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Date : 20070705

Dossier : T‑567‑06

Référence : 2007 CF 707

Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE STRAYER

 

 

ENTRE :

TERRY RANDOLPH THOMPSON

demandeur

et

 

LE CONSEIL DE LA PREMIÈRE NATION LEQ'Á:MEL

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

INTRODUCTION

 

[1]               Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire tendant à obtenir un jugement déclaratoire en nullité de l'article 4 du Règlement électoral de la Première nation Leq'á:mel, sur le fondement du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés ou de l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Sont également sollicitées dans l'avis de demande, sur le même fondement, diverses mesures de redressement découlant de la nullité supposée de l'article 3 du même règlement, mais seule la non-conformité de l'article 4 dudit règlement au paragraphe 15(1) de la Charte a été débattue devant moi. Le demandeur sollicite également : soit une ordonnance interdisant au Conseil de la Première nation Leq'á:mel de continuer à appliquer l'article 4 du Règlement électoral; soit une ordonnance enjoignant au Conseil de bande de modifier ce règlement; soit une ordonnance modifiant celui‑ci sous le régime du paragraphe 24(1) de la Loi constitutionnelle de 1982; soit une ordonnance déclarant nulle, sous le même régime, la procédure que prévoit ledit règlement; ainsi qu'une ordonnance annulant le résultat des élections de bande tenues le 31 mars 2006 sous le régime dudit règlement dans sa forme actuelle.

 

LES FAITS

 

[2]               La Première nation Leq'á:mel compte trois réserves situées à quelque 22 kilomètres à l'est de Mission, dans le Lower Mainland de la Colombie-Britannique. Le demandeur est membre de la bande et réside à Vancouver. Il est né dans la réserve, mais n'y a pas habité depuis qu'il l'a quittée à l'âge de cinq ans pour aller vivre en internat. Il déclare dans son affidavit qu'il a eu des problèmes d'alcoolisme, qu'il a subi un traitement et qu'il est [TRADUCTION] « sobre depuis huit ans ». Selon lui,

[TRADUCTION] (…) l'alcoolisme, la toxicomanie et le jeu sont des problèmes sérieux à la réserve de la Première nation Leq’á:mel, et [il risquerait] de retomber dans l'alcoolisme [s'il retournait] y habiter.

 

 

Il déclare qu'il avait prévu de voter aux élections du 31 mars 2006 pour les postes de chef et de conseillers de la Première nation Leq’á:mel et qu'il aurait souhaité se porter candidat à l'un ou l'autre de ces postes. Or, il n'a pu ni présenter sa candidature ni voter à cause des articles 3 et 4 du Règlement électoral de la Première nation Leq’á:mel. Ces articles sont ainsi libellés :

 

[TRADUCTION]

 

3.0       Conditions d'éligibilité

 

3.1       L'éligibilité aux postes de chef ou de conseiller de la Première nation Lakahahmen est subordonnée aux conditions suivantes :

 

a)                 être membre de la Première nation Lakahahmen;

b)                 résider sur le territoire traditionnel canadien du peuple Stó:lo;

c)                  avoir au moins 18 ans.

 

 

4.0       Conditions du droit de vote

 

4.1       Le droit de vote est subordonné aux conditions suivantes :

 

a)                 être membre de la Première nation Lakahahmen;

b)                 résider sur le territoire traditionnel canadien du peuple Stó:lo;

c)                  avoir au moins 18 ans.

 

(Le nom de la bande a changé depuis l'adoption du Règlement. Nous postulons que les mentions qui y sont faites de la Première nation « Lakahahmen » doivent maintenant être interprétées comme désignant la Première nation « Leq’á:mel ».)

