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Date : 20070731

Dossier : IMM-5343-06

Référence : 2007 CF 806

Ottawa (Ontario), le 31 juillet 2007

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SIMPSON

 

 

ENTRE :

THI THIET TRAN

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 24 août 2006 (la décision), par laquelle un agent d’immigration (l’agent) a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par Thi Thiet Tran à partir du Canada, en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi).


I.   Les faits

[2]               Mme Thi Thiet Tran (la demanderesse), âgée de 42 ans, est une citoyenne du Vietnam qui a travaillé comme ouvrière agricole avant de venir au Canada. Elle est mariée et a quatre enfants. Un de ses enfants est d’âge adulte. Son mari et ses enfants vivent au Vietnam.

 

[3]               Le 26 avril 2004, la demanderesse est arrivée au Canada munie d’un visa de visiteur en vue de faire don d’un rein à son frère, M. Hoa Than Tran. Ce dernier est un citoyen canadien, dont le nom, en 2004, figurait à la liste d’attente pour greffe de la Colombie-Britannique depuis deux ans, et qui souffrait d’insuffisance rénale aiguë.

 

[4]               La demanderesse a indiqué, ce qui n’est pas contesté, que par suite du don d’un rein, elle a commencé à souffrir de psoriasis grave qui, au moment de la décision, n’avait réagi à aucun traitement. À ce titre, la demanderesse a déposé deux avis médicaux à l’appui de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Un des avis était signé par son omnipraticien, le Dr Benjamin Chou, et était daté du 4 janvier 2005 (par erreur, car il avait en fait été écrit en janvier 2006), et l’autre avis avait été rédigé le 4 octobre 2005 par un dermatologiste, le Dr Nhiem Nguyen.

 

[5]                Le Dr Chou a rencontré la demanderesse pour la première fois en avril 2005; cette dernière présentait alors des éruptions au cuir chevelu. Il l’a rencontrée à quatre reprises au total, la dernière consultation remontant à la mi-juin 2005. Durant cette période, les éruptions cutanées se sont aggravées de manière importante et se sont étendues de façon générale au reste du corps.

 

[6]               La lettre du Dr Chou se terminait comme suit :

[traduction]

 

La maladie dont souffre Mme Tran pourrait sérieusement limiter ses capacités dans le cadre d’un emploi exigeant sur le plan physique, tel que l’agriculture, et elle serait beaucoup mieux contrôlée au Canada que dans les régions rurales du Vietnam.

 

 

[7]               Le Dr Nguyen a examiné la demanderesse pour la première fois le 5 août 2005 et a constaté la présence de ce qu’il a décrit comme une éruption cutanée récente et généralisée. Les lésions qui couvraient presque entièrement son cuir chevelu, et qui étaient nombreuses sur son dos, ses bras et ses jambes, ont été traitées à l’aide d’injections de stéroïdes. Cependant, lorsque le Dr Nguyen a plus tard rencontré la demanderesse, c’est-à-dire le 4 octobre, il n’a constaté qu’une légère amélioration des symptômes.

 

[8]               Le Dr Nguyen a conclu que la demanderesse souffrait de psoriasis et a décrit la maladie comme suit :

[traduction]

 

Les éruptions cutanées dont souffre cette patiente sont un signe caractéristique du psoriasis. Il s’agit d’une maladie de la peau commune à évolution chronique qui est déterminée génétiquement et caractérisée par le renouvellement des cellules de l’épiderme à un rythme sept fois plus rapide que la norme. La maladie peut durer de quelques semaines à une vie entière et peut évoluer de façon imprévue par une amélioration spontanée ou par l’exacerbation des lésions, sans cause évidente ou en raison de facteurs environnementaux, de variations saisonnières, de blessures cutanées, d’événements négatifs de la vie ou de troubles psychologiques.

 

 

[9]               Le Dr Nguyen a ensuite parlé de la qualité de vie future de la demanderesse :

 

 

[traduction]

 

Si la maladie de la peau dont elle souffre continue d’évoluer et qu’elle s’étend au point de peut-être devenir une érythrodermie psoriasique généralisée, sa vie en tant qu’ouvrière agricole dans un climat chaud serait impossible.

 

 

[10]           Enfin, le docteur a décrit le traitement suivi par la demanderesse :

[traduction]

 

Le traitement actuel de Mme Tran comprend l’application de lotion de stéroïdes topique au cuir chevelu et d’une combinaison d’onguents de stéroïdes et d’analogues de la vitamine D au reste du corps. De plus, les essais supervisés de photothérapie au UBC Skin Care Centre, les antimétabolites généralisés ou les rétinoïdes pourraient être considérés comme des traitements lors de la prochaine consultation de suivi.

