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Date : 20070524

Dossier : T-979-06

Référence : 2007 CF 545

Ottawa (Ontario), le 24 mai 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX  

 

 

ENTRE :

SANOFI-AVENTIS CANADA INC.

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

Introduction et contexte

[1]       La seule question de fond soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire consiste à déterminer si la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique au ministre de la Santé du Canada (le ministre) pour l’empêcher de radier un brevet du registre des brevets (le registre) dont la tenue lui incombe en application de l’article 3 du  Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement).

 

[2]     Le demanderesse en l’espèce est Sanofi-Aventis (Sanofi-Aventis) qui cherche à obtenir l’annulation de la décision du ministre, du 19 mai 2006, ordonnant la radiation du registre du brevet canadien 1,319,682 (brevet ‘682) relatif au médicament CLAROFAN. Dans la même décision, le ministre a refusé d’inscrire au registre le brevet ‘682 après avoir reçu de Sanofi-Aventis, le 3 mars 2006, une présentation administrative de drogue nouvelle no 104490, à savoir une demande d’avis de conformité (AC) dont le seul but visait l’approbation du changement de nom du fabricant du CALROFAN, Aventis Pharma Inc. (Aventis), à la suite d’une fusion, pour celui de Sanofi-Aventis.

 

[3]     Le critère d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est bien connu et il consiste à remplir trois conditions, tel que l’a expliqué le juge Binnie, s’exprimant au nom de la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460,  par. 25 :

 25     Les conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ont été énoncées par le juge Dickson dans l’arrêt Angle, précité, p. 254 :

(1)  que la même question ait été décidée;

(2)  que la décision judiciaire invoquée comme créant la [préclusion] soit   finale; et

(3)  que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la [préclusion] est soulevée, ou leurs ayants droit.

 

 [4]     L’annexe jointe aux présentes reproduit en partie, dans les deux langues officielles, les articles 3, 4 et 6 du Règlement en vigueur à la date de la décision qui ont été invoqués dans les arguments présentés à la Cour. 

[5]     L’argument de la préclusion invoqué par l’avocat de la demanderesse se fonde sur le fait que le brevet ‘682 a fait l’objet d’une demande d’avis de conformité à l’égard de laquelle mon collègue le juge Beaudry a rendu, le 31 août 2005, la décision Aventis Pharma Inc. c. Mayne Pharma (Canada) Inc. (Mayne) et le Ministre de la Santé et Aventis Pharma S.A. (propriétaire du brevet) 2005 CF 1183.

 

[6]     Dans cette affaire, le juge Beaudry a rendu une ordonnance interdisant au ministre de délivrer à Mayne un AC relativement au médicament CLAROFAN, contenant comme principal ingrédient médicinal le céfotaxime sodique, jusqu’à l’expiration du brevet ‘682. Le juge Beaudry n’a pas été convaincu du bien-fondé de l’allégation de Mayne quant à l’invalidité du brevet ‘682. Le ministre, bien que désigné à titre de défendeur, n’a pas pris part au débat sur l’AC devant le juge Beaudry et  n’a pas porté la décision en appel. Mayne l’a cependant fait, devant la Cour d’appel fédérale (CAF), le 30 septembre 2005 (dossier A-456-05). 

 

[7]     Saisie d’une requête visant à infirmer le jugement et à suspendre l’audition de l’appel présentée par Mayne, par suite de la radiation du brevet ‘682 par le ministre, la CAF a décidé d’en suspendre l’audition [traduction ] « jusqu’à ce que la Cour fédérale rende une décision finale dans le dossier T-979-05 [la présente instance devant la Cour] et de tout appel pouvant en être interjeté ».

Les faits

[8]     Les faits substantiels ne sont pas contestés et se résument à ce qui suit.

 

[9]     La demande de brevet ‘682 a été présentée le 21 janvier 1977, mais le brevet n’a été délivré à sa titulaire Hoechst-Roussel Canada Inc.(Hoechst) que le 29 juin 1993.

 

[10]     Le Règlement est entré en vigueur quelques mois auparavant, soit le 12 mars 1993. Il prévoyait à l’époque, comme il le fait maintenant au paragraphe 4(4), que le titulaire d’un brevet peut, dans les trente jours de sa délivrance, soumettre une liste de brevets, ou toute modification apportée à une liste de brevets existante en vue d’ajouter un brevet au registre.

 

[11]     Le 13 avril 1993, Hoechst a déposé une liste de brevets au sujet du CLAROFAN qui comprenait le brevet 1,121,343, délivré le 6 avril 1982, et le brevet 1,175,416, délivré le  2 octobre 1984. Le brevet ’682 n’y figurait pas parce qu’il n’avait pas encore été délivré. 

 

[12]     Pour des raisons que la Cour ignore, Hoechst n’a soumis aucune liste de brevets modifiée visant à inclure le brevet ’682 dans la période de trente jours qui a suivi sa délivrance, le

29  juin 1993.                      

 

[13]    C’est seulement le 30 mai 2000 qu’Aventis a soumis une liste de brevets pour inscrire le brevet ’682 au registre. Cette liste de brevets était liée à la présentation administrative de drogue nouvelle no 066850 pour la délivrance d’un AC destiné à l’approbation du changement de nom du fabricant du CLAROFANT, Hoechst-Marion, pour celui d’Aventis (changement préalablement approuvé par le ministre, le 12 juillet 1996, par la délivrance d’un AC).  Le brevet a été vérifié, a reçu un AC le 12 juin 2000 et a été ajouté au registre le 22 juin 2000.

 

[14]     Le 3 octobre 2003, Mayne a signifié à Aventis un avis d’allégation (AA) soutenant qu’elle ne violerait pas le brevet ’682 si un AC lui était délivré à l’égard du céfotaxime sodique pour injection.

 

[15]     Le 23 décembre 2003, après avoir reçu l’AA et conformément au Règlement, Aventis a déposé une requête devant la présente Cour (dossier T-2434-03) en vue d’obtenir une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un AC à Mayne. Cette dernière et le ministre ont été désignés à titre de défendeurs. Tel que mentionné précédemment, et suivant en cela sa prise de position traditionnelle lors d’une telle procédure, le ministre n’a pas pris part à l’instance sur l’AC opposant Mayne et Aventis, laissant les fabricants du médicament débattre de la question.

