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Date : 20070531

Dossier : IMM-4222-06

Référence : 2007 CF 575

Ottawa (Ontario), le 31 mai 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MAX M. TEITELBAUM

 

ENTRE :

ALEX YALE VENTOCILLA ET AL.

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision en date du 17 mai 2006 par laquelle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), a refusé l’asile au demandeur par application de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés.

 

Contexte

[2]               La demande d’asile de M. Alex Yale Ventocilla et de son épouse, Mme Ofelia Vargas Guerrero, a été refusée le 17 mai 2006. À l’origine, la présente demande était une demande conjointe de contrôle judiciaire; il y a toutefois eu un désistement dans le cas de la demande de contrôle judiciaire de la décision concernant Mme Guerrero. Les présents motifs s’appliqueront donc à la demande de M. Ventocilla.

 

[3]               M. Ventocilla a servi comme chef de la sécurité et de l’effectif militaire au sein du service de maintenance à la base aérienne de Las Palmas, de 1985 à 1992. Il avait entre 150 et 200 subordonnés sous ses ordres. En plus d’être responsable de l'instruction du personnel, du bien-être et de la discipline des troupes et des sous-officiers au sein du service de maintenance, il était chargé d’assurer la sécurité au sein du service de maintenance.

 

[4]               La Commission a estimé qu’il y avait lieu de refuser la demande d’asile de M. Ventocilla au motif qu’il tombait sous le coup de l’exclusion prévue à l’alinéa 1Fa) parce qu’il y avait des motifs sérieux de croire qu’il avait commis des crimes de guerre ou s’était rendu complice de crimes de guerre alors qu’il faisait partie des forces armées.

 

La décision à l’examen

 

[5]               À l’audience, le représentant du ministre avait fait valoir qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour estimer que l’exclusion prévue à l’alinéa 1Fa) s’appliquait et il a tenté de faire échec à la procédure d’exclusion. La Commission n’était pas de son avis et elle a conclu qu’il existait des motifs sérieux de penser que le demandeur avait commis ou ordonné de commettre des crimes de guerre, en particulier la torture et le meurtre de guérilleros du Sentier lumineux et du Tupac-Amaru. La Commission a également estimé que, en conservant son poste de chef de la sécurité tout en sachant que des militaires avaient recours à la torture et au meurtre, le demandeur s’était rendu complice des crimes de guerre connus commis par les militaires. La Commission a expliqué que, peu importe que le ministre soit d'accord ou non, il appartenait à la Commission de conclure que la clause d'exclusion s'appliquait, car le paragraphe 162(1) de la LIPR lui reconnaît une compétence exclusive en la matière.

 

[6]               La Commission a estimé que le demandeur devait être exclu par application de l’alinéa 1Fa) pour les motifs suivants : (1) il existait des motifs sérieux de considérer que le demandeur avait commis ou ordonné de commettre des crimes de guerre, en particulier la torture et le meurtre de guérilleros du Sentier lumineux et du Tupac-Amaru; (2) il existait des motifs sérieux de considérer que le demandeur s’était rendu complice des crimes de guerre commis par des militaires du fait de son poste de chef de la sécurité.

 

[7]               Il n’y avait pas d’éléments de preuve directs, c’est-à-dire d’aveux faits verbalement, sur lesquels ces conclusions pouvaient reposer. La Commission a estimé qu’elle ne pouvait « considérer que, parce que le demandeur d’asile nie posséder certaines connaissances ou avoir joué quelque rôle que ce soit, [la Commission] ne dispose pas de suffisamment d'information pertinente pour prendre une décision en ce qui concerne l'exclusion ». La Commission a poursuivi en expliquant qu’il existait au moins cinq motifs sur lesquels elle pouvait se fonder pour tirer une conclusion raisonnable. Premièrement, il y avait l'abondance de renseignements portant sur les événements survenus au cours des années en cause contenus dans les rapports sur le Pérou préparés par des organisations comme Amnistie internationale. Le deuxième motif était l'ordre militaire de [traduction] « procéder à des exécutions sans laisser de traces et ne pas faire de prisonniers » qui avait été donné à tout le personnel. Le troisième motif était l'exécution sommaire d’une centaine de prisonniers par des militaires de l'armée de l'air, dans la région de Lima en 1986. Le quatrième motif était le poste de chef de la sécurité occupé par le demandeur durant la guerre civile opposant l'armée et les guérilleros. Enfin, le cinquième motif était l'avancement constant du demandeur d’asile jusqu'au poste de chef de la sécurité et le fait qu'il n'avait pas réussi à se dissocier des actes de tortures et des meurtres perpétrés autour de lui.

