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Date : 20070729

Dossier : IMM-2938-07

Référence : 2007 CF 792

Ottawa, Ontario, le 29 juillet 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

 

ENTRE :

MONICA STREANGA

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

I.          VUE D’ENSEMBLE

[1]               Les réponses affirmatives pour tenir compte de la fragilité de la condition humaine doivent être pondérées ou soupesées afin de s’assurer que l’intégrité du système de l’immigration n’est pas compromise par la protection qu’il offre aux personnes qui prétendent être exposées à un risque, mais qui ne le sont pas.

 

[2]               Le fret humain « expédié » pour le commerce du sexe est composé de personnes qui deviennent des jouets et dont le Canada devient le destinataire; ainsi, la seule question touchant chaque personne respective qui demeure souvent sans voix dans ce fret humain est simplement formulée ainsi : une telle personne pourrait‑elle être exposée à un risque aux mains du ou des « recruteurs » si elle était renvoyée?

 

[3]               La preuve dont disposait l’agent d’examen des risques avant renvoi (ERAR) montrait que les personnes se trouvant dans des situations semblables, qui s’étaient échappées des mains de leurs trafiquants, sont souvent reprises, même lorsqu’elles se réfugient dans des maisons d’hébergement pour femmes (Institut de reportage de guerre et de paix, rapport no 460).

 

[4]               En plus, la preuve démontre que le Parlement européen a exprimé sa préoccupation face au grave problème de la violence à l’égard des femmes, lequel se pose encore et a des répercussions importantes, compte tenu de la traite de femmes et de leur exploitation sexuelle à l’intérieur ainsi qu’à l’extérieur de leur pays d’origine (il y a 800 000 victimes connues par année dans le cartel de traite d’êtres humains selon les statistiques – Motion – Résolution du Parlement européen sur l’adhésion de la Roumanie à l’Union européenne (2006/2115 (INI)).

 

II.         INTRODUCTION

[5]               Il s’agit d’une requête entendue au sujet d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire relative à la décision d’un agent d’ERAR qui a conclu que la demanderesse n’était pas une personne à protéger. La demanderesse vise à obtenir une ordonnance portant sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre elle jusqu’à l’issue de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire.

 

 

III.       LA QUESTION EN LITIGE

[6]               Il s’agit de savoir si la présente demande visant à obtenir une ordonnance, qui surseoirait à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre la demanderesse, satisfait au critère à trois volets établi pour l’octroi d’un sursis, en ce que :

·                    la demanderesse a soulevé une question sérieuse à trancher;

·                    la demanderesse subirait un préjudice irréparable si elle était renvoyée du Canada;

·                    selon la prépondérance des inconvénients, compte tenu des intérêts des deux parties, le sursis devrait être octroyé (Toth c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 6 Imm. L.R. (2d) 123 (C.A.F.)).

 

IV.       ANALYSE

A.        La question sérieuse à trancher

[7]               La Cour s’est toujours montrée peu exigeante pour conclure qu’il y a une « question sérieuse à trancher » dans le cadre d’une requête en sursis. La Cour d’appel fédérale a jugé qu’il suffisait de démontrer que la demande dont était saisie la Cour n’était ni futile, ni vexatoire (North American Gateway Inc. c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1997] A.C.F. no 628 (C.A.) (QL)).

 

[8]               La « question sérieuse » a également été décrite comme une question qui n’est « ni futile ni vexatoire ». La Cour a jugé qu’il n’était pas nécessaire de déterminer à la présente étape si la ou les questions satisfaisaient au critère relatif à l’autorisation du contrôle judiciaire (Sowkey c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C.F. no 51 (QL).

[9]               Dans la décision Brown c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1250, la Cour a fait remarquer que le critère concernant la question sérieuse dans une demande de sursis, c’est qu’il y ait une question qui ne soit pas futile ni vexatoire, ce critère étant moins exigeant que celui appliqué à l’étape de l’autorisation, à savoir s’il y a une « cause raisonnablement défendable ».

