Décisions de la Cour fédérale

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Date : 20070727

Dossier : 06-T-76

Dossier : T-2140-05

Référence : 2007 CF 789

Ottawa (Ontario), le 27 juillet 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

 

 

ENTRE :

PARRISH & HEIMBECKER LIMITED

demanderesse

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE du chef du Canada représentée par le MINISTRE DE

L’AGRICULTURE ET DE L’AGROALIMENTAIRE, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et L’AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

 

défendeurs

 

ENTRE :

PARRISH & HEIMBECKER LIMITED

demanderesse

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE du chef du Canada représentée par le MINISTRE DE

L’AGRICULTURE ET DE L’AGROALIMENTAIRE, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et L’AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

 

défendeurs

 

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La demanderesse en l’espèce a plaidé deux requêtes devant la Cour à Halifax. La première de ces requêtes a été présentée en vertu de l’article 51 des Règles des Cours fédérales portant en appel une ordonnance du protonotaire Richard Morneau. Celle-ci, rendue en date du 15 septembre 2006, a « suspendu » la présente action jusqu’à ce que la demanderesse demande et obtienne la prorogation du délai pour présenter une demande de contrôle judiciaire. Le protonotaire Morneau a conclu que préalablement à la poursuite de la présente action, la demanderesse devait faire annuler les décisions administratives qui sont au cœur de sa réclamation en dommages-intérêts, ainsi qu’il appert de sa déclaration. La présente action ne pouvait être maintenue avant que cette forme de réparation ne soit accordée.

 

[2]               La deuxième requête de la demanderesse, présentée en vertu du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R., 1985, ch. F-7 (la Loi), sollicitait la prorogation du délai pour présenter une demande de contrôle judiciaire dans l’éventualité où l’ordonnance du protonotaire était confirmée en appel.

 

Contexte

[3]               La présente instance a été introduite par voie d’action en dommages‑intérêts contre la Couronne pour les préjudices que la demanderesse prétend avoir subis par suite de la révocation de ses licences d’importation au Canada d’une cargaison de blé fourrager ukrainien.

 

[4]               La déclaration de la demanderesse a été déposée le 2 décembre 2005. La cause d’action principale y était la négligence, à laquelle s’ajoutaient l’atteinte aux relations économiques, la faute dans l’exercice d’une charge publique et les fausses déclarations. L’essentiel des allégations à l’endroit des défendeurs portait sur la contestation du bien‑fondé et de la légalité des décisions de révoquer les licences d’importation délivrées antérieurement à la demanderesse et de l’omission ou de refus ultérieurs de faciliter l’importation et le déchargement du blé au Canada.

 

[5]               Le 19 janvier 2006, les défendeurs ont déposé une requête en radiation de la déclaration de la demanderesse et, à titre subsidiaire, ont demandé la suspension de l’action jusqu’à ce que la demanderesse ait contesté avec succès les décisions administratives attaquées par voie de contrôle judiciaire. Le 15 septembre 2006, le protonotaire Morneau a rendu une ordonnance suspendant l’action de la demanderesse jusqu’à ce que celle‑ci ait régulièrement introduit une demande de contrôle judiciaire, laquelle exigeait d’abord une ordonnance en prorogation de délai.

 

[6]               Dans ses motifs, le protonotaire Morneau a résumé les allégations contenues dans la déclaration de la demanderesse dans les termes suivants :

[22]         Toutefois cette série de délits et les divers dommages y reliés qui forment le remède ultime recherché par la demanderesse sont tous dépendants dans une très large mesure du caractère nul ou illégal – tel que le laissent entrevoir les extraits cités ci-dessus des paragraphes 13 et 14 de la déclaration – de la révocation des licences et de l’émission de la nouvelle licence. Il est clair à mon avis que la nullité ou l’illégalité de ces décisions sont au cœur des dommages recherchés. [référence omise]

[23]         Il est vrai, tel que le soutient avec force la demanderesse, que l’établissement des divers chefs de dommages dont font état les paragraphes 15 à 18 de la déclaration va requérir de la demanderesse plus qu’une déclaration de nullité ou d’illégalité des décisions pertinentes. Toutefois, il est très difficile de concevoir que cette mise à l’écart des décisions ne soit pas le point de départ ou un élément essentiel de toute réflexion menant à l’établissement des chefs de dommages allégués.

