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Date : 20070813

Dossier : IMM-3780-06

Référence : 2007 CF 838

Ottawa (Ontario), le 13 août 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY

 

 

ENTRE :

PAUL THOMAS

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur, citoyen de la Sierra Leone, réclame le contrôle judiciaire d’une décision de la Division de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, en date du 14 juin 2006, dans laquelle la Commission a statué que M. Thomas n’était ni un réfugié ni une personne à protéger en raison de son exclusion aux termes de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27. Bien que la décision de la Commission ne soit pas exempte d’erreur, je suis convaincu, pour les motifs qui suivent, qu’aucun tribunal raisonnablement instruit n’aurait pu parvenir à une conclusion différente et j’exerce donc non pouvoir discrétionnaire de rejeter la demande.

[2]               Le demandeur s’est enrôlé dans l’armée de la Sierra Leone en 1991 et s’est élevé jusqu’au grade de capitaine, qu’il occupait quand il a quitté la Sierra Leone en 1998.

 

[3]               Le 25 mai 1997, un coup d’État a renversé le Parti du peuple de la Sierra Leone (SLPP). Le rôle précis qu’a joué le demandeur, si tant est qu’il en a joué un, dans la planification et l’exécution du coup d’État ne ressort pas clairement du dossier. Toutefois, ce qui est clair, c’est qu’il était étroitement lié à la junte militaire qui a formé, après le coup d’État, le Conseil des forces armées révolutionnaires (AFRC), depuis sa création le 25 mai 1997 jusqu’à sa destitution le 13 février 1998, par une force d’intervention menée par le Nigeria, soit le groupe de surveillance du cessez-le-feu institué par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (ECOMOG).

 

[4]               En examinant la preuve dont elle était saisie, la Commission a conclu que le demandeur était devenu le porte-parole officiel du groupe qui a dirigé le coup d’État, qu’il a occupé le poste de « sous-secrétaire d’État aux Ressources minérales » pendant la courte vie de la junte, qu’il a participé à des négociations en juillet 1997 au nom de l’AFRC, et qu’il a été nommé au poste de « secrétaire d’État aux Ressources marines » lors d’un remaniement ministériel le 17 décembre 1997. Le demandeur a occupé ce dernier poste jusqu’à ce que l’AFRC soit destitué le 13 février 1998. Dans ses prétentions formulées dans la présente affaire, le demandeur n’a pas contesté qu’il a occupé ces postes. Il affirme qu’il a fui la Sierra Leone le 1er avril 1998.


LA DÉCISION

 

[5]               La Commission a reconnu que le demandeur était celui qu’il prétendait être. Elle a décrit la prétention du demandeur selon laquelle il craint le gouvernement actuel de la Sierra Leone en raison de sa participation à la junte de l’AFRC comme étant centrale à sa revendication, et elle note qu’il a déclaré dans son témoignage qu’il risque d’être condamné à mort comme bon nombre de ses collègues. La Commission a également pris note de l’argument du demandeur selon lequel il a été forcé de joindre les rangs de l’AFRC, mais elle a conclu que son témoignage et la preuve documentaire faisaient ressortir une réalité différente.

 

[6]               La Commission a reconnu que le demandeur avait de nombreuses raisons d’essayer de se distancier de l’AFRC, déclarant que la preuve documentaire dont elle était saisie ne laissait aucun doute quant à la nature de l’AFRC. Elle a conclu que l’AFRC était une organisation poursuivant des fins limitées et brutales, et que le demandeur était un dirigeant de cette organisation. Pour parvenir à ses conclusions, la Commission s’est largement appuyée sur la pièce M‑14, article 2, « Conclusions », Rapport de la Commission vérité et réconciliation, Sierra Leone, 2004 (le Rapport de la CVR »). Ce rapport énonce les conclusions de la Commission vérité et réconciliation (la CVR) qui a été instituée en Sierra Leone pour dégager certaines conclusions ayant trait aux causes, à la nature et à l’étendue des violations et des abus qui ont été commis pendant le conflit armé auquel l’AFRC a pris part.

 

[7]               En traitant du rôle du demandeur au sein de l’AFRC, la Commission a insisté sur le fait que, bien que le demandeur ait fait uniquement référence à son poste de secrétaire d’État aux Ressources marines dans son FRP et au cours de son interrogatoire par le Service canadien du renseignement de sécurité à son arrivée au Canada, il avait également occupé d’autres postes de direction au sein du gouvernement de l’AFRC. Quand le demandeur a essayé, au cours de son témoignage, de minimiser sa participation aux activités de l’AFRC et ses connaissances à cet égard, la Commission n’a pas jugé ses explications crédibles. Elle a noté en particulier que les promotions successives du demandeur à des postes de plus en plus importants étaient une indication qu’il était membre à part entière de la junte de l’AFRC et qu’il participait sciemment à leurs plans et à leurs activités.

 

[8]               Quand la Commission lui a demandé pourquoi il était demeuré au sein de l’AFRC jusqu’à sa destitution, le demandeur a répondu qu’il n’avait pas eu le choix. La Commission n’a pas accepté cette explication. Elle a conclu au contraire qu’« [e]n ne quittant  pas l’AFRC à la première occasion et en restant membre de l’organisation de ses débuts à son éviction de Freetown, le demandeur d’asile a volontairement souscrit à l’idéologie d’une organisation qui visait “ principalement des fins limitées et brutales ” ».

 

[9]               Au vu de l’importance du rôle du demandeur au sein de l’AFRC, et des activités de cette organisation, la Commission a conclu qu’il y avait des motifs sérieux de croire qu’il avait commis un délit international, savoir un crime contre l’humanité. Par conséquent, sa demande d’asile a été rejetée aux termes de l’article 98 de la Loi, et de la section Fa) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6 (la Convention sur les réfugiés).