 

[10]           L’agent d’ERAR a conclu que, puisque le gouvernement de la Roumanie a [traduction] « pris des mesures sérieuses » pour punir ceux qui sont responsables de la traite, la demanderesse pourrait bénéficier de la protection de l’État à son retour. L’agent a appliqué le mauvais critère juridique relativement à la protection de l’État, au lieu de se demander si le gouvernement de la Roumanie pouvait offrir une protection efficace aux victimes de la traite d’êtres humains qui craignent les représailles de la part de leurs anciens trafiquants (dossier de requête, pages 170 et 171).

 

[11]           La jurisprudence de la Cour a donné à penser que la volonté d’assurer une protection adéquate aux victimes de violence fondée sur le genre ne suffisait pas pour conclure que la protection de l’État était considérée comme raisonnable. L’agent d’ERAR s’appuie sur le fait que le gouvernement [traduction] « coopérait avec des ONG nationales et internationales en vue de sensibiliser le public au sujet de la traite, ainsi que pour améliorer et accroître les services offerts aux victimes. Des représentants du gouvernement, dont le président, ont fait des déclarations publiques au cours de l’année au sujet du problème de la traite » (dossier de requête, page 171).

 

[12]           L’agent fait état d’un [traduction] « organisme national de lutte contre la traite d’êtres humains » qui aurait, selon un rapport du Département d’État des États‑Unis, au cours de l’année 2005, [traduction] « [...] mis l’accent sur l’embauche du personnel et travaillé pour devenir opérationnel ». [Non souligné dans l’original.] Ce passage cité du rapport du Département d’État fait également référence au fait que le gouvernement de la Roumanie aurait [traduction] « approuvé une nouvelle stratégie nationale de lutte contre la traite d’êtres humains en novembre et les plans pour la mise en œuvre de cette stratégie se sont poursuivis à la fin de l’année ». Contrairement à la conclusion de l’agent d’ERAR, l’existence de cet organisme ne constitue pas la preuve d’une protection de l’État efficace, puisqu’il est trop tôt pour savoir si on a réellement donné suite à de telles initiatives et s’il s’agit vraiment d’un mécanisme efficace pour protéger les femmes contre la traite. Cet organisme engage encore du personnel et n’est toujours pas opérationnel (dossier de requête, pages 170 et 171).

 

[13]           En outre, la jurisprudence n’exige pas d’un demandeur qu’il sollicite la protection d’acteurs non étatiques, tels que les ONG, de qui on ne peut s’attendre à ce qu’ils offrent la protection réelle contre des agents de persécution qui devrait être assurée par la police (Molnar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] A.C.F. no 1425 (1re inst.) (QL); Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C.F. no 1016 (C.F.) (QL)).

 

[14]           Les déclarations publiques et la sensibilisation du public, de même que les services offerts aux femmes qui sont déjà des victimes, n’équivalent pas à la protection de l’État. Compte tenu de la preuve quant aux graves déficiences de la police roumaine (en particulier concernant l’importance de la corruption au sein de la force policière) dans la lutte et la prévention de la traite d’êtres humains, l’agent d’ERAR a eu tort d’utiliser la norme de « mesures sérieuses ».

 

[15]           La demanderesse soutient que l’agent d’ERAR a commis une erreur en prenant comme critère juridique les « mesures sérieuses ». Dans la décision Elcock c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 1438 (1re inst.) (QL), au paragraphe 15, la Cour a établi que, pour qu’il existe une protection de l’État adéquate, un gouvernement doit avoir la volonté et la capacité de mettre en œuvre sa législation et ses programmes :

[...] Non seulement le pouvoir protecteur de l'État doit-il comporter un encadrement légal et procédural efficace mais également la capacité et la volonté d'en mettre les dispositions en œuvre.

 

[16]           Dans la décision Mitchell c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 133, la Cour a jugé que l’appréciation de la protection de l’État comporte l’appréciation de la « capacité réelle » d’un État à protéger ses citoyens. La Cour a fait remarquer que c’était une erreur de compter sur les bonnes intentions et les initiatives d’un État, si la capacité réelle de l’État de protéger les femmes contre la violence était toujours inadéquate.