 

Le territoire traditionnel canadien du peuple Stó:lo (le TTCS) est défini par une carte annexée au Règlement. Je crois comprendre que la Première nation Leq’á:mel fait partie du peuple Stó:lo, qui parlait des langues appartenant au même groupe et occupait traditionnellement ces terres. Les réserves Leq’á:mel sont situées sur le TTCS, mais celui‑ci est un vaste territoire qui s'étend le long de la frontière canado-américaine et qui comprend la ville de Chilliwack, la ville d'Abbotsford, le district de Mission City, le district de Kent (y compris Agassiz et Ruby Creek), le district de Hope, le village de Harrison Hot Springs, le village de Fort Langley, ainsi que de grandes étendues rurales de la vallée du Fraser qui ne font pas partie de réserves. Le TTCS ne comprend pas la ville de Vancouver. Par conséquent, les articles 3 et 4 du Règlement électoral interdisent au demandeur, qui réside à Vancouver, de se porter candidat ou de voter aux élections de la Première nation Leq’á:mel.

 

 

[3]               Les deux parties ne m'ont présenté que très peu d'éléments de preuve, expliquant qu'il ne leur était pas possible d'en produire plus étant donné qu'il s'agit ici d'une demande de contrôle judiciaire. Or, il leur aurait été loisible de produire autant d'éléments de preuve qu'ils auraient voulu par voie d'affidavits ou de contre-interroger les souscripteurs d'affidavit. S'il existe des documents, des études ou des ouvrages d'histoire que j'aurais pu admettre d'office, ils auraient pu aussi les produire. Je ne dispose par exemple d'aucun élément de preuve touchant le point de savoir si le demandeur pouvait facilement déménager pour aller s'installer dans l'une des villes ou autres circonscriptions du TTCS énumérées plus haut et obtenir ainsi le droit de vote. On ne m'a pas non plus proposé d'éléments précis sur lesquels je pourrais fonder des conclusions touchant le désavantage historique subi par les membres de la nation en cause vivant hors du TTCS. Enfin, je ne dispose pas d'éléments de preuve qui expliqueraient pourquoi on a jugé nécessaire d'inscrire les dispositions en litige dans le Règlement électoral.

 

[4]               Le demandeur se plaint dans son affidavit de n'être pas éligible aussi bien que d'être privé du droit de vote. Or seul l'article 4, qui concerne le droit de vote, a été débattu devant moi, quoique le défendeur postule dans sa demande de redressement que l'article 3 est aussi en litige. Comme il me semble que les mêmes critères de validité s'appliquent aux deux articles, ma décision portera aussi sur l'article 3.

 

[5]               Si maigre qu'elle soit, la preuve révèle – et il n'a pas été contesté – que le Règlement électoral, adopté en 1995, comporte à son article 24 une disposition qui subordonne sa modification à la tenue d'un référendum, toute proposition de modification devant réunir les suffrages de 60 % de l'électorat de la Première nation (et non 60 % de ceux qui participent effectivement au vote). On a déjà essayé deux fois de modifier le Règlement électoral par voie de référendum de manière à conférer le droit de vote à tous les membres hors réserve. Ces référendums ont été tenus le 28 novembre 2005 et le 11 janvier 2006. Dans les deux cas, la participation a été inférieure à 60 % de l'électorat. Le demandeur n'a donc pu voter ou se porter candidat aux élections du 31 mars 2006.

 

[6]               Le demandeur soutient que l'article 4 du Règlement électoral enfreint le paragraphe 15(1) de la Charte, au motif qu'il établit une discrimination contre lui en tant que membre hors réserve d'une bande indienne. Il invoque principalement l'arrêt de la Cour suprême Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203. Le défendeur, quant à lui, soutient essentiellement qu'il y a lieu de distinguer de la présente espèce l'affaire qui a donné lieu à l'arrêt Corbiere, au motif que dans celle‑ci aucun membre hors réserve n'avait le droit de vote. Or, dans la présente espèce, le Règlement électoral n'exclut que les personnes vivant hors du TTCS. Le défendeur fait valoir que le demandeur n'a pas à s'installer dans la réserve pour pouvoir voter : il lui suffirait de quitter Vancouver pour s'établir à Abbotsford, à Chilliwack ou dans une autre collectivité de son choix. Le défendeur fait aussi valoir, pour le cas où la Cour statuerait que l'article 4 porte atteinte aux droits que garantit au demandeur l'article 15 de la Charte, que ledit article 4 peut néanmoins se justifier sous le régime de l'article premier de la même Charte.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[7]               Voici quelles paraissent être les questions essentielles en litige :

 

1.                  Les paragraphes 3.1 et 4.1 du Règlement électoral de la Première nation Leq’á:mel enfreignent-ils le paragraphe 15(1) de la Charte en subordonnant l'éligibilité et le droit de vote aux élections de bande à la qualité de résident du TTCS?

