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Date : 20070824

Dossier : T-799-05

Référence : 2007 CF 853

Ottawa (Ontario), le 24 août 2007

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

LEONARD ALOOK et MARCEL GLADUE

demandeurs

et

 

LE SECOND COMITÉ D'APPEL ÉLECTORAL

DE LA NATION DES CRIS DE BIGSTONE formé de MARIE LAVOIE,

 KAREN GREYEYES et MARION WOLITSKI et la nation des Cris de Bigstone

et CHARLES HOULE et ERNEST AUGER

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Leonard Alook et Marcel Gladue ont été élus à titre de conseillers de la bande de la nation des Cris de Bigstone. Après qu'un comité d'appel eut décidé en 2005 qu'il y avait eu irrégularités dans le processus électoral, MM. Alook et Gladue ont engagé le présent contrôle judiciaire à l'encontre des conclusions du comité d'appel, accusant le conseil d'avoir manqué à l'équité procédurale et de préjugé contre eux.

 

[2]               Pour les motifs que j'expose ci-dessous, je suis convaincue que, en effet, les demandeurs n'ont pas été traités équitablement lors du processus d'appel et, par conséquent, je devrai accueillir la présente demande.

 

Le contexte

[3]               Le 17 septembre 2002, des élections eurent lieu pour le poste de chef et les postes de conseillers de la nation des Cris de Bigstone. Les demandeurs ont été élus à des postes de conseillers de la bande.

 

[4]               Albert Gladue et les défendeurs Charles Houle et Ernest Auger ont interjeté appel de l'élection. Dans les documents qu'ils ont déposés à l'appui de leurs appels, ils ont affirmé que diverses irrégularités avaient entaché la tenue de l'élection.

 

[5]               Conformément au code électoral de la nation des Cris de Bigstone, un comité d'appel formé de trois personnes (le premier comité d'appel) a été mis sur pied et s'est vu confier la tâche d'examiner les appels. En outre de l'examen de la documentation déposée par les appelants, le premier comité d'appel aurait rencontré les appelants et aurait reçu des renseignements additionnels concernant leurs appels.

 

[6]               MM. Alook et Gladue n'ont aucunement été avisés de l'appel et ils n'ont pas non plus été informés des allégations des appelants, ni des preuves présentées à l'appui de ces allégations. En outre, ni l'un ni l'autre n'a été invité à se faire entendre par le premier comité d'appel.

[7]               Dans sa décision du 21 octobre 2002, le premier comité d'appel a conclu à la présence de graves irrégularités dans le processus électoral, comme l'avaient allégué Charles Houle et Ernest Auger. L'appel interjeté par Albert Gladue a été rejeté.

 

[8]               MM. Alook et Gladue ont présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision. Ils alléguaient que le premier comité d'appel avait omis de les aviser des appels et ne leur avait pas donné la possibilité de se faire entendre. Les demandeurs mettaient également en doute l'impartialité du premier comité d'appel vu les liens étroits qui existaient entre certains membres du comité et les candidats défaits lors de l'élection.

 

[9]               La demande de contrôle judiciaire a abouti à une ordonnance du juge en chef Lutfy le 12 décembre 2004, ordonnance qui annulait la décision du premier comité d'appel et renvoyait l'affaire devant un autre comité d'appel différemment constitué.

 

[10]           Il convient de noter que cette ordonnance a été rendue sur consentement des parties à cette demande de contrôle judiciaire.

 

Le second comité d'appel

[11]           Un nouveau comité d'appel a été formé en février 2005 (le second comité d'appel). Ce second comité d'appel était également formé de trois personnes, soit les défendeurs Marie Lavoie, Karen Greyeyes et Marion Wolitski.

 

[12]           Il ne ressort pas bien du dossier quelle procédure a été suivie par le second comité d'appel, mais la preuve non contredite dont la Cour dispose est la suivante : cette fois-ci encore, ni M. Alook ni M. Gladue n'ont reçu avis de l'appel, et ni l'un ni l'autre n'ont été informés des allégations et de la preuve présentées contre eux.