 

[8]               Régime législatif

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, 2001, ch. 27

98. La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

 

98. A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

 

 

Convention relative au statut des réfugiés, signée le 28 juillet 1951

 

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser  :
 

a) qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes; 

F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

(a) he has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

 

 

 

Statut du Tribunal militaire international, signé le 8 août 1945

Article 6(b) « Les Crimes de Guerre » : c'est-à-dire les violations des lois et coutumes de la guerre. Ces violations comprennent, sans y être limitées, l'assassinat, les mauvais traitements et la déportation pour des travaux forcés ou pour tout autre but, des populations civiles dans les territoires occupés, l'assassinat ou les mauvais traitements des prisonniers de guerre ou des personnes en mer, l'exécution des otages, le pillage des biens publics ou privés, la destruction sans motif des villes et des villages ou la dévastation que ne justifient pas les exigences militaires;

Article 6(b) WAR CRIMES: namely, violations of the laws or customs of war. Such violations shall include, but not be limited to, murder, ill-treatment or deportation to slave labor or for any other purpose of civilian population of or in occupied territory, murder or ill-treatment of prisoners of war or persons on the seas, killing of hostages, plunder of public or private property, wanton destruction of cities, towns or villages, or devastation not justified by military necessity;

 

Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre (2000), ch. 24

4 (3). « crime de guerre » Fait — acte ou omission — commis au cours d’un conflit armé et constituant, au moment et au lieu de la perpétration, un crime de guerre selon le droit international coutumier ou le droit international conventionnel applicables à ces conflits, qu’il constitue ou non une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu.

4(3). "war crime" means an act or omission committed during an armed conflict that, at the time and in the place of its commission, constitutes a war crime according to customary international law or conventional international law applicable to armed conflicts, whether or not it constitutes a contravention of the law in force at the time and in the place of its commission.

 

Statut de Rome de la Cour pénale internationale, signé le 17 juillet 1997, entré en vigueur le 1er juillet 2002

 

Article 8 (2)

 

Aux fins du Statut, on entend par « crimes de guerre » :

 

a) Les infractions graves aux Conventions de Genève du 12 août 1949, à savoir l’un quelconque des actes ci-après lorsqu’ils visent des personnes ou des biens protégés par les dispositions des Conventions de Genève :

 

[…]

 

c) En cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international, les violations graves de l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève du 12 août 1949, à savoir l’un quelconque des actes ci-après commis à l’encontre de personnes qui ne participent pas directement aux hostilités, y compris les membres de forces armées qui ont déposé les armes et les personnes qui ont été mises hors de combat par maladie, blessure, détention ou par toute autre cause :

 

i) Les atteintes à la vie et à l’intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels et la torture ;

 

ii) Les atteintes à la dignité de la personne, notamment les traitements humiliants et dégradants ;

 

iii) Les prises d’otages;

 

iv) Les condamnations prononcées et les exécutions effectuées sans un jugement préalable, rendu par un tribunal régulièrement constitué, assorti des garanties judiciaires généralement reconnues comme indispensables ;

 

Article 8 (2)

 

For the purpose of this Statute, "war crimes" means:

 

(a)     Grave breaches of the Geneva Conventions of 12 August 1949, namely, any of the following acts against persons or property protected under the provisions of the relevant Geneva Convention:

 

 

[…]

 

(c)     In the case of an armed conflict not of an international character, serious violations of article 3 common to the four Geneva Conventions of 12 August 1949, namely, any of the following acts committed against persons taking no active part in the hostilities, including members of armed forces who have laid down their arms and those placed hors de combat by sickness, wounds, detention or any other cause:

 

 

(i)     Violence to life and person, in particular murder of all kinds, mutilation, cruel treatment and torture;

 

 

 

(ii)     Committing outrages upon personal dignity, in particular humiliating and degrading treatment;

 

(iii)     Taking of hostages;

 

(iv)     The passing of sentences and the carrying out of executions without previous judgment pronounced by a regularly constituted court, affording all judicial guarantees which are generally recognized as indispensable.