 

2.                  Dans l'affirmative, ces dispositions peuvent-elles se justifier sous le régime de l'article premier de la Charte?

 

ANALYSE

 

[8]               Il convient d'abord de noter que les deux parties s'entendent sur le fait que tout règlement pris par la bande est assujetti à la Charte. L'alinéa 32(1)a) de celle‑ci porte qu'elle s'applique « pour tous les domaines relevant du Parlement ». S'il est vrai que le Règlement électoral ici en question a été pris par la bande, et que les élections de bande ne sont pas régies par la Loi sur les Indiens, je reprends à mon compte, en toute déférence, la conclusion formulée par le juge O'Keefe au paragraphe 45 de Bande indienne de Hartley Bay c. Bande indienne de Hartley Bay (Conseil), [2005] A.C.F. no 1267, selon laquelle le conseil de bande élu sous le régime d'un règlement de bande exerce néanmoins ses pouvoirs en vertu de la Loi sur les Indiens, de sorte que si l'éligibilité à ce conseil ou le droit de vote aux élections qui en décident la composition s'avèrent discriminatoires au sens du paragraphe 15(1) de la Charte, ces faits de discrimination relèvent d'une loi fédérale.

 

[9]               Pour ce qui concerne la définition du groupe de comparaison pertinent dans la présente espèce, les deux parties semblent d'accord pour dire que ce groupe se compose des membres de la bande Leq’á:mel résidant sur le TTCS (qui comprend les trois réserves, mais ne s'y limite pas). Ce sont les membres de ce groupe qui sont éligibles et peuvent voter aux élections de la bande Leq’á:mel, droits que le demandeur réclame et que lui refuse le Règlement électoral. Je pense aussi que c'est là le groupe de comparaison qui convient.

 

[10]           Pour établir si la distinction faite entre le demandeur et le groupe de comparaison enfreint le paragraphe 15(1) de la Charte, je dois appliquer la méthode d'analyse exposée dans Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, et suivie dans Corbiere. Cette démarche comprend trois étapes.

 

Première étape

 

[11]           Il s'agit d'abord de décider si la loi ou la mesure attaquée établit une distinction qui dénie l'égalité de protection et de bénéfice de la loi. Dans Corbiere, la Cour suprême a conclu que le fait de refuser le droit de vote aux membres hors réserve de la bande constituait un déni d'égalité de bénéfice. Dans la présente espèce, le droit de vote est refusé non pas à certaines personnes vivant hors réserve, mais à quiconque ne réside pas sur le TTCS. Le facteur important à la présente étape paraît donc être qu'un membre de la bande, comme dans Corbiere, se voit refuser le droit de vote ou l'éligibilité dans le cadre de la bande au motif de son lieu de résidence par rapport au groupe de comparaison. À mon sens, les conditions de la première étape se trouvent ainsi remplies.

 

Deuxième étape

 

[12]           Deuxièmement, il faut établir si la distinction en question est discriminatoire, c'est‑à‑dire si elle est fondée sur un motif énuméré ou un motif analogue à un motif énuméré.

 

[13]           La Cour suprême conclut dans Corbiere que le facteur de l'autochtonité-lieu de résidence (qu'elle définit comme équivalant à la « qualité de membre hors réserve ») est un motif de discrimination analogue. Elle précise cependant qu'elle ne veut pas dire par là que les distinctions fondées sur le lieu de résidence dans l'ensemble de la population relèveraient en soi d'un motif analogue. Aux paragraphes 37 et 38 d'une décision ultérieure, Première nation des Chippewas de Nawash c. Canada (Ministre des Pêcheries et des Océans), [2003] 3 C.F. 233 (C.A.), la Cour d'appel fédérale a insisté sur le fait que le motif analogue défini dans Corbiere se limitait à la « qualité de membre hors réserve ». Il s'ensuit que ce motif ne peut concerner que les membres d'une Première nation comprenant une réserve.

