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Date : 20070522

  Dossier : IMM-4270-06

Référence : 2007 CF 539

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 mai 2007

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

 

 

ENTRE :

MASTEWAL FELEKE

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

  • [1] La Cour est saisie d’une demande soumise en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (« Loi »), en vue d’obtenir un contrôle judiciaire de la décision du 14 juillet 2006 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (« SPR ») de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a tranché que Mastewal Fekele (« demanderesse ») n’était pas une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger. Cette décision constitue le fondement du présent contrôle judiciaire.

 

EXPOSÉ DES FAITS

  • [2] La demanderesse est une citoyenne de l’Éthiopie ayant fondé sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention sur une allégation de crainte de persécution en raison de ses opinions politiques et de son affiliation à un groupe social appelé All Ethiopian Unity Party (« AEUP »).

 

  • [3] Selon les déclarations de la demanderesse sur son Formulaire de renseignements personnels (« FRP ») daté du 4 avril 2005, son père était l’un des membres fondateurs d’une antenne de l’AEUP et il a été détenu, interrogé et battu au moins à cinq reprises par des agents du gouvernement. La demanderesse a adhéré à l’organisation en mai 2000 et a pris part à des manifestations, des réunions et d’autres activités.

 

  • [4] En 1999, elle a été détenue pendant cinq jours dans un poste de police, et elle y a subi un interrogatoire concernant son affiliation à l’AEUP. En août 2000, trois agents de sécurité armés se sont présentés au domicile de la demanderesse et l’ont interrogée au sujet de l’AEUP. Elle a ensuite été battue puis placée sous garde pendant deux semaines dans un centre de détention du district. La demanderesse a été arrêtée une troisième fois en février 2004, après quoi elle a été détenue pendant trois mois et deux jours. Pendant cette période de détention, elle a subi une série d’interrogatoires et des sévices. Dans son FRP, la demanderesse a aussi déclaré que durant cette dernière période de détention, elle a été violée à trois reprises par un policier. Elle n’a jamais été traduite devant une cour de justice ni accusée de crime.

 

  • [5] Le 3 novembre 2004, la demanderesse a quitté l’Éthiopie et elle est arrivée à Toronto le lendemain, munie d’un permis de travail. Elle a travaillé comme aide familiale jusqu’au 25 février 2005, date à laquelle son contrat a été résilié en raison d’un conflit avec l’un des enfants qu’elle gardait. Elle a déposé une demande d’asile auprès des autorités de l’immigration en avril 2005.

 

QUESTION EN LITIGE

  • [6] La présente demande soulève la question suivante : La SPR a-t-elle commis une erreur dans l’appréciation du rapport psychologique à l’origine de ses conclusions défavorables quant à la crédibilité de la demanderesse?

 

ANALYSE

Norme de contrôle

  • [7] Les questions et les réserves soulevées par des conclusions relatives à la crédibilité sont assujetties à la norme de la décision manifestement déraisonnable (Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732 (CAF), au paragraphe 4; Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] ACF no 108 [QL], au paragraphe 14; Umba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] ACF no 17 [QL]).

 

Prise en compte des rapports psychologiques dans l’appréciation des conclusions relatives à la crédibilité

  • [8] Dans sa jurisprudence, notre Cour a tranché que la SPR est tenue de prendre en compte des éléments de preuve documentaires produits à l’appui de la thèse des demandeurs (Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 497; Maldonado c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 C.F. 302). Le juge Shore a récemment conclu, dans la décision Assouad c. Canada, (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] ACF no 1216, que la « Commission est tenue de justifier ses conclusions concernant la crédibilité en invoquant des éléments de preuve clairs et précis, surtout lorsque ces preuves sont solides et pertinentes quant aux allégations du demandeur ».

 

  • [9] L’appréciation des éléments de preuve documentaires doit englober les évaluations psychologiques si des conclusions sont tirées à l’égard de la crédibilité. Au paragraphe 13 de la décision Ozturk c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] ACF no 1545, j’ai moi-même soutenu que « la santé mentale d’un demandeur est un élément de la plus haute importance lorsqu’il s’agit d’évaluer son témoignage et la crédibilité de sa revendication ».