 

[16]    S’agissant de l’instance relative à l’AC devant le juge Beaudry,  il est reconnu tant par la demanderesse que par le ministre défendeur que, même si elle avait pu le faire, Mayne n’a pas présenté de requête en rejet (spécifiquement visée par le paragraphe 6(5) du Règlement) de la demande d’interdiction d’Aventis fondée sur le fait que le brevet ‘682 n’était pas admissible à l’inscription au registre.

 

[17]     Tel que mentionné le 3 mars 2006, Sanofi-Aventis a déposé la présentation administrative de drogue nouvelle no 104490 pour la délivrance d’un AC approuvant le changement de nom du fabricant du CLAROFAN, Aventis, par suite d’une nouvelle fusion, pour celui de Sanofi-Aventis.

 

[18]     En liaison avec la présentation susmentionnée, une liste de brevets visant l’inscription au registre du brevet ‘682 a été déposée. Santé Canada a procédé à un examen et a délivré un AC le

21  mars 2006 en relation avec la présentation pour le changement de nom.

 

[19]     Le brevet ’682 n’a pas été ajouté au registre. Dans une lettre datée du 24 mars 2006, Mme Anne Bowes, gestionnaire, Brevets et liaison, Bureau des médicaments brevetés et de la liaison (BMBL), Santé Canada, écrivait à Mme Franca Mancino, directrice principale aux affaires réglementaires de Sanofi-Aventis, au sujet de l’inscription en cours du brevet ‘682 au registre découlant de la présentation 066850 qui, rappelons-le, a été faite le 30 mai 2000 et qui a mené à l’inscription du brevet ’682 au registre en juin 2000, il y a de cela environ six ans.

 

[20]     Dans le premier paragraphe de sa lettre, Mme Anne Bowes a déclaré que [traduction]

« nous avons été informés que le brevet 1,319, 682 (le brevet ’682) est inscrit à tort au registre des brevets ». 

 

[21]     Elle a souligné que la présentation no 066850 [traduction] « vise un changement de nom du fabricant et était soumise conformément à la politique sur les changements dans le nom d’un fabricant et/ou d’un produit publiée le 24 avril 1998 ».  Elle a poursuivi :

[traduction] « [...] La politique intitulée Changements dans le nom d’un fabricant exige que tous les aspects du produit pharmaceutique, y compris les modalités de fabrication et de vente, soient identiques à celles préalablement autorisées, à l’exception des changements de nom des fabricants ou de leur appellation commerciale. L'ajout d'un brevet fondé sur un AC portant sur un changement de nom est contraire à l’esprit de l’article 4 qui énonce que l'inscription d’un brevet doit être faite dans le délai strict prévu aux paragraphes 4(1), (4) et (6) du Règlement MB (AC) ; voir Bristol-Myers Squibb Canada Inc. c. Canada (Procureur général) (2001), 10 CPR (4th) 318 (C.F. 1re inst.) et Toba Pharma Inc. c. Canada (Procureur général), [2001] F.C.T. 927 (C.F. 1re inst.)

 

Le brevet ’682 a été déposé avec la présentation administrative de drogue nouvelle susmentionnée, le 30 mai 2000, afin de changer le nom du fabricant, Hoechst Marion Roussel Canada Inc., pour celui de Aventis Pharma Inc. Le brevet ‘682  a été inscrit de façon erronée au registre des brevets le 22 juin 2000. En conséquence, et en vertu des pouvoirs conférés au ministre de la Santé au titre du paragraphe 3(1) du Règlement, le brevet ‘682 sera radié du registre des brevets, sous réserve de toutes observations écrites. » [Non souligné dans l’original]

 

 

[22]     Elle s’est ensuite penchée sur la présentation de Sanofi-Aventis no 104490 datée du 3 mars 2006 qui comprenait une liste de brevets pour le brevet ’682.  Elle a noté que la présentation

 no 104490 visait également un changement de nom du fabricant, qu’elle était (de façon similaire) soumise conformément à la politique et que, pour les raisons déjà exprimées dans sa lettre, elle ne serait pas inscrite au registre, sous réserve de toute observation écrite que Sanofi-Aventis pourrait formuler.

 

[23]     Le 19 avril 2006, par l’entremise de son avocat, Sanofi-Aventis a formulé au BMBL des observations qui ont principalement porté sur la radiation évoquée dans la lettre de Mme Anne Bowes, en date du 24 mars 2004.

 

[24]     Sanofi-Aventis s’est opposée à la radiation du brevet’682 du registre au motif [traduction] « que la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée interdit au ministre de soulever la question de l’admissibilité du brevet ’682  à une inscription au registre des brevets. La question de savoir si le brevet ’682 a été correctement inscrit a l’autorité de chose jugée entre Sanofi-Aventis et le ministre pour les raisons qui suivent ». [Non souligné dans l’original]

 

[25]     L’avocat de Sanofi-Aventis a alors fait référence à la demande d’interdiction instituée par Aventis à la suite de l’AA de Mayne. En se référant à la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Genpharm Inc. c. Procter & Gamble Pharmaceuticals Canada Inc. et. al. (2003) 33 C.P.R (4th) 193, p. 201,  il a écrit :

[traduction] « Une demande d’interdiction ne peut se fonder sur un brevet que s’il est inscrit au registre tenu par le ministre de la Santé. Ce point est fondamental quant à la question de l’ordonnance d’interdiction visée par le Règlement. En la présente instance, tant Mayne que le ministre aurait pu adopter la position que le brevet ‘682 avait été incorrectement inscrit au registre et faire en sorte que la demande soit rejetée.  Mayne n’a pas adopté une telle position et le ministre n’a pas participé  à l’instance. »  [Non souligné dans l’original]

 

 

[26]     L’avocat de Sanofi-Aventis a de plus souligné que Mayne avait porté en appel la décision du juge Beaudry, mais non le ministre. Il poursuit :

[traduction] « La question de l’admissibilité du brevet ‘682 à son inscription au registre des brevets aurait pu être soulevée par le ministre dans l’instance susmentionnée. À l’égard du ministre, la décision du juge Beaudry est finale puisqu’elle n’a pas été  portée en appel. La doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée interdit au ministre de soulever à nouveau l’admissibilité du brevet ‘682 à l’inscription au registre des brevets. La doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée “... vise les faits substantiels, les conclusions de droit ou les conclusions mixtes de fait et de droit (« les questions ») à l’égard desquels on a nécessairement statué (même si on ne l’a pas fait de façon explicite) dans le cadre de l’instance antérieure[...] Le critère applicable consiste à déterminer “ si la conclusion sur laquelle on cherche à fonder la fin de non-recevoir  a été "si fondamentale" à la décision rendue sur le fond même du litige que celle-ci ne peut valoir sans celle-là”. Tel que mentionné précédemment, l’inscription d’un brevet au registre des brevets est fondamentale à la question de l’ordonnance d’interdiction au titre du Règlement.