 

Dans la présente espèce, nous avons affaire à une distinction qui n'exclut pas des élections tous les membres résidant hors réserve, mais seulement ceux qui habitent à l'extérieur des territoires traditionnels du peuple Stó:lo, auquel appartiennent les Leq’á:mel. Selon Corbiere (paragraphe 13), le point commun entre les motifs analogues est le fait qu'ils sont souvent à la base de « décisions stéréotypées, fondées non pas sur le mérite de l'individu mais plutôt sur une caractéristique personnelle », les caractéristiques personnelles de cette nature étant habituellement soit immuables, soit modifiables uniquement à un prix inacceptable ou telles que « le gouvernement ne peut légitimement s'attendre que nous [les] changions » (non souligné dans l'original). Dans la présente espèce, le choix fait par le demandeur de vivre à Vancouver n'est évidemment pas immuable. Il est implicite dans Corbiere qu'il peut se révéler impossible, ou possible seulement à un prix inacceptable, de quitter son lieu de résidence pour s'installer dans la réserve afin d'obtenir le droit de vote, mais ce raisonnement ne s'applique pas nécessairement à la présente espèce. Le demandeur n'a pas à aller vivre dans la réserve pour remplir les conditions du droit de vote : il pourrait quitter Vancouver pour aller s'établir par exemple à Abbotsford ou à Chilliwack. Il ne m'a proposé aucun élément de preuve touchant ce que lui coûterait un tel déménagement ou les autres facteurs relatifs à celui‑ci. Il évoque seulement dans son affidavit les difficultés que représenterait pour lui le fait d'aller vivre dans la réserve. Je conclus cependant, sur la base de la preuve dont je dispose, que nous avons affaire ici à la dernière catégorie de caractéristiques personnelles citée plus haut, à savoir que la bande ne peut légitimement s'attendre à ce que le demandeur change son lieu de résidence pour aller s'établir quelque part sur le TTCS. Comme on le verra plus tard dans l'examen de la justification possible sous le régime de l'article premier, le défendeur n'a pas démontré qu'il pourrait légitimement poser une telle exigence.

 

[14]           Je conclus de ce qui précède que le Règlement électoral de la bande relève aussi du motif de l'autochtonité-lieu de résidence. S'il est vrai que ce motif se limitait dans Corbiere à la « qualité de membre hors réserve », je pense qu'on peut l'étendre aux distinctions fondées sur le fait de résider hors des terres traditionnelles d'une Première nation et du peuple dont elle fait partie.

Troisième étape

[15]           Il s'agit maintenant d'établir si la distinction fondée sur un motif analogue constitue un fait de discrimination au sens de l'article 15. La Cour suprême du Canada a expliqué dans Law et Corbiere que, pour répondre à cette question, il faut établir : si le revendicateur appartient à un groupe faisant historiquement l'objet d'un désavantage, de stéréotypes et de préjugés; dans quelle mesure la différence de traitement contestée correspond aux caractéristiques ou à la situation personnelles du revendicateur; et l'importance de l'intérêt auquel il est porté atteinte.

 

[16]           Pour examiner le point de savoir si les non-résidents du TTCS ont été historiquement victimes d'un désavantage, de stéréotypes et de préjugés, il faudrait disposer d'un minimum d'éléments de preuve. Or tel n'est pas le cas.

 

[17]           Dans l'affaire Corbiere, ni les actes de procédure ni la preuve présentée au procès n'abordaient la question de la situation générale des autochtones hors réserve dans l'ensemble du Canada; ils se limitaient à la situation de la bande de Batchewana. Dans l'exposé des motifs de la décision que j'ai rendue en première instance dans cette affaire, j'explique que mon jugement déclaratoire en nullité partielle du paragraphe 77(1) de la Loi sur les Indiens sera :

[…] restreint aux droits de vote des membres de la bande de Batchewana, étant donné qu'à titre de juge de première instance, je dois me limiter à l'affaire qui m'est soumise ainsi qu'aux actes de procédure et à la preuve qui me sont présentés.