 

 

Ayant conclu que la réclamation en dommages‑intérêts de la demanderesse reposait sur la contestation de la légalité d’un certain nombre de décisions administratives, le protonotaire Morneau a déclaré que la demande ne pouvait être entendue tant que ces décisions n’étaient pas annulées par voie de contrôle judicaire. Voici l’essentiel de ses motifs :

                       

[27]           Or, tel que l’a indiqué très clairement la Cour d’appel fédérale en avril 2004 dans l’arrêt Canada c. Tremblay, [2004] 4 R.C.F. 165 (demande d’autorisation de pourvoi en Cour suprême rejetée avec dépens le 16 décembre 2004 [2004] C.S.C.R. no 307) (l’arrêt Tremblay), puis en octobre 2005 dans l’arrêt Grenier, une telle attaque, c’est-à-dire une déclaration de nullité ou d’illégalité, doit venir directement en premier lieu en cette Cour via la procédure exclusive d’une demande de contrôle judiciaire.

[28]           Cet étapisme ne peut plus être ignoré au nom d’une approche utilitaire et pragmatique qui a pu être reconnue expressément ou implicitement par le passé vu, tel que le mentionne la Cour d’appel fédérale aux paragraphes 18 et 19 dans l’arrêt Grenier, qu’une décision continue de produire des effets matériels et juridiques tant qu’elle n’a pas été invalidée. Or, le bon fonctionnement du système judiciaire (voir l’arrêt Tremblay, au paragraphe 22) et la finalité des décisions (voir l’arrêt Grenier aux paragraphes 20 et suivants), entre autres principes, font que l’on ne peut ignorer une décision d’un office fédéral et laisser s’écouler sans agir le délai statutaire imparti pour ensuite, souvent quelques années plus tard comme c’est le cas en l’espèce et dans les arrêts Tremblay et Grenier, la dénoncer dans une action en dommages contre la couronne en vertu de l’article 17 de la Loi.

[29]           Un tel procédé constitue, selon les enseignements récents de la Cour d’appel fédérale, un déguisement d’un contrôle judiciaire en une action, c’est‑à‑dire une attaque collatérale ou indirecte contre la décision.

[30]           C’est exactement ce que cherche à accomplir à mon avis la demanderesse par son action. Cette action de par la déclaration constitue de façon claire et évidente avant tout une contestation indirecte des Décisions.

[31]           La nullité ou l’illégalité (voir l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi qui emploie ces expressions) des Décisions devra être recherchée avant tout par le biais d’une demande de contrôle judiciaire après bien sûr que la demanderesse aura obtenu une prorogation du délai statutaire pour ce faire. Cette étape de contrôle judiciaire est d’autant plus nécessaire puisque comme l’a indiqué la Cour d’appel fédérale au paragraphe 61 de l’arrêt Grenier, non seulement l’illégalité d’une décision ne conduit pas en soi et nécessairement à une conclusion de faute ou de négligence mais la légalité en retour d’une telle décision « exclut la possibilité d’une conclusion de négligence ».

 

Appel de l’ordonnance du protonotaire

[7]               La compétence de la Cour saisie d’un appel interjeté contre une ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire en vertu de l’article 51 des Règles des Cours fédérales a été décrite de la façon suivante par la Cour d’appel fédérale dans Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., [2004] 2 R.C.F. 459, [2003] A.C.F. no 1925, 2003 CAF 488, au paragraphe 19 :

Le juge saisi de l'appel contre l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants : a) l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, b) l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits.