 

[17]           Dans la décision Garcia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 79, la Cour a jugé qu’un État n’accomplit pas de « sérieux efforts » pour protéger les femmes contre le préjudice de la violence familiale en prenant simplement des initiatives de bonne foi. La Cour a déclaré au paragraphe 14 :

On ne saurait dire que l’État fait de « sérieux efforts » pour protéger les femmes du seul fait qu’il prend certaines mesures préventives avec diligence, par exemple en instituant des commissions d’enquête chargées d’examiner la réalité de la violence contre les femmes, en créant des postes de médiateurs chargés de recevoir les plaintes de femmes contre l’inertie policière, ou en organisant à l’intention des policiers des séminaires destinés à les sensibiliser à l’égalité des sexes. De tels efforts ne prouvent pas que l’État assure concrètement la protection des femmes, en d’autres termes, qu’il est capable, à l’heure actuelle de les protéger [...]

 

[Souligné en partie seulement dans l’original.]

La décision Garcia donne des détails sur le sens de l’expression « efforts sérieux » au paragraphe 16 :

[...] le critère des « efforts sérieux » ne sera rempli que s’il est établi que la capacité et l’expertise du corps policier sont suffisamment au point pour le rendre apte à prendre véritablement les moyens requis, tant du point de vue de la femme concernée que du point de vue de la collectivité où elle vit. Le même critère s’applique à l’aide qu’une femme pourrait espérer recevoir au comptoir des plaintes d’un poste de police local. En d’autres termes, la police est‑elle en mesure de recevoir sa plainte et d’agir avec empressement et bonne volonté? C’est là à mon avis le critère qui non seulement doit être suivi quand on apprécie le sérieux des efforts faits par l’État pour protéger les femmes, mais aussi doit être reconnu comme le critère pertinent quant à toutes les causes mettant en jeu la protection étatique.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[18]           Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, à la page 724, le juge La Forest a déclaré que « le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d'un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l'encontre de l'objet de la protection internationale ».

 

[19]           La preuve de l’amélioration et des progrès réalisés par l’État ne constitue pas une preuve que les mesures actuelles équivalent à une protection adéquate et efficace. Comme l’a jugé la Cour dans la décision Balogh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] A.C.F. no 1080 (QL), au paragraphe 37, la volonté d’un État d’assurer la protection ne suffit pas :

[...] je suis d’avis que le tribunal a commis une erreur lorsqu’il a donné à entendre que la volonté de régler la situation [...] pouvait être assimilée à une protection d’État adéquate. [...]

 

[20]           Constatant que, puisque l’État roumain avait poursuivi les hommes qui l’avaient vendue par le passé, cela voudrait dire que la demanderesse pourrait obtenir de l’État une protection [traduction] « comme elle avait pu le faire déjà auparavant », l’agent d'ERAR a pensé, à tort, que, ses trafiquants ayant fini par être poursuivis et emprisonnés, elle n’allait pas dès lors être exposée à un risque additionnel de leur part, en ce sens qu’ils ne voudraient pas se venger du rôle qu’elle avait joué dans leur emprisonnement. L’agent d'ERAR n’analyse pas cet aspect de sa crainte lorsqu’il se demande si elle serait exposée à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités.

 

[21]           Il importe de noter que l’agent d'ERAR n’a pas tiré de conclusions quant à la crédibilité au vu de l’affidavit de la demanderesse ou au vu des nouveaux éléments de preuve.

 

[22]           La preuve que l’agent d'ERAR avait devant lui montrait que d’autres femmes roumaines qui ont échappé à leurs trafiquants sont souvent retrouvées par eux lorsqu’elles se réfugient dans des maisons d’hébergement pour femmes. La demanderesse a témoigné qu’elle a peur que ses anciens trafiquants finissent par la trouver et lui fassent courir de graves risques (dossier de requête, pages 6, 18 et 141).

 

[23]           La preuve ne permet pas de présumer que la police roumaine a la capacité et l’expertise suffisantes qui lui permettraient véritablement d’arriver à temps pour protéger une personne, telle que la demanderesse, contre ses trafiquants avant qu’elle ne soit exposée à un préjudice (décision Garcia, précitée).