 

[13]           Qui plus est, ni l'un ni l'autre n'ont eu la possibilité de se faire entendre par le second comité d'appel.

 

[14]           Le 9 avril 2005, le second comité d'appel rendait sa décision, qui épousait essentiellement les conclusions du premier comité d'appel. Le second comité d'appel notait en particulier que deux infractions qui, selon les conclusions du premier comité d'appel, avaient été commises contre le code électoral, soit le vote des greffiers du scrutin pendant l'élection et le fait que l'on n'ait pas suivi la procédure prévue par le code électoral sur la question de l'éligibilité des candidats, suffisaient en soi pour remettre en question la légitimité de l'élection.

 

[15]           Le second comité d'appel a donc ordonné que la nation des Cris de Bigstone tienne de nouvelles élections.

 

[16]           C'est la décision que conteste la présente demande de contrôle judiciaire.

 

 

 

Les questions en litige

[17]           MM. Alook et Gladue soulèvent deux questions dans leur demande. Premièrement, ils affirment que l'audience tenue par le second comité d'appel constitue un déni d'équité procédurale en ce sens qu'ils n'ont pas été informés des fautes qu'on leur reprochait et qu'ils n'ont pas eu la possibilité de se disculper.

 

[18]           Deuxièmement, ils affirment que le second comité d'appel, en épousant pour l'essentiel les conclusions du premier comité d'appel, a fait naître les mêmes doutes quant à son impartialité que le premier comité d'appel avait fait naître.

 

La norme de contrôle

[19]           Les parties n'ont pas présenté d'observations quant à la norme de contrôle que la Cour doit appliquer à l'égard de la décision du second comité d'appel.

 

[20]           Les deux questions que soulèvent les demandeurs portent sur l'équité procédurale. Dans l'arrêt Sketchley c. Canada (P.G.), [2005] A.C.F. no 2056, 2005 CAF 404, aux paragraphes 52 et 53, la Cour d'appel fédérale a statué qu'il n'était pas nécessaire de procéder à une analyse pragmatique et fonctionnelle lorsque le contrôle judiciaire demandé porte sur une allégation de déni d'équité procédurale. Le contrôle judiciaire vise à isoler tout acte ou toute omission qui a pu avoir une incidence sur l'équité de la procédure et à décider si le processus suivi par le décideur en cause satisfaisait aux critères d'équité que dictaient les circonstances.

 

La participation des défendeurs à l'audience

[21]           Il faut noter que, bien qu'aucun défendeur n'ait déposé des observations à l'encontre de la demande de contrôle judiciaire, l'avocat de la nation des Cris de Bigstone était présent à l'audience [traduction] « par courtoisie pour la Cour ». Il a expliqué que la nation des Cris de Bigstone ne prenait pas position quant au bien-fondé de la demande parce que, d'après elle, elle se devait de demeurer neutre.

 

[22]           Deux membres du second comité d'appel, soit Marie Lavoie et Marion Wolitski, étaient également présents à l'audience.

 

[23]           Étant donné que les demandeurs demandaient des dépens avocat-client contre les défendeurs, la Cour a permis à tous les défendeurs présents de présenter des observations quant aux dépens.

 

Analyse

[24]           J'examinerai d'abord la régularité de la procédure suivie par le second comité d'appel

 

[25]           Au départ, il vaut la peine de noter que la nation des Cris de Bigstone a un code électoral écrit. Ce code établit le processus de contestation des résultats d'élection et prévoit la formation des comités d'appel, qui se voient chargés de décider si une contestation est fondée. Cependant, le code ne contient aucune disposition accordant aux candidats élus le droit de participer au processus d'appel par lequel leur élection est contestée.