 

Une ordonnance d’interdiction a été rendue par la Cour en l’instance précitée (T-2437-03). Pour l'application du principe de l'irrecevabilité résultant de l'identité des questions en litige, cet arrêt doit être considéré comme ayant nécessairement tranché que le brevet ‘682 était admissible à l’inscription au registre des brevets. Le ministre, en raison du principe de la chose jugée, ne peut plus maintenant faire valoir que le brevet ‘682 n’était pas admissible à l’inscription au registre des brevets.

 

 

Lorsque Sanofi-Aventis a déposé sa demande visant à obtenir un bref de prohibition, l’admissibilité du brevet ’682 à l’inscription au registre du ministre, s’il s’agissait d’une question litigieuse, aurait due apparaître évidente tant à Mayne qu’au ministre. Bien qu’institué en vertu d’un régime de réglementation public (c.-à-d. le Règlement relatif aux AC pris en application de la Loi sur les brevets), le litige met en cause deux (2) parties privées (Sanofi-Aventis et Mayne). Le ministre y est désigné comme défendeur, mais il a choisi de ne pas participer à l’instance. Aucune considération d’intérêt public ne devrait écarter l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. » [Non souligné dans l’original] 

 

[27]    Enfin, sur la question de la présentation 104490, l’avocat a écrit :

[traduction] « Comme le ministre ne peut radier le brevet ‘682 du registre des brevets en ce qui a trait à la présentation 066850, et cela en raison de l’application de la doctrine de la chose jugée, il n’a pas à y être "ajouté" en regard de la présentation 104490. L’inscription du brevet ‘682 a été faite à juste titre tant en regard de la présentation 066850 que de la présentation 104490. » [Non souligné dans l’original]

 

 

   

[28]     Le 19 mai 2006, David K. Lee, directeur du BMBL, a répondu aux observations écrites de Sanofi-Aventis et il a déclaré que le BMBL maintiendrait sa position. L’essentiel de sa décision quant à la radiation du brevet ‘682  du registre consiste en ce qui suit :

[traduction] « Sanofi-Aventis estime que le BMBL ne peut radier, en raison de la doctrine de la chose jugée, le brevet ‘682 du registre des brevets compte tenu d’une apparente occasion préalable de le faire dans le dossier T-2437-03. Toutefois, cet énoncé ne prend pas en compte la position de longue date du maintien du registre des brevets en vertu du paragraphe 3(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité).  Notamment, comme l’a dit la juge Sharlow au nom de la majorité de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Eli Lilly Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2003] 3 C.F. 140, p. 15, le paragraphe 3(1) “ confère au ministre le pouvoir d’éliminer du registre des brevets tous les renseignements qui ne sont pas conformes aux exigences du Règlement sur les MB (ADC), telles qu’elles peuvent être établies à un moment ou à l’autre par le gouverneur en conseil ”. Le BMBL considère la tenue du registre des brevets comme une obligation continue.

 

Le 30 mai 2000, le brevet’682 a été déposé avec la présentation administrative de drogue nouvelle susmentionnée dans le but de changer le nom du fabricant, Hoechst Marion Roussel Canada Inc., pour celui d’Aventis Pharma Inc., en application de la politique intitulée Changements dans le nom d’un fabricant et/ou d’un produit publiée le 24 avril 1998.  Toutefois, l’ajout d’un brevet fondé sur un avis de conformité relatif à un changement de nom est contraire à l’article 4 qui énonce que ce changement doit s’effectuer dans le strict délai prévu aux paragraphes 4(3), 4(4) et 4(6) du Règlement sur les MB (AC); voir Bristol-Myers Squibb Canada Inc. c. Canada (Procureur général) (2001) 10 CPR (4th) 318 (C.F. 1re inst.) et Toba Pharma Inc. c. Canada (Procureur général), [2001] A.C.F. 927 (C.F. 1re inst.).

 

Aussi, le BMBL demeure-t-il d’avis que le brevet ’682 a été inscrit à tort au registre des brevets le 22 juin 2000. En vertu des pouvoirs conférés au ministre par le paragraphe 3(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), le brevet ’682  sera radié du registre des brevets à l’égard de la présentation 066850 dans cinq (5) jours ouvrables à compter de la date de la présente lettre. »       

 

 

[29]     M. Lee a conclu sa décision concernant la proposition 104490, qui elle-même contenait une liste de brevets pour l’ajout au registre du brevet’682, de la façon suivante :

[traduction] « Compte tenu des motifs mentionnés ci-dessus, la Direction des produits thérapeutiques  (la « DPT ») est incapable de partager l’opinion de  Sanofi-Aventis voulant que le brevet’682 doive être considéré, à bon droit, comme admissible à une inscription au registre des brevets dans le cadre de la présentation susmentionnée.

 

En conséquence, le brevet ’682 ne sera pas ajouté au registre des brevets en regard de la présentation 104490 en vertu des pouvoirs conférés au ministre de la Santé par le paragraphe 3(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). »

 

[30]     La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse a été étayée par l’affidavit de

M.  Mancino qui n’a pas été contre-interrogé.

 

[31]     La réponse du défendeur a été étayée par l’affidavit de Mme Anne Bowes dont l’objet consistait à faire connaître le cadre opérationnel du registre ainsi que l’historique de son  fonctionnement. Elle a été contre-interrogée.

 

(1) La position des parties

 

 

[32]     Compte tenu de circonstances relatives à l’instance devant le juge Beaudry, le seul argument sur lequel l’avocat de la demanderesse se fonde pour obtenir l’annulation de la décision du ministre, datée du 19 mars 2006, est identique à celui qu’il a soumis dans ses observations au ministre relativement à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

 

[33]     Le plaidoyer de la demanderesse s’appuie sur la thèse qu’à la date à laquelle elle a engagé la procédure d’AC, au mois de novembre 2003, et à plus forte raison lors de l’audition par le juge Beaudry de la demande d’AC, en juin 2005, il était bien établi qu’une présentation administrative dont le seul but consiste à changer le nom du fabricant d’un médicament ne constituait pas une présentation qui puisse étayer l’inscription d’un brevet au registre.