 

[(1994) 1 CF 394, au paragraphe 38.]

 

 

La Cour d'appel fédérale s'en est tenue dans son arrêt [(1997) 1 C.F. 689)] à l'histoire et à la situation de la bande de Batchewana et elle a prononcé des mesures de réparation d'application pareillement particulière. En pourvoi, cependant, la Cour suprême du Canada (qui devait compter avec cinq intervenants non gouvernementaux, dont trois avaient plaidé devant la Cour d'appel fédérale, mais aucun au procès) a redéfini la question en litige de telle manière qu'il s'agissait dès lors de savoir si le paragraphe 77(1) de la Loi sur les Indiens enfreignait le paragraphe 15(1) en général, dans l'ensemble du Canada. De son examen de la situation des autochtones hors réserve dans l'ensemble du Canada du point de vue du désavantage historique, des stéréotypes et autres éléments négatifs du même ordre, question sur laquelle il n'avait pas été produit de preuve (mis à part le cas de la bande de Batchewana) en première instance ni en appel, la Cour suprême a conclu que cette population doit effectivement faire face en général à de tels éléments négatifs. Les seuls éléments de preuve que mentionnent expressément les exposés des motifs de la majorité comme de la minorité sont tirés de déclarations générales des volumes 1 et 4 du Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (voir Corbiere, aux paragraphes 17, 71, 83, 84 et 86). Je présume que la Cour a admis d'office cet ouvrage en preuve et donc qu'il m'est loisible, voire que je suis tenu, de faire de même. Ce rapport traite plus particulièrement du désavantage historique des membres hors réserve de bandes indiennes, mais ce n'est pas là précisément la question qu'il m'incombe de trancher. Dans la présente espèce, le Règlement électoral n'établit pas de distinctions contre la totalité des membres hors réserve de la bande Leq'á:mel, mais seulement contre ceux qui résident en dehors du TTCS. Pourtant, il témoigne de conceptions stéréotypées semblables à l'égard des autochtones urbains qui ne vivent pas avec leur peuple. Comme le faisait observer la majorité au paragraphe 19 de Corbiere :

[…] la différence de traitement résultant du texte de loi est discriminatoire parce qu'elle implique que les membres hors réserve des bandes indiennes sont des membres de rang inférieur de leur bande respective ou des personnes qui ont choisi de s'assimiler à la société majoritaire.

 

On pourrait dire qu'il en va de même pour les membres de la bande Leq'á:mel qui ont choisi de ne pas résider sur le TTCS.

 

[18]           Il faut reconnaître que l'approche historique se révèle d'une utilité limitée relativement à la distinction particulière qui nous occupe. Pour autant que je sache, l'article ici attaqué du Règlement électoral, qui refusait pour la première fois le droit de vote aux non-résidents du TCCS, a été adopté en 1995. Il convient plutôt d'appliquer par analogie à la présente espèce le désavantage historique dont la Cour suprême a constaté que les membres hors réserve de bandes indiennes étaient affligés en général dans l'ensemble du Canada. Dans ce contexte, les membres de la bande résidant hors du TTCS doivent être considérés comme un sous-ensemble de la catégorie traditionnelle des membres hors réserve. Le fait que le droit de vote ait été accordé aux membres hors réserve résidant sur le TTCS n'améliore en rien la situation des membres hors réserve vivant à l'extérieur de ce territoire.

 

[19]           Le deuxième facteur contextuel à examiner est le point de savoir s'il existe un rapport entre la différence de traitement et les caractéristiques du revendicateur (ou des autres personnes se trouvant dans le même cas), c'est‑à‑dire si la distinction établie correspond à ses besoins, à ses capacités ou à sa situation. Dans l'affirmative, il n'est pas porté atteinte à la dignité du revendicateur et de son groupe; mais, dans la négative, leur dignité se trouve compromise. Comme Corbiere l'a établi, le membre hors réserve a un intérêt réel et légitime à participer au gouvernement de sa bande, et le fait qu'il ne réside pas dans la réserve ou sur un territoire particulier traditionnellement attribué à son peuple n'est pas pertinent sous la plupart des rapports. Il s'ensuit que le fait de lui refuser le droit de vote ne correspond pas à ses intérêts ou à sa situation et porte donc atteinte à sa dignité.