 

 

[8]               Les parties conviennent que la décision faisant l’objet du présent contrôle « a une influence déterminante sur l’issue du principal » et que la Cour doit, par conséquent, entendre cet appel de novo. Cela signifie qu’en l’absence d’une erreur dans la décision sous-jacente, celle-ci peut toujours être annulée ou modifiée si la Cour est disposée à exercer « différemment » son pouvoir discrétionnaire sur le même dossier : voir Jazz Air LP c. Administration portuaire de Toronto, [2007] A.C.F. no 841, 2007 CF 624.

 

[9]               Malgré la très large compétence d’appel dont la Cour jouit en vertu de l’article 51, je ne vois rien dans les motifs du protonotaire Morneau qui puisse constituer une erreur de droit ou une mauvaise appréciation des faits. En fait, selon moi, le protonotaire a appliqué correctement à la déclaration l’arrêt de principe de la Cour d’appel fédérale Grenier c. Canada, [2005] A.C.F. n1778, 2005 CAF 348, et, ce faisant, rien ne l’autorisait à statuer sur la requête de la Couronne de quelque autre façon.

 

[10]           L’arrêt Grenier était de toute évidence déterminant quant à l’issue de la requête de la Couronne en suspension de l’action de la demanderesse. Cette affaire portait sur une action en dommages-intérêts intentée par un détenu d’un établissement carcéral fédéral qui affirmait avoir été illégalement mis en isolement préventif. Celui-ci n’avait pas tenté de contester par voie de contrôle judiciaire la légalité de la décision portant sur l’isolement et l’action en dommages-intérêts avait été intentée trois ans après les événements. L’action a été radiée au motif qu’elle attaquait indirectement la légalité de la décision, laquelle ne pouvait être contestée que par voie de contrôle judiciaire en application de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R., 1985, ch. F-7. On a conclu qu’une telle attaque indirecte était incompatible avec la compétence exclusive que le législateur a accordée à la Cour fédérale sur le contrôle de la légalité des décisions rendues par des offices fédéraux. Les délais inhérents à la procédure par voie d’action soulevaient aussi des doutes quant au besoin de certitude et de finalité dans l’exécution des décisions administratives de ce type.

 

[11]           La Cour a cité largement son arrêt antérieur Budisukma Puncak Sendirian Berhad c. Canada, [2005] A.C.F. no 1302, 2005 CAF 267 (Berhad). L’affaire Berhad est particulièrement intéressante parce qu’elle traitait également d’une réclamation en dommages-intérêts qui reposait sur la contestation de la légalité d’une décision administrative, en l’occurrence la saisie du navire du demandeur au terme d’une inspection de sécurité. Bien que les déclarations de la Cour, dans l’arrêt Berhard, au sujet de la nécessité de contester ce type de décision par voie de contrôle judiciaire avant de réclamer des dommages‑intérêts soient des observations incidentes, le désir de clarifier la loi sur cette question y est clairement exprimé, ce que la Cour a confirmé plus tard dans l’arrêt Grenier, précité. Les passages suivants de l’arrêt Berhad expliquent le raisonnement qui conduit à exiger qu’un contrôle judiciaire soit présenté préalablement à une action dans les cas de ce genre : 

60            À mon avis, la raison primordiale pour laquelle un armateur qui s’estime lésé par les conclusions d’une inspection de sécurité de son navire doit épuiser les recours prévus par la loi avant d’intenter une action en responsabilité civile est l’intérêt public dans le caractère définitif des décisions qui font suite aux inspections. L’importance de cet intérêt public est reflétée dans les délais relativement brefs qui sont imposés à quiconque veut contester une décision administrative – un délai de 30 jours à compter de la date à laquelle la décision est communiquée ou tel autre délai que la Cour peut accorder sur requête en prorogation de délai. Ce délai n’est pas capricieux. Il existe dans l’intérêt public, afin que les décisions administratives acquièrent leur caractère définitif et puissent aussi être exécutées sans délai, apportant la tranquillité d’esprit à ceux qui observent la décision ou qui veillent à ce qu’elle soit observée, souvent à grands frais. En l’espèce, la décision du président n’a été contestée qu’un an et demi après qu’elle a été rendue, lorsque les intimées ont déposé leur action en dommages‑intérêts

 

 [...]