 

 

[11]           Dans une lettre datée du 10 janvier 2006 (observations relatives à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire), l’avocat de la demanderesse a souligné le fait que le frère de cette dernière (celui qui a reçu un de ses reins) et son épouse étaient prêts à parrainer la demanderesse et sa famille.

 

[12]           Les observations relatives à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire décrivaient aussi les perspectives d’avenir de la demanderesse en tant qu’ouvrière agricole dans une région rurale du Vietnam :

 

 

[traduction]

 

Elle était auparavant en mesure d’effectuer des lourdes tâches agricoles dans la chaleur et l’humidité des régions rurales du Vietnam, mais elle est aujourd’hui affaiblie et dans un état très détérioré. Elle souffre d’anxiété, d’apathie, de dépression et de fatigue constantes. Elle est inapte à reprendre les tâches exigeantes que requiert le métier d’ouvrier agricole […].

 

 

 

II.   La norme de contrôle

 

[13]           Les parties conviennent, et je partage leur avis, qu’à la lumière de la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.S.C. 817 (Baker), aux paragraphes 57 et suivants, la décision de l’agent est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable simpliciter. La question est de savoir si la décision était raisonnable ou « défendable ». Il faut donc déterminer si, après un « examen assez poussé », les motifs de l’agent, pris dans leur ensemble, appuient sa décision de rejeter la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Tant et aussi longtemps que la décision est « défendable », la cour de révision ne peut pas substituer sa propre décision à celle déjà rendue du seul fait qu’elle aurait conclu différemment. Il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve.

 

III.   Le contexte

[14]           La décision a été rendue conformément au paragraphe 25(1) de la Loi qui prévoit une levée des dispositions du paragraphe 11(1) et se lit ainsi :

 

 

Séjour pour motif d’ordre humanitaire                    Humanitarian and compassionate considerations

25(1) Le ministre doit, sur demande d’un               25. (1) The Minister shall, upon request of a

étranger interdit de territoire ou qui ne se                foreign national who is inadmissible or who does

conforme pas à la présente loi, et peut, de sa          not meet the requirements of this Act, and may, on

propre initiative, étudier le cas de cet étranger        the Minister’s own initiative, examine the

et peut lui octroyer le statut de résident                   circumstances concerning the foreign national and

permanent ou lever tout ou partie des critères         may grant the foreign national permanent resident

et obligations applicables, s’il estime que des          status or an exemption from any applicable criteria

circonstances d’ordre humanitaire relatives à          or obligation of this Act if the Minister is of the

l’étranger – compte tenu de l’intérêt supérieur        opinion that it is justified by humanitarian and

de l’enfant directement touché – ou l’intérêt            compassionate considerations relating to them,

public le justifient.                                                  taking into account the best interests of a child

directly affected, or by public policy considerations.

                           [Non souligné dans l’original.]

                                                                                                                                      [my emphasis]

 

 

[15]            Les lignes directrices ministérielles, qui se trouvent dans le guide IP 5 de Citoyenneté et Immigration Canada intitulé « Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire » (2005-06-09) (les lignes directrices), décrivent ce que sont les motifs d’ordre humanitaire. Les dispositions pertinentes se lisent comme suit :

6.5       Décision pour motifs d’ordre humanitaire

 

Toute décision CH favorable est une mesure d’exception en réponse à des circonstances particulières. Elle est plus complexe et plus subjective que la plupart des autres décisions d’immigration, parce que l’agent utilise son pouvoir discrétionnaire d’évaluer les circonstances personnelles du demandeur.

 

Le demandeur doit convaincre le décideur que ses circonstances personnelles sont telles qu’il subirait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives s’il était tenu de présenter hors du Canada une demande de visa de résident permanent.

 

 

 

6.7      Difficulté inhabituelle et injustifiée

          

           […]

 

la difficulté (de devoir demander un visa de résident permanent hors du Canada) à laquelle le demandeur s’exposerait serait, dans la plupart des cas, inhabituelle ou, en d’autres termes, une difficulté non prévue à la Loi ou à son Règlement; et

 

la difficulté (de devoir demander un visa de résident permanent hors du Canada) à laquelle le demandeur s’exposerait serait, dans la plupart des cas, le résultat de circonstances échappant au contrôle de cette personne.

 

6.8      Difficultés démesurées

 

Des motifs d’ordre humanitaire peuvent exister dans des cas n’étant pas considérés comme « inusités ou injustifiés », mais dont la difficulté (de présenter une demande de visa de résident permanent à l’extérieur du Canada) aurait des répercussions disproportionnées pour le demandeur, compte tenu des circonstances qui lui sont propres.