 

 

Questions en litige

[9]               Les questions en litige sont les suivantes :

1.      La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant, aux fins de l’exclusion prévue à l’alinéa 1Fa), que des crimes de guerre pouvaient être commis au cours d’un conflit interne?

 

2.      La Commission a-t-elle tiré une conclusion raisonnable en estimant que le demandeur s’était rendu complice de crimes de guerre?

 

La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant, aux fins de l’exclusion prévue à l’alinéa 1Fa), que des crimes de guerre pouvaient être commis au cours d’un conflit interne?

 

[10]           Les parties conviennent que la question de savoir si la définition de l’expression « crimes de guerre » à l’alinéa 1(F)a) se limite aux délits commis au cours d’un conflit armé international est une question de droit à laquelle s’applique la norme de contrôle de la décision correcte (Bermudez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 860 (QL)).

 

[11]           L’alinéa 1Fa) de la Convention relative aux réfugiés dispose :

Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :  

a) qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes; 

 

[12]           La Commission a cité le Statut du Tribunal militaire international pour la définition des crimes de guerre. Dans le jugement Bermudez, le juge MacKay signale, au paragraphe 12, que les documents à l'origine du concept de « crime de guerre » international sont l’Accord de Londres du 8 août 1945 et le Statut du Tribunal militaire international. Il fait observer que, bien que la définition du crime de guerre que l’on trouve dans le Statut du Tribunal militaire international ne spécifie pas qu'il doit avoir été commis dans le cadre d'un conflit armé international, ce critère se dégage du contexte dans lequel ce concept y figure. Il cite ensuite la définition que le Code criminel donne du « crime de guerre » et conclut qu’il s’agit d’un concept qui s'entend dans le cadre des conflits internationaux.

 

[13]           En l’espèce, la Commission ne mentionne pas l’interprétation des « crimes de guerre » que l’on trouve dans le jugement Bermudez; elle a simplement tenu pour acquis qu’ils pouvaient être commis dans le cadre d’un conflit interne. Ce faisant, la Commission a commis une erreur de droit. Le défendeur affirme qu’il s’agit d’une erreur de forme et de fond au motif que le jugement Bermudez ne fait plus jurisprudence et que la définition des crimes de guerre a évolué et qu’elle englobe maintenant les actes commis dans le cadre de conflits internes. Le défendeur fait reposer cet argument sur deux moyens. Il signale tout d’abord qu’il existe un traité international, en l’occurrence le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (le Statut de Rome), qui reconnaît que les crimes de guerre ne se limitent pas aux conflits armés internationaux. En second lieu, l’article du Code criminel que cite le juge MacKay dans le jugement Bermudez a depuis été abrogé pour être remplacé par la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24, qui donne une définition plus large des « crimes de guerre » : « Fait — acte ou omission — commis au cours d’un conflit armé ».

 

[14]           Il ne fait aucun doute que le Statut de Rome est un instrument international dont on peut se servir pour interpréter les crimes visés à l’alinéa 1Fa) (voir l’arrêt Harb c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2003 CAF 39, aux paragraphes 7 et 8 et les Principes directeurs sur la protection internationale : Application des clauses d’exclusion : article 1F de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, Haut-commissariat aux réfugiés des Nations Unies, 4 septembre 2003). Il ne fait par ailleurs aucun doute que les faits reprochés au demandeur, à savoir la torture et le meurtre de « prisonniers de guerre » (des guérilleros du Sentier lumineux et du Tupac-Amaru) font partie de la liste des actes considérés comme des crimes de guerre commis dans le cadre d’un conflit interne (sous-alinéa 8(2)c)(i) du Statut de Rome).