 

  • [10] L’appréciation des évaluations de la santé mentale aux fins de l’appréciation de la crédibilité d’un demandeur peut aider la cause de celui-ci de deux façons. Premièrement, elle peut contribuer à corroborer son récit et, deuxièmement, elle peut expliquer certaines incohérences de son témoignage. La jurisprudence de notre Cour souscrit à l’idée que les évaluations de la santé mentale peuvent être produites pour l’une ou l’autre de ces fins. Ainsi, dans la décision Yilmaz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] ACF no 1970, le juge Russell, sur la question de savoir si une évaluation de la santé mentale a été dûment prise en compte comme élément susceptible de corroborer le récit du demandeur, se prononce comme suit : « Bien entendu, il n’était pas manifestement déraisonnable de la part de la commissaire d’examiner l’évaluation psychologique à la lumière de ses propres conclusions et de lui accorder une importance minime, voire nulle, parce qu’elle est fondée sur des hypothèses qui, à son avis, sont fausses. »

 

  • [11] Le juge O’Keefe, tentant de déterminer s’il a été envisagé que l’évaluation de la santé mentale pourrait expliquer les incohérences dans le témoignage d’une demanderesse, se prononce comme suit au paragraphe 29 de la décision Perera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] ACF no 1590 :

Il ressort clairement de la décision qu’il y avait des divergences entre ce que la demanderesse a écrit dans son FRP et ce qu’elle a dit dans son témoignage, mais ces divergences doivent être vues à la lumière du rapport du psychiatre, pour qui elle s’efforce de gommer les difficultés qu’elle a connues au Sri Lanka, afin de gérer son stress. La Commission n’a pas accepté le rapport du psychiatre, mais elle n’a pas expliqué son refus d’accepter la conclusion du rapport selon laquelle le SSPT dont souffrait la défenderesse était le résultat des événements vécus par elle au Sri Lanka. S’il est véridique, cet état médical pourrait expliquer certaines des divergences entre le FRP de la demanderesse et son témoignage.

 

 

  • [12] Dans la décision Krishnasamy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] ACF no 561, aux paragraphes 15 à 18, il a été établi qu’il n’est pas certain qu’une évaluation de la santé mentale explique les incohérences dans le témoignage du demandeur, même si elle est fournie à cet escient. Chaque cas est différent. Cette conclusion appartient à la SPR, après qu’elle a examiné les éléments de preuve.

 

  • [13] Au paragraphe 14 de la décision Krishnasamy, précitée, la juge Layden-Stevenson déclare que la commissaire « pouvait arriver à [la conclusion qu’elle a tirée] », et qu’elle s’était « montrée réceptive et sensible aux rapports médicaux avant l’audience et pendant toute la durée de celle-ci ». Ma collègue conclut que la commissaire « pouvait tirer la conclusion défavorable concernant la crédibilité à laquelle elle est arrivée, même en tenant compte des rapports médicaux ». Elle convient que « si la SI avait omis de tenir compte du rapport ou n’avait pas cru son contenu, la situation serait peut-être différente », mais que ce n’était pas le cas. Au bout du compte, la juge a estimé que la « décision du membre de la SI que le rapport psychiatrique ne fournissait pas la meilleure explication quant aux contradictions et quant aux réponses évasives figurant dans le témoignage de M. Krishnasamy était une décision qu’il incombait au membre de prendre ».

 

La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que le rapport psychologique n’expliquait pas les incohérences truffant le témoignage de la demanderesse?

  • [14] Dans sa décision, la SPR expose les motifs pour lesquels il a été jugé que le rapport psychologique de la demanderesse n’avait pas d’incidence sur sa conclusion quant à sa crédibilité :

[traduction]
Le tribunal a examiné les éléments de preuve déposés par la requérante à l’appui de sa revendication. En fait partie un rapport psychologique établi le 10 juillet 2006 par Judith Pilowsky. Mme Pilowsky a conclu que la requérante était crédible et lui a diagnostiqué des symptômes graves du trouble de stress post-traumatique. Cependant, il appartient au tribunal de procéder à une analyse de la crédibilité lors de l’audience et de tirer une conclusion définitive. Elle ne peut pas s’en remettre à l’appréciation de Mme Pilowsky à cet égard. Bien qu’elle ne mette pas en doute les observations cliniques ni le diagnostic de Mme Pilowsky, le tribunal ne peut s’appuyer sur cette évaluation pour reconstituer un récit dont la crédibilité soulève d’importantes réserves.

