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Date : 20070511

Dossier : T-2049-06

Référence : 2007 CF 499

Ottawa (Ontario), le 11 mai 2007

 

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLAIS

 

 

ENTRE :

 

PETER ROSS, EARL ROSS et ALBERT ROSS

demandeurs

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

(AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD),

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la déclaration du ministre des Affaires indiennes et du Nord (le ministre), en date du 19 octobre 2006 (la déclaration), et du décret subséquent, C.P. 2006-1112, en date du 19 octobre 2006 (le décret).

 

CONTEXTE

[2]               Le 13 juin 2005, conformément à la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5 (la Loi), la Première nation de Lake St. Martin a tenu une élection afin de combler les postes de chef et de six conseillers.

 

[3]               Le demandeur Peter Ross a été élu au poste de chef, alors que les demandeurs Earl Ross et Albert Ross ont été élus conseillers de la Première nation de Lake St. Martin pour une période de deux ans se terminant le 13 juin 2007.

 

[4]               Le ou vers le 20 juillet 2005, on a interjeté appel à l’égard de l’élection en vertu de l’article 12 du Règlement sur les élections au sein des bandes d’Indiens, C.R.C., ch. 952 (le Règlement). Au soutien de cet appel, on a présenté la lettre introductive d’appel d’Anthony Marsden, en date du 20 juillet 2005, de même que neuf affidavits d’autres membres inscrits de la bande de Lake St. Martin (les pièces à l’appui) dans lesquels il est allégué que les demandeurs ont acheté des votes dans le cadre du processus électoral.

 

[5]               Conformément au paragraphe 12(2) du Règlement, le ou vers le 11 août 2005, le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (MAINC) a informé les demandeurs par courrier que l’élection était contestée et leur a transmis les documents présentés à l’appui de l’appel.

 

[6]               Comme le prévoit le paragraphe 12(3) du Règlement, les demandeurs ont répondu au MAINC, joignant à leur réponse une lettre de Peter Ross et des affidavits de Earl Ross et Albert Ross réfutant les accusations; de même que deux affidavits souscrits par des membres de la bande dans lesquels ceux‑ci revenaient sur le contenu des affidavits initialement produits au soutien de l’appel de l’élection.

 

[7]               Conformément à l’article 13 du Règlement, des représentants du MAINC ont fait enquête, au nom du ministre, et ils ont désigné un enquêteur, soit Isaac Larry Dyck, agent de la GRC à la retraite. Le MAINC n’a pas informé les demandeurs de la tenue de l’enquête ni de la nomination de l’enquêteur.

 

[8]               L’enquêteur a commencé, mais n’a pas terminé l’enquête, et il n’a, en aucun temps, interrogé les demandeurs. Les représentants du MAINC, qui agissaient au nom du ministre, ont plutôt mis fin au travail de l’enquêteur, après avoir décidé de s’appuyer sur l’enquête parallèle effectuée par le détachement de Gypsumville de la Gendarmerie royale du Canada (GRC). Aussi l’enquêteur n’a-t-il jamais produit de rapport d’enquête.

 

[9]               La GRC enquêtait sur l’élection du 13 juin 2005 en application de l’alinéa 125a) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46. À cette occasion, elle a saisi une grande quantité d’enveloppes contenant des bulletins de vote postaux et des formulaires de déclaration de vote signés, et elle a recueilli les dépositions de nombreux électeurs. La GRC n’a pas avisé les demandeurs qu’elle enquêtait, pas plus qu’elle n’a tenté de les interroger au cours de l’enquête.

 

[10]           La GRC a présenté au MAINC un rapport d’enquête que le ministre a considéré comme le seul rapport d’enquête fondé sur l’article 13 du Règlement. Ce rapport n’a jamais été communiqué aux demandeurs.

 

[11]           Il s’ensuit que les demandeurs n’ont pas eu la possibilité de répondre au contenu du rapport de la GRC, et qu’ils n’ont pas été invités à fournir des renseignements additionnels pendant l’enquête de la GRC. De la même façon, ils n’ont pas pu examiner ou répondre à quelque instruction, note de service ou recommandation que ce soit provenant du ministre en vertu de l’article 78 de la Loi, ou du gouverneur en conseil en vertu de l’article 79 de la Loi.

 

[12]           Le 29 novembre 2006, une nouvelle élection a eu lieu pour désigner le conseil de bande de la Première nation de Lake St. Martin. Conformément à une ordonnance de la juge Johanne Gauthier, le fonctionnaire électoral a compté les bulletins de vote sans faire le décompte des voix, et toute suite après, les urnes ont été scellées et remises au détachement de Gypsumville de la GRC pour être conservées en lieu sûr.

 

DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE JUDICIAIRE

[13]           La déclaration ministérielle du 19 octobre 2006 énonce essentiellement que, vu la preuve de manœuvres frauduleuses, le ministre déclare vacants, suivant le sous‑alinéa 78(2)b)(iii) de la Loi, le poste de chef de la Première nation de Lake St. Martin détenu par Peter Ross et ceux de conseillers détenus par Albert Ross et Earl Ross. Il déclare de plus les demandeurs inhabiles à être candidats aux postes de chef ou de conseiller de la Première nation de Lake St. Martin durant une période de six ans conformément au paragraphe 78(3) de la Loi.

 

[14]           Comme le prévoit l’article 14 du Règlement, le ministre a fait rapport au gouverneur en conseil qui a ensuite annulé, par décret, l’élection des autres conseillers de la Première nation de Lake St. Martin tenue le 13 juin 2005, conformément à l’alinéa 79a) de la Loi.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[15]           Les questions soulevées dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire sont les suivantes :

1)      Le ministre s’est-il trompé en se fondant sur le rapport fourni par la GRC et en n’exigeant pas de l’enquêteur désigné qu’il produise un rapport conformément au Règlement?

2)      Le ministre a-t-il contrevenu à l’obligation d’équité procédurale qu’il a envers les demandeurs?

3)      Si les exigences d’équité procédurale n’ont pas été respectées, le décret peut-il être maintenu ou doit-il aussi être annulé?

 

NORME DE CONTRÔLE

[16]           Pour déterminer la norme de contrôle appropriée en l’espèce, il est nécessaire d’effectuer une analyse pragmatique et fonctionnelle. Les observations suivantes peuvent être formulées relativement aux facteurs énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, 2003 CSC 19.