 

[24]           L’agent d'ERAR a commis une erreur parce qu’il ne s’est pas rendu compte que, même si l’État roumain a fait des efforts louables dans sa tentative d’enrayer la traite d’êtres humains, et même s’il a adopté des lois pour poursuivre les trafiquants, la preuve documentaire qui concerne l’ampleur de la traite des femmes et des enfants en Roumanie montre que les peines d’emprisonnement imposées ne suffisent pas à elles seules à enrayer le phénomène et à protéger les femmes telles que la demanderesse.

 

[25]           Lorsque l’on considère le rapport entre les trafiquants qui sont reconnus coupables – 146 – et le nombre de leurs victimes, c’est-à-dire 2 250, on constate que ce n’est qu’une faible proportion. Ce chiffre des victimes de la traite d’êtres humains est probablement bien inférieur à la réalité, puisqu’il ne comprend que les victimes qui ont été identifiées et comptées dans les statistiques officielles. Vu que la traite englobe l’avilissement, ainsi que les infractions de nature sexuelle, le nombre réel de victimes est beaucoup plus élevé, car de nombreuses femmes ne signalent pas à la police les violences et les épreuves auxquelles elles sont soumises (dossier de requête, pages 131, 132, 169 et 171).

 

[26]           L’agent ne fait aucune analyse de la question de la corruption au sein de la force policière, un phénomène considéré comme répandu par plusieurs des sources, ni de la manière dont ce phénomène est apte à réduire l’aptitude de la demanderesse à obtenir une protection sur le terrain, au niveau local, à l’encontre des individus qu’elle craint. Le rapport du Département d’État mentionne que la corruption policière est un obstacle de taille dans la tâche consistant à protéger efficacement les femmes se trouvant dans la position de la demanderesse. On peut y lire ce qui suit : [traduction] « La corruption policière, en particulier celle des corps policiers locaux, a contribué à la traite. On a souvent entendu dire que les fonctionnaires de la police des frontières et de l’agence des douanes ont accepté des pots-de-vin pour fermer les yeux sur les cas de traite. » [Non souligné dans l’original.]

 

[27]           L’agent mentionne cette grave lacune, mais néglige ensuite de voir en quoi elle peut influer sur sa conclusion relative à la protection de l’État. En ce sens, outre le fait qu’il n’analyse pas cette preuve, les motifs de l’agent sont également insuffisants.

 

[28]           Amnistie Internationale arrive à la conclusion que les lois roumaines contre la traite d’êtres humains n’ont pas conduit à enrayer véritablement ce grave problème. Dans les cas signalés, les agents chargés d’appliquer la loi ont négligé de prendre de réelles mesures pour protéger les femmes. Selon d’autres sources, ce phénomène endémique est très préoccupant. Des poursuites sont engagées, mais elles ne concernent pas les [traduction] « coordonnateurs des réseaux criminels » (dossier de requête, pages 82, 94 et 154).

 

[29]           L’agent ne dit rien sur ces éléments de preuve. Il évoque plutôt une seule source documentaire dans ses motifs, à savoir le rapport du Département d’État concernant la Roumanie, en en citant de larges extraits. L’agent d'ERAR ne prend pas la peine d’apprécier la preuve ni de renvoyer à d’autres sources qui appuient les observations de la demanderesse concernant la corruption policière et l’absence d’efficacité de la police (dossier de requête, pages 169 et 170).

 

[30]           L’agent d'ERAR néglige aussi de tenir compte des craintes suivantes de la demanderesse :

·                    Constantin est décrit comme un criminel récidiviste dans le jugement du tribunal roumain, où l’on peut lire que les sanctions qui lui ont déjà été imposées ne l’ont pas dissuadé de récidiver.

·                    Constantin a montré qu’il n’avait pas peur de la police en proférant des menaces de mort contre la demanderesse, au poste de police, devant les policiers eux‑mêmes.