 

65            La Cour suprême a dit clairement que, lorsqu’une cour de justice est conduite à revoir une décision administrative, par voie de contrôle judiciaire ou par voie d’appel, elle doit déterminer, par une analyse pragmatique et fonctionnelle, la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer. L’approche à adopter est dictée par le fait que la décision contestée est celle d’un organe administratif, et non par la procédure d’après laquelle la décision est contestée, puis éventuellement réformée par les tribunaux. La Cour suprême a dissipé tout doute sur cette question dans les motifs de l’arrêt Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, où la juge en chef McLachlin, rédigeant l’arrêt de la Cour, écrivait aux paragraphes 21 et 25 :

 

Le terme « contrôle judiciaire » comprend le contrôle des décisions administratives autant par voie de demande de contrôle judiciaire que par exercice d’un droit d’appel prévu par la loi. Chaque fois que la loi délègue un pouvoir à une instance administrative décisionnelle, le juge de révision doit commencer par déterminer la norme de contrôle applicable selon l’analyse pragmatique et fonctionnelle.

 

[...]

 

Le contrôle des conclusions d’une instance administrative doit commencer par l’application de la méthode pragmatique et fonctionnelle.

 

66            Selon moi, le même principe est applicable lorsque la contestation de la décision, comme c’est le cas ici, prend la forme d’une action en responsabilité civile découlant de la décision, plutôt que la forme d’une demande de contrôle judiciaire de la décision. Prétendre le contraire serait accroître les risques de contestations incidentes comme moyen d’éluder la retenue qui souvent résulte d’une analyse pragmatique et fonctionnelle. Ce serait faire fi de l’intention du législateur et du message envoyé par la Cour suprême dans l’arrêt Dr Q, précité, message qui privilégiait, s’agissant de la retenue que doivent montrer les cours de justice envers les décisions des organes administratifs, une démarche plus nuancée et plus contextuelle. Les cours de justice doivent préserver le principe de la primauté du droit, mais leur pouvoir de contrôle ne doit pas être mis sans nécessité à contribution : voir l’arrêt Dr Q, précité, aux paragraphes 21 et 26. [...]

 

 

[12]           Rien dans les actes de procédure en l’espèce ne permettrait de distinguer la présente affaire des commentaires ci-dessus ou de l’arrêt Grenier, précité. Il est évident qu’en l’absence d’une contestation fructueuse des décisions de révoquer les licences d’importation de la demanderesse et d’imposer de nouvelles conditions à l’importation de marchandises, aucune réclamation pécuniaire ne peut être justifiée en l’espèce. En effet, comme on peut le constater des passages suivants tirés des observations écrites de la demanderesse, l’importance de ces décisions à l’égard de sa réclamation en dommages-intérêts a été reconnue :