[26]           Cela dit, la Cour, au fil de nombreuses décisions, a bien établi que, bien qu'il soit important que les bandes indiennes puissent élire leurs gouvernements selon leurs propres processus, elles doivent quand même respecter certaines normes minimales d'équité procédurale et de justice naturelle; voir, par exemple, Sparvier c. Bande indienne Cowessess no  73 (1993), 63 F.T.R. 242, au paragraphe 47.

 

[27]           Dans Sparvier, le juge Rothstein faisait remarquer que les candidats aux élections des bandes indiennes sont touchés par les décisions des comités d'appel et qu'ils ont par conséquent droit à une audience équitable. Cela signifie que les personnes touchées soient à tout le moins avisées des allégations et qu'elles se voient offrir la possibilité de présenter des observations; voir Sparvier, au paragraphe 52.

 

[28]           En l'espèce, il est certain que ces règles minimales n'ont pas été observées. Bien qu'il ne fasse aucun doute que, au cours du processus de contrôle judiciaire portant sur la décision du premier comité d'appel, MM. Alook et Gladue ont eu connaissance de la teneur des allégations faites contre eux, ils n'ont jamais reçu d'avis de ces allégations dans le contexte de la procédure engagée devant le second comité d'appel.

 

[29]           Ce qui est encore plus important, c'est que ni l'un ni l'autre demandeur ne se sont jamais vu donner par le second comité d'appel la possibilité de répondre aux allégations.

 

[30]           Par conséquent, je suis convaincue que la procédure que le second comité d'appel a suivie était inéquitable envers MM. Alook et Gladue et donc que je dois annuler la décision que le second comité d'appel a rendue le 9 avril 2005.

 

[31]           Brièvement, j'examinerai également l'allégation selon laquelle il y avait une crainte raisonnable de partialité de la part du second comité d'appel.

 

[32]           Le critère permettant de déterminer s'il y a partialité ou s'il existe une crainte raisonnable de partialité de la part d'un décideur est bien connu : il s'agit de se demander à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique : voir Committee for Justice and Liberty c. Canada (Office national de l'énergie), [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394.

 

[33]           Selon moi, MM. Alook et Gladue n'ont pas démontré l'existence d'une crainte raisonnable de partialité de la part des membres du second comité d'appel. Même si j'acceptais que la décision du premier comité d'appel était entachée de partialité, le fait que le second comité d'appel a épousé apparemment le raisonnement du premier comité d'appel ne démontrerait pas en soi qu'il y a une crainte raisonnable de partialité de la part du second comité d'appel.

 

 

 

 

La réparation

[34]           Comme je l'ai dit ci-dessus, je suis convaincue que le second comité d'appel n'a pas été équitable dans la procédure intéressant MM. Alook et Gladue et que, par conséquent, je dois annuler sa décision du 9 avril 2005.

 

[35]           Lorsque la Cour conclut qu'une décision est entachée d'une erreur susceptible de révision, elle renvoie normalement l'affaire pour nouvelle décision. Toutefois, dans la présente affaire, il n'y aurait guère d'avantage à procéder ainsi. L'élection contestée a eu lieu en 2002 et il semble que la bande indienne a tenu entre-temps au moins une élection, à laquelle les demandeurs n'ont évidemment pas participé. Vu les circonstances, renvoyer l'affaire pour une troisième audition de l'appel ne servirait à rien.

 

[36]           Par conséquent, bien que je convienne que les demandeurs n'ont pas été traités équitablement dans la procédure suivie par le second comité d'appel, je refuse d'ordonner la tenue d'une autre audience.

 

Les dépens

[37]           Les demandeurs sollicitent des dépens avocat-client dans la présente demande. Ils soutiennent que les erreurs commises dans la procédure suivie lors du premier appel et qui ont donné lieu à l'ordonnance décernée par le juge en chef Lutfy sur consentement des parties en décembre 2006 étaient bien connues des membres de leur collectivité et que, pourtant, le second comité d'appel n'a fait que répéter exactement les mêmes erreurs que le premier.