·                    Les hommes de Constantin ont continué de visiter la demanderesse et sa mère après qu’elle fut en mesure de leur échapper. Quand elle a fait sa déclaration à la police, ils ont continué de la chercher après qu’elle eut quitté la Roumanie pour la Hongrie et après que les membres du réseau de trafiquants furent reconnus coupables, le 25 avril 1998.

·                    La mère de la demanderesse a appris, d’une amie de la demanderesse, Maia, que Constantin était retourné vivre à Arad; par ailleurs, il existe un lien avec Constantin puisque l’ex-ami de Maia était en prison avec Constantin et qu’il est encore connu de lui.

·                    Constantin et les autres hommes, reconnus coupables en 1998, ont une nouvelle et forte raison de prendre la demanderesse à partie et de lui faire du mal. (Dossier de requête, pages 6, 11, 17 et 32)

 

[31]           Ces renseignements auraient dû être pris en compte par l’agent lorsqu’il a examiné la protection offerte par l’État. À tout le moins, l’affaire devrait être considérée. Puisqu’il ne fait aucune mention de cette preuve, il semble qu’elle a été ignorée (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. n° 1425 (1re inst.) (QL)).

 

[32]           Comme le juge Evans l’a déclaré dans la décision Cepeda-Gutierrez, précitée, aux paragraphes 15 et 17 :

La Cour peut inférer que l'organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » du fait qu'il n'a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l'organisme. [...]

 

[...]

 

Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l'organisme a examiné l'ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n'a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l'organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu'elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d'inférer que l'organisme n'a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[33]           La Cour a conclu qu’il s’agissait d’une erreur susceptible de contrôle. Comme l’a établi le juge Lemieux dans la décision Man c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 258, l’omission de la part de l’agent d’ERAR de démontrer qu’il avait réglé le problème posé par les preuves contradictoires sur une question importante relative aux risques a été considérée comme étant une question sérieuse dans le contexte d’une requête en sursis.

 

[34]           Dans la décision Ahmad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1295, la Cour a jugé que « [l]’agente d’ERAR n’a pas fait référence dans sa décision à certains éléments de preuve objectifs qui contredisaient les éléments de preuve qu’elle avait relevés dans certains des documents dont elle disposait. Ainsi, la demande de contrôle judiciaire sous-jacente vise un fondement important de sa décision et soulève la question de savoir si ce fondement est manifestement déraisonnable compte tenu de la preuve dont l’agente d’ERAR disposait ».

 

[35]           Dans la décision Resulaj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1168, la Cour a conclu qu’il y avait une question sérieuse parce que, « [c]onsidérant les motifs de l'agent dans leur ensemble, je suis convaincu que Mme Resulaj soulève une question grave, à savoir : la conclusion que l'agent d'ERAR a tirée, selon laquelle Mme Resulaj ne remplissait aucune des conditions préalables à l'octroi de la protection, s'appuyait-elle sur la preuve? ».

 

[36]           L’agent aurait dû, à tout le moins, traiter des éléments de preuve mentionnés dans les paragraphes précédents et expliquer pourquoi sa décision ne leur accordait aucun poids. Les motifs de l’agent sont plutôt silencieux sur la raison pour laquelle ces facteurs n’ont eu aucune incidence sur sa conclusion quant à la protection de l’État (Ali c. Canada (Solliciteur général), [2006] A.C.F. no 322 (QL)).

 

B.         Le préjudice irréparable

[37]           Si la demanderesse est expulsée vers la Roumanie, il semblerait qu’elle subira un préjudice irréparable. La raison de cela, c’est qu’elle est exposée à une grave menace à sa vie ou à des traitements cruels et inusités, aux mains des hommes qui l’ont auparavant livrée à la prostitution.

 

[38]           Dans la décision Figurado, en plus du préjudice qui découlerait du fait que le contrôle judiciaire serait rendu inopérant, la Cour a jugé que lorsqu’il a été démontré qu’il existait une question sérieuse à l’égard d’une décision d’ERAR défavorable, « s’ensuivra nécessairement » un préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients favorisera en règle générale le demandeur en raison des questions en jeu dans le cadre d’un ERAR — selon lesquelles un demandeur serait exposé à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé avant qu’un contrôle judiciaire n’ait examiné les questions sérieuses concernant cette menace ou ce risque (Figurado c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 4 R.C.F. 387, au paragraphe 45).