 

[15]           Le demandeur reconnaît que les faits qui lui sont reprochés seraient considérés comme des crimes de guerre au sens des définitions contenues dans le Statut de Rome, mais il soutient que le Statut de Rome ne peut s’appliquer aux actes qui lui sont reprochés parce qu’il est entré en vigueur le 1er juillet 2002 et que les faits qui lui sont reprochés se sont produits entre 1985 et 1992. En fait, le demandeur soutient que la définition des crimes de guerre prévue par le Statut de Rome ne peut s’appliquer rétroactivement. Le demandeur fait remarquer que le Statut de Rome renferme une clause de rétroactivité. De plus, le demandeur cite le jugement Ramirez à l’appui de son argument qu’une personne doit avoir la mens rea applicable à un crime international pour se voir refuser l’asile (Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 109 (QL)) et il ajoute que ce principe fait en sorte qu’une personne ne peut avoir la mens rea requise pour commettre un crime international si elle n’est pas au courant que les faits qui lui sont reprochés constituent un crime international.

 

[16]           Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que les définitions du Statut de Rome ne peuvent être appliquées rétroactivement. La définition de « crimes de guerre » prévue par la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre appuie l’argument du demandeur. Elle prévoit ce qui suit :

« crime de guerre » Fait — acte ou omission — commis au cours d’un conflit armé et constituant, au moment et au lieu de la perpétration, un crime de guerre selon le droit international coutumier ou le droit international conventionnel applicables à ces conflits, qu’il constitue ou non une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu. [Non souligné dans l’original.]

 

[17]           Comme le Statut de Rome ne faisait pas partie du droit international au moment de la perpétration des actes en question, on ne doit pas s’y reporter pour savoir comment il définit les crimes de guerre pour déterminer si les faits reprochés au demandeur constituent ou non des crimes de guerre.

 

[18]           Cette interprétation s’appuie sur le principe de la non-rétroactivité qui existe en droit pénal international. Ce principe est qualifié de [traduction] «  second corollaire au principe de la légalité. Il signifie qu’une personne ne peut être jugée ou condamnée en vertu d’une loi qui est entrée en vigueur après la survenance du fait en question » (John R.W.D. Jones et Steven Powles, International Criminal Practice, (Ardsley, N.Y., Transnational Publishing, Inc., 2003, § 6.1.21)).

 

[19]           Par ailleurs, j’estime que la définition des crimes de guerre prévue par le Statut de Rome ne peut être utilisée pour déterminer si les actes en question constituent des crimes de guerre parce qu’ils ont été commis avant que le Statut de Rome ne fasse partie du droit international.

 

[20]           En conséquence, si l’on suppose que des crimes de guerre pourraient être commis au cours d’un conflit interne, force est de constater que la Commission a commis une erreur de droit. Cette erreur était déterminante, compte tenu du fait que la définition actuelle des crimes de guerre qui est reconnue en droit international ne peut s’appliquer rétroactivement. La présente demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie et l’affaire sera renvoyée à une autre formation de la Commission pour être jugée de nouveau.

 

[21]           Le demandeur a soumis à la Cour deux questions à certifier, la première étant celle de savoir si un demandeur d’asile peut se voir refuser l’asile par application de l’alinéa 1Fa) de la Convention sur les réfugiés pour crimes de guerre relativement à des faits survenus au cours d’un conflit ou d’une insurrection armés internes avant l’adoption et/ou l’entrée en vigueur du Statut de Rome de la Cour pénale internationale.

 

[22]           Pour être certifiée, une question doit transcender les intérêts des parties au litige, aborder des éléments ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale et être déterminante quant à l'issue de l'appel (M.C.I. c. Lyanagamage, [1994] A.C.F. no 1637 (C.A.F.)).