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[10]           Les questions soulevées en l’espèce peuvent être décrites comme suit :

1)      La Commission a-t-elle commis une erreur en interprétant mal le critère juridique qu’il convient d’appliquer à la complicité ?

 

2)      La Commission a-t-elle commis une erreur en ne donnant pas de motifs suffisants concernant les fins visées par l’AFRC ?

 

3)      La Commission a-t-elle commis une erreur dans son application du critère de complicité :

 

a.       en concluant que l’AFRC visait des fins limitées et brutales ?

b.      en statuant que le demandeur participait sciemment aux activités de l’AFRC et partageait un but commun avec les fins poursuivies par ce dernier ?

c.       en faisant référence à des atrocités qui ont été commises après la période au cours de laquelle le demandeur était membre de l’AFRC ?

 

4)      La présente espèce fait-elle partie de ce type de causes dans lesquelles la Cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire de rejeter la demande, même si une erreur a été commise dans l’examen de la question sur les crimes contre l’humanité ?

 

 

LE CADRE LÉGISLATIF

 

[11]           L’article 98 de la Loi prévoit ce qui suit :

98. La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

98. A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

 

[12]           La section Fa) de l’article premier de la Convention sur les réfugiés dispose comme suit :

            Article premier...

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

 

a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

 

 

 

ANALYSE

 

La norme de preuve et la norme de contrôle

 

[13]           La norme de preuve qui s’applique à l’égard de la section Fa) de l’article premier de la Convention sur les réfugiés dans le présent contexte consiste à déterminer si la Couronne a démontré qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur avait commis des crimes contre l’humanité. Cette norme requiert davantage que des soupçons ou des conjectures, mais moins qu’une preuve selon la prépondérance des probabilités : Sivakumar c. Canada (Ministre l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433, au paragraphe 18 (C.A.), autorisation d’en appeler à la C.S.C. rejetée à [1994] A.C.S.C. no 27 (QL) [Sivakumar]; Ali c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 1306, au paragraphe 13.

 

[14]           S’agissant de la norme de contrôle, dans la mesure où les questions soulevées se rapportent à des conclusions de fait elles doivent être examinées d’après la norme de la décision manifestement déraisonnable; lorsque la question est une question mixte de fait et de droit, les conclusions « ne peuvent être révisées que si elles sont déraisonnables  »; s’il s’agit d’une question de droit seulement, comme l’interprétation de la clause d’exclusion, les conclusions « peuvent être révisées si elles sont erronées », c’est-à-dire selon la norme de la décision correcte : Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 39, au paragraphe 14. Lorsque la question soulevée est une question d’équité procédurale, comme l’insuffisance des motifs, la norme de contrôle est celle de la décision correcte, et il n’est pas nécessaire d’avoir recours à l’analyse pragmatique et fonctionnelle : Adu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 565, au paragraphe 9; Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539, au paragraphe 100.

[15]           La question de savoir si les faits, tels qu’ils ont été constatés, établissent qu’une personne a été complice dans la perpétration de crimes contre l’humanité fera donc l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, étant donné qu’il s’agit d’une question mixte de fait et de droit : Kasturiarachchi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 295, au paragraphe 12 [Kasturiarachchi]. Cela dit, la question de savoir ce qu’il faut établir pour conclure qu’il y a eu complicité est une question de droit qui doit être examinée selon la norme de la décision correcte.

 

 

1.  Le critère juridique applicable à la complicité

 

[16]           Le demandeur affirme que la première question à trancher pour conclure qu’il y a eu complicité dans la commission de crimes contre l’humanité consiste à déterminer quels crimes sont censés avoir été commis. Selon lui, une telle décision exige que les faits des crimes soient identifiés par la Commission, de même que leur sanction respective prévue dans l’instrument international correspondant, avant qu’une conclusion de complicité puisse être tirée.

 

[17]           Le défendeur répond que la Commission est  parvenue à des conclusions de fait claires en l’espèce, en énonçant les actes précis pour lesquels l’AFRC a été reconnu responsable, notamment : enlèvements, travail forcé (incluant le travail des enfants), civils battus et assassinés, viols collectifs et amputations. Le défendeur soutient que, pour accepter l’argument du demandeur, la Cour devrait critiquer la Commission simplement parce qu’elle n’a pas énoncé ce qui était évident, c’est-à-dire que ces crimes sont des crimes contre l’humanité. Le défendeur fait également valoir qu’il n’est pas nécessaire que la Commission fasse référence à des instruments internationaux précis, la question réelle étant de déterminer si les actes identifiés par la Commission sont des crimes contre l’humanité, tels que définis par la jurisprudence. Il soutient qu’il est tout à fait manifeste, eu égard à la jurisprudence, que les crimes en cause en l’espèce peuvent être qualifiés de crimes contre l’humanité.

 

[18]           Le demandeur fait de plus valoir qu’en concluant qu’il a été complice dans la perpétration de crimes contre l’humanité, la Commission a mal appliqué le critère. Le défendeur soutient pour sa part que le demandeur semble s’opposer au fait que la Commission a statué à la fois que l’AFRC visait des fins limitées et brutales et que le demandeur participait sciemment aux activités et partageait un but commun avec l’AFRC. Le défendeur affirme qu’on ne peut s’en prendre à la Commission parce qu’elle a étayé sa conclusion principale par des conclusions supplémentaires.