 

[20]           Le troisième facteur contextuel à prendre en considération est l'importance de l'intérêt mis en cause par la distinction défavorable. Comme la Cour suprême du Canada l'a établi dans Corbiere (voir par exemple les paragraphes 19 et 81 à 84), le droit de vote du membre d'une bande indienne est effectivement important pour son bien-être pécuniaire, social et culturel. Ce droit l'aide à maintenir ses liens avec son peuple et lui permet de participer aux décisions dans de nombreux domaines qui le touchent directement.

 

La Cour suprême souligne aussi le fait qu'il n'importe pas que le revendicateur en question ait décidé de son plein gré de ne pas vivre dans la réserve (Corbiere, paragraphe 19). Dans la présente espèce, on a fait valoir que le demandeur pourrait facilement aller s'installer dans une autre zone urbaine qui serait située sur le TTCS, où il pourrait jouir du droit de vote aux élections de la bande tout en conservant son mode de vie. Selon mon interprétation de Corbiere, cet argument est dénué de pertinence.

 

[21]           En conséquence, je conclus que l'article 4 du Règlement électoral – tout comme son article 3, pour des raisons semblables – enfreint le paragraphe 15(1) de la Charte.

 

LA JUSTIFICATION POSSIBLE SOUS LE RÉGIME DE L'ARTICLE PREMIER

 

[22]           Le défendeur soutient que, même si l'article 4 enfreint le paragraphe 15(1) de la Charte, il restreint le droit de vote dans des limites raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

 

[23]           Ses conclusions écrites sur ce point comprennent le passage suivant :

[TRADUCTION]

 

59.     L'objectif de la restriction se rapporte au lien profond qui unit la Première nation Leq’á:mel au territoire traditionnel canadien du peuple Stó:lo. Les 24 Premières nations du peuple Stó:lo, y compris la Première nation Leq’á:mel, ont défini par consensus les terres composant le territoire traditionnel canadien du peuple Stó:lo comme des terres utilisées, occupées et gouvernées par le peuple Stó:lo de temps immémorial et donc comme les terres « traditionnelles » de ce peuple. La restriction que porte le paragraphe 4.1 du Règlement électoral est fondée sur la reconnaissance et le respect de ce lien traditionnel.

 

60.     La condition de résidence que prévoit le paragraphe 4.1 du Règlement électoral n'est « ni arbitraire, ni inéquitable, ni fondée sur des considérations irrationnelles », étant donné que le territoire traditionnel canadien du peuple Stó:lo a été défini à la suite de délibérations attentives des 24 Premières nations Stó:lo, éclairées par le savoir de leurs anciens. Ce territoire se définit en outre par les liens linguistiques historiques qui unissaient les autochtones qui l'occupaient et en géraient les ressources.

 

61.     Pour ce qui concerne le troisième critère, soit celui de l'atteinte minimale, le défendeur aurait pu poser comme condition la résidence dans les réserves de la Première nation Leq’á:mel, ou même dans les réserves des 23 autres Premières nations Stó:lo. En exigeant plutôt seulement la résidence sur le vaste territoire traditionnel canadien du peuple Stó:lo, le défendeur a voulu porter le moins possible atteinte aux droits du demandeur tout en respectant la définition des terres traditionnelles établie par les 24 Premières nations, terres auxquelles la Première nation Leq’á:mel reste collectivement unie par un lien immémorial.

 

[…]

62.     Le défendeur soutient que la restriction fondée sur la résidence dans le territoire traditionnel canadien du peuple Stó:lo n'a pas sur le demandeur un effet de gravité disproportionnée. Il juge légitime d'accorder plus de poids à l'objectif consistant à reconnaître l'importance du lien profond et historique unissant la Première nation Leq’á:mel au territoire traditionnel canadien du peuple Stó:lo qu'au droit du demandeur à voter et se porter candidat tout en décidant de résider en dehors dudit territoire.