 

[39]           En outre, dans les décisions Carlos Urbina Linares c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 11 mai 2005, IMM‑2873‑05, Marva Coombs c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 30 janvier 2007, IMM‑339‑07, et Keturah Laverne Cupid c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 11 avril 2006, IMM‑1737‑06, les juges Dawson et Gibson, respectivement, ont appliqué la décision Figurado et ont décidé que les demandeurs qui avait démontré l’existence de questions sérieuses à trancher dans le cadre de demandes de contrôle judiciaire relatives à des décisions d’ERAR avaient nécessairement établi un préjudice irréparable.

 

[40]           La Cour a jugé que lorsqu’un demandeur a soulevé une question sérieuse dans le contexte d’une décision d’un agent d’ERAR, le critère du préjudice irréparable est rempli. Dans la décision Resulaj, précitée, la Cour a déclaré :

La présente affaire soulève la question de savoir si l’évaluation des risques que le renvoi de Mme Resulaj lui ferait courir a été adéquatement faite. Exécuter son renvoi et lui faire courir ces risques, alors qu’une instance judiciaire se penche sur sa situation juridique, rendrait inutile toute réparation que cette instance pourrait éventuellement lui accorder. Un tel état de fait constitue un dommage irréparable [...]

 

[41]           De même, dans la décision Ahmad, précitée, au paragraphe 8, la Cour a déclaré que :

En outre, la nature de cette question sérieuse fait en sorte que, si le demandeur devait être renvoyé au Pakistan maintenant et que la conclusion de l’agente de l’ERAR devant se révéler erronée, le demandeur serait exposé à un risque. Or, ce risque ne pourrait pas être examiné dans l’éventualité où la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du demandeur était accueillie. Ainsi, le demandeur ne pourrait plus faire valoir ses droits, ce qui, à mon avis, constitue un préjudice irréparable.

 

[42]           Étant donné que la question du risque pour la sécurité physique de la demanderesse est au cœur de la décision d’ERAR contestée, le renvoi de la demanderesse en Roumanie aujourd’hui aurait pour effet de rendre théorique sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, en ce sens qu’elle serait exposée aux risques mêmes qui, selon ce qu’elle affirme dans sa demande d’ERAR, devraient faire obstacle à son expulsion vers la Roumanie. Eu égard à la jurisprudence relative au préjudice irréparable, l’exécution d’une mesure d’expulsion avant que soit rendue une décision finale concernant sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire constitue un préjudice irréparable.

 

[43]           La demanderesse dit qu’il lui faudrait retourner vivre auprès de sa mère à Arad, en Roumanie. C’est le seul endroit où elle puisse aller, puisqu’elle n’a pas les moyens d’aller vivre ailleurs. Elle a appris que l’ancien chef du réseau de trafiquants, Constantin, est maintenant en liberté et qu’il vit à Arad (dossier de requête, pages 6, 17 et 18).

 

[44]           Dans la décision Melo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 403 (1re inst.), la Cour déclare que pour conclure au préjudice irréparable, il faut que le préjudice soit au‑delà de ce qui est inhérent à la notion même d’expulsion. Cette situation entraîne des conséquences autres que celles inhérentes à l’expulsion. La demanderesse semble être exposée au risque d’agressions physiques et sexuelles, de même qu’à la possibilité d’être renvoyée contre son gré dans le milieu de la prostitution dans son pays d’origine. La preuve documentaire appuie ses craintes et décrit la façon ingénieuse avec laquelle les trafiquants s’y prennent pour cacher leurs opérations à la police (dossier de requête, page 142).

 

[45]           Dans la décision Brown, précitée, la Cour a rappelé que le critère pour accorder un sursis relativement au préjudice irréparable, qui a été énoncé dans les arrêts RJR-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, et Toth, précité, était rempli lorsqu’on alléguait que la vie d’une femme était menacée aux mains de son conjoint violent.