 

[19]           Le défendeur, le demandeur et la Commission ont tous cité les mêmes précédents et principes juridiques pour déterminer quel était le droit applicable en l’espèce. Par exemple, la Commission, citant Gutierrez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 1494, au paragraphe 22 (C.F. 1re inst.) (QL) [Gutierrez], a fait référence au fait qu’il y avait trois conditions préalables pour parvenir à une conclusion de complicité, savoir :

1) l’appartenance à une organisation où la perpétration des infractions internationales fait continuellement et régulièrement partie de l’opération;

 

2) la participation personnelle et consciente; et

 

3) l’omission de se dissocier de l’organisation dès qu’il est possible de le faire.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

Ces trois conditions préalables ont été établies par la Cour dans la décision Gutierrez sur la base d’un extrait d’une décision antérieure, Penate c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 1292, aux paragraphes  4 à 6 (C.F. 1re inst.) (QL), dans laquelle la Cour a résumé les principes énoncés dans les arrêts fondamentaux suivants : Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.) [Ramirez]; Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.); et Sivakumar. Ces trois conditions préalables ont depuis été utilisées par la Cour, ce qui démontre qu’elles constituent un résumé exact du droit applicable, voir par exemple : Petrov c. Canada (Ministre de  la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 465, au paragraphe 8; Canada (Ministre de  la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Yaqoob, 2005 CF 1017, au paragraphe 26.

 

[20]           Faisant référence à Ramirez, la Commission a de plus reconnu six facteurs à prendre en compte pour déterminer s’il y a eu complicité dans des crimes contre l’humanité : la méthode de recrutement; la nature de l’organisation; le poste ou le grade; la connaissance des atrocités; le temps passé dans l’organisation; et la possibilité de quitter l’organisation. Ces facteurs ont depuis été décrits par la Cour comme étant « les principaux facteurs qu’il y a lieu de prendre en compte pour trancher la question de savoir s’il existait des motifs sérieux de croire que le demandeur principal avait une connaissance personnelle des faits en cause ou pouvait être considéré comme complice de la perpétration de crimes contre l’humanité » : Fabela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1028, au paragraphe 24.

 

[21]           Il est clair que la Commission a appliqué ces facteurs en l’espèce. Par exemple, dans ses motifs, la Commission a conclu ce qui suit : le demandeur a volontairement joint les rangs de l’AFRC; l’AFRC visait des fins limitées et brutales; le demandeur était un dirigeant de l’organisation et un participant volontaire et conscient; au mieux, il a délibérément fermé les yeux sur les actes de violence commis autour de lui; il est resté membre de l’AFRC jusqu’à la fin; et il n’a pas quitté l’organisation à la première occasion possible.

 

[22]           Le droit établit clairement que, pour être complice dans la commission d’un délit international, la participation d’un individu doit être personnelle et consciente. La complicité dans la perpétration d’une telle infraction repose sur une intention commune : Gutierrez, précité, au paragraphe 22, citant Penate, précité, au paragraphe 4. Ce facteur a été décrit comme étant l’élément moral (mens rea) exigé par la clause d’exclusion : Cardenas  c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 139, au paragraphe 12 (C.F. 1re inst.) (QL) [Cardenas].

 

[23]           Pour évaluer la complicité en fonction de la participation aux activités d’une organisation, la première étape consiste à examiner le but de l’organisation en question. Quand le « principal objectif de l’organisation est réalisé au moyen de crimes contre l’humanité ou vise des fins limitées et brutales, l’appartenance suffit généralement pour établir la complicité » : Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 867, au paragraphe 41 [Pushpanathan]. À moins qu’il ne soit établi que l’organisation en cause poursuivait des fins limitées et brutales, toutefois, la simple appartenance à un groupe responsable de crimes internationaux ne suffit pas : Sivakumar, précité, au paragraphe 13.

 

[24]           Il était donc juridiquement loisible à la Commission de conclure que l’AFRC visait des fins limitées et brutales et de présumer l’intention commune au vu du fait que le demandeur était membre de cette organisation. Comme l’a précisé la Cour dans Yogo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 390 [Yogo], il s’agit d’une présomption réfutable :

15     ...Lorsqu'une organisation est caractérisée comme visant principalement des fins limitées et brutales, il existe une présomption qui peut entraîner la conclusion que la personne est complice, en l'absence de tout autre élément de preuve que son adhésion à l'organisation. Le fait que l'organisation existe à une seule fin laisse supposer que, comme le dit le juge McKeown dans la décision Saridag c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 1516, au paragraphe 10 « ... ses membres s'y sont joints et ont continué d'y adhérer intentionnellement et volontairement, dans l'intention commune d'apporter leurs efforts personnels à la cause poursuivie par le groupe. Cette hypothèse donne naissance à une présomption de complicité de la part de tout demandeur du statut de réfugié déclaré être un membre d'un tel groupe... » . On présume qu'il y a un but commun partagé à moins que le demandeur puisse réfuter la présomption.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[25]           Par conséquent, quand le demandeur a essayé, dans son témoignage, de minimiser sa participation et son rôle au sein de l’AFRC, la Commission a dû se pencher sur ce témoignage pour déterminer si la présomption avait été réfutée. En agissant ainsi, il lui était loisible de faire référence à d’autres facteurs pertinents.

 

[26]           S’agissant de la position de dirigeant du demandeur en particulier, même lorsque les fins visées par une organisation n’ont pas été jugées limitées et brutales, il est « possible de conclure à la connaissance des crimes commis et à une adhésion aux buts de leurs auteurs si l’intéressé occupe, au sein de l’organisation, un poste suffisamment élevé et tolère les crimes en cause ou ne quitte pas l’organisation » : Cardenas, précité, au paragraphe 13. Comme le notait également la Cour d’appel dans Sivakumar, au paragraphe 10 : « Tout en gardant à l'esprit que chaque cas d'espèce doit être jugé à la lumière des faits qui le caractérisent, on peut dire que plus l'intéressé se trouve aux échelons supérieurs de l'organisation, plus il est vraisemblable qu'il était au courant du crime commis et partageait le but poursuivi par l'organisation dans la perpétration de ce crime. En conséquence, peut être jugé complice celui qui demeure à un poste de direction de l'organisation tout en sachant que celle-ci a été responsable de crimes contre l'humanité. » Voir également : Baqri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1096, au paragraphe 28 [Baqri].