 

 

Les conclusions orales du défendeur allaient dans le même sens. Les seuls éléments de preuve que le défendeur ait produits à l'appui de cet argument concernaient l'établissement et l'authenticité de la carte définissant le TTCS. Ces éléments n'étayaient pas vraiment la nécessité de refuser le droit de vote aux membres de la bande vivant en dehors de ce territoire.

 

[24]           Pour établir si une restriction donnée peut se justifier sous le régime de l'article premier, il faut se demander si son objectif est suffisamment important, s'il y a un lien rationnel entre la restriction et l'objectif, si cette restriction est le moyen le moins attentatoire d'atteindre l'objectif et si ladite restriction a sur les personnes qu'elle touche un effet de gravité disproportionnée; voir R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Le passage précité des conclusions écrites du défendeur ne définit à mon sens aucun objectif important. Il est bien sûr important pour la bande Leq’á:mel de délimiter le territoire occupé traditionnellement par elle-même et les 23 autres Premières nations Stó:lo, qu'unissent des liens linguistiques historiques, mais on n'explique nulle part pourquoi il faudrait refuser à un membre actuel de la bande ne résidant pas sur ce territoire le droit de vote aux élections de bande concernant les trois réserves Leq’á:mel, qui ne forment qu'une petite partie du TTCS. De même, on n'a démontré l'existence d'aucun lien rationnel entre le droit de vote et l'obligation de résider quelque part sur le TTCS. On pourrait à la rigueur voir une certaine logique, sous le rapport des affaires purement locales, dans la subordination du droit de vote à la résidence dans la réserve, mais ce n'est pas là la condition que prévoit le Règlement électoral de la bande Leq’á:mel. Il exige seulement que l'électeur réside dans n'importe laquelle des douzaines d'agglomérations que comprend le TTCS ou dans une zone rurale de ce dernier. Comme je ne puis attribuer d'objectif important à la disposition attaquée, il ne me paraît pas nécessaire d'examiner les points de savoir si l'on a utilisé le moyen le moins attentatoire aux droits pour atteindre cet objectif ou si l'effet de la restriction y est proportionné. Dans la mesure où l'on peut voir une certaine valeur symbolique dans le fait que les électeurs Leq’á:mel doivent résider sur le territoire traditionnel du peuple Stó:lo, l'effet de la privation du droit de vote sur les membres de la bande habitant à l'extérieur de ce territoire est manifestement de gravité disproportionnée à l'avantage recherché.

 

DÉCISION ET RÉPARATION

 

[25]           Le demandeur conteste aussi dans son affidavit l'inéligibilité dont il fait l'objet (soit l'article 3 du Règlement électoral), mais, dans la partie intitulée [TRADUCTION] « Ordonnance demandée » de son exposé des faits et du droit, il sollicite des mesures de réparation seulement à l'égard de l'article 4. Toutefois, dans son avis de demande, il sollicite aussi des mesures de réparation relativement à l'article 3 (portant sur l'éligibilité). Le défendeur considérait manifestement l'article 3 comme une question en litige, ainsi qu'en témoigne le redressement qu'il demande au paragraphe 82 de son mémoire. Les principes relatifs à la validité de l'article 4 s'appliquent également à l'article 3. En conséquence, je déclarerai nuls les alinéas 3.1b) et 4.1b) du Règlement électoral, au motif qu'ils enfreignent le paragraphe 15(1) de la Charte, la première de ces dispositions subordonnant l'éligibilité à la résidence sur le TTCS et la seconde subordonnant à la même condition le droit de vote aux élections de la bande. Je surseoirai à ce jugement jusqu'au 1er août 2008 afin de donner à la Première nation Leq’á:mel la possibilité de modifier ces alinéas par son propre processus démocratique. Le demandeur m'a prié de rendre une ordonnance de mandamus enjoignant au Conseil de bande de la Première nation Leq’á:mel de modifier son Règlement électoral ou d'en promulguer un nouveau. J'estime qu'il ne convient pas de donner de telles directives à un organe législatif.