 

[17]           Comme l’a récemment signalé la juge Anne Mactavish au paragraphe 59 de la décision Hudson c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord), [2007] A.C.F. no 266 (QL), 2007 CF 203, il n’y a pas de clause privative dans le Règlement. Toutefois, cela n’implique pas une norme élevée de contrôle si les autres facteurs commandent une norme peu exigeante. Au contraire, le silence sur ce point ne veut rien dire, ni dans un sens, ni dans l’autre.

 

[18]           En l’espèce, le décideur est le ministre des Affaires indiennes et du Nord. Il faut supposer qu’à titre de ministre responsable de la Loi et du Règlement, il posséderait une expertise dans l’application des dispositions relatives aux élections chez les Premières nations. Ce facteur milite donc en faveur d’une grande déférence. Toutefois, en matière de questions générales d’interprétation législative, l’expertise de la Cour serait plus grande que celle du ministre.

 

[19]           En examinant l’objet de la loi, le raisonnement de la juge Mactavish dans la décision Hudson, précitée, peut aussi être appliqué en l’espèce. Elle a souligné au paragraphe 59 :

En ce qui a trait à l’objet de la disposition pertinente en particulier, et à celui de la Loi sur les Indiens et du Règlement sur les élections au sein des bandes d’Indiens en général, l’objet de la loi est nettement polycentrique. L’objet du Règlement sur les élections au sein des bandes d’Indiens consiste à administrer les élections au sein des réserves afin que la population autochtone puisse bénéficier d’une représentation structurée et efficace. En prenant le Règlement, le législateur a essentiellement établi le régime procédural que les Premières nations doivent suivre. Ceci milite en faveur d’une plus grande déférence envers les décisions prises en vertu du Règlement.

 

 

[20]           En l’espèce, la question en litige est d’ordre juridique, puisque nous sommes essentiellement appelés à déterminer si, en vertu du Règlement, le ministre avait le pouvoir de se fonder sur un autre rapport que celui de l’enquêteur désigné, ce qui est avant tout un exercice d’interprétation législative. Cela commanderait donc un degré moins élevé de déférence.

 

[21]           Ayant examiné les quatre facteurs, j’ai conclu que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision correcte.

 

[22]           Pour ce qui est du manquement allégué à l’équité procédurale, point n’est besoin d’effectuer une analyse pragmatique et fonctionnelle, puisque la Cour examinera automatiquement cette question selon la norme de la décision correcte (Ellis-Don Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [2001] 1 R.C.S. 221). Si on constate un manquement à l’équité procédurale, la décision sera annulée (Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine c. Lafontaine (Village), [2004] 2 R.C.S. 650).

 

ANALYSE

1) Le ministre s’est-il trompé en se fondant sur le rapport fourni par la GRC et en n’exigeant pas de l’enquêteur désigné qu’il produise un rapport conformément au Règlement?

 

[23]           Les demandeurs contestent d’abord la déclaration au motif que les conclusions du ministre étaient fondées sur l’enquête et le rapport d’enquête de quelqu’un d’autre que l’enquêteur dûment désigné et ce, contrairement au Règlement. Les demandeurs soutiennent que le paragraphe 13(2) du Règlement ne permettait pas au ministre de désigner un enquêteur pour ensuite se fonder sur l’enquête et le rapport d’enquête de quelqu’un d’autre. En termes simples, seul le ministre ou son agent autorisé (tel qu’un enquêteur dûment désigné) peut exercer les fonctions que lui impose l’article 13 du Règlement.

 

[24]           L’article 12 du Règlement énonce les motifs d’appel en matière d’élection, de même que la procédure de base à suivre lorsqu’il est interjeté appel. Si les faits allégués en vertu de l’article 12 ne lui paraissent pas suffisants, le ministre peut conduire une enquête, comme le prévoit l’article 13 du Règlement, qui est ainsi rédigé :

 

 

13. (1) Le Ministre peut, si les faits allégués ne lui paraissent pas suffisants pour décider de la validité de l'élection faisant l'objet de la plainte, conduire une enquête aussi approfondie qu'il le juge nécessaire et de la manière qu'il juge convenable.

 

 

(2) Cette enquête peut être tenue par le Ministre ou par toute personne qu'il désigne à cette fin.

 

(3) Lorsque le Ministre désigne une personne pour tenir une telle enquête, cette personne doit présenter un rapport détaillé de l'enquête à l'examen du Ministre.

 

13. (1) The Minister may, if the material that has been filed is not adequate for deciding the validity of the election complained of, conduct such further investigation into the matter as he deems necessary, in such manner as he deems expedient.

 

(2) Such investigation may be held by the Minister or by any person designated by the Minister for the purpose.

 

(3) Where the Minister designates a person to hold such an investigation, that person shall submit a detailed report of the investigation to the Minister for his consideration.

 

 

[25]           Les défendeurs soutiennent qu’en l’espèce le ministre, ou plus exactement, ses représentants compétents, ont jugé qu’il était nécessaire de conduire une enquête, et qu’il convenait de s’appuyer sur les renseignements recueillis par la GRC, après qu’ils eurent découvert que celle‑ci procédait à une enquête criminelle distincte. La question est de savoir si le Règlement conférait au ministre le pouvoir de procéder de cette façon.

 

[26]           Dans l’arrêt Re Rizzo & Rizzo Shoes Ltd., [1998] 1 R.C.S. 27, par. 41, la Cour suprême du Canada a reconnu que l’auteur qui décrit le mieux la méthode appropriée d’interprétation législative est Elmer Driedger, lequel écrit ce qui suit à la page 87 de son ouvrage intitulé Construction of Statutes, 2éd. (Toronto : Butterworths, 1983)  :

[traduction] Aujourd'hui il n'y a qu'un seul principe ou solution : il faut lire les termes d'une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur.