[traduction] [...] Leur plainte contre le Canada est que l’ACIA a révoqué les licences d’importation sans motif raisonnable, alors que le navire se trouvait dans les eaux canadiennes ou à proximité, avec une pleine cargaison de blé. On prévoit que les éléments de preuve établiront qu’aucun nouveau renseignement quant à l’existence d’organismes nuisibles en question – la carie naine du blé et le charbon foliaire – en Ukraine n’a été porté à l’attention de l’ACIA après la délivrance initiale des licences d’importation. Parrish & Heimbecker aurait plutôt dû répondre à cette question dans les documents d’importation, y compris les certificats phytosanitaires du gouvernement de l’Ukraine. On s’attend également à ce que les interrogatoires préalables révéleront que rien d’important n’a été porté à l’attention de l’ACIA relativement à l’existence de ces organismes nuisibles dans la cargaison en cause. Dans la demande, on déclare qu’après avoir délivré les licences initiales d’importation sur lesquelles s’appuyait Parrish & Heimbecker pour la mettre en position de vulnérabilité, et en se prévalant de ces licences [sic] sans motif, le Canada et ses mandataires ont refusé de collaborer avec elle afin de résoudre le problème et ont alors autorisé le déchargement du « Nobility » uniquement après que les nouveaux certificats phytosanitaires ukrainiens eurent été obtenus de l’Ukraine, et conditionnellement à ce que la céréale soit traitée, condition que les clients de Parrish & Heimbecker ont qualifiée d’inacceptable. Les dommages subis par Parrish & Heimbecker découlent de l’ensemble de ces agissements.

 

[...]

 

En l’espèce, on a déclaré que c’est la façon en soi dont l’ACIA a agi ultérieurement, qui contredit la déclaration selon laquelle la licence d’importation de blé sur le N/M « Nobility » ne serait pas révoquée sans motif raisonnable. Parrish & Heimbecker doivent démontrer que cette déclaration était fausse. Cependant, nous sommes loin d’un contrôle judiciaire de la révocation de la licence, du refus de collaborer avec Parrish & Heimbecker afin de résoudre la question du problème des organismes nuisibles après que Parrish & Heimbecker a été placée en situation de vulnérabilité, et de la substitution éventuelle de la licence d’importation par une licence comportant des conditions supplémentaires comportant des restrictions commerciales problématiques.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[13]           Le fait que la demanderesse ait invoqué différentes causes d’action et soit assez habile lorsqu’elle fait valoir ses prétentions ne lui permet pas d’éviter le problème essentiel de la demande. Si la révocation des licences d’importation de la demanderesse et la décision ultérieure de permettre l’entrée conditionnelle de la cargaison au Canada étaient des décisions réglementaires légales, aucune réclamation en dommages-intérêts ne peut être maintenue.

 

[14]           Par conséquent, je conclus que l’ordonnance du protonotaire est bien fondée et l’appel de la demanderesse interjeté contre cette décision est rejeté, les dépens étant adjugés aux défendeurs, pour un montant de 1 500 $, incluant les débours.

 

Requête en prorogation du délai pour présenter une demande de contrôle judiciaire

[15]           À titre subsidiaire, la demanderesse a demandé la prorogation du délai pour présenter une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 18.1(2) de la Loi et, dans l’éventualité où elle aurait gain de cause, la jonction des instances dans une action commune. 

 

[16]           Il ne fait aucun doute que la demanderesse était hors délai pour introduire sa demande de contrôle judiciaire lorsqu’elle a présenté la requête dont la Cour est saisie. Le paragraphe 18.1(2) de la Loi prévoit que de telles demandes sont présentées dans les trente jours. Lorsque la demanderesse a intenté son action contre les défendeurs, un délai de trois ans s’était écoulé ddepuis la date des décisions qui sont au cœur même de sa cause d’action. De plus, lorsque les défendeurs ont soulevé la question de la nécessité de contester les décisions sous-jacentes par voie de contrôle judiciaire, la demanderesse n’a pas immédiatement demandé la prorogation du délai. Elle a plutôt choisi de contester la thèse des défendeurs. Ce n’est qu’après que le protonotaire Morneau eut rendu sa décision que la demanderesse a déposé la présente requête, à titre accessoire à son appel interjeté contre cette décision. Normalement, on ne peut fermer les yeux sur des retards aussi importants que ceux signalés plus haut en vertu du pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 18.1(2). Les faits de l’espèce sont, cependant, loin d’être banals et, selon moi, les circonstances sont à ce point atténuantes que la réparation devrait être accordée à la demanderesse.