 

 

IV.   La décision

 

[16]           Le fondement de la décision se trouve dans l’extrait suivant :

[traduction]

 

[…] Je souligne la nature imprévisible du psoriasis, tel que l’a décrite son médecin (le Dr Nguyen). La maladie pourrait durer de quelques semaines à une vie entière. La demanderesse suit actuellement des traitements contre cette maladie. Les traitements en question sont des onguents de stéroïdes et de vitamines. Son médecin a indiqué que si ces traitements ne donnent aucun résultat, il envisagerait alors d’autres traitements comme la photothérapie en vue de combattre les symptômes liés au psoriasis. Bien qu’il puisse être préférable pour elle de demeurer au Canada afin de terminer ses traitements, la demanderesse n’a pas été en mesure d’établir qu’elle ne pourrait pas être traitée au Vietnam. Même si je reconnais que, selon le rapport du médecin, la maladie de la peau de la demanderesse pourrait s’aggraver si elle retournait au Vietnam, je soupçonne qu’il existe des établissements médicaux au Vietnam où elle pourrait recevoir des soins médicaux appropriés. Je ne suis pas convaincu que ce facteur est suffisant pour justifier une levée de l’obligation de présenter une demande à l’extérieur du Canada.

                                                         

[Non souligné dans l’original.]

 

 

VI.   La discussion

[17]           Les faits suivants n’étaient pas contestés lorsque la décision a été rendue :

·        Le don d’organe de la demanderesse et le stress qui en a découlé ont déclenché l’éruption de psoriasis. La demanderesse n’avait jamais auparavant souffert de psoriasis.

·        Au moment où la décision a été rendue, l’éruption était généralisée et aucun traitement ne faisait effet.

·        La demanderesse a souffert de nombreuses plaies qui démangeaient qui couvraient presque entièrement sa tête et qui étaient présentes sur presque tout son corps. Certaines plaies étaient ouvertes.

·        Lorsque la décision a été rendue, on ne connaissait pas la durée de la maladie ni sa gravité.

·        De surcroît, il aurait été très désagréable, voire impossible, pour la demanderesse de poursuivre son emploi en tant qu’ouvrière agricole, dans la chaleur tropicale des régions rurales du Vietnam, compte tenu de l’état de sa maladie au moment où la décision a été rendue.

·        La preuve médicale indiquait, et l’agent l’a reconnu, que la chaleur au Vietnam aggraverait la maladie de la demanderesse.

 

[18]           En d’autres termes, la décision de rejeter la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire signifiait qu’une femme, qui avait fait don d’un rein pour sauver la vie de son frère et qui, en conséquence, était couverte de plaies, serait renvoyée dans les régions rurales du Vietnam où sa maladie, qui ne réagissait pas aux traitements, s’aggraverait et où il serait très désagréable pour elle, voire impossible, de travailler en tant qu’ouvrière agricole. À mon avis, il est difficile d’imaginer un cas plus convaincant de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

[19]           Cependant, étant donné que la demanderesse n’a pas présenté de preuve sur l’existence de traitements au Vietnam, le défendeur allègue que la décision de l’agent était raisonnable. Avec égards, je ne suis pas d’accord. La décision de l’agent n’était pas entièrement fondée sur l’omission de la demanderesse de prouver l’existence de traitements au Vietnam. En l’absence d’une telle preuve, l’agent a indiqué qu’il [traduction] « soupçonn[ait] » qu’il existait des établissements médicaux au Vietnam qui pourraient offrir à la demanderesse des soins médicaux appropriés. C’est une chose que d’être dans l’impossibilité de conclure à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives du fait que le demandeur n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve, mais il en est une autre que de formuler une hypothèse quant à la qualité des ressources médicales et des soins disponibles dans un pays éloigné en l’absence de preuve. À mon avis, cette hypothèse était une composante importante de la décision et, comme elle n’était pas étayée par la preuve, elle est indéfendable.

 

VII.   Conclusion

[20]           Pour tous ces motifs, je conclus que la décision était déraisonnable.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JUGEMENT ET DIRECTIVE

 

Après avoir souligné le fait qu’aucune question n’a été proposée aux fins de certification, en vertu de l’article 74 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, et pour les motifs exposés ci-dessus;

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire soit renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il statue à nouveau sur elle et qu’il l’accueille sur directive de la présente Cour.

 

 

 

« Sandra J. Simpson »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B, trad.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                        IMM-5343-06

 

INTITULÉ :                                                                       THI THIET TRAN

                                                                                            c.

                                LE MINISTRE DE LA

CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                VANCOUVER

                                                                                            (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                               LE 4 AVRIL 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                            LA JUGE SIMPSON

 

DATE DES MOTIFS :                                                     LE 31 JUILLET 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Nathaniel Russell

 

POUR LA DEMANDERESSE

Marjan Double

 

 

               POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Nathaniel Russell

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

                        POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

               POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

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