 

[27]           Les défendeurs font valoir que, dans le contexte du régime législatif, l’article 13 a pour objet de permettre au ministre de conduire une enquête plus approfondie de façon qu’il puisse avoir suffisamment d’éléments de preuve pour apprécier les allégations formulées dans le cadre de l’appel de l’élection. À cette fin, on lui a conféré un pouvoir discrétionnaire considérable quant à la façon de procéder. De plus, le Règlement n’énonce pas de règles de preuve explicites qui soient applicables à une enquête fondée sur cette disposition. Les défendeurs déclarent également que rien dans le Règlement n’indique que le ministre soit obligé de recueillir des éléments de preuve autrement que par l’entremise d’un enquêteur désigné en vertu du paragraphe 13(2). Le régime législatif, le libellé et l’objet de l’article 13 du Règlement indiquent tous que cette disposition est suffisamment large pour permettre au ministre de recueillir la preuve d’une source fiable autre que l’enquêteur désigné et ce, dans le contexte d’une contestation d’élection. De plus, il n’y a rien dans le Règlement ou dans la Loi qui interdise au ministre de fonder l’exercice de ses pouvoirs, suivant le sous-alinéa 78(2)b)(iii) et le paragraphe 78(3) de la Loi, sur des éléments provenant du rapport d’enquête de la GRC.

 

[28]           Je répète que le paragraphe 13(2) du Règlement exige que l’enquête soit tenue par le ministre lui-même ou « par toute personne qu’il désigne à cette fin ». Les défendeurs concèdent que la GRC n’a pas été désignée ni autorisée par le ministre pour conduire l’enquête; elle menait déjà sa propre enquête criminelle.

 

[29]           Le ministre a toutefois désigné M. Dyck pour conduire l’enquête. En sa qualité d’enquêteur désigné par le ministre, M. Dyck était tenu par le paragraphe 13(3) du Règlement de présenter « un rapport détaillé de l’enquête à l’examen du Ministre ». Cela étant dit, si on avait demandé à M. Dyck de se désister de l’enquête avant qu’il ait pu recueillir des renseignements, cette exigence n’aurait aucun sens et pourrait logiquement être écartée. M. Dyck a de fait signalé aux représentants du MAINC qu’une enquête de la GRC était en cours, et c’est pour cette raison qu’on a décidé de mettre fin à son enquête et de s’appuyer sur les conclusions de la GRC.

 

[30]           En résumé, l’enquêteur désigné à cette fin par le ministre n’a pas conduit d’enquête, mais la GRC, qui elle n’a pas été désignée par le ministre selon le Règlement, a conduit sa propre enquête, et c’est à partir des résultats de cette enquête que le ministre a décidé de faire une déclaration fondée sur l’article 78 et de renvoyer l’affaire au gouverneur en conseil en application de l’article 79.

 

[31]           Ayant examiné avec soin le libellé de l’article 13 du Règlement de même que le régime législatif général, je conviens avec les défendeurs que l’objet de la disposition et les termes clairs du paragraphe 13(1) laissent de fait entendre que le ministre dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire quant au choix de la procédure. Comme l’énonce clairement le paragraphe 13(2), le Règlement n’exige pas qu’un enquêteur soit désigné pour enquêter sur les allégations, puisque le ministre peut lui-même le faire. Les défendeurs ont aussi raison de dire que, dans le cadre d’une enquête fondée sur cette disposition, il n’existe aucune exigence particulière en matière de preuve, de sorte que rien n’empêche le ministre de s’appuyer sur des renseignements recueillis par une instance extérieure pour décider s’il y a eu ou non manœuvre frauduleuse dans le processus électoral, et pour prendre les mesures nécessaires suivant les articles 78 et 79 de la Loi.

 

[32]           Les défendeurs soutiennent également que le pragmatisme devrait prévaloir dans l’interprétation du Règlement en l’espèce. Étant donné que la GRC a elle‑même décidé d’enquêter sur les mêmes manœuvres électorales, le ministre ne disposait d’aucun autre moyen pratique de procéder. Si on avait enjoint à M. Dyck de continuer son enquête, les enquêteurs de la GRC et lui se seraient tout simplement marchés sur les pieds en essayant d’interroger les mêmes témoins, d’examiner les mêmes documents et d’obtenir la même preuve matérielle (comme les bulletins de vote postaux).

 

[33]           Sur cette question, je me dois d’être en partie en désaccord avec les défendeurs. Bien que j’accepte qu’une enquête indépendante aurait vraisemblablement connu des obstacles, particulièrement en ce qui concerne la collecte d’éléments de preuve, le ministre disposait d’une autre solution, soit celle pour laquelle il prétend avoir opté dans la déclaration. À titre d’enquêteur désigné, M. Dyck aurait pu conduire son enquête [traduction] « en la coordonnant avec l’enquête parallèle conduite par le détachement de Gypsumville de la Gendarmerie royale du Canada » pour ensuite soumettre son rapport qui aurait [traduction] « compris les résultats de l’enquête de la Gendarmerie royale du Canada », ainsi qu’il est précisé dans la déclaration. Cela étant dit, même si d’autres solutions pratiques s’offraient au ministre, cela n’invalide pas celle qu’il a choisie en l’espèce.

 

[34]           Or, comme les défendeurs ont admis que M. Dyck n’a pas coordonné son enquête avec celle de la GRC, mais qu’il s’en est de fait remis à l’enquête et au rapport de cette dernière et qu’il n’a pas produit son propre rapport, j’aimerais souligner que je suis assez consterné par les inexactitudes factuelles contenues dans la déclaration. Toutefois, puisque je conclus que le ministre n’a pas outrepassé sa compétence en procédant comme il l’a fait, je ne pense pas que ces inexactitudes, aussi troublantes qu’elles puissent être, soient suffisantes pour justifier de faire droit au présent contrôle judiciaire.

 

[35]           En conséquence, compte tenu de tout ce qui précède, je conclus que le régime législatif peut être interprété de façon à permettre au ministre de conduire l’enquête sans l’aide d’un enquêteur désigné en vertu du paragraphe 13(2) du Règlement. Ainsi, le ministre pouvait validement choisir de s’appuyer sur la preuve recueillie par la GRC lors de sa propre enquête si c’était, selon lui, la manière la plus convenable pour arriver à une décision fondée sur les articles 78 et 79 de la Loi.

 

[36]           Pour terminer sur la question de l’étendue du pouvoir d’enquête conféré au ministre, j’aimerais me pencher brièvement sur l’argument subsidiaire des défendeurs selon lequel, même si la Cour avait conclu que le processus approprié n’avait pas été suivi, cela serait dépourvu de pertinence parce que les demandeurs n’ont subi aucun préjudice. Comme les défendeurs l’ont souligné, rien ne permet de croire qu’une enquête de la GRC serait de moins bonne qualité ou qu’elle serait conduite avec moins de diligence qu’une enquête tenue par un enquêteur désigné. Bien que je sois d’accord avec les défendeurs en ce qui concerne la compétence de la GRC pour conduire une telle enquête, les demandeurs prétendent bel et bien avoir subi un préjudice en raison du processus suivi : on leur a refusé l’accès au rapport de la GRC au motif que des questions criminelles étaient toujours pendantes. Vu l’importance de cet argument, le défaut du ministre de divulguer les conclusions de l’enquête sera examiné comme une question distincte sous la rubrique de l’équité procédurale.