 

[46]           La décision Brown traitait d’une décision d’ERAR défavorable à l’égard d’une demanderesse qui faisait face à un préjudice grave aux mains d’un ancien conjoint violent. Le juge Harrington a comparé le risque pour la vie d’une femme qui craignait les menaces proférées par son ancien conjoint violent de la tuer si elle retournait à Saint‑Vincent‑et‑les Grenadines avec le préjudice irréparable en jeu dans les affaires RJR-Macdonald et Toth, les deux traitant des intérêts économiques, et a conclu que ces dernières affaires n’avaient simplement rien à voir avec la situation de la demanderesse, en ce que le préjudice envisagé dans son cas était beaucoup plus grand.

 

[47]           Dans la décision Moktari, un demandeur qui visait à obtenir un sursis à l’exécution d’une mesure d’expulsion a fait valoir qu’il ferait face à un préjudice irréparable comprenant une menace à sa liberté et à sa vie s’il devait retourner en Iran. La Cour a conclu que la preuve produite par le demandeur concernant le préjudice irréparable était « générale et limitée », mais a néanmoins conclu qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve non contredits qu’il s’exposerait à des conséquences qui ne pourraient être compensées par des dommages‑intérêts et a accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. En l’espèce, la preuve non contredite est précise, a été produite en temps opportun et est probante, et la demanderesse a établi qu’elle ferait face à un préjudice irréparable si elle retournait en Roumanie (Moktari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 1648 (1re inst.) (QL), aux paragraphes 11 et 13).

 

C.        La prépondérance des inconvénients

[48]           La Cour a défini la prépondérance des inconvénients comme étant une appréciation quant à savoir quelle partie subirait le préjudice le plus grave (Copello c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), [1998] A.C.F. no 1301 (1re inst.), le juge Hugessen) :

[...] Autrement dit, il faut déterminer si le demandeur subira un préjudice plus grand que l'intimé si la mesure de redressement provisoire ne lui est pas accordée.

 

[49]           La prépondérance des inconvénients favorise la demanderesse et n’affecte pas les intérêts du ministre dans l’attente de la réponse de la Cour, en temps opportun, qui doit juger de la demande d’autorisation présentée par la demanderesse en vue du contrôle judiciaire de la décision de l’agent.

 

[50]           La grave menace à sa vie à laquelle la demanderesse ferait face si elle retournait en Roumanie à ce stade‑ci et le fait que sa demande de contrôle judiciaire de la décision d’ERAR serait rendue inopérante indiquent qu’elle subirait un préjudice plus grave que le ministre, si la réparation interlocutoire demandée n’était pas accordée en attendant qu’une décision soit rendue sur sa demande sous‑jacente de contrôle judiciaire.

 

[51]           Comme l’a décidé la Cour dans la décision Brown, précitée, au paragraphe 8, concernant la prépondérance des inconvénients : « Si [...]un sursis [...]est accordé, que la demande sous‑jacente est rejetée, l’inconvénient subi par le ministre est un léger retard dans l’exécution du renvoi. Si un sursis n’est pas accordé et que la demande sous‑jacente est accueillie et que la tenue d’une nouvelle audience est ordonnée, cela peut devenir sans portée pratique car, entre‑temps, Mme Brown aura pu se faire assassiner à Saint‑Vincent. »

 

 

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE qu’il soit sursis à l’exécution de la mesure de renvoi jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur la demande d’autorisation et, si l’autorisation est accordée, jusqu’à ce que la Cour rende une décision sur la demande de contrôle judiciaire.

 

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                IMM-2938-07

 

INTITULÉ :                                                               MONICA STREANGA

                                                                                    c.

                                                                                    LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                                    ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 29 JUILLET 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                               LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 29 JUILLET 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Melinda Gayda                                                             POUR LA DEMANDERESSE

 

Michael Butterfield                                                        POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bureau du droit des réfugiés                                          POUR LA DEMANDERESSE           

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

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