 

[34]     L’avocat de la demanderesse s’appuie sur l’arrêt Genpharm Inc., précité, dans lequel la Cour d’appel fédérale a statué que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée pouvait être invoquée pour empêcher Genpharm de soulever l’admissibilité à l’inscription au registre d’un brevet de Proctor & Gamble Pharmaceuticals (qui n’avait pas respecté l’exigence du 30 jours prévue par le Règlement) parce que Genpharm aurait déjà pu soulever cette question lors d’une instance judiciaire antérieure.

 

[35]    L’avocat de la demanderesse a fait valoir un point additionnel. Il déclare qu’à la date à laquelle le ministre a inscrit le brevet ’682 au registre, soit le 22 juin 2000, une procédure en vigueur au BMBL autorisait l’inscription de brevets au registre sur la base de toute présentation pour un AC, y compris une présentation administrative visant à changer le nom du fabricant d’un médicament. Il appuie son argument sur l’affidavit de M. Mancino et fait valoir qu’on ne peut reprocher à la  demanderesse d’avoir incorporé le brevet ‘682 dans une liste pour la présentation administrative de drogue nouvelle numéro 066850. L’avocat cite également la décision Bristol-Myers Squibb Canada Inc. c. Procureur général du Canada et al. (2001), 10 C.P.R. (4th) par.15, p. 323 (1re inst.).                                      

 

[36]     Sur un point subsidiaire, l’avocat de la demanderesse me demande de radier l’affidavit de Mme Anne Bowes au motif qu’elle y exprime des opinions sur l’état du droit sans posséder la compétence pour le faire.   

(2) Le ministre

 

[37]     En réponse, l’avocat du ministre a fait valoir que la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (issue du principe de la chose jugée) ne s’appliquait pas dans les circonstances parce que la radiation du brevet ‘682 et le refus ultérieur de le réinscrire constituait une mesure administrative prise par le ministre dans le cadre d’une instance administrative liée au respect de l’obligation de tenir le registre qui lui incombe en application du Règlement.       

 

[38]     Autrement dit, l’avocat du ministre fait valoir que l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée n’est possible que si la deuxième instance à laquelle elle pourrait s’appliquer est une instance judiciaire.  

 

[39]     L’avocat du ministre n’a pas contesté qu’en 2000 la politique ministérielle admettait qu’une présentation administrative pour un AC changeant le nom d’un fabricant de médicament puisse justifier l’inclusion d’un brevet au registre.

 

[40]    Il plaide aussi que le ministre n’aurait pas pu demander de rejet en application du paragraphe 6(5) du Règlement car une telle requête ne pouvait être présentée que par une « seconde personne », c.-à-d. Mayne dans l’instance en interdiction relative à l’AC.     

 

Analyse

La norme de contrôle

 

[41]     La présente demande de contrôle judiciaire soulève une pure question de droit, à savoir, l’application régulière de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée à une disposition règlementaire qui impose au ministre l’obligation de tenir le registre. La Cour est mieux en mesure que le ministre d’appliquer le droit et d’interpréter le Règlement. La norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision correcte. (voir Eli Lilly Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2003] 3 CF 140 (CAF)).     

 

Ce qui n’est pas en cause en la présente instance

[42]     Dans la présente demande de contrôle judiciaire, la Cour a fait état de l’unique question soulevée par l’avocat de la demanderesse. Cette dernière ne prétend pas que le ministre ne jouissait pas du pouvoir discrétionnaire de radier le brevet ‘682 du registre, ni que l’exercice de ce pouvoir de radiation, en l’espèce, était illégal.

 

[43]     De plus, l’avocat de la demanderesse a reconnu dans son plaidoyer, à juste titre selon moi, qu’une jurisprudence avait commencé à se dégager de la présente Cour et de la Cour d’appel fédérale, peu après l’inscription au registre du brevet ‘682, en juin 2000, établissant qu’une présentation pour un AC en vue d’approuver le changement de nom d’un fabricant de médicament ou l’appellation commerciale d’un médicament ne constituait pas une présentation qui pouvait justifier une demande d’inscription du médicament en question au registre.

 

[44]      Selon l’avocat de la demanderesse, ce courant jurisprudentiel était bien établi au moment où le juge Beaudry a entendu, en juin 2005, la requête en interdiction présentée par Aventis-Pharma à l’encontre de Mayne.

 

[45]     Il me suffit de citer les arrêts qui suivent pour souligner la justesse de l’observation de l’avocat de la demanderesse sur ce point :

1) Bristol-Myer Squibb Canada Inc. c. Canada (Procureur général) 10 C.P.R. (4th) 318, une décision du juge Campbell, rendue le 19 janvier 2001, confirmée par la Cour d’appel fédérale le 23 janvier 2002, publiée dans 16 C.P.R. (4th) 425;

 

2) Toba Pharma Inc. c. Canada (Procureur général) [2002] A.C.F. 927, une décision du juge Blais, rendue le 3 septembre 2002;

 

3) Ferring Inc. c. Canada (Procureur général) 2003 CAF 274, un arrêt de la Cour d’appel fédérale, rendu le 19 juin 2003;

 

4) Hoffman-Laroche Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé) [2005] CAF 140, un arrêt de la Cour d’appel fédérale, rendu le 12 mai 2005.

 

[46]     Je signale que les décisions Bristol-Myer Squibb et Ferring, susmentionnées, traitaient du pouvoir du ministre de radier du registre un brevet qui y avait été inscrit sur la seule base d’une présentation pour un changement de nom après que le ministre eut délivré un avis selon lequel le brevet avait été inscrit sans bon droit au registre, et qu’il eut reçu des observations lui indiquant pourquoi la radiation ne devrait pas s’ensuivre.

 

[47]    En conclusion, je cite la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Eli Lilly Canada Inc. c. Canada

( Ministre de la Santé) [2003] 3 C.F. 140, qui se penchait sur la radiation d’un médicament du registre. Cet arrêt a confirmé que le ministre a le pouvoir de s’assurer que tous les brevets sur une liste de brevets respectent les dispositions du Règlement, et qu’il peut refuser d’inscrire, ou simplement radier, tout brevet qui ne s’y conforme pas. La Cour suprême du Canada a infirmé l’arrêt Eli Lilly, mais non pas sur ce point.  