 

2) Le ministre a-t-il violé l’obligation d’équité procédurale qu’il a envers les demandeurs?

 

[37]           Les demandeurs soutiennent que les membres du conseil de bande ne devraient pas être démis d’un poste élu, sauf conformément aux principes d’équité procédurale. Les défendeurs ne contestent pas cette prétention, mais sont en désaccord avec les demandeurs sur l’étendue précise de cette obligation d’équité procédurale.

 

[38]           En général, le fait qu’une décision soit de nature administrative et qu’elle touche « les droits, les privilèges ou les biens d'une personne » suffit à entraîner l’application de l’obligation d’équité (Cardinal c. Directeur de l'établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, à la page 653). Puisque la décision en cause est de nature administrative et qu’elle touche manifestement « les droits, les privilèges ou les biens » des demandeurs, il ne fait aucun doute que le ministre avait une obligation d’équité procédurale à l’endroit des demandeurs. Toutefois, comme la juge Claire L’Heureux-Dubé l’a écrit dans l’arrêt Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, à la page 682, « [l]a notion d'équité procédurale est éminemment variable et son contenu est tributaire du contexte particulier de chaque cas ».

 

[39]           La prochaine étape consiste donc à analyser la décision de la Cour suprême du Canada dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, et de soupeser les différents facteurs dégagés par la juge L’Heureux-Dubé afin de déterminer la véritable étendue de l’obligation d’équité procédurale qui existe à l’égard des demandeurs.

 

Nature de la décision

[40]           La première considération importante est la nature de la décision rendue et le processus suivi pour y parvenir. Comme l’a fait remarquer la juge L’Heureux-Dubé au paragraphe 23 de l’arrêt Baker, précité :

Plus le processus prévu, la fonction du tribunal, la nature de l’organisme rendant la décision et la démarche à suivre pour parvenir à la décision ressemblent à une prise de décision judiciaire, plus il est probable que l’obligation d’agir équitablement exigera des protections procédurales proches du modèle du procès.   

 

[41]           En l’espèce, compte tenu de la procédure particulière prévue aux articles 12 et 13 du Règlement, les demandeurs soutiennent que la décision en cause est semblable à un processus quasi judiciaire et que, de ce fait, elle commanderait un degré élevé d’équité procédurale. Pour leur part, les défendeurs font valoir que, essentiellement, la décision ne porte pas sur un conflit opposant des droits privés, mais qu’elle est polycentrique et touche le maintien de l’intégrité du processus électoral. En d’autres mots, le ministre n’agit pas en fonction d’un intérêt privé distinct de celui des demandeurs, mais plutôt en fonction d’une obligation législative visant à protéger l’intérêt public. En conséquence, un degré peu élevé d’équité procédurale est justifié.

 

[42]           La réponse à cet égard me semble se trouver quelque part entre les deux positions. Bien que le ministre doive suivre des étapes précises en traitant l’appel, lequel aura des répercussions importantes sur les droits de personnes en particulier, il est aussi vrai qu’il doit soupeser les droits des demandeurs par rapport à l’intérêt public en général et que, ce faisant, il dispose d’un pouvoir discrétionnaire important.

 

Nature du régime législatif

[43]           Le deuxième facteur est la nature du régime législatif et le rôle que joue la décision au sein de celui-ci, y compris la mesure dans laquelle la décision est déterminante quant à la question en litige.

 

[44]           Comme l’ont fait valoir les demandeurs, la décision du ministre est finale et peut seulement être révisée par voie de demande de contrôle judiciaire. Toutefois, les défendeurs indiquent que les répercussions de la déclaration sont limitées, puisqu’elles ne durent que jusqu’à la prochaine élection ou tout au plus six ans. Bien que cela puisse être vrai en théorie, la réalité peut s’avérer assez différente étant donné que la réputation des personnes visées par ces déclarations risque d’être ternie pendant longtemps. Ce facteur justifiera donc un degré plus élevé d’équité procédurale.

 

Importance de la décision

[45]           Le troisième facteur dégagé par la juge L’Heureux-Dubé est l’importance de la décision sur la personne ou les personnes visées : « [p]lus la décision est importante pour la vie des personnes visées et plus ses répercussions sont grandes pour ces personnes, plus les protections procédurales requises seront rigoureuses. » (Baker, précité, paragraphe 25).

 

[46]           Les demandeurs insistent grandement sur ce facteur. Ils affirment qu’ils ont été destitués du poste auquel ils avaient été élus, que leur réputation a été grandement entachée, qu’ils ont perdu leur moyen de subsistance pour une durée de six ans et qu’il leur est interdit d’exercer leur droit démocratique de se présenter au conseil de bande pendant six ans. La Cour suprême a de fait reconnu dans l’arrêt Kane c. Cons. d’administration de l’U.C.B., [1980] 1 R.C.S. 1105, à la page 1113, qu’« [u]ne justice de haute qualité est exigée lorsque le droit d'une personne d'exercer sa profession ou de garder son emploi est en jeu ».

 

[47]           Tant les demandeurs que les défendeurs reconnaissent que d’autres intérêts sont également en jeu, bien qu’ils formulent la question différemment. Les demandeurs mettent l’accent sur les droits des autres membres de la Première nation de Lake St. Martin d’être représentés par ceux qu’ils ont dûment élus, alors que les défendeurs insistent sur « l’intérêt du public » en général dans la protection contre les élections frauduleuses, intérêt qu’ils perçoivent comme justifiant un processus plus expéditif et nécessitant moins de protections procédurales.

 

[48]           Même si je reconnais que l’intérêt du public en général est en jeu, je ne peux convenir qu’il puisse servir à justifier un niveau moindre d’équité procédurale. Au contraire, tous les intérêts mentionnés semblent assez importants, et partant, il serait logique d’exiger un degré élevé d’équité procédurale.