 

[27]           En concluant que l’AFRC visait des fins limitées et brutales, et en évaluant la preuve pour en arriver à la conclusion que le demandeur était un participant conscient, la Commission n’a pas mal appliqué le droit. Cela dit, le droit établit aussi clairement que, pour conclure à la complicité, la Commission doit parvenir à des conclusions de fait précises au sujet des crimes contre l’humanité eux-mêmes.

 

[28]           Pour respecter cette condition, il faut davantage que de vagues assertions au sujet d’« atrocités » et de tactiques « répugnantes » : Sivakumar, précité, au paragraphe 32. Bien qu’on puisse soutenir que les motifs de la Commission donnés en l’espèce respectent cette norme, la Cour a également conclu qu’il ne suffit pas que la Commission parle « en termes généraux d’un large éventail d’actes violents et criminels », précisant au contraire que la Commission doit exposer expressément les crimes dont le demandeur se serait rendu complice : Baqri, précité, aux paragraphes 40 et 41.

 

[29]           En examinant la preuve dont était saisie la Commission en l’espèce, je crois que les mots suivants de la Cour d’appel dans l’arrêt Sivakumar s’appliquent également ici :

 

33...Vu la gravité des conséquences éventuelles du rejet, fondé sur la section Fa) de l'article premier de la Convention, de la revendication de l'appelant et la norme de preuve relativement peu rigoureuse à laquelle doit satisfaire le ministre, il est crucial que la section du statut rapporte dans ses motifs de décision les crimes contre l'humanité dont elle a des raisons sérieuses de penser que le demandeur les a commis. On peut dire que faute d'avoir tiré les conclusions nécessaires sur les faits, la section du statut a commis une erreur de droit.

 

            [Non souligné dans l’original.]

 

[30]           Bien que la Commission ait fait référence à un large éventail d’actes violents et criminels en l’espèce, cela ne suffit pas. Il n’était toutefois pas nécessaire que la Commission cite les instruments internationaux pour que ses conclusions soient jugées suffisantes, comme l’a prétendu le demandeur, la « véritable question » étant de savoir si les actes identifiés « constituent des crimes contre l’humanité au sens de la jurisprudence de notre Cour » : Shakarabi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 145 F.T.R. 297, au paragraphe 20 (C.F . 1re inst.).

 

[31]           En ne parvenant pas à des conclusions de fait suffisantes, la Commission a commis une erreur de droit en l’espèce. Toutefois, la Cour peut maintenir une décision de la Commission d’exclure le demandeur, malgré les erreurs commises par une formation, si « aucun tribunal correctement instruit, utilisant la méthode d’interprétation appropriée, n’aurait pu parvenir à une conclusion différente » : Ramirez; Sivakumar, précité, au paragraphe 34; Cardenas, précité, au paragraphe 14; Dzimba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 500, au paragraphe 38 [Dzimba]. Comme on le verra ci-dessous, la présente instance s’articule sur la question de savoir si cette exception devrait s’appliquer en l’espèce.

 

2.   Les motifs suffisants

 

[32]           Le demandeur affirme que le fait que la Commission n’a pas évalué quelles étaient les fins visées par l’AFRC avant de conclure qu’elles étaient limitées et brutales équivaut à ne pas avoir respecté la condition de motiver ses conclusions, ce qui vicie la décision.

 

[33]           Il est vrai que l’obligation de motiver une décision « n’est remplie que lorsque les motifs fournis sont suffisants »; toutefois, ce qui constitue des motifs suffisants « est une question qui doit être tranchée en fonction des circonstances de chaque espèce » : Via Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25, au paragraphe 21 [Via Rail].

 

[34]           Pour que les motifs soient suffisants, le décideur « doit exposer ses conclusions de fait et les principaux éléments de preuve sur lesquels reposent ses conclusions. Les motifs doivent traiter des principaux points en litige. Il faut y retrouver le raisonnement suivi par le décideur et l’examen des facteurs pertinents » : Via Rail, précité, au paragraphe 22 [renvois omis].

 

[35]           Quand on évalue la suffisance des motifs, toutefois, on ne peut exiger qu’ils  répondent à une norme de perfection ou les scruter à la loupe, il faut plutôt les prendre comme un tout : Liang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1501, au paragraphe 42; Andryanov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 186, au paragraphe 21.

 

[36]           Bien que le demandeur affirme que la Commission n’a pas traité des fins visées par l’AFRC, cela n’est pas exact. Même si l’on peut prétendre que la question aurait pu être discutée de façon plus claire, la Commission a effectivement analysé la preuve dont elle était saisie. Elle a conclu que la preuve documentaire ne laissait « aucun doute quant à la nature de l’AFRC ». La Commission a de plus reconnu que l’AFRC « a rivalisé de façon purement brutale avec le tristement célèbre Front révolutionnaire uni »; qu’il « violait, de façon brutale et systématique, les droits de la personne lorsqu’il était au pouvoir »; et qu’il « était davantage préoccupé par l’obtention de gains personnels ». La Commission a insisté sur le fait que l’AFRC a drainé les ressources de l’État, et que la gestion des ressources minérales de la Sierra Leone était faite de manière irresponsable et motivée par le profit personnel. La Commission a de plus conclu que les soldats de l’AFRC « ont pris le pouvoir de façon inconstitutionnelle et ont imposé un règne d’anarchie et de violence au peuple », et que « les officiers qui ont assumé des fonctions d’état sous le gouvernement militaire de l’AFRC ont agi en toute impunité », ont pillé les propriétés des civils et battu et sommairement assassiné des soldats et des civils.