 

[23]           Je ne doute nullement qu’il s’agit d’une question grave de portée générale qui transcende les intérêts des parties. Si la définition des crimes de guerre prévue par le Statut de Rome pouvait s’appliquer aux actes commis avant la signature du Statut de Rome, cela aurait de graves conséquences sur les décisions qui seraient prises en matière d’exclusion et se traduirait vraisemblablement par un nombre plus élevé de demandeurs qui se verraient refuser l’asile. Le défendeur soutient que la question ne devrait être certifiée que si elle est déterminante quant à l’issue de l’appel. Il affirme que, si la Cour ne confirme pas les conclusions tirées par la Commission au sujet de la preuve en ce qui concerne la complicité du demandeur relativement aux faits reprochés, la question relative au Statut de Rome ne serait alors pas déterminante. Pour cette raison, j’ai analysé la seconde question en litige soumise à la Cour, en l’occurrence celle de savoir si la Commission a tiré une conclusion raisonnable en estimant que le demandeur s’est rendu complice de crimes de guerre.

 

La Commission a-t-elle tiré une conclusion raisonnable en estimant que le demandeur s’était rendu complice de crimes de guerre?

 

[24]           La norme de contrôle applicable en ce qui concerne la conclusion tirée par la Commission sur la question de savoir si le demandeur est exclu par application de l’alinéa 1Fa) pour complicité de crimes de guerre est celle de la décision raisonnable simpliciter. La question soumise à la Commission était une question mixte de fait et de droit (Petrov c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2007 CF 465). Bien que la Commission dispose d’une expertise relative en ce qui concerne les conclusions de fait, comme celle du rôle du demandeur au sein des forces armées, la Cour a une expertise plus vaste pour définir les critères applicables en vue de décider si le demandeur s’est rendu complice pour se prononcer sur l’application appropriée de la loi. Ces facteurs indiquent que la norme applicable est celle de la décision raisonnable simpliciter.

 

[25]           C’est au ministre qu’il incombe de démontrer qu’il existe « des raisons sérieuses de penser » que M. Ventocilla a commis des crimes de guerre (voir l’arrêt Ramirez, Moreno c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1994] 1 C.F. 298 (C.A.F.) et le jugement Sivakumar c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1994] 1 C.F. 433). Il est de jurisprudence constante que cette norme exige quelque chose de plus qu'une simple suspicion ou conjecture, mais moins que la norme civile de la preuve selon la prépondérance des probabilités, comme il est dit dans le jugement Sivakumar.

 

[26]           Dans le jugement Petrov, au paragraphe 53, le juge Shore énumère six facteurs qui sont utilisés pour déterminer s’il y a lieu de considérer une personne comme un complice :

            (1) la nature de l’organisation;

            (2) le mode de recrutement;

            (3) la position ou le rang occupé au sein de l’organisation;

            (4) la connaissance des atrocités commises par l’organisation;

            (5) le moment depuis lequel l’intéressé fait partie de l’organisation;

            (6) la possibilité de quitter l’organisation.

 

Le juge Shore a fait remarquer que le caractère raisonnable d’une décision pouvait être évalué en fonction de la façon dont la Commission a analysé ces facteurs.

 

[27]           La Commission a fait observer que le demandeur occupait un rang élevé dans l’organisation, soulignant qu’il avait occupé le poste de chef de la sécurité et qu’il avait entre 150 et 200 personnes sous ses ordres. La Commission a également fait remarquer que le demandeur avait servi dans la force aérienne et y était demeuré pendant une trentaine d’années et qu’il n’avait choisi de quitter l’organisation que lorsqu’il avait pris sa retraite.

 

[28]           La Commission n’a pas tiré de conclusions de fait sur la question de savoir si le demandeur était au courant des atrocités commises par les forces armées. Sa conclusion que le demandeur était au courant des atrocités était fondée sur des inférences et sur ce qui constituait essentiellement une conclusion négative quant à la crédibilité.