 

Attentes légitimes

[49]           Le quatrième facteur devant être examiné est celui des attentes légitimes de la personne contestant la décision; si les demandeurs s’attendaient légitimement à ce qu’une certaine procédure soit suivie, l’obligation d’équité exigera cette procédure.

 

[50]           Les demandeurs abordent cette question d’une façon générale : ils déclarent qu’ils étaient légitimement en droit de s’attendre à ce qu’ils ne soient pas destitués de leur poste, sauf dans la mesure où il existe un motif valable et suffisant et où les règles d’équité procédurale ont été respectées. Les membres de la Première nation de Lake St. Martin pouvaient également s’attendre à ce que leur volonté démocratique ne soit pas renversée par le ministre sauf dans les cas les plus manifestes où la preuve d’une conduite fautive était suffisante et que la procédure suivie était équitable et transparente. Bien que cet argument soit fondé, compte tenu des attentes générales en matière d’équité procédurale, j’estime que cela ne permet pas de conclure que les demandeurs avaient une attente légitime à ce qu’une certaine procédure soit suivie.

 

[51]           Pour leur part, les défendeurs soutiennent qu’il n’y a pas eu de précédents sous le régime du Règlement, et qu’aucune communication du ministère n’a laissé entendre qu’il serait accordé davantage en matière de droit de réponse. Bien que cet argument soit important pour déterminer la portée de l’équité procédurale, il n’est toutefois pas tout à fait vrai, puisque le droit à la communication d’un rapport d’enquête présenté en application de l’article 13 du Règlement a été présumé par la Cour fédérale dans des décisions antérieures (Morin c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1998] A.C.F. no 82 (QL), Première nation de Gull Bay c. Canada (Procureur général), [2005] A.C.F. no 1332 (QL) 2005 CF 1097); il existe donc, de fait, certains précédents.

 

Choix de procédure

[52]           Le dernier facteur à examiner est le choix de procédure fait par l’organisme lui-même, « particulièrement quand la loi laisse au décideur la possibilité de choisir ses propres procédures » (Baker, précité, paragraphe 27).

 

[53]           À cet égard, il ne peut faire de doute qu’un grand pouvoir discrétionnaire a été conféré au ministre quant au choix de la procédure d’enquête à adopter suivant l’article 13 du Règlement, ce qui contraste avec les exigences claires prévues à l’article 12 pour ce qui regarde l’étape initiale de l’appel de l’élection. Les défendeurs soutiennent que le législateur aurait pu prévoir la communication du rapport s’il l’avait souhaité, mais qu’il ne l’a pas et ce, fort probablement parce qu’il fallait que le processus soit relativement expéditif. Ce dernier facteur semble donc suggérer un degré moindre d’équité procédurale.

 

[54]           Enfin, dans notre appréciation de ces facteurs, nous ne devons pas perdre de vue les exigences fondamentales d’équité procédurale. Comme l’a indiqué la juge L’Heureux-Dubé au paragraphe 22 de l’arrêt Baker, précité :

[…] l’idée sous‑jacente à tous ces facteurs est que les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leur points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur.

 

[55]           En examinant les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker, les demandeurs prétendent que le ministre était tenu d’assurer aux demandeurs un degré élevé d’équité procédurale, obligation qui comprenait, sans s’y limiter :

a)      celle d’informer les demandeurs de la tenue de l’enquête;

b)      celle d’offrir aux demandeurs la possibilité de répondre aux allégations formulées contre eux au cours de l’enquête;

c)      celle de fournir aux demandeurs une copie du rapport d’enquête ou, à tout le moins, les conclusions de ce rapport;

d)      celle d’offrir aux demandeurs la possibilité de répondre au contenu du rapport d’enquête ou de tout autre document soumis au ministre ou examiné par celui-ci avant le prononcé de la déclaration.

 

[56]           Pour leur part, les défendeurs soutiennent que le niveau d’équité procédurale était adéquat, et que les demandeurs ont pu exercer un droit de réponse suffisant dans les circonstances. Ils font valoir que les demandeurs ont déjà démenti catégoriquement les allégations formulées contre eux, qu’ils ont tenté de discréditer les déposants dans le cadre de l’appel, et qu’ils n’ont pu démontrer ce qu’aurait pu apporter un droit de réponse additionnel.

 

[57]           Après avoir soupesé tous les facteurs susmentionnés, je conclus que les demandeurs avaient droit à un degré élevé d’équité procédurale, particulièrement à la lumière de l’objet de la décision du ministre et de son importance. Toutefois, je conviens avec les défendeurs qu’il ne s’agit pas là d’une situation qui commande le degré d’équité procédurale requis en matière quasi judiciaire.

 

[58]           Quant aux exigences particulières de l’équité procédurale, je conviens avec les défendeurs qu’il n’était pas nécessaire que le ministre informe les demandeurs qu’une enquête était ouverte, ou qu’il les interroge dans le cadre de celle-ci. Je reconnais que le ministre pouvait avoir des raisons valables de préserver la confidentialité de l’enquête jusqu’à ce qu’elle soit complétée.

 

[59]           Toutefois, j’estime que l’obligation d’équité procédurale à laquelle le ministre est tenu envers les demandeurs comprenait l’obligation de leur communiquer les résultats de l’enquête et de leur offrir la possibilité de répondre en présentant des observations écrites dont il tiendrait compte dans sa décision finale. Puisque les demandeurs avaient le droit de répondre à la preuve initiale présentée au ministre pendant la première étape de la procédure, l’équité exige qu’ils aient le même droit après la deuxième phase de la procédure, à savoir l’enquête. L’argumentation des demandeurs, présentée sous forme d’affidavits, était fondée sur les renseignements dont disposait le décideur à ce moment-là, et il se peut donc que sa teneur ait été limitée, particulièrement si les demandeurs ne croyaient pas au sérieux des allégations formulées dans le cadre de la preuve, compte tenu de la preuve soumise.

 

[60]           Selon les défendeurs, la procédure prévue à l’article 12 du Règlement est suffisante pour satisfaire aux exigences d’équité procédurale. J’affirmerais cependant que la protection offerte par l’article 12 serait assez illusoire si l’article 13 permettait au ministre d’ouvrir une enquête, donnant lieu à un rapport détaillé fondé sur une documentation beaucoup plus étoffée que celle communiquée à l’accusé, et que sur le fondement de cette nouvelle preuve, les demandeurs étaient démis de leur poste sans qu’on leur ait permis de répondre.