 

[37]           Bien que la Commission n’ait pas donné de résumé succinct de la caractérisation qu’elle a faite des fins visées par l’AFRC avant de les décrire comme limitées et brutales, elle a clairement tiré des conclusions de fait à l’appui de sa conclusion. Cette conclusion, selon laquelle les fins de l’AFRC étaient « limitées et brutales », suffit pour que soit respectée l’obligation de motiver la décision.

 

3.         L’application du critère

a)         Des fins limitées et brutales

 

[38]           Comme l’ont reconnu les deux parties, dans l’arrêt Ramirez, aux paragraphes 23 et 24, la Cour d’appel a indiqué clairement que « la simple appartenance à une organisation qui commet sporadiquement des infractions internationales ne suffit pas, en temps normal, pour exclure quelqu’un de l’application des dispositions relatives au statut de réfugié »; toutefois, « lorsqu’une organisation vise principalement des fins limitées et brutales, comme celles d’une police secrète, il paraît évident que la simple appartenance à une telle organisation puisse impliquer nécessairement la participation personnelle et consciente à des actes de persécution ».

 

[39]           Le demandeur fait valoir que, bien que l’AFRC soit une organisation qui ait commis sporadiquement des violations des droits de la personne et des crimes, il ne s’agit pas d’une organisation qui visait des fins limitées et brutales – et qu’elle avait plutôt un objectif politique valide. Le défendeur soutient au contraire que la Commission était saisie de nombreuses preuves permettant d’étayer ses conclusions selon lesquelles l’AFRC visait des fins limitées et brutales.

 

[40]           Pour que la Commission puisse affirmer à bon droit que les fins poursuivies par une organisation ou un groupe sont limitées et brutales, elle doit s’assurer qu’il y a suffisamment de preuves pour étayer sa conclusion. Lorsque la preuve documentaire n’appuie pas la caractérisation que donne la Commission de la nature de l’organisation, ses conclusions constituent une erreur susceptible de révision : Yogo, précité, au paragraphe 20.

 

[41]           À l’appui de son argument selon lequel la Commission a commis une erreur en concluant que les fins poursuivies par l’AFRC étaient limitées et brutales, le demandeur cite la décision Balta c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 146, au paragraphe 14 (C.F. 1re inst.) (QL), dans laquelle la Cour a statué que l’armée serbe, qui avait commis des crimes internationaux dans les Balkans, n’était pas une organisation qui visait des fins limitées et brutales parce qu’elle poursuivait un objectif politique, savoir donner aux Serbes le contrôle de la Bosnie.

 

[42]           Il est toutefois loisible à la Commission de rejeter une des fins déclarées en se fondant sur la preuve. Dans la décision Antonio c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 1700, aux paragraphes 17 et 18 [Antonio], par exemple, la Cour a maintenu la conclusion indiquant  que l’armée angolaise visait une fin limitée et brutale pendant la période en cause, malgré l’affirmation selon laquelle son but était d’assurer la défense nationale. La Cour a fait référence au fait que le demandeur avait cité « deux phrases tirées de la volumineuse preuve documentaire affirmant que le rôle de l’armée angolaise consistait à protéger le pays contre les menaces extérieures ». La Cour ajoute toutefois que « la preuve documentaire démontre amplement que, pendant la période de guerre civile au cours de laquelle le demandeur a servi dans les forces armées, les activités militaires visaient à écraser l’UNITA et à terroriser la population. Fait important, aucun élément de preuve documentaire n’établit que l’armée ait eu d’autres activités à cette époque » : Antonio, précité, au paragraphe 17.

 

[43]           Il était également loisible à la Commission de reconnaître qu’une organisation vise des fins limitées et brutales lorsque ses activités violentes ne peuvent être séparées des autres objectifs qu’elle peut avoir. Par exemple, lorsqu’il n’y a pas de preuve que les objectifs politiques d’une organisation peuvent être distingués des activités militaires, ou lorsque ses activités terroristes et répréhensibles ne peuvent être séparées de ses autres objectifs, il est raisonnable de conclure que cette organisation poursuit des fins limitées et brutales : Pushpanathan, précité, au paragraphe 40; Nagamany  c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1554, au paragraphe 35 [Nagamany].

 

[44]           Le demandeur fait valoir que, comme le leader de l’AFRC (le major Johnny Paul Koroma) a donné l’ordre aux militaires de mettre fin à leur comportement illégal, cela laisse entendre que le seul objectif poursuivi par l’AFRC n’était pas de commettre des crimes internationaux. Le demandeur reconnaît que l’AFRC n’était pas un gouvernement légitime, mais il affirme qu’il ne peut être comparé à une police secrète dont le seul but est l’arrestation de prisonniers politiques et la perpétration d’abus contre eux.

 

[45]           Bien que la Commission n’ait pas précisément fait référence à cet élément de preuve, elle a cité les conclusions de la Commission vérité et réconciliation concernant la participation des dirigeants de l’AFRC aux actes de violence continue.

 

[46]           Comme l’a noté la Cour dans la décision Taher c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1433, au paragraphe 14 (QL) : « [i]l s’agit d’un principe élémentaire de droit que l’on doit présumer qu’un tribunal a tenu compte de l’ensemble de la preuve dont il était saisi. Pourtant, un tribunal n’a pas l’obligation de mentionner dans ses motifs tous les éléments de preuve dont il a tenu compte avant de rendre sa décision. Par surcroît, le fait que certains éléments de preuve ne soient pas mentionnés dans les motifs du tribunal ne veut pas dire qu’il n’en a pas tenu compte. ». Voir également : Agastra c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 548, au paragraphe 43. Cela dit, le fait que la Commission n’a pas mentionné « un élément de preuve important qui contredisait sa conclusion » peut permettre de penser qu’elle ne l’a pas pris en considération : Otti c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1031,au paragraphe 13. Je ne crois pas que la preuve de la déclaration faite par le major Johnny Paul Koroma exigeait d’être précisément mentionnée étant donné qu’elle est, au mieux, intéressée au vu de la condamnation internationale des activités de son armée et qu’elle n’est pas incompatible avec la conclusion à laquelle est parvenue la Commission.

