement limitée par application des Règles de La Haye-Visby. Toutefois, au Japon, contrairement au Canada, cette responsabilité limitée serait réduite encore plus par application de la Convention de 1976.

 

[51]           Les Règles de La Haye-Visby limiteraient probablement à 5 985 023 $US le montant que Mazda Canada pourrait récupérer. Les dommages-intérêts sont limités à deux droits de tirage spéciaux du Fonds monétaire international par kilo, ce qui, actuellement, correspond à environ 3,06 $US le kilo, pour chacun des 1 955 890 kilos. Dans le même ordre d’idées, la cargaison américaine de Mazda avait un poids de 5 249 560 kilos, ce qui se traduit par une limite de 16 063 653 $US selon les Règles de La Haye-Visby. Si l’on fait abstraction des camions Isuzu, la responsabilité éventuelle des défendeurs à l’égard de la totalité de la cargaison de 4 813 automobiles Mazda est par conséquent limitée à 22 048 676 $US (5 985 023 $US, plus 16 063 653 $US).

 

[52]           Le fonds consigné en vertu de la Convention est calculé en fonction de la jauge du navire. Une limite globale est fixée à la responsabilité en ce qui concerne toutes les réclamations relatives à la cargaison découlant du même incident.

 

[53]           Mazda Canada a calculé le fonds consigné du Cougar Ace au Canada à 29 190 916 $US conformément au Protocole de 1996, tandis qu’au Japon, il ne serait que de 12 178 302 $US. Bien que le fonds ne puisse être calculé avec précision qu’une fois qu’une action en limitation de responsabilité a été intentée ─ ce qui n’est pas le cas en l’espèce ─ il n’en demeure pas moins qu’au Canada, le montant que Mazda pourrait obtenir ne serait restreint que par les Règles de La Haye-Visby. Le montant principal qu’elle pourrait obtenir, sous réserve de l’établissement des dommages, serait de 5 985 023 $US. Au Japon, toutefois, cette indemnité limitée serait elle‑même réduite par application de la Convention de 1976 et ramenée à environ 4 537 412 $US, une différence de près de 1 500 000 $US.

 

[54]           Je n’en conclus pas pour autant que les défendeurs se tournent vers le Japon dans le seul but de limiter leur responsabilité. Au contraire, leur thèse est que les Règles de La Haye-Visby les exonèrent de toute responsabilité et ce, indépendamment du pays où la cause est instruite.

 

[55]           Le poids à accorder aux avantages juridiques est un sujet qui a fait couler beaucoup d’encre depuis une trentaine d’années. Dans l’arrêt MacShannon c. Rockware Glass Ltd., [1978] A.C. 795, [1978] 1 All E.R. 625, lord Diplock a expliqué que deux conditions doivent être réunies pour justifier une suspension : la première étant positive, et la seconde étant négative. La première condition est que le défendeur doit convaincre le tribunal qu’il existe une juridiction plus appropriée. La seconde est que la suspension ne doit pas priver le demandeur d’un avantage personnel ou juridique légitime. Cependant, tant dans l’arrêt Spiliada que dans la décision Anchem, précités, il a été jugé que les avantages personnels et juridiques n’occupent pas une place de choix, et qu’ils ne sont pas nécessairement plus importants que d’autres facteurs.

 

[56]           Il ne faut cependant pas minimiser l’importance des avantages financiers, en particulier dans les actions in rem. Bien que l’action in rem n’ait pas encore été mise en état par suite de sa signification, cette situation s’explique par le fait que le Cougar Ace n’a encore mouillé dans aucun port canadien. Bien que Mazda Canada n’adresse aucun reproche aux défendeurs à cet égard, il n’en demeure pas moins que la décision de se rendre de Dutch Harbor à Portland, plutôt qu’à New Westminster, l’a privée d’une garantie canadienne.

 

LA COURTOISIE INTERNATIONALE ET L’ACTION IN REM

[57]           Ce qui nous amène à l’arrêt Holt Cargo Systems Inc., précité, qui est instructif tant pour ce qui est de l’action maritime in rem classique qu’en ce concerne la courtoisie internationale. Dans cette affaire, un fournisseur américain avait introduit devant la Cour fédérale une action in rem contre un navire belge qu’il avait fait saisir à Halifax. Peu de temps après, le propriétaire belge du navire a fait faillite en Belgique. Cette affaire, ainsi que l’affaire connexe Antwerp Bulkcarriers, N.V. Re, 2001 CSC 91, [2001] 3 R.C.S. 951, ont donné lieu à une multitude de procédures au Canada. Ce qui nous intéresse, toutefois, c’est la requête en suspension de l’action de Holt présentée par les syndics pour cause de forum non conveniens.

 

[58]           Le seul lien avec le Canada était la présence du navire ici. La Belgique, en revanche, était le pays où le siège du propriétaire du navire se trouvait. Le navire ne pouvait d’aucune façon être considéré comme battant pavillon de complaisance.