 

[17]           L’arrêt de principe portant sur la prorogation de délai suivant le paragraphe 18.1(2) de la Loi est Grewal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] A.C.F. no 144 (C.A.F.), [1985] 2 C.F. 263. La Cour y fait remarquer que l’élément principal à prendre en considération dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire est de veiller à ce que « justice soit faite entre les parties ». Et pour que justice soit rendue, la Cour a fait ressortir cinq éléments qui seront généralement pertinents, dans une certaine mesure, lorsqu’il s’agit d’une requête en prorogation de délai. Dans l’arrêt ultérieur Jakutavicius c. Canada (Procureur Général), [2004] A.C.F. no 1488, 2004 CAF 289, la Cour a ainsi résumé ces éléments, aux paragraphes 15 à 17 :

15            Dans Grewal c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 2 C.F. 263, le juge en chef Thurlow a précisé les questions susceptibles d’être pertinentes lors d’une demande de prolongation du délai. Le tribunal doit examiner notamment :

 

1.             si le demandeur avait l’intention de présenter sa demande de contrôle judiciaire dans le délai prescrit et s’il a toujours eu cette intention par la suite;

 

                                2.             la longueur de la période pour laquelle la prolongation est exigée;

 

                                3.             si cette prolongation causerait un préjudice à la partie adverse;

 

                                4.             l’explication donnée;

 

                                5.             si la cause est soutenable, c’est-à-dire s’il existe des motifs d’annuler l’ordonnance que le demandeur veut contester au moyen d’un contrôle judiciaire.

 

 

16            Toutefois, ces règles n’entravent pas le pouvoir discrétionnaire de la Cour. Aux pages 277 et 278 de Grewal, le juge en chef Thurlow dit :

 

Cependant, en dernière analyse, la question de savoir si l’explication donnée justifie la prorogation nécessaire doit dépendre des faits de l’espèce et, à mon avis, nous commettrions une erreur si nous tentions d’énoncer des règles qui auraient l’effet de restreindre un pouvoir discrétionnaire que le Parlement n’a pas jugé bon de restreindre.

 

 

17            Le juge des requêtes est donc libre de décider des facteurs dont il tiendra compte selon les faits en cause. Voir également Council of Canadians c. Directeur des enquêtes et recherches (1997), 212 N.R. 254 (C.A.F.), le juge Hugessen (aujourd’hui, juge de la Cour fédérale), au paragraphe 2. Une fois les facteurs pertinents choisis, il faut donner à chacun d’eux une importance suffisante.

 

 

[18]           Les défendeurs font valoir que la requête de la demanderesse devrait être rejetée au motif que celle-ci n’avait pas réussi à démontrer l’existence d’une intention constante de présenter une demande de contrôle judiciaire dans le délai prescrit de trente jours et par la suite. Ils soutiennent également que la demanderesse n’a pas réussi à établir que le retard ne leur causerait aucun préjudice et qu’aucun motif n’a été fourni pour expliquer ce retard. 

 

[19]           Dans une situation où la demande de contrôle judiciaire est soumise à une exigence claire et évidente, je reconnais que le demandeur doit démontrer l’intention constante de demander la réparation à commencer dans le délai de trente jours prévu à cet égard. Toutefois, dans la présente affaire, l’état du droit concernant le droit d’une partie d’intenter une action contre la Couronne dans de telles circonstances n’a pas été clairement établi avant l’arrêt Grenier, précité. De fait, dans Grenier la Cour a ainsi décrit l’état antérieur du droit :

1              LE JUGE LÉTOURNEAU : Un détenu doit-il contester directement par voie de contrôle judiciaire une décision du Directeur du pénitencier l’affectant ou peut-il, à son choix, ignorer cette procédure et l’attaquer collatéralement au moyen d’une action en dommages-intérêts?