 

[61]           Si le ministre avait pris sa décision après avoir reçu la réponse des demandeurs à la preuve initiale qui lui avait été soumise dans le cadre de l’appel, j’hésiterais à intervenir vu le pouvoir discrétionnaire important conféré au ministre en vertu de la Loi et du Règlement. Toutefois, à partir du moment où, en application de l’article 13 du Règlement, le ministre a décidé d’ouvrir une enquête, comme on dit, la donne a complètement changé.

 

[62]           Les défendeurs s’appuient en outre sur la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Hutchinson c. Canada (Ministre de l’Environnement), [2003] A.C.F. no 439 (QL) 2003 CAF 133, selon laquelle un droit de répondre à toute l’information recueillie par l’enquêteur pourrait donner lieu à une cascade de droits de réponse alimentée successivement par chaque partie. À cet égard, je comprends les préoccupations des défendeurs, particulièrement compte tenu du court délai dans lequel le ministre doit agir, puisqu’une élection n’est seulement que pour deux ans. Je crois aussi comprendre que, en l’espèce, certains éléments du rapport de la GRC pourraient ne pas avoir été divulgués aux demandeurs, considérant la possibilité que des accusations criminelles soient portées et que les témoins puissent être menacés ou intimidés.

 

[63]           Toutefois, je crois que la communication d’une version révisée du rapport, accompagnée d’un droit de réponse limité exercé dans un délai raisonnable par voie d’observations écrites, aurait été raisonnable et aurait contribué grandement à assurer aux demandeurs l’équité du processus.

 

[64]           Enfin, comme il a été mentionné antérieurement, il existe une certaine jurisprudence de la Cour fédérale selon laquelle un rapport d’enquête présenté sous le régime du Règlement devrait être communiqué aux personnes visées par un appel d’élection, et selon laquelle on devrait par la suite leur accorder la possibilité de répondre. Dans la décision Morin, précitée, le juge Paul Rouleau a accordé une suspension de la demande de contrôle judiciaire à la suite d’une entente intervenue entre les parties à cet effet. Dans les motifs accompagnant l’ordonnance, le juge Rouleau, au paragraphe 3, a déclaré ce qui suit à l’égard de l’équité procédurale :

Je ne suis pas persuadé que les requérants aient eu l'occasion de réfuter le rapport remis au ministre; les conclusions défavorables de l'enquêteur n'ont jamais été transmises aux requérants afin qu'ils aient l'occasion de décider s'ils avaient de suffisamment bonnes raisons juridiques d'attaquer le décret en conseil annulant l'élection du chef Ronald Vincent Morin.

 

 

[65]           Dans la décision Première nation de Gull Bay, précitée, le juge François Lemieux, accordant une injonction interlocutoire dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire d’un décret suivant l’article 79 de la Loi, s’est ainsi reporté à la décision Morin, au paragraphe  25 de ses motifs :

La Cour a déjà jugé, dans la décision Morin c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord), [1998] A.C.F. no 82, que la non-divulgation du rapport d'un enquêteur conduisant à l'annulation d'une élection au sein d'une bande contrevient aux principes d'équité.

 

 

[66]           En conclusion, j’estime que le droit des demandeurs à l’équité procédurale a été violé par l’omission du ministre de communiquer les résultats de l’enquête et de donner aux demandeurs la possibilité de répondre.

 

3) Si les exigences d’équité procédurale n’ont pas été respectées, le décret peut-il être maintenu ou doit-il aussi être annulé?

 

[67]           Les demandeurs soutiennent que, puisque le décret repose uniquement sur le rapport du ministre, lequel rapport est l’aboutissement d’un processus qui ne satisfaisait pas aux exigences de l’équité procédurale, il devrait aussi être annulé.

 

[68]           Pour leur part, les défendeurs prétendent qu’une décision du gouverneur en conseil appelle une grande déférence sauf si celui-ci outrepassait sa compétence (Canada (Procureur général) c. Inuit Tapirisat, [1980] 2 R.C.S. 735). Puisque le gouverneur en conseil s’est fondé, comme il se doit, sur un rapport du ministre, il n’a pas outrepassé sa compétence. Les défendeurs font également valoir que les exigences d’équité procédurale sont très limitées en ce qui concerne les décisions du gouverneur en conseil et que de ce fait, comme l’a déclaré le juge Barry L. Strayer, au paragraphe 6 de la décision McIvor c. Canada (Procureur général), [2006] A.C.F. no 1484 (QL), 2006 CF 1187, « [i]l pourrait être très difficile d’attaquer les décisions du gouverneur en conseil au plan procédural ». La difficulté survient essentiellement de ce que les recommandations d’un ministre à l’endroit du gouverneur en conseil sont généralement considérées comme des renseignements confidentiels du Cabinet.

 

[69]           En l’espèce, la décision du gouverneur en conseil est fondée sur l’alinéa 79a) de la Loi, lequel est ainsi rédigé :

79. Le gouverneur en conseil peut rejeter l’élection du chef ou d’un des conseillers d’une bande sur le rapport du ministre où ce dernier se dit convaincu, selon le cas :

a) qu’il y a eu des manoeuvres frauduleuses à l’égard de cette élection;

 

79. The Governor in Council may set aside the election of a chief or councillor of a band on the report of the Minister that he is satisfied that

(a) there was corrupt practice in connection with the election;

 

 

[70]           Aucune disposition du Règlement, semblable à l’article 13, ne prévoit qu’une enquête pourrait être conduite par le gouverneur en conseil, ce qui permettrait de conclure qu’il serait justifié d’annuler l’élection. Par ailleurs, l’article 14 du Règlement prévoit que lorsque le ministre conclut qu’il y a eu manœuvre corruptrice à l’égard d’une élection, il « doit alors faire rapport au gouverneur en conseil ».

 

[71]           La seule raison pour laquelle le gouverneur en conseil a même envisagé d’annuler l’élection est le rapport que le ministre lui a fait après avoir conclu à l’existence de manœuvre corruptrice à l’égard de l’élection. Comme nous l’avons déjà établi, le ministre a violé le droit des demandeurs à l’équité procédurale en arrivant à cette conclusion : il leur a refusé l’accès au rapport d’enquête et, par conséquent, les a privés de la possibilité d’y répondre. Si le ministre n’a pas respecté les règles d’équité procédurale pendant l’enquête l’ayant amené à conclure qu’il y avait eu manœuvre corruptrice et que cela a entaché sa déclaration, fondée sur le sous‑alinéa 78(2)b)(iii) et le paragraphe 78(3) de la Loi, il serait logique que le rapport qu’il a fait au gouverneur en conseil en vertu de l’article 79 de la Loi soit également entaché, puisque la décision du ministre qui a donné lieu à ce rapport était fondée sur les résultats de la même enquête.