 

[48]     Je me dois de souligner que l’arrêt récent de la Cour suprême du Canada, Astra Zeneca Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2006] 2 R.C.S. 560, n’a aucune incidence sur l’issue de la présente instance. Bien que l’arrêt ne traite pas précisément de la jurisprudence relative aux décisions administratives refusant d’ajouter une inscription au registre, celle-ci a toutefois fait l’objet d’un commentaire favorable incident de la part du juge Binnie qui a rédigé les motifs de la Cour (voir les paragraphes 5 et 19).

 

[49]    Compte tenu de ce qui précède, l’avocat de la demanderesse a restreint, à juste titre, ses observations quant à l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée aux circonstances en l’espèce.

 

Analyse

 [50]     L’avocat de la demanderesse a fait valoir que l’arrêt Genpharm, précité, rendu par la Cour d’appel fédérale est déterminant en ce qui concerne la présente demande de contrôle judiciaire étant donné que la cour a statué que la question de déterminer si un brevet est admissible à l’inscription au registre des brevets est assujettie à la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dès lors que les trois volets de ses conditions d’application sont réunis, à savoir :

                   1.  que la même question ait été tranchée; 

                   2.  que la décision judiciaire censée créer la préclusion soit finale;

3. que les parties visées par la décision judiciaire ou leurs ayants droit soient les mêmes que celles ou ceux concernés par le litige où a été soulevée la question de la préclusion. 

 

[51]     Le débat dans l’arrêt GenPharm, précité, portait sur une demande d’interdiction introduite en 2003, en application du Règlement, par Proctor & Gamble Pharmaceuticals Canada Inc. (P&G) contre GenPharm, et que GenPharm a cherché à faire rejeter sommairement en application de l’alinéa 6(5)a) du Règlement au motif que le brevet en cause n’était pas admissible à l’inscription au registre.      

 

[52]     Un litige antérieur relatif à un AC était survenu entre les mêmes parties, en 2001, à l’occasion duquel P&G avait obtenu une ordonnance d’interdiction à l’encontre de GenPharm, décision qui avait été maintenue par la Cour fédérale d’appel et publiée sous la référence (2002) 20 C.P.R. (4th) 1.

 

[53]     Dans la cadre de la demande d’interdiction présentée en 2001 en application du Règlement, GenPharm a tenté de faire valoir que le brevet en cause n’était pas admissible à l’inscription au registre, mais elle en a été empêchée, le juge saisi de la demande ayant statué qu’un tel argument ne pouvait pas être soumis aussi tardivement, soit une semaine seulement avant l’audition.      

 

[54]     Le juge Rothstein, alors juge à la Cour d’appel, a conclu que la permission refusée à GenPharm de soulever la question lors de l’instance précédente n’empêchait pas la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée de s’appliquer. Au contraire, il a écrit : « cela prouve encore que GenPharm aurait pu, mais qu’elle ne l’a pas fait, soulever la question de l’admissibilité sans tarder lors du premier litige ». Le juge Rothstein a ensuite rejeté un certain nombre d’arguments présentés par GenPharm. 

  

[55]     Dans l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, le juge Binnie, pour la Cour suprême du Canada, a eu l’occasion d’analyser les raisons justifiant l’élaboration de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Voici ce qu’il a écrit aux paragraphes 18, 19 et 20 :

« 18.  Le droit tend à juste titre à assurer le caractère définitif des instances.  Pour favoriser la réalisation de cet objectif, le droit exige des parties qu’elles mettent tout en œuvre pour établir la véracité de leurs allégations dès la première occasion qui leur est donnée de le faire.  Autrement dit, un plaideur n’a droit qu’à une seule tentative.  L’appelante a décidé de se prévaloir du recours prévu par la LNE.  Elle a perdu.  Une fois tranché, un différend ne devrait généralement pas être soumis à nouveau aux tribunaux au bénéfice de la partie déboutée et au détriment de la partie qui a eu gain de cause.  Une personne ne devrait être tracassée qu’une seule fois à l’égard d’une même cause d’action.  Les instances faisant double emploi, les risques de résultats contradictoires, les frais excessifs et les procédures non décisives doivent être évités.

 

19.   Le caractère définitif des instances est donc une considération impérieuse et, en règle générale, une décision judiciaire devrait trancher les questions litigieuses de manière définitive, tant qu’elle n’est pas infirmée en appel.  Toutefois, la préclusion est une doctrine d’intérêt public qui tend à favoriser les intérêts de la justice.  Dans les cas où, comme en l’espèce, par suite d’une décision administrative prise à l’issue d’une procédure qui était manifestement inappropriée et inéquitable (conclusion tirée par la Cour d’appel elle-même), l’application de cette doctrine empêche l’appelante de s’adresser aux cours de justice pour réclamer les 300 000 $ qui lui seraient dus, il convient de réexaminer certains principes fondamentaux.

 

 

20.    Le droit s’est doté d’un certain nombre de moyens visant à prévenir les recours abusifs.  L’un des plus anciens est la doctrine de la préclusion per rem judicatem, qui tire son origine du droit romain et selon laquelle, une fois le différend tranché définitivement, il ne peut être soumis à nouveau aux tribunaux :  Farwell c. La Reine (1894), 22 R.C.S. 553, p. 558, et Angle c. Ministre du Revenu national, [1975] 2 R.C.S. 248, p. 267-268.  La doctrine est opposable tant à l’égard de la cause d’action ainsi décidée (on parle de préclusion fondée sur la demande, sur la cause d’action ou sur l’action) que des divers éléments constitutifs ou faits substantiels s’y rapportant nécessairement (on parle alors généralement de préclusion découlant d’une question déjà tranchée) : G. S. Holmested et G. D. Watson, Ontario Civil Procedure (feuilles mobiles), vol. 3 suppl., 21§17 et suiv.  Un autre aspect de la politique établie par les tribunaux en vue d’assurer le caractère définitif des instances est la règle qui prohibe les contestations indirectes, c’est‑à-dire la règle selon laquelle l’ordonnance rendue par un tribunal compétent ne doit pas être remise en cause dans des procédures subséquentes, sauf celles prévues par la loi dans le but exprès de contester l’ordonnance :  Wilson c. La Reine, 1983 CanLII 35 (C.S.C.), [1983] 2 R.C.S. 594; R. c. Litchfield, 1993 CanLII 44 (C.S.C.), [1993] 4 R.C.S. 333; R. c. Sarson, 1996 CanLII 200 (C.S.C.), [1996] 2 R.C.S. 223. » [Non souligné dans l’original]