2.             Comme on le verra au cours des présents motifs, la question est importante, mais pas nouvelle. Elle s’est posée à plusieurs reprises. La réponse qu’elle a reçue fut tantôt hésitante, tantôt divergente, tantôt différée. Dans l’affaire Her Majesty The Queen in the Right of Canada, B. » Warna and D.A. Hall v. Budisukma Puncak Sendirian Berhad, Martitime Consortium Management Sendirian Berhad [2005] F.C.A. 267, au paragraphe 59 (Berhad), notre Cour énonçait que la question n’était pas définitivement résolue et demeurait ouverte pour une prochaine détermination. Le temps est maintenant venu d’y répondre, et ce d’une manière affirmative.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[20]           Compte tenu des circonstances de l’espèce, il n’était pas déraisonnable pour la demanderesse de s’attendre à ce qu’elle ait le choix de donner suite à sa réclamation à l’encontre des défendeurs par voie d’action au moins jusqu’au prononcé de l’arrêt Grenier, précité (le 27 octobre 2005). Dans ces conditions, dans la mesure où l’action a été introduite dans le délai prescrit, la question de la présomption de préjudice pour les défendeurs ne se poserait pas. Bien que dans les décisions antérieures telles que Tremblay c. Canada, [2004] A.C.F. no 787, 2004 CAF 172, et Berhad, précitées, on ait semblé indiquer qu’une action pouvait ne pas être maintenue dans de telles circonstances, la demanderesse ne devrait pas voir sa cause d’action éteinte lorsqu’il est reconnu que la règle de droit applicable était incertaine. Ainsi, dans Grewal, précité, l’écoulement du temps dû à l’autorité accordée à une jurisprudence infirmée ultérieurement a constitué un facteur atténuant militant en faveur du redressement : voir à la page 10. Il ne s’agit pas d’un cas d’ignorance de la loi, lequel n’est rarement, sinon jamais, une excuse, mais plutôt d’un cas d’incertitude juridique et de valeur à accorder à une pratique qui avait un certain fondement dans la jurisprudence.

 

[21]           Après que l’arrêt Grenier eut été rendu, l’exigence d’une approche à deux volets pour les réclamations comme celle de l’espèce a été clairement confirmée. Cependant, si la demanderesse avait été au courant de l’arrêt Grenier et avait présenté une demande de contrôle judiciaire plutôt que d’intenter une action le 2 décembre 2005, il est indéniable qu’une prorogation du délai de quelques jours lui aurait été accordée. 

 

[22]           Après l’introduction de l’action de la demanderesse le 2 décembre 2005, les défendeurs étaient clairement informés de la réclamation et en mesure de prendre les moyens nécessaires pour protéger leurs intérêts procéduraux et stratégiques. Bien qu’il ait certainement été plus prudent pour la demanderesse de demander la prorogation du délai lorsque les défendeurs ont soulevé la question au début de l’année 2006, je ne crois pas que sa cause d’action doive échouer uniquement en raison d’un mauvais choix de procédure et je ne crois pas que sa conduite à cet égard puisse être à juste titre qualifiée de téméraire ou d’insouciante au sens où ces termes ont été utilisés dans McGill c. Ministre du Revenu national (1985), non publié, A‑876‑84, C.A.F. 

 

[23]           Compte tenu des circonstances particulières et inhabituelles de la présente affaire, je suis convaincu que la demanderesse a démontré l’intention requise de poursuivre sa réclamation durant tout le temps écoulé. Vu l’état du droit antérieur à l’arrêt Grenier, précité, et l’introduction de l’action de la demanderesse peu de temps après, je ne crois pas que le retard causerait un préjudice indu aux défendeurs, par comparaison avec le préjudice potentiel que subirait la demanderesse par l’extinction de sa cause d’action. Je ferais également remarquer que la Cour ne dispose d’aucun élément de preuve démontrant que les défendeurs ont subi un préjudice réel mais que ceux-ci se sont plutôt fondés sur une présomption selon laquelle le long retard leur causerait un préjudice. Bien que cette approche soit acceptable, la présomption peut être réfutée et, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, elle n’est plus très efficace. 