 

[72]           Le manquement à l’équité procédurale étant survenu à l’étape de l’enquête ordonnée par le ministre, les arguments avancés par les défendeurs au sujet de la déférence dont il convient de faire preuve à l’égard du bien-fondé d’une décision du gouverneur en conseil, ou à l’égard de la procédure suivie par le gouverneur en conseil lui-même par suite du rapport du ministre, sont dépourvus de pertinence. En d’autres mots, si l’erreur susceptible de révision, en l’occurrence l’omission de satisfaire aux exigences d’équité procédurale, s’était produite à l’étape de la décision du ministre quant à l’existence de manœuvres électorales frauduleuses, tout ce qui découle directement de cette décision serait vicié par cette erreur. En l’espèce, cela comprendrait la déclaration ministérielle et le décret.

 

[73]           On pourrait également dire que ce qui est essentiellement contesté est le rapport que le ministre a adressé au gouverneur en conseil et non la décision du gouverneur en conseil elle‑même. La position initiale à cet égard a été adoptée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Bear c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) (C.A.F.), [1988] A.C.F. no 1043 (QL), où le juge Darrel V. Heald a déclaré que le rapport du ministre adressé au gouverneur en conseil en application de l’article 79 « n’a aucun effet juridique liant les parties mais opère seulement comme condition antérieure aux pouvoirs confiés au gouverneur en conseil en vertu de l’article 79 ». En conséquence, le rapport du ministre présenté en application de l’article 79 de la Loi ne serait pas considéré comme une « décision » ou une « ordonnance » au sens du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, et ne pourrait donc faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Toutefois, la Cour d’appel fédérale a par la suite réexaminé cette question dans l’affaire Moumdjian c. Canada (Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité), [1999] A.C.F. no 1160 (QL), qui portait sur un rapport soumis au gouverneur en conseil par le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité. Après un examen détaillé de la jurisprudence, en particulier en ce qui concerne le contrôle judiciaire des décisions interlocutoires, le juge Joseph Robertson a dit ceci au paragraphe 22 :

[…] D'un autre côté, une décision qui prend la forme d'une recommandation ou d'un conseil au ministre ou au gouverneur en conseil et à laquelle ces derniers donneront vraisemblablement suite doit être assujettie au contrôle judiciaire, ne serait-ce que parce que les conséquences découlant d'une décision erronée ou d'une procédure viciée revêtiront invariablement une importance fondamentale aux yeux de ceux dont les droits seront de ce fait lésés. Nul n'accepterait aujourd'hui par exemple qu'une décision de nature consultative d'un tribunal qui a nié à une personne le droit de bénéficier des règles de l'équité procédurale puisse être confirmée. 

 

[74]           En conséquence, je suis convaincu que le non‑respect de l’équité procédurale dans la conduite de l’enquête du ministre, à savoir l’omission de communiquer les conclusions de l’enquête de la GRC et d’offrir aux demandeurs la possibilité de répondre, justifie l’annulation de la déclaration ministérielle et du décret.

 

[75]           Cela étant dit, je suis quelque peu préoccupé par le moment où je rends ma décision, notamment en raison du court délai dans lequel le ministre doit agir. Il importe donc de garder à l’esprit que, bien que le manquement à l’équité procédurale dans cette affaire exige qu’on annule la déclaration ministérielle et le décret, l’enquête de la GRC est indépendante et le rapport qui en résulte demeure valide. En conséquence, le ministre ne retourne pas à la case départ, mais peut s’appuyer sur le rapport de la GRC, qui fait partie de l’enquête conduite en vertu de l’article 13 du Règlement, dans la mesure où certaines conclusions du rapport ont été divulguées et que les demandeurs ont eu la possibilité d’y répondre. Comme je l’ai indiqué au paragraphe 62 des présents motifs, comme ce rapport a été préparé dans le contexte d’une enquête criminelle  où il peut être nécessaire de ne pas divulguer certains renseignements afin de protéger les témoins et de préserver la preuve  le ministre peut communiquer aux demandeurs une version expurgée du rapport tout en respectant les exigences d’équité procédurale.

 

[76]           Enfin, étant donné l’étendue limitée des pouvoirs dont je dispose dans le cadre du processus de contrôle judiciaire, je ne peux me prononcer sur les mesures à prendre à la suite de ma décision, y compris en ce qui concerne l’injonction provisoire accordée par la juge Gauthier le 22 novembre 2006.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JUGEMENT

 

1.                  La demande est accueillie.

2.                  La déclaration ministérielle et le décret sont annulés.

3.                  Toute l’affaire est renvoyée au ministre de façon à ce qu’il puisse prendre toute action nécessaire à la lumière des présents motifs.

4.                  Les dépens sont adjugés aux demandeurs.

 

 

 

« Pierre Blais »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B., D.D.N.

 

 


 

ANNEXE

LÉGISLATION PERTINENTE

Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5

78. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, les chef et conseillers d’une bande occupent leur poste pendant deux années.

 

(2) Le poste de chef ou de conseiller d’une bande devient vacant dans les cas suivants :

a) le titulaire, selon le cas :

(i) est déclaré coupable d’un acte criminel,

(ii) meurt ou démissionne,

(iii) est ou devient inhabile à détenir le poste aux termes de la présente loi;

b) le ministre déclare qu’à son avis le titulaire, selon le cas :

(i) est inapte à demeurer en fonctions parce qu’il a été déclaré coupable d’une infraction,

(ii) a, sans autorisation, manqué les réunions du conseil trois fois consécutives,

(iii) à l’occasion d’une élection, s’est rendu coupable de manoeuvres frauduleuses, de malhonnêteté ou de méfaits, ou a accepté des pots-de-vin.

 

(3) Le ministre peut déclarer un individu, qui cesse d’occuper ses fonctions en raison du sous-alinéa (2)b)(iii), inhabile à être candidat au poste de chef ou de conseiller d’une bande durant une période maximale de six ans.