[38]           Les demandeurs soutiennent que la bande indienne n'a pratiquement fourni aucune indication quant à la procédure à suivre au second comité d'appel. Selon eux, cet état de fait justifie l'adjudication de dépens avocat-client contre la bande.

 

[39]           L'avocat de la nation des Cris de Bigstone admet que, vu l'admission selon laquelle l'audience du premier comité d'appel était entachée d'erreurs, comme en faisait foi l'ordonnance annulant la décision du premier comité d'appel décernée sur consentement, la bande indienne avait une certaine obligation de guider le second comité d'appel quant à la procédure à suivre pour s'assurer que les mêmes erreurs ne seraient pas répétées. Il soutient que, néanmoins, l'omission de la bande ne justifie pas l'adjudication de dépens avocat-client contre elle.

 

[40]           Mme Lavoie et M. Wolitski font remarquer qu'ils étaient membres du second comité d'appel à titre de volontaires et qu'ils n'ont reçu aucun conseil de la part de la bande quant à la procédure qu'ils devaient suivre pour l'audition de l'appel. À cet égard, une copie de la lettre créant le second comité d'appel a été présentée à la Cour. Cette lettre ordonne simplement au second comité d'appel [traduction] « de faire un examen et de rendre une décision ».

 

[41]           J'estime, vu les circonstances, qu'il est approprié d'adjuger des dépens en faveur des demandeurs, et ce, uniquement contre la bande. En plus des motifs invoqués par les demandeurs pour ce voir adjuger des dépens, je fais remarquer que le code électoral de la nation des Cris de Bigstone est clairement inadéquat : il ne comporte aucune disposition accordant aux candidats élus le droit de participer à la procédure par laquelle leur élection est contestée. Il ne fournit donc aucune ligne directrice aux comités d'appel quant à la procédure à suivre.

 

[42]           Cela dit, les demandeurs ne m'ont pas convaincue que la conduite de la nation des Cris de Bigstone était telle qu'elle justifie l'adjudication de dépens avocat-client contre elle.

 

[43]           Pour ces motifs, et tenant compte des facteurs énoncés au paragraphe 400(3) des Règles des Cours fédérales et du pouvoir discrétionnaire que cette disposition me confère, j'ordonne que la nation des Cris de Bigstone paye aux demandeurs les dépens afférents à la présente demande, que je fixe à 3 000 $.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JUGEMENT

           

            LA COUR STATUE que :

 

            1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision rendue le 9 avril 2005 par le second comité d'appel est annulée.

 

2.                  Pour les motifs exposés précédemment, je refuse de renvoyer l'affaire pour nouvelle audition.

 

            3.         Les demandeurs ont droit aux dépens afférents à la présente demande. La nation des Cris de Bigstone doit leur payer 3 000 $.

 

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-799-05

 

INTITULÉ :                                       LEONARD ALOOK et MARCEL GLADUE c.

                                                            LE SECOND COMITÉ D'APPEL DE LA NATION DES CRIS DE BIGSTONE formé de MARIE LAVOIE, KAREN GREYEYES et MARION WOLITSKI et la nation des Cris de Bigstone, et CHARLES HOULE et ERNEST AUGER

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               Le 22 août 2007

 

MOTIFS DU JUJGEMENT

 ET JUGEMENT :                             La juge Mactavish

 

EN DATE DU :                                  Le 24 août 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ian H. Gledhill

 

POUR LES DEMANDEURS

Leighton Decore

 

POUR LA DÉFENDERESSE

(la nation des Cris de Bigstone)

 

Marion Wolitski

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Marie Lavoie

POUR SON PROPRE COMPTE

 

SOLICITORS OF RECORD:

 

Gledhill Larocque LLP

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

Biamonte Cairo & Shortreed LLP

Edmonton (Alberta)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

(la nation des Cris de Bigstone)

 

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