 

[47]           Dans le cas de l’AFRC, il est clair que la Commission a reconnu qu’il poursuivait, à un certain degré, des objectifs politiques. La Commission a reconnu le fait que l’AFRC a été formé après que le gouvernement dûment élu du président Kabbah eut été renversé le 25 mai 1997. La Commission a de plus qualifié la période au cours de laquelle l’AFRC a été au pouvoir comme étant une période de régime militaire violent et corrompu. Malgré l’aspect politique inhérent de l’AFRC, il y a une preuve écrasante de violence et d’abus des droits de la personne qui caractérise la période pendant laquelle il a été au pouvoir. Compte tenu de la preuve dont était saisie la Commission, il n’était pas déraisonnable que celle-ci en vienne à la conclusion que les fins visées par l’AFRC pouvaient être qualifiées de limitées et brutales puisqu’il n’y avait pas de preuve que ses activités militaires violentes pouvaient être distinguées des autres objectifs qu’il pouvait avoir.

 

b)         Un participant conscient, un but commun

 

[48]           En plus de conclure que l’AFRC visait des fins limitées et brutales, la Commission a également fait référence au demandeur comme étant un « membre conscient » de l’organisation ayant « volontairement souscrit à l’idéologie » de celle-ci. Pour parvenir à ces conclusions, la Commission s’est appuyée en particulier sur le poste de commandement qu’occupait le demandeur au sein de l’organisation, son ascension professionnelle, et le fait qu’il est demeuré au sein de l’organisation pendant toute la période au cours de laquelle elle a été au pouvoir. Comme le précisait la Cour d’appel dans l’arrêt Sivakumar, au paragraphe 13 : « [...] plus l’intéressé occupe les échelons de direction ou de commandement au sein de l’organisation, plus on peut conclure qu’il était au courant des crimes et a participé au plan élaboré pour les commettre. »

 

[49]           En l’espèce, la Commission a précisément noté que le demandeur avait essayé, au cours de son témoignage, de se distancier de l’AFRC et de minimiser son rôle; toutefois, elle a clairement rejeté les explications du demandeur en les qualifiant de non crédibles. Comme on l’a noté précédemment, les conclusions de la Commission relatives à la crédibilité n’ont pas été contestées dans le présent contrôle. Le demandeur affirme plutôt qu’il y avait des éléments de preuve démontrant que les violations commises par les membres de l’AFRC n’étaient peut-être pas compatibles avec les objectifs de l’organisation, au vu du fait que le major Johnny Paul Koroma a dénoncé ces gestes. Compte tenu de cette preuve, le demandeur fait valoir que sa participation consciente et son appui aux objectifs de l’AFRC ne peuvent faire de lui un complice, parce que les crimes en cause étaient en fait des «  incidents isolés » ou des crimes commis par des éléments indésirables qui n’obéissaient pas aux ordres de l’organisation.

 

[50]           Comme je l’ai noté ci-dessus, il était loisible à la Commission de rejeter cet élément de preuve. Elle a clairement conclu que les dirigeants de l’AFRC eux-mêmes ont fait preuve d’une indifférence impitoyable envers la vie et l’intégrité physique d’êtres humains, que les officiers de l’AFRC ont trompé la confiance des gens, ont imposé un règne d’anarchie et de violence, ont pillé les propriétés des civils, ont agi en toute impunité, et ont battu et sommairement assassiné des soldats et des civils. La Commission a de plus conclu que le demandeur était un dirigeant de cette organisation, et elle a statué qu’en tant que dirigeant il devait être tenu responsable de ce qu’elle avait fait.

 

[51]           Comme je l’ai déjà indiqué, il était loisible à la Commission de s’appuyer sur le poste de dirigeant du demandeur au sein de l’AFRC pour renforcer ses conclusions ayant trait à la complicité du demandeur. Il lui était également loisible de rejeter les explications du demandeur parce qu’elle les jugeait non crédibles. Les conclusions de la Commission sur cette question ne peuvent être qualifiées de déraisonnables.

 

c)   Référence aux atrocités commises après la participation du demandeur

 

[52]           Comme l’a récemment précisé la Cour dans la décision Nagamany, au paragraphe 37 : « il ne faut pas oublier qu’il convient d’évaluer la nature d’une organisation par rapport aux activités qu’elle exerçait à l’époque où le demandeur en cause y aurait joué un rôle ». Cela dit, dans la décision Nagamany, il n’a pas été jugé décisif que la Commission ait fait référence à des événements qui s’étaient produits après la période au cours de laquelle le demandeur avait manifestement joué un rôle dans l’organisation en cause, au vu du fait qu’elle avait également fait référence à de nombreux éléments de preuve se rapportant à la période au cours de laquelle il était membre de l’organisation : au paragraphe 39. Ayant soigneusement examiné la preuve, et ayant reconnu que la décision de la Commission aurait pu être mieux structurée, la Cour a conclu que sa conclusion selon laquelle l’organisation en cause constituait une organisation ayant des fins limitées et brutales était raisonnable et ne devrait pas être annulée : Nagamany, précité, au paragraphe 41.

 

[53]           Le même raisonnement peut s’appliquer en l’espèce. Il est clair que le demandeur était membre de l’AFRC jusqu’à son éviction de Freetown. Bien qu’en l’espèce la Commission se soit appuyée sur un élément de preuve qui mentionnait des atrocités qui ont été commises pendant le règne de l’AFRC et après son renversement, soit le programme d’amputations de 1998 à 1999, elle a par ailleurs correctement restreint son analyse à la preuve qui portait sur la période au cours de laquelle le demandeur a directement joué un rôle au sein de l’AFRC. Compte tenu de l’ensemble de la preuve, et bien que les motifs de la Commission eussent pu être mieux structurés, on ne peut dire qu’ils sont déraisonnables sur ce point.