 

[26]           Un problème se pose du fait du paragraphe 24.3 du Règlement électoral, qui dispose que toute modification de ce dernier doit réunir les suffrages d'au moins 60 % de l'électorat. Deux référendums touchant la modification de l'article 4 ont déjà échoué faute d'un nombre suffisant de votants. Le demandeur m'a prié de déclarer l'article 24 nul sous ce rapport. Or, les moyens présentés dans ce sens ne suffisent pas à justifier l'annulation de cet article. On n'a pas démontré l'existence d'un lien suffisant entre cette disposition et l'article 15 de la Charte. Pour la même raison, je n'adopterai pas la proposition du défendeur selon laquelle je devrais suspendre l'application de l'article 24 du Règlement électoral. Le défendeur a fait valoir subsidiairement que je si déclarais nuls les articles 3 et 4 et sursoyais au jugement déclaratoire, je devrais néanmoins suspendre sur‑le‑champ l'application de ces articles de manière que les électeurs non résidents puissent participer à un référendum touchant l'abrogation ou la modification desdits articles. Une telle mesure aurait pour effet, il me semble, d'étendre la liste des électeurs de sorte à y faire entrer tous les membres de la bande ne résidant pas sur le TTCS. Or, on ne m'a pas présenté d'éléments de preuve concernant le point de savoir dans quelle mesure il serait possible d'établir un système permettant à de tels non-résidents de voter dans un référendum et combien de temps cela prendrait. Si on ne pouvait le faire dans les délais voulus, il serait encore plus difficile de réunir les votes d'au moins 60 % de l'électorat (ainsi augmenté des membres de la bande vivant hors du TTCS) pour opérer la modification souhaitée. En conséquence, je ne suspendrai pas l'application des articles 3 et 4 relativement à l'application de l'article 24. 

 

[27]           Le demandeur m'a prié d'annuler les élections du 31 mars 2006 auxquelles il aurait voulu mais n'a pu voter. Comme le rappelle la juge Dawson au paragraphe 52 de la décision Michael Ominayak et al. c. Sharon Venne et al., [2003] A.C.F. no 780, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de rendre une telle ordonnance déclarant des élections nulles. S'il est vrai que, dans la présente espèce, il ne s'est pas écoulé un temps considérable comme dans l'affaire Ominayak, je crois qu'une telle annulation perturberait trop les activités en cours de la Première nation Leq’á:mel et gênerait à l'excès la modification nécessaire de son Règlement électoral. Par conséquent, je ne rendrai pas d'ordonnance annulant ces élections. Je pense que tous les intéressés ont avantage à ce que les mesures nécessaires pour faire modifier le Règlement électoral soient prises par le conseil tel qu'il se compose actuellement. Si cette modification ne se fait pas, mon jugement déclaratoire avec sursis prendra effet de manière à supprimer les restrictions en cause avant les prochaines élections.

 

[28]           Il est apparu à la fin de l'audience que les dépens soulevaient des questions qui nécessiteraient une requête spéciale. J'ordonne donc que ces questions relatives aux dépens fassent l'objet d'une procédure de requête écrite. Comme il a obtenu gain de cause, c'est au demandeur qu'il incombera de déposer un avis de requête sous le régime de l'article 369 des Règles; il devra le faire au plus tard le 15 août 2007, et les autres délais prévus dans cet article seront ensuite d'application.

 

 

    « Barry L. Strayer »

        Juge suppléant

 

Traduction certifiée conforme
Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                               T‑567‑06

 

INTITULÉ :                                                              TERRY RANDOLPH THOMPSON

                                                                                   c.

LE CONSEIL DE LA PREMIÈRE NATION LEQ'Á:MEL

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                                        VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                                      LE 2 MAI 2007

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                         LE JUGE STRAYER

 

DATE DES MOTIFS :                                             LE 5 JUILLET 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Renee Taylor

Sarah Rauch

POUR LE DEMANDEUR

Alisa Noda

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Renee Taylor

Avocate

First Nations Legal Clinic

University of British Columbia

50, rue Powell

Vancouver (Colombie‑Britannique)  V5A 1E9

POUR LE DEMANDEUR

Alisa Noda

Avocate

Noda & Associates

890, rue Pender Ouest, bureau 710

Vancouver (Colombie‑Britannique)  V6C 1J9

POUR LE DÉFENDEUR

 

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