 

 

[56]     Au paragraphe 24 de ses motifs, le juge Binnie a exprimé son opinion sur la portée de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée :

 « La préclusion découlant d’une question déjà tranchée a été définie de façon précise par le juge Middleton de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt McIntosh c. Parent, [1924] 4 D.L.R. 420, p. 422 :

 

 Lorsqu’une question est soumise à un tribunal, le jugement de la cour devient une décision définitive entre les parties et leurs ayants droit. Les droits, questions ou faits distinctement mis en cause et directement réglés par un tribunal compétent comme motifs de recouvrement ou comme réponses à une prétention qu’on met de l’avant, ne peuvent être jugés de nouveau dans une poursuite subséquente entre les mêmes parties ou leurs ayants droit, même si la cause d’action est différente.  Le droit, la question ou le fait, une fois qu’on a statué à son égard, doit être considéré entre les parties comme établi de façon concluante aussi longtemps que le jugement demeure.  [Je souligne.]

 

Le juge Laskin (plus tard Juge en chef) a souscrit à cet énoncé dans ses motifs de dissidence dans l’arrêt Angle, précité, p. 267-268.  Cette description des aspects visés par la préclusion (« [l]es droits, questions ou faits distinctement mis en cause et directement réglés ») est plus exigeante que celle utilisée dans certaines décisions plus anciennes à l’égard de la préclusion fondée sur la cause d’action (par exemple [traduction] « toute question ayant été débattue ou qui aurait pu à bon droit l’être », Farwell, précité, p. 558).  S’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt Angle, précité, p. 255, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a également fait sienne la définition plus exigeante de l’objet de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.  « Il ne suffira pas », a-t-il dit, « que la question ait été soulevée de façon annexe ou incidente dans l’affaire antérieure ou qu’elle doive être inférée du jugement par raisonnement. »  La question qui est censée donner naissance à la préclusion doit avoir été « fondamentale à la décision à laquelle on est arrivé » dans l’affaire antérieure.  En d’autres termes, comme il est expliqué plus loin, la préclusion vise les faits substantiels, les conclusions de droit ou les conclusions mixtes de fait et de droit (« les questions ») à l’égard desquels on a nécessairement statué (même si on ne l’a pas fait de façon explicite) dans le cadre de l’instance antérieure. »

 

 

 [57]     Dans son ouvrage, The Doctrine of Res Judicata in Canada, deuxième édition, Lexus-Nexus, 2004, Donald Lange affirme que [traduction]  « ce paragraphe des motifs du juge Bennie dans l’arrêt Danyluk, précité, illustre l’approche traditionnelle de concevoir la portée de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ».

 

[58]     Aux paragraphes 33 et 34 de ses motifs, le juge Binnie écrit que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée requiert une analyse en deux temps. Selon lui, « les règles régissant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne doivent pas être appliquées machinalement.  L’objectif fondamental est d’établir l’équilibre entre l’intérêt public qui consiste à assurer le caractère définitif des litiges et l’autre intérêt public qui est d’assurer que, dans une affaire donnée, justice soit rendue (il existe des intérêts privés correspondants). » [Non souligné dans l’original]      

 

[59]     Selon le juge Binnie, « Il s’agit, au cours de la première étape, de déterminer si le requérant (en l’occurrence l’intimée) a établi l’existence des conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée [...] », et il ajoute « Dans l’affirmative, la cour doit ensuite se demander, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, si cette forme de préclusion devrait être appliquée ».    

 

Conclusions

[60]     Pour les motifs exposés ci-dessous, je conclus que la demanderesse n’a pas satisfait à deux des trois conditions préalables à l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et, en conséquence, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée avec dépens. L’affidavit de Mme Anne Bowes n’est pas radié, mais je n’accorde aucun poids à l’une ou l’autre des opinions qui y sont exprimées.      

(i) Les parties ne sont pas les mêmes

[61]     La troisième condition d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée veut que les parties en l’instance devant le juge Beaudry, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que celles ou ceux concernés par le litige administratif où a été soulevée la question de la préclusion.  

 

[62]     Selon  moi, les parties qui ont comparu devant le juge Beaudry étaient Sanofi-Aventis, ayant droit d’Aventis-Pharma Inc., et Mayne-Pharma (Canada) Inc. qui sont, en fait, les première et seconde personnes visées par le Règlement.   

 

[63]     La demande soumise au ministre, qui est l’autorité chargée de la règlementation, ne comptait qu’une seule partie, soit Sanofi-Aventis. Subsidiairement, il serait possible de soutenir que le ministre et Sanofi-Aventis étaient les parties à l’instance qui a conduit à la décision contestée.

 

[64]     Dans l’arrêt Toronto (Ville) c. Syndicat canadien de la fonction publique S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77, la juge Arbour, au nom de la Cour suprême du Canada à l’unanimité, a conclu que l’exigence de la réciprocité n’avait pas été satisfaite.        

 

[65]     Dans Toronto (Ville), précitée, la situation factuelle était la suivante : un instructeur en loisirs à l’emploi de la ville de Toronto a été congédié à la suite d’une accusation d’agression sexuelle contre un garçon confié à sa surveillance, d’un plaidoyer de non culpabilité et, finalement, d’une déclaration de culpabilité, qui a été confirmée en appel. Il a déposé un grief contestant son congédiement et, après avoir entendu son témoignage, un arbitre a conclu que la présomption née de la déclaration de culpabilité avait été repoussée et qu’il avait été congédié sans motif valable.       

 

[66]     Dans le cadre d’un contrôle judiciaire de la sentence arbitrale, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée a été soulevée, l’enjeu consistant alors à déterminer si le plaignant pouvait rouvrir le débat en arbitrage sur une question déjà tranchée à son détriment en l’instance criminelle. 