 

[59]           L’avantage retiré par Holt au Canada était le fait que sa réclamation serait probablement traitée comme un privilège maritime, ce qui lui conférerait la qualité de créancier garanti sur lequel la faillite n’aurait aucune incidence. En Belgique, la créance serait considérée comme une créance chirographaire et ses chances d’obtenir quelque chose étaient effectivement très minces. Le juge MacKay a refusé d’accorder la suspension. Sa décision a été confirmée tant par la Cour d’appel fédérale que par la Cour suprême.

 

[60]           S’exprimant au nom de la Cour, le juge Binnie a expliqué, aux paragraphes 93 et 94, que le critère du « lien réel et important » devait tenir compte du mode de vie particulier des cargos. Quant à l’allégation que Holt était à la recherche du tribunal le plus accommodant, le juge a cité le passage suivant du jugement de lord Simon dans l’affaire Atlantic Star (The), [1974] A.C. 436, [1973] 2 All E.R. 175, repris par le juge Ritchie dans l’arrêt Antares Shipping Corp. c. « Capricorn » (Le), [1977] 2 R.C.S. 422;

La « recherche d’un tribunal » est de fait inévitablement liée au concept du privilège maritime et à l’action in rem.  Chaque port constitue automatiquement un choix possible en matière d’amirauté. Cela peut être très ennuyeux pour certains défendeurs; mais de façon générale, le système sert incontestablement les fins de la justice.

 

 

[61]           Dans l’affaire Holt, contrairement à ce qui était le cas dans les affaires Antares et Anchem, il y avait des considérations de politique publique en jeu. La Cour devait examiner le degré de « déférence et de respect » dont il y avait lieu de faire preuve envers le tribunal belge des faillites. Il existe trois approches en matière de faillites internationales : l’universalisme, le pluralisme et le territorialisme. Les syndics préconisaient une « approche universaliste » parce qu’il était dans leur intérêt de le faire, puisqu’ils représentaient les créanciers chirographaires. De toute évidence, Holt devait adopter l’« approche territorialiste » si elle souhaitait voir sa réclamation acquittée en totalité ou peut-être même tout simplement acquittée. Ces considérations ont amené le juge Binnie à dire ce qui suit, au paragraphe 88 : « La question monétaire en l’espèce ne doit pas être totalement éclipsée par le débat doctrinal entre les universalistes, les pluralistes et les territorialistes ».

 

[62]           Il y a aussi des questions de politique publique en jeu dans la présente affaire. La liberté de contracter est subordonnée à la volonté de l’État. Le transporteur national qui fait affaire à l’intérieur du Canada et le transporteur étranger qui fait affaire avec le Canada ne peuvent contourner la loi canadienne en se contentant d’insérer une clause d’élection de for dans le connaissement pour ensuite saisir le tribunal étranger en question en vue d’obtenir un jugement déclaratoire l’exonérant de toute responsabilité.

 

[63]           Suivant Mitsui, l’article 46 va à l’encontre du principe de la courtoisie internationale. Je ne suis pas de cet avis. Les Règles de La Haye-Visby ne portent pas sur la compétence. Les Règles de Hambourg, une convention censée remplacer les Règles de La Haye-Visby en traitent. Les Règles de Hambourg ont été édictées en application de la Loi sur la responsabilité maritime, dont elles font partie, mais elles ne sont pas encore entrées en vigueur. Il est fort possible, comme Mitsui le laisse entendre, que les Règles de Hambourg ne recueillent jamais l’adhésion générale et qu’elles n’entrent jamais en vigueur au Canada. Quoi qu’il en soit, plusieurs pays, dont le Canada, qui n’ont pas entériné cette convention ont adopté des dispositions relatives à la compétence qui s’en inspirent. Le juge Evans a examiné la question dans l’affaire OT Africa. Il a souligné que l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Afrique du Sud, le Danemark, la Finlande, la Norvège, la Suède et la République populaire de Chine avaient tous adopté des dispositions semblables à notre article 46. De fait, la Carriage of Goods by Sea Act, 1991 de l’Australie et la Maritime Transport Act, 1994 de la Nouvelle-Zélande ont pour effet de déclarer nulles et de nul effet les clauses attribuant une compétence exclusive à des tribunaux étrangers.

 

[64]           Tout cela pour dire que l’article 46 de la Loi sur la responsabilité maritime ne fait pas du Canada un paria sur le plan international. Avant de laisser le sujet de la courtoisie internationale, je tiens à souligner qu’en l’espèce, contrairement à l’affaire OT Africa, les tribunaux japonais n’ont pas prononcé d’injonction interdisant les poursuites. Bien que certains aient avancée l’idée que les tribunaux japonais se déclareront compétents, il semble qu’ils ne feront rien pour faire obstacle à l’action intentée au Canada. Mazda ne réclame par ailleurs pas d’injonction interdisant les poursuites.