 

[29]           Le demandeur soutient qu’une conclusion de complicité dans la perpétration de crimes de guerre ne peut être fondée sur une conclusion négative quant à la crédibilité. Il se fonde à cet égard sur la décision La Hoz c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 762, dans laquelle le juge Blanchard a déclaré ce qui suit :

 

[21]       À mon avis, la décision de la Commission excluant le demandeur de l'application de la Convention ne peut être maintenue. En effet, la Commission conclut que le demandeur doit être exclu de l'application de la Convention parce qu'elle le juge non crédible. Pourtant, la Couronne supporte le fardeau d'établir qu'il y a des « raisons sérieuses de penser » que le demandeur a commis des actes énoncés à l'article 1F. En l'espèce, la Commission semble avoir conclu que le demandeur devait être exclu parce qu'il ne l'a pas convaincue qu'il n'avait pas commis de tels actes. Le demandeur ne supporte pas ce fardeau. Le raisonnement de la Commission sur ce point est erroné et justifie, en soi, une intervention de cette Cour puisqu'il s'agit d'une erreur de droit.

 

[…]

 

[23]      La preuve doit démontrer qu'il y a des raisons sérieuses de penser que le demandeur a commis des crimes contre l'humanité. En l'espèce, la Commission ne s'est pas penchée sur cette question. Elle n'établit pas quels crimes le demandeur aurait commis; elle se contente d'y faire référence en termes généraux. Elle s'en est tenue à conclure que la torture est fréquemment utilisée par l'armée péruvienne, de même que les exactions contre la population civile dans les zones occupées par les rebelles du Tupac Amaru et du Sentier Lumineux. Vu qu'elle dit ne pas considérer crédible le témoignage du demandeur, la Commission conclut que, du fait de son appartenance à l'armée du Pérou, il est responsable de tels crimes. À mon avis, ces motifs ne suffisent pas à établir que des actes de la nature de crimes contre l'humanité ont été commis par le demandeur en l'espèce.

 

[30]           À mon avis, le jugement La Hoz s’applique directement au cas qui nous occupe. Le ministre ne peut s’acquitter de son fardeau de la preuve par des inférences, surtout si elles ne sont pas raisonnables.

 

[31]           Dans l’affaire Petrov, la Commission avait conclu que le demandeur était au courant des tortures commises par son unité parce qu’il avait admis avoir livré des criminels à d’autres soldats et avait reconnu avoir entendu dire que des prisonniers étaient battus ou torturés. À mon avis, dans cette affaire, la Commission a agi de façon raisonnable en tirant une inférence au sujet de la connaissance du demandeur sur le fondement d’une conclusion de fait. En l’espèce, il n’y a pas de faits analogues desquels on pourrait inférer que le demandeur était au courant des atrocités commises par les forces armées. Dans ces conditions, il était déraisonnable de la part de la Commission de conclure que le ministre s’était acquitté de son fardeau. La conclusion de la Commission ne reposait pas sur la preuve et elle ne peut donc être confirmée.

 

[32]           La présente demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie sur les deux questions. Comme j’ai conclu que la décision de la Commission sur la seconde question ne peut être confirmée, force m’est de conclure que la première question n’est pas déterminante sur l’issue de l’affaire et, en conséquence, que la première question dont la certification est proposée ne devrait pas être certifiée. La seconde question dont la certification est proposée ne sera pas certifiée car elle ne répond à aucun des critères en matière de certification.

 

 

 

JUGEMENT

 

LA COUR ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire et renvoie l’affaire à une autre formation de la Commission pour qu’elle procède à une nouvelle audience en conformité avec les motifs qui précèdent.

 

 

 

« Max M. Teitelbaum »

Juge suppléant

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-4222-06

 

INTITULÉ :                                                   ALEX YALE VENTOCILLA et

                                                                        OFELIA VARGAS GUERRERO c.

                                                                        MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Vancouver (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           le 14 mars 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :              LE JUGE SUPPLÉANT TEITELBAUM

 

DATE DES MOTIFS :                                  le 31 mai 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Brenda Wemp

 

POUR LE DEMANDEUR

Cheryl Mitchell

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Brenda Wemp

Avocate

355, rue Burrard, bureau 1825

Vancouver (Colombie-Britannique)

V6C 2G8

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims

Sous-procureur général du Canada

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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