 

(Dossier de la demanderesse, p. 17 et 18)

 

 

  • [15] Il ressort de ces remarques que la SPR a bel et bien pris en considération le rapport psychologique, mais qu’elle en a mal évalué l’utilité. La SPR a cherché à y trouver des éléments corroborants plutôt que des explications des divergences avec le témoignage de la demanderesse. Au paragraphe 70 de la décision Yilmaz, précitée, la Cour insiste sur l’importance d’évaluer les éléments de preuve en tenant compte de la raison pour laquelle ils ont été produits :

Le rapport n’a donc pas été présenté pour corroborer les incidents en soi, mais plutôt pour expliquer au tribunal pourquoi le demandeur a éprouvé des problèmes évidents, pendant l’audience, à répondre à des questions simples. Dans les motifs de sa décision, le tribunal a reconnu que le demandeur avait eu du mal à répondre aux questions pendant l’audience, mais il a rejeté le rapport, parce qu’il n’a pas cru le demandeur en raison du témoignage incohérent qu’il a présenté. Cependant, le rapport ne visait pas à établir la véracité du témoignage, mais plutôt à expliquer le problème du demandeur. C’est là que le tribunal a commis une erreur, parce qu’il n’a pas compris la raison pour laquelle le rapport a été présenté en preuve et n’en a pas apprécié l’importance.

 

 

  • [16] La Cour, dans la décision Perera, précitée, souscrit aussi à l’idée voulant que si un rapport psychologique est produit pour expliquer le comportement d’un défendeur lors de son témoignage, la SPR soit tenue d’expliquer si oui ou non elle accueille l’évaluation médicale fournie pour expliquer les divergences. Elle ne peut pas se borner à dire si elle accueille le rapport parce qu’il contient des éléments lui permettant de corroborer ou de « reconstituer » le récit d’un demandeur, pour reprendre les mots de la SPR en l’espèce.

 

  • [17] Je suis d’accord avec l’affirmation de la demanderesse selon laquelle la SPR n’a pas bien évalué l’utilité du rapport psychologique pour expliquer les incohérences dans son témoignage, même si elle a constaté les difficultés de la demanderesse à témoigner, et notamment que celle-ci [traduction] « avait dit qu’elle était troublée et n’avait pas les idées claires ». De fait, la demanderesse s’est exprimée comme suit durant son témoignage :

[traduction]
Je vis beaucoup d’émotions en ce moment, parce que j’ai été interrogée sur les viols que j’ai subis et je pense aussi à la situation de mon père. C’est très lourd et c’est probablement ce qui explique que je n’ai pas les idées claires. Il m’arrive même de ne pas comprendre d’où me viennent toutes ces pensées. Je ne sais pas toujours ce que je fais.

 

(Dossier certifié du tribunal, aux pages 404 et 405)

 

 

  • [18] L’évaluation médicale, que la SPR a acceptée, indique que la demanderesse présente des troubles cognitifs, des comportements d’évitement et des symptômes généralisés d’anxiété, qui tous pourraient expliquer son comportement. Peu importe sa décision concernant la crédibilité, la SPR était tenue d’expliquer l’incidence du diagnostic sur son évaluation de l’une ou l’autre des incohérences relevées.

 

La lettre de l’organisme All Ethiopian Unity Cultural and Relief Organization attestant l’affiliation de la demanderesse à l’AEUP fournit une preuve objective

  • [19] La SPR a commis une erreur en concluant que la lettre de l’organisme All Ethiopian Unity Cultural and Relief Organization ne fournissait pas de preuve objective quant à la manière dont l’affiliation de la demanderesse à l’AEUP a été confirmée. La SPR a aussi commis une erreur lorsqu’elle a fait le raisonnement que la lettre ne permettait pas d’établir le risque que la demanderesse éveille l’attention des autorités. La lettre a été soumise, à juste titre, pour corroborer la participation de la demanderesse à l’AEUP. Il s’ensuit que lorsqu’un nouveau tribunal sera chargé d’examiner à nouveau le dossier, il devra évaluer les répercussions d’une affiliation à l’AEUP en tenant compte à la fois des éléments de preuve corroborants produits par la demanderesse et des éléments de preuve documentaires qui attestent que le gouvernement peut se montrer impitoyable envers quiconque est perçu comme un opposant.

 

  • [20] Pour ces raisons, la Cour accorde la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR et renvoie celle-ci à un autre tribunal pour qu’il procède à un nouvel examen.

 


JUGEMENT

 

La demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR est accueillie et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un autre tribunal.

 

 

 

 

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

 

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