 

[67]     La juge Arbour a fait état des trois conditions préalables à l’application de la doctrine. Selon elle, les exigences voulant que la question soit la même et celle demandant que la décision judiciaire antérieure soit finale avaient été satisfaites. Elle a cependant estimé que la troisième exigence ne l’avait pas été – les parties dans les deux instances doivent être les mêmes ou leurs ayants droit. Voici son raisonnement :   

« Les deux premières exigences de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont remplies en l’espèce.  La dernière, celle de la réciprocité, ne l’est pas.  Dans la poursuite criminelle initiale, le litige opposait Sa Majesté la Reine du chef du Canada et Glenn Oliver.  Dans l’arbitrage, les parties étaient le SCFP et la Ville de Toronto, l’employeur d’Oliver.  Il n’est pas nécessaire, pour l’application de l’exigence de la réciprocité, de décider si l’on peut raisonnablement conclure à l’existence d’un rapport d’auteur à ayant droit entre Oliver et le SCFP, puisqu’il est clair qu’il n’en n’existe pas entre la Couronne, en sa qualité de poursuivant dans l’instance criminelle, et la Ville de Toronto, et qu’il n’y en aurait pas non plus s’il s’agissait d’un employeur provincial plutôt que municipal (comme dans le pourvoi connexe Ontario c. S.E.E.F.P.O. ). »

           

[68]     Dans l’arrêt Danyluk, précité, voici ce que le juge Binnie a écrit sur cette troisième exigence :

« Cette condition garantit la réciprocité.  Si elle ne s’appliquait pas, un tiers aux procédures antérieures pourrait exiger qu’une partie à celles-ci soit considérée comme liée, dans le cadre d’une instance ultérieure, par les conclusions tirées au cours des premières procédures, alors que ce tiers, qui ne serait partie qu’à la seconde instance, ne serait pas lié par ces conclusions :  Machin, précité; Minott c. O’Shanter Development Co. (1999), 42 O.R. (3d) 321 (C.A.), le juge Laskin, p. 339 et 340 [...] »  

 

[69]     L’avocat  de la demanderesse a fait valoir que le ministre était une partie nommément désignée à l’instance devant le juge Beaudry, qu’il aurait pu y participer, mais qu’il s’en était abstenu; qu’il aurait pu soulever la question de l’inadmissibilité du brevet ‘682 à son inscription au registre, mais qu’il s’en était abstenu; qu’il aurait pu porter en appel la décision du juge Beaudry en Cour d’appel fédérale, mais qu’il ne l’avait pas fait et, qu’en conséquence, cette décision est finale à son égard.     

 

[70]     Je ne peux accepter ces arguments car je suis d’avis que – pour l’application du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée – le ministre n’était pas partie à l’instance, car il n’y avait aucun litige entre lui et Aventis-Pharma (la première personne) ou Mayne-Pharma (la seconde personne).       

 

[71]     Selon moi, le ministre était désigné comme défendeur parce que l’article 303 des Règles des Cours fédérales exige du demandeur qu’il le soit, étant donné que le redressement visé par la demande d’interdiction consiste en une ordonnance interdisant au ministre de délivrer l’AC demandée par la seconde personne.   

 

[72]      En admettant les arguments de l’avocat de la demanderesse, la forme l’emporterait sur le fond.

 

[73]     La Cour et la Cour d’appel fédérale ont reconnu que le Règlement relève du droit public, mais s’agissant d’une question de fond, un litige relevant du Règlement est privé. Sur ce point, voici quelques décisions :

• Dans l’arrêt GenPharm Inc., précité, le juge Rothstein, alors juge de la Cour d’appel fédérale, a écrit au paragraphe 32 :

 

« Pour ce qui est de la politique publique, le litige oppose deux personnes privées même s'il a été présenté en vertu d'un régime réglementaire public, à savoir le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) pris en application de la Loi sur les brevets. Le ministre est désigné à titre d'intimé, mais n'a pas participé à l'instance. Genpharm n'a pas avancé de considérations de politique publique qui puissent écarter l'application du principe de préclusion. En l'absence d'arguments de politique publique de la part de Genpharm, il serait inapproprié pour la Cour de se livrer à sa propre analyse de cette question. »

 

• Dans le même arrêt, le juge Evans a confirmé au paragraphe 48 que la plupart des litiges concernant un AC opposent essentiellement, quant au fond, des parties privées et touchent des questions sur lesquelles le ministre ne prend généralement pas position;

 

• Dans l’arrêt Sierra Club of Canada c. Canada (Ministre des Finances), [2000] A.C.F. no 732, (C.A.) citant  AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien-être social) [2000] A.C.F. no 283, le juge Evans a encore confirmé que la question de fond dans un litige relevant du Règlement est « généralement entre des parties privées »;

 

• Dans l’arrêt Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien-être social) [1997] A.C.F. no 1142 le juge Rothstein, alors juge de la Section de première instance de la Cour fédérale, a déclaré à la note 1 « Toutefois, dans le contexte du présent litige, le résultat bénéficiera à une seule partie et nuira à l'autre et c'est dans ce sens qu'il est préférable de le décrire comme un litige privé. » 

        

 

[74]     De plus, je partage l’opinion de l’avocat du ministre voulant qu’en vertu du paragraphe 6(5) du Règlement, seule la seconde personne peut demander le rejet d’une requête en interdiction en alléguant que les brevets inscrits au registre n’étaient pas admissibles à l’inscription au registre. S’il avait pris part à l’instance, le ministre n’aurait pas pu présenter une telle requête. En effet, la jurisprudence de notre Cour confirme que les véritables parties à une instance relative à un AC sont les fabricants de médicaments.

 

Absence de décision finale

[75]     Comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada, aux paragraphes 56 à 58 de l’arrêt Danyluk et au paragraphe 46 de l’arrêt Toronto (City), pour que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique, il faut que la décision soit finale, n’ait pas été portée en appel ou ne fasse pas l’objet, le cas échéant, d’une révision interne.

 

[76]     Dans le cadre de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, il ressort de la jurisprudence de notre Cour qu’une décision n’est pas finale si elle est visée par un appel en instance, ou si les délais d’appel ne sont pas expirés ou, encore, si l’autorisation d’appel n’a pas été refusée :  Novopharm Ltd. c. Eli Lilly and Co. [1999] 1 C.F. 515, (1re inst.); Benisti Import-Export Inc. c. Modes TXT Carbon Inc., [2002] A.C.F. no 1081, (1re inst.), par. 17; Wells c. Canada (Ministre des Transports) (1993), 48 C.P.R. (3d) (1re inst.); Leblanc c. Canada [2003] A.C.F.

n1005, (1re  inst.) ; Nordic Laboratories Inc. c. Sous-ministre du Revenu  national (1996), 64 ACWS (3d) 583 C.F. (1re inst.), par. 9). 