 

(4) Lorsque le poste de chef ou de conseiller devient vacant plus de trois mois avant la date de la tenue ordinaire de nouvelles élections, une élection spéciale peut avoir lieu en conformité avec la présente loi afin de remplir cette vacance.

 

79. Le gouverneur en conseil peut rejeter l’élection du chef ou d’un des conseillers d’une bande sur le rapport du ministre où ce dernier se dit convaincu, selon le cas :

a) qu’il y a eu des manoeuvres frauduleuses à l’égard de cette élection;

b) qu’il s’est produit une infraction à la présente loi pouvant influer sur le résultat de l’élection;

c) qu’une personne présentée comme candidat à l’élection ne possédait pas les qualités requises.

78. (1) Subject to this section, the chief and councillors of a band hold office for two years.

 

 

 

(2) The office of chief or councillor of a band becomes vacant when

(a) the person who holds that office

(i) is convicted of an indictable offence,

(ii) dies or resigns his office, or

(iii) is or becomes ineligible to hold office by virtue of this Act; or

(b) the Minister declares that in his opinion the person who holds that office

(i) is unfit to continue in office by reason of his having been convicted of an offence,

(ii) has been absent from three consecutive meetings of the council without being authorized to do so, or

(iii) was guilty, in connection with an election, of corrupt practice, accepting a bribe, dishonesty or malfeasance.

 

(3) The Minister may declare a person who ceases to hold office by virtue of subparagraph (2)(b)(iii) to be ineligible to be a candidate for chief or councillor of a band for a period not exceeding six years.

 

(4) Where the office of chief or councillor of a band becomes vacant more than three months before the date when another election would ordinarily be held, a special election may be held in accordance with this Act to fill the vacancy.

 

79. The Governor in Council may set aside the election of a chief or councillor of a band on the report of the Minister that he is satisfied that

(a) there was corrupt practice in connection with the election;

(b) there was a contravention of this Act that might have affected the result of the election; or

(c) a person nominated to be a candidate in the election was ineligible to be a candidate.

 

 

Règlement sur les élections au sein des bandes d’Indiens, C.R.C., ch. 952

12. (1) Si, dans les quarante-cinq jours suivant une élection, un candidat ou un électeur a des motifs raisonnables de croire :

a) qu'il y a eu manoeuvre corruptrice en rapport avec une élection,

b) qu'il y a eu violation de la Loi ou du présent règlement qui puisse porter atteinte au résultat d'une élection, ou

c) qu'une personne présentée comme candidat à une élection était inéligible,

il peut interjeter appel en faisant parvenir au sous-ministre adjoint, par courrier recommandé, les détails de ces motifs au moyen d'un affidavit en bonne et due forme.

 

(2) Lorsqu'un appel est interjeté au titre du paragraphe (1), le sous-ministre adjoint fait parvenir, par courrier recommandé, une copie du document introductif d'appel et des pièces à l'appui au président d'élection et à chacun des candidats de la section électorale visée par l'appel.

 

(3) Tout candidat peut, dans un délai de 14 jours après réception de la copie de l'appel, envoyer au sous-ministre adjoint, par courrier recommandé, une réponse par écrit aux détails spécifiés dans l'appel, et toutes les pièces s'y rapportant dûment certifiées sous serment.

 

(4) Tous les détails et toutes les pièces déposés conformément au présent article constitueront et formeront le dossier.

 

13. (1) Le Ministre peut, si les faits allégués ne lui paraissent pas suffisants pour décider de la validité de l'élection faisant l'objet de la plainte, conduire une enquête aussi approfondie qu'il le juge nécessaire et de la manière qu'il juge convenable.

 

 

(2) Cette enquête peut être tenue par le Ministre ou par toute personne qu'il désigne à cette fin.

 

(3) Lorsque le Ministre désigne une personne pour tenir une telle enquête, cette personne doit présenter un rapport détaillé de l'enquête à l'examen du Ministre.

 

 

14. Lorsqu’il y a lieu de croire

a) qu’il y a eu manoeuvre corruptrice à l’égard d’une élection,

b) qu’il y a eu violation de la Loi ou du présent règlement qui puisse porter atteinte au résultat d’une élection, ou

c) qu’une personne présentée comme candidat à une élection était inadmissible à la candidature,

le Ministre doit alors faire rapport au gouverneur en conseil.

 

12. (1) Within 45 days after an election, a candidate or elector who believes that

(a) there was corrupt practice in connection with the election,

(b) there was a violation of the Act or these Regulations that might have affected the result of the election, or

(c) a person nominated to be a candidate in the election was ineligible to be a candidate,

may lodge an appeal by forwarding by registered mail to the Assistant Deputy Minister particulars thereof duly verified by affidavit.

 

 

 

 

(2) Where an appeal is lodged under subsection (1), the Assistant Deputy Minister shall forward, by registered mail, a copy of the appeal and all supporting documents to the electoral officer and to each candidate in the electoral section in respect of which the appeal was lodged.

 

(3) Any candidate may, within 14 days of the receipt of the copy of the appeal, forward to the Assistant Deputy Minister by registered mail a written answer to the particulars set out in the appeal together with any supporting documents relating thereto duly verified by affidavit.

 

(4) All particulars and documents filed in accordance with the provisions of this section shall constitute and form the record.

 

13. (1) The Minister may, if the material that has been filed is not adequate for deciding the validity of the election complained of, conduct such further investigation into the matter as he deems necessary, in such manner as he deems expedient.

 

(2) Such investigation may be held by the Minister or by any person designated by the Minister for the purpose.

 

(3) Where the Minister designates a person to hold such an investigation, that person shall submit a detailed report of the investigation to the Minister for his consideration.

 

14. Where it appears that

(a) there was corrupt practice in connection with an election,

(b) there was a violation of the Act or these Regulations that might have affected the result of an election, or

(c) a person nominated to be a candidate in an election was ineligible to be a candidate,

the Minister shall report to the Governor in Council accordingly.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                        T-2049-06

 

INTITULÉ :                                      

PETER ROSS, EARL ROSS et ALBERT ROSS

demandeurs

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

(AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD),

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 13 mars 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE BLAIS

 

DATE DES MOTIFS :                      le 11 mai 2007

 

COMPARUTIONS :

 

Ryan Savage

 

POUR LES DEMANDEURS

Paul R. Anderson

Michael Conner

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Taylor McCaffrey s.r.l.

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

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