 

[65]           Ces derniers facteurs penchent tous en faveur du Canada, qui est le for choisi par la demanderesse. La procédure de communication préalable est peut-être meilleure ici, mais je me contenterai de dire qu’elle ne favorise pas le Japon.

 

[66]           Je ne trouve pas particulièrement utile de répondre à la question de savoir si la réclamation de Mazda U.S.A. se poursuit aux États-Unis ou si elle doit se transporter au Japon. Il vaut la peine de signaler que les États-Unis n’ont pas de disposition semblable à notre article 46. Fait intéressant à signaler, le Canada et les États-Unis ont changé leur position. La thèse des États-Unis ressemble à la nôtre avant l’adoption de la Loi sur la responsabilité maritime, et la nôtre ressemble à la leur avant que leur Cour suprême ne rende l’arrêt Vimar Seguros y Reaseguros S.A. c. M/V Skey Reffer, 515 U.S. 528 (1995); 1995 AMC 1817.

 

LA CLAUSE ATTRIBUTIVE DE COMPÉTENCE

[67]           Je passe maintenant à la clause attributive de compétence. On ne peut interpréter le contrat comme si cette clause ne s’y trouvait pas. D’ailleurs, il se peut que si les autres facteurs, pris globalement, favorisent le Japon, une clause de compétence japonaise, par opposition à une clause attribuant la compétence à un autre pays, ferait de toute évidence du Japon le pays du tribunal le plus approprié. Toutefois, pour les motifs déjà exposés, ce n’est pas le cas en l’espèce.

 

[68]           La situation qui m’est soumise diffère de celle sur laquelle la Chambre des lords devait se prononcer dans l’affaire Morviken, précitée. La cargaison avait été chargée à bord du navire au Royaume-Uni en vue d’être transportée jusqu’aux Antilles néerlandaises. Le connaissement prévoyait l’application du droit néerlandais et le recours aux tribunaux néerlandais. À l’époque, le Royaume-Uni avant ratifié les modifications aux Règles de Hambourg prévues par les Règles de La Haye-Visby alors que les Pays-Bas ne l’avaient pas encore fait. Suivant les lois du Royaume-Uni, l’application des Règles de La Haye-Visby était obligatoire. La limite de responsabilité prévue par les Règles de La Haye-Visby était beaucoup plus élevée que celle qui était fixée par les Règles de Hambourg. Lord Diplock a estimé que le connaissement devait être interprété comme s’il ne renfermait ni clause relative aux règles de droit applicables, ni clause d’élection de for. Toutefois, dans le cas qui nous occupe, contrairement à l’affaire Morviken, l’article 46 de la Loi sur la responsabilité maritime n’a pas pour effet de rendre nulles et de nul effet la clause relative aux règles de droit applicables ou la clause d’élection de for.

 

[69]           Comme la clause attributive de compétence n’est pas illégale dans le cas qui nous occupe, on ne doit pas l’ignorer. On ne peut cependant lui accorder beaucoup de poids, en raison de la politique officielle canadienne exprimée à l’article 46. Une chose est sûre : cette clause ne fait pas pencher la balance en faveur du Japon.

 

[70]           En résumé, il découle de l’article 46 de la Loi sur la responsabilité maritime que l’on doit présumer que l’affaire a des liens véritables et substantiels avec le Canada si l’un des facteurs énumérés à cet article est présent. Le Canada possède effectivement des liens véritables et substantiels avec la présente affaire parce que New Westminster était le port de débarquement prévu. La demanderesse a le droit de choisir sa juridiction. Il n’a pas été clairement démontré que les tribunaux japonais seraient un for plus approprié.

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la requête en suspension de l’action de Mitsui O.S.K. Lines Co. Ltd. et de MOB Cougar (PTE) Ltd. est rejetée avec dépens.

 

 

 

« Sean Harrington »

 

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                              T-1844-06

 

 

INTITULÉ :                                             MAZDA CANADA INC. c.

                                                                  MITSUI O.S.K. LINES CO. LTD. MOB COUGAR (PTE) LTD.,LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « COUGAR ACE », NYI NYI TUN, YUE YEW LOON AND THAUNG HTUT MAUNG

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                       VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATES DE L’AUDIENCE :                   LE 15 ET 16 AOÛT 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                             LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                            LE 14 SEPTEMBRE 2007

 

COMPARUTIONS :

 

Me A. Barry Oland

      POUR LA DEMANDERESSE

 

 

Me Mark Sachs

Me Robert Margolis

      POUR LES DÉFENDEURS MITSUI O.S.K. LINES CO. LTD., MOB COUGAR (PTE) LTD. et YUE YEW LOON

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Oland & Co.

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

      POUR LA DEMANDERESSE

 

 

Thomas Cooper & Stibbard

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

      POUR LES DÉFENDEURS MITSUI O.S.K. LINES CO. LTD., MOB COUGAR (PTE) LTD. et YUE YEW LOON

 

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