 

[77]     Le fondement théorique du principe selon lequel la décision antérieure doit être finale pour que la préclusion s’applique à la deuxième décision est le suivant : (1) les conclusions de la première décision ne lient pas encore la deuxième, et (2) la procédure d’appel de la première décision peut avoir une incidence sur les conclusions de la deuxième (p.ex., si Mayne réussit à faire infirmer l’ordonnance d’interdiction, la question de l’admissibilité du brevet ‘682 à l’inscription au registre deviendra théorique) (voir Lange, précité, p. 94 et 95).

 

[78]     En l’espèce, Mayne a interjeté appel et la cause est en instance devant la Cour d’appel fédérale. La décision du juge Beaudry n’est pas finale et il importe peu que le ministre ne se soit pas prévalu de son droit d’appel.

 

 

 

JUGEMENT

 

La demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

 

 

 

 

 

 

« François Lemieux »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-Jacques Goulet, LL.L.
                                                                         ANNEXE

 

Loi sur les brevets

Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité)

DORS/93-133

 

REGISTRE

 

3. (1) Le Ministre tient un registre des renseignements fournis aux termes de l’article 4.  À cette fin, il peut refuser d’y ajouter ou en supprimer tout renseignement qui n’est pas conforme aux exigences de cet article.

(2) [...]

(3) Aucun renseignement soumis aux termes de l’article 4 n’est consigné au registre avant la délivrance de l’avis de conformité à l’égard duquel il a été soumis

(4) Pour décider si tout renseignement fourni aux termes de l’article 4 doit être ajouté au registre ou en être supprimé, le ministre peut consulter le personnel du Bureau des brevets. 

 

 

LISTE DE BREVETS

4. (1) La personne qui dépose ou a déposé une demande d’avis de conformité pour une drogue contenant un médicament ou qui a obtenu un tel avis peut soumettre au ministre une liste de brevets à l’égard de la drogue, accompagnée de l’attestation visée au paragraphe (7).

(2) [...]

(3) Sous réserve du paragraphe (4), la personne qui soumet une liste de brevets doit le faire au moment du dépôt de la demande d’avis de conformité.

(4) La première personne peut, après la date de dépôt de la demande d’avis de conformité et dans les 30 jours suivant la délivrance d’un brevet qui est fondée sur une demande de brevet dont la date de dépôt est antérieure à celle de la demande d’avis de conformité, soumettre une liste de brevets, ou toute modification apportée à une liste de brevets, qui contient les renseignement visés au paragraphe (2).

(5) [...]

(6) La personne qui soumet une liste de brevets doit la tenir à jour mais ne peut ajouter de brevets à une liste que si elle le fait en conformité avec le paragraphe (4).

(7) La personne qui soumet une liste de brevets ou une modification apportée à une liste de brevets aux termes des paragraphes (1) ou (4) doit remettre une attestation portant que :

a) les renseignements fournis sont exacts;

b) [...]

 

DROITS D’ACTION

6. (1) La première personne peut, dans les 45 jours après avoir reçu signification d’un avis d’allégation aux termes des alinéas 5(3)b) ou c), demander au tribunal de rendre une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité avant l’expiration du brevet visé par l’allégation.

(2) Le tribunal rend une ordonnance en vertu du paragraphe (1) à l’égard du brevet visé par une ou plusieurs allégations si elle conclut qu’aucune des allégations n’est fondée.

(3) [...]

(4) [...]

(5) Lors de l’instance relative à la demande visée au paragraphe (1), le tribunal peut, sur requête de la seconde personne, rejeter la demande si, selon le cas :

a) il estime que les brevets en cause ne sont pas admissibles à l’inscription au registre ou ne sont pas pertinents quant à la forme posologique, la concentration et la voie d’administration de la drogue pour laquelle la seconde personne a déposé une demande d’avis de conformité;

b) [...]

Patent Act

Patented Medicines (Notice of Compliance Regulations)

SOR/93-133

 

 

REGISTER

 

3. (1) The Minister shall maintain a register of any information submitted under section 4.  To maintain it, the Minister may refuse to add or may delete any information that does not meet the requirement of that section.

(2) ...

(3) No information submitted pursuant to section 4 shall be included on the register until after the issuance of the notice of compliance in respect of which the information was submitted.

(4) For the purposes of deciding whether information submitted under section 4 should be added to or deleted from the register, the Minister may consult with officers or employees of the Patent Office.

 

PATENT LIST

4. (1) A person who files or has filed a submission for, or has been issued, a notice of compliance in respect of a drug that contains a medicine may submit to the Minister a patent list certified in accordance with subsection (7) in respect of the drug.

 

(2) ...

(3) Subject to subsection (4), a person who submits a patent list must do so at the time the person files a submission for a notice of compliance

(4) A first person may, after the date of filing a submission for a notice of compliance and within 30 days after the issuance of a patent that was issued on the basis of an application that has a filing date that precedes the date of filing of the submission, submit a patent list, or an amendment to an existing patent list, that includes the information referred to in subsection (2).

(5) ...

(6) A person who submits a patent list must keep the list up to date but may not add a patent to an existing except in accordance with subsection (4).     

(7) A person who submits a patent list or an amendment to an existing patent list under subsection (1) or (4) must certify that:

(a) the information submitted is accurate;

(b) ...

 

 

 

 

 

RIGHT OF ACTION

6. (1) A first person may, within 45 days after being served with a notice of an allegation pursuant to paragraph 5(3)(b) or (c), apply to a court for an order prohibiting the Minister from issuing a notice of compliance until after the expiration of a patent that is the subject of the allegation.

(2)  The court shall make an order pursuant to subsection (1) in respect of a patent that is the subject of one or more allegations if it finds that none of those allegations is justified.

(3) ...

(4) ...

(5) In a proceeding in respect  of an application under subsection (1), the court may, on the motion of a second person, dismiss the application

(a) if the court is satisfied that the patents at issue are not eligible for inclusion on the register or are irrelevant to the dosage form, strength and route of administration of the drug for which the second person has filed a submission for a notice of compliance;

(b) ...         

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-979-06

 

INTITULÉ :                                       Sanofi-Aventis Canada Inc. c. Le Ministre de la Santé

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 16 avril 2007

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE LEMIEUX

ET JUGEMENT 

 

DATE :                                               Le 24 mai 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

François Grenier

 

POUR LA DEMANDERESSE

Rick Woyiwada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Léger Robic Richard, sencrl

Centre CDP Capital

1001, rue du Square-Victoria

Bloc E, 8e étage

Montréal (Québec) H2Z 2B7

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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