 

4.  Les conséquences des erreurs de la Commission

 

[54]           Comme je l’ai noté ci-dessus, la Cour peut confirmer une décision de la Commission de procéder à l’exclusion de l’intéressé, malgré les erreurs commises, si « aucun tribunal correctement instruit, utilisant la méthode d’interprétation appropriée, n’aurait pu parvenir à une conclusion différente » : Ramirez; Sivakumar, précité, au paragraphe 34; Cardenas, précité, au paragraphe 14; Dzimba, précité, au paragraphe 38. Compte tenu du fait que seule la preuve portant sur la période pendant laquelle le demandeur était membre de l’AFRC peut être examinée, la question à l’étude consiste à déterminer si ce principe devrait être appliqué en l’espèce.

 

[55]           Comme il a été mentionné ci-dessus, lorsqu’il est question de tirer des conclusions ayant trait aux crimes contre l’humanité, la véritable question consiste à déterminer si les actes commis constituent des crimes contre l’humanité au sens de la jurisprudence. Comme l’a reconnu la Cour dans la décision Chougui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 992, au paragraphe 11, la Cour d’appel fédérale a adopté, à de nombreuses reprises, la définition de crimes contre l’humanité que l’on trouve à l’alinéa  6c) du Statut du Tribunal militaire international. L’alinéa 6c) de ce Statut (Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des Puissances européennes de l’Axe) [82 N.U.R.T. 279] se lit comme suit :

 

Article 6

...

c) Les crimes contre l'humanité: c'est-à-dire l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu'ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime.

 

Voir par exemple : Sumaida c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 3 C.F. 66, au paragraphe 13 (C.A.) [Sumaida]; Sivakumar, précité, au paragraphe 14.

 

[56]           Dans l’arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40 [Mugesera], la Cour suprême a discuté des crimes contre l’humanité. Comme le notait la Cour dans Kasturiarachchi, au paragraphe 17, « [b]ien que dans cet  arrêt, le tribunal examine la question des crimes contre l’humanité dans un contexte d’interdiction de territoire, le raisonnement peut parfaitement s’appliquer, selon moi, à la question de l’exclusion ».

 

[57]           Après avoir fait référence au droit canadien pertinent et aux principes internationaux, la Cour suprême a énoncé quatre critères qui permettent de conclure qu’un acte criminel est considéré comme un crime contre l’humanité. Elle précise ce qui suit : 1) un acte prohibé énuméré a été commis (ce qui exige de démontrer que l’accusé a commis l’acte criminel et qu’il avait l’intention criminelle requise); 2) l’acte a été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique; 3) l’attaque était dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes; et 4) l’auteur de l’acte prohibé était au courant de l’attaque et savait que son acte s’inscrirait dans le cadre de cette attaque ou a couru le risque qu’il s’y inscrive : Mugesera, précité, au paragraphe 119.

 

[58]           La Cour suprême a ensuite précisé que « l’attaque généralisée ou systématique » se caractérise habituellement par des actes de violence, bien qu’il puisse également s’agir de l’imposition d’un système comme l’apartheid. En outre, il suffit d’établir que l’attaque est généralisée ou systématique. Toutefois, pour déterminer la nature d’une attaque, il faut examiner les moyens, les méthodes et les ressources mis en œuvre, ainsi que ses conséquences pour la population civile. La Cour suprême a également précisé que seule l’attaque, et non les actes de l’accusé, doit être généralisée ou systématique. Même un acte isolé peut constituer un crime contre l’humanité, à condition qu’il fasse partie d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile : Mugesera, précité, aux paragraphes 153 à 156.

 

[59]           Compte tenu de ce qui précède, il est clair que la Commission était saisie d’un nombre important d’éléments de preuve qui appuyaient sa conclusion selon laquelle l’AFRC était coupable de crimes contre l’humanité, et cela nous permet de penser qu’un tribunal correctement instruit n’aurait pu parvenir à aucune autre conclusion.

 

[60]           Par exemple, le Rapport de la CVR fait ressortir que l’AFRC n’a été formé qu’en 1997 et n’a existé que jusqu’en 1999. Pourtant, il vient au deuxième rang en ce qui concerne le nombre de violations des droits de la personne commises de 1991 à 2000, soit 327 en 1997 et 1 943 en 1998, ce qui inclut la période au cours de laquelle le demandeur en était membre : Rapport de la CVR, aux paragraphes 108 et 112. À lui seul, le nombre d’abus des droits de la personne appuie l’argument selon lequel les crimes commis faisaient partie d’une attaque généralisée ou systématique.

 

[61]           En outre, la CVR indique clairement que toutes les factions impliquées dans le conflit ont précisément ciblé des civils, et que les groupes de combattants ont mis en œuvre de brutales campagnes de terreur contre les civils afin de réaliser leurs programmes militaire et politique : Rapport de la CVR, paragraphes 76 et 84. Elle a en outre conclu que, bien que la majorité des victimes aient été des hommes adultes, les auteurs des crimes ont aussi ciblé des femmes et des enfants pour commettre les violations des droits de la personne les plus brutales qui aient été signalées : Rapport de la CVR, paragraphes, 77, 81 et 82. Elle a également déclaré que, parmi les violations les plus fréquentes, figuraient des déplacements forcés, des enlèvements, des détentions arbitraires et des assassinats. Parmi les autres violations des droits de la personne, elle mentionne la destruction de propriétés, les voies de fait et raclées, le pillage, la torture physique, le travail forcé, l’extorsion, le viol, les abus sexuels, l’amputation, le recrutement forcé, l’esclavage sexuel, le dopage et le cannibalisme forcé : Rapport de la CVR, paragraphes 78 et 87. Manifestement, bon nombre de ces violations rentrent dans la catégorie des crimes contre l’humanité, particulièrement au vu du fait que des civils étaient précisément ciblés par des campagnes systématiques.