 

[24]           Les défendeurs n’ont pas sérieusement contesté la présente requête en faisant valoir que la réclamation de la demanderesse était mal fondée et il ne fait aucun doute que la déclaration soulève clairement des questions susceptibles d’être tranchées par voie judiciaire. 

 

[25]           Par conséquent, la requête de la demanderesse sollicitant la prorogation du délai pour présenter une demande de contrôle judiciaire est accordée et elle disposera de 20 jours suivant la date de la présente ordonnance pour ce faire. Comme les décisions contestées ici par la demanderesse semblent faire partie d’une même série d’actes et sont suffisamment liées, il convient conformément à l’article 302 des Règles de permettre que toutes les décisions attaquées soient examinées dans une seule demande.

 

[26]           Je ne suis pas d’avis, cependant, que la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse doit être jointe à son action ni entendue en même temps. Une telle approche ferait échec au fondement de l’exigence du processus « bifurqué » et constituerait (comme l’avocat de la Couronne l’a judicieusement soulevé) un moyen de contourner l’arrêt Grenier, précité. Par conséquent, l’ordonnance du protonotaire suspendant l’action de la demanderesse demeurera en vigueur jusqu’à ce que sa demande de contrôle judiciaire ait suivi son cours.

 

[27]           Même si la demanderesse obtient gain de cause dans sa requête principale, je ne crois pas qu’il soit approprié d’adjuger les dépens en sa faveur. Aucuns dépens ne sont adjugés à l’égard de cette requête. Pour ce qui est de la requête rejetée de la demanderesse pour joindre la demande proposée à l’action, j’adjugerai des dépens aux défendeurs au montant de 500 $, incluant les débours.

 

 


ORDONNANCE

 

 

            LA COUR ORDONNE que l’appel qu’a formé la demanderesse contre l’ordonnance du protonotaire Richard Morneau datée du 15 septembre 2006 soit rejeté, les dépens étant adjugés aux défendeurs, pour un montant de 1 500 $, incluant les débours. 

 

            LA COUR ORDONNE ÉGALEMENT que la requête de la demanderesse en prorogation du délai pour déposer une demande de contrôle judiciaire soit accordée. La demanderesse disposera de 20 jours à compter de la date de la présente ordonnance pour déposer sa demande de contrôle judiciaire. Aucuns dépens ne sont adjugés aux parties relativement à cette requête.

 

LA COUR ORDONNE ÉGALEMENT que toutes les décisions faisant l’objet de la demande de contrôle judiciaire envisagée par la demanderesse soient traitées dans une seule et même demande. 

 


            LA COUR ORDONNE ÉGALEMENT que la requête de la demanderesse sollicitant la réunion de la présente action contre les défendeurs avec sa demande envisagée de contrôle judiciaire soit rejetée, les dépens étant adjugés aux défendeurs, pour un montant de 500 $, incluant les débours, et que l’ordonnance du protonotaire suspendant l’action de la demanderesse demeure en vigueur jusqu’à ce qu’il soit statué au fond sur la demande de contrôle judiciaire envisagée par la demanderesse.

 

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Dany Brouillette, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    06-T-76

 

INTITULÉ :                                                   PARRISH & HEIMBECKER LIMITED

                                                                        c.

                                                                        SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 22 JANVIER 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :              LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 27 JUILLET 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. Peter Darling

 

POUR LA DEMANDERESSE

Mme Kathleen McManus

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Huestis Ritch

Halifax (N.-É.)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LES DÉFENDEURS

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T-2140-05

 

INTITULÉ :                                                   PARRISH & HEIMBECKER LIMITED

                                                                        c.

                                                                        SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 22 JANVIER 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :              LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 27 JUILLET 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. Peter Darling

 

POUR LA DEMANDERESSE

Mme Kathleen McManus

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Huestis Ritch

Halifax (N.-É.)

POUR LA DEMANDERESSE

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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