 

[62]           Le Rapport de la CVR indique également qu’elle a conclu que tous les groupes armés avaient pour politique de s’attaquer délibérément aux enfants. Plus particulièrement, l’AFRC a été trouvé responsable de l’enlèvement et du recrutement forcé d’enfants pour en faire des enfants soldats, et la CVR a conclu que les dirigeants de l’AFRC étaient responsables de la stratégie qui a mené à ces violations : [non souligné dans l’original] Rapport de la CVR, paragraphe 487.

 

[63]           Elle a conclu en particulier ce qui suit : [Traduction] « l’AFRC s’est rendu responsable d’amputations, de mutilations, d’esclavage, de dopage, de torture, de voies de fait, de traitements cruels et inhumains infligés à des enfants pendant le conflit en Sierra Leone » et que « les dirigeants de l’AFRC n’ont pas seulement autorisé leurs membres à se livrer à de telles violations, mais ils l’ont fait eux-mêmes » [non souligné dans l’original] : Rapport de la CVR, paragraphe 489. Le demandeur reconnaît lui-même cette conclusion dans ses observations écrites : Dossier de la demande, page 165. La CVR a de plus déclaré ce qui suit : [Traduction] « il n’y a pas de facteur atténuant qui puisse justifier une conduite aussi inhumaine et cruelle » : Rapport de la CVR, paragraphe 90.

 

[64]           De plus, la CVR a conclu que [Traduction] « l’AFRC avait appliqué délibérément une stratégie ciblant les femmes et les jeunes filles avec l’intention précise de les violer après les avoir enlevées, en les agressant sexuellement et en commettant des actes de violence sexuelle contre elles » : Rapport de la CVR, paragraphe 505. Cette stratégie visait particulièrement les femmes et les filles âgées de 10 à 14 ans :  Rapport de la CVR, au paragraphe 516. L’AFRC était désigné comme le principal auteur, de même que le RUF, de crimes comme l’esclavage sexuel et les mariages forcés, en plus de procéder à la « stérilisation forcée » et à la mutilation des femmes et des filles.

 

[65]           Comme l’a résumé la CVR, [Traduction] « l’AFRC a brutalement et systématiquement violé les droits de la personne pendant qu’il était au pouvoir » : Rapport de la CVR, paragraphe 240. Manifestement, les activités de l’AFRC répondent en bonne partie à la définition légale des crimes contre l’humanité.

 

[66]           En outre, la Commission était saisie de nombreux éléments de preuve qui appuyaient sa conclusion selon laquelle le demandeur était un dirigeant de l’AFRC. Comme elle l’a noté, le nom du demandeur a été inclus par la CVR dans la liste des personnes qui, selon ses constatations, ont joué [Traduction] « un rôle de dirigeant de premier plan dans toute l’évolution de l’AFRC » : Rapport de la CVR, au paragraphe 261. Il y a également une preuve écrasante démontrant la participation des dirigeants de l’AFRC aux crimes énumérés ci-dessus, et leur appui dans la perpétration de ces crimes.

 

[67]           Malgré que le Rapport d’Amnistie Internationale intitulé « Sierra Leone : A disastrous set-back for human rights », dont était saisie la Commission, indiquait que même si le leader de l’AFRC, le major Johnny Paul Koroma, [Traduction] « avait demandé à ses soldats de cesser leurs activités illégales, le manque de contrôle efficace tant sur les soldats que sur les membres du RUF a entraîné des violations des droits de la personne qui ont été commises en toute impunité », le Rapport de la CVR a conclu à plusieurs reprises que les dirigeants de l’AFRC étaient responsables des violations des droits de la personne qu’elle a relevées. Par exemple, la CVR a conclu que [Traduction] « les dirigeants et les membres de l’AFRC ont fait preuve d’une indifférence particulièrement impitoyable envers la vie et l’intégrité physique d’être humains » et que Johnny Paul Koroma [Traduction] « était l’homme qui était principalement responsable des violations et des abus commis par les soldats de l’AFRC : tout d’abord en tant que chef d’État dans la junte formée par l’AFRC; plus tard en sa capacité de président de la tristement célèbre Commission pour le maintien de la paix  [non souligné dans l’original] : Rapport de la CVR, paragraphes 232 et 239.

 

[68]           Il est également important de noter que le demandeur n’a pas contesté les postes qu’il a occupés au sein de l’AFRC, non plus que les conclusions de la Commission concernant sa crédibilité au sujet de son degré de participation au sein de l’AFRC.

 

[69]           Compte tenu de tout ce qui précède, j’estime que la preuve est telle qu’aucun tribunal correctement instruit, utilisant la méthode appropriée, n’aurait pu conclure que le demandeur n’était pas complice des crimes contre l’humanité qui ont été commis, au vu de son rôle et de sa participation au sein de l’AFRC. Je crois qu’il s’agit donc d’un cas où il convient de rejeter la demande de contrôle judiciaire malgré les erreurs commises par la Commission qui ont été décrites ci-dessus. La demande est donc rejetée. Aucune question grave de portée générale n’a été proposée.

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE QUE la demande est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

 

 

 

« Richard G. Mosley »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Alphonse Morissette, trad. a., LL.L.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3780-06

 

INTITULÉ :                                       PAUL THOMAS

                                                            ET

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNE TÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 9 mai 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :                      le 13 août 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ronald Poulton

 

POUR LE DEMANDEUR

Diane Dagenais

Judy Michaely

                               POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

RONALD POULTON

Mamann & Associates

Avocats et procureurs

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

JOHN H. SIMS, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

                                POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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