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Date : 20070430

Dossier : DES‑2‑06

Référence : 2007 CF 463

Ottawa (Ontario), le 30 avril 2007

EN PRÉSENCE DU JUGE EN CHEF LUTFY

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

 

MOHAMMAD MOMIN KHAWAJA

défendeur

 

DEMANDE PRÉSENTÉE EN VERTU DE L’ARTICLE 38.04

DE LA LOI SUR LA PREUVE AU CANADA

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Lorsqu’est engagée l’instance prévue par l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R. 1985, ch. C‑5 (la Loi), le procureur général du Canada a le droit de présenter des observations au juge de la Cour fédérale en l’absence de la partie qui demande la communication de renseignements secrets. Dans la présente affaire, où la partie demandant l’accès à des renseignements secrets est inculpée de graves infractions au pénal, le droit du procureur général du Canada d’ainsi présenter des observations ex parte porte‑t‑il atteinte aux principes de justice fondamentale, au droit à un procès public et équitable et au principe de l’audience publique consacrés dans la Charte canadienne des droits et libertés? La réponse est négative et je vais en exposer les motifs.

 

Faits et procédure

 

[2]               Depuis le 1er novembre 2006, les parties participent à l’instance engagée en vertu de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada (l’instance principale). Le juge qui préside dans cette instance est le juge Richard G. Mosley (le juge président).

 

[3]               Le 15 mars 2007, le défendeur, Mohammad Momin Khawaja, a présenté une requête et un avis de question constitutionnelle, en faisant valoir que le paragraphe 38.11(2) de la Loi porte atteinte aux droits qui lui sont garantis par les alinéas 2b) et 11d) et l’article 7 de la Charte et que ces atteintes ne peuvent se justifier au sens de l’article premier (la question constitutionnelle).

 

[4]               Le recours principal découle d’une poursuite pénale en lien avec le terrorisme engagée devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario contre le défendeur. Lors de l’audience consacrée à la question constitutionnelle, on a provisoirement fixé au 7 mai 2007 la date du début du procès.

 

[5]               Au moment où la requête a été présentée le 15 mars 2007 et où la date d’audience a été fixée au 30 mars 2007, le juge Mosley avait déjà présidé un certain nombre de séances ex parte à la demande du procureur général du Canada.

 

[6]               Lors de l’audition du 30 mars 2007, le juge président a formulé les observations suivantes quant à l’opportunité pour lui de trancher la question constitutionnelle :

[traduction]

L’avocat du défendeur signale que j’ai déjà entendu ex parte dans la présente instance des dépositions et des observations faites pour le compte du procureur général relativement au bien‑fondé de la demande. Il est bien vrai que la Cour a déjà consacré beaucoup de temps à entendre ex parte les dépositions d’auteurs d’affidavits et à passer en revue les copies non expurgées de ces derniers documents.

 

On a fait valoir que la preuve ainsi entendue ex parte et à huis clos a pu entacher l’examen par la Cour de la question constitutionnelle.

 

Je ne suis pas convaincu de ne pas pouvoir trancher la question constitutionnelle en toute équité et impartialité dans les circonstances actuelles. Je ne veux pas laisser entendre non plus que, dans tout autre cas où l’on pourrait soulever une contestation constitutionnelle plus tard dans l’instance, le juge président ne devrait pas trancher cette question.

 

En effet, dans la plupart des cas, en fait, il est logique que le juge saisi de l’affaire règle toute question constitutionnelle soulevée au cours de l’instance, même lorsqu’on a déjà entendu des dépositions ex parte sur le fond de l’affaire.

 

Nous faisons face à la situation qui nous occupe en partie en raison du moment où a été déposé l’avis de question constitutionnelle du défendeur. Si l’avis avait été présenté plus tôt, la question constitutionnelle aurait pu être tranchée avant qu’on ne fixe la date des auditions de témoins. De telles auditions auraient pu s’avérer inutiles, d’ailleurs, si la question avait été tranchée entièrement en faveur du défendeur.

 

Ce n’est toutefois pas là la question sur laquelle je dois me pencher.

 

Une solution pratique peut être trouvée en l’espèce; la question peut être dissociée de la demande, les parties ont signifié et déposé leurs mémoires et un autre juge pourrait entendre les arguments des parties la semaine prochaine.

 

 

Le juge président a préféré qu’un autre juge soit saisi de la question constitutionnelle.

 

[7]               En qualité de juge responsable de la gestion de l’instance, j’ai décidé d’entendre la requête. L’audition a débuté le 4 avril 2007. La Cour et les avocats des parties ayant eu des conflits d’horaires, l’instruction n’a pu se terminer avant le 19 avril 2007 et l’affaire a alors été mise en délibération.

 

[8]               Les parties s’entendent pour l’essentiel quant au contenu du dossier aux fins de la présente requête sur la question constitutionnelle : a) tous les documents que se sont échangés le demandeur et le défendeur, y compris la transcription du contre‑interrogatoire par le défendeur des auteurs d’affidavits du demandeur, b) les faits non contestés concernant les diverses étapes de l’instance principale et du procès pénal du défendeur, c) des extraits de textes législatifs et des débats portant sur la protection des renseignements sensibles et d) la connaissance d’office des faits sociaux notoires.

 

[9]               Je prends acte que le défendeur n’a présenté aucune preuve par affidavit dans l’instance principale. Ni l’une ni l’autre partie, n’a produit de nouvelle preuve par affidavit relativement à la question constitutionnelle.

 

[10]           Le défendeur ne conteste pas l’observation suivante du demandeur :

[traduction]

[…] les documents visés par l’avis du procureur général et déposés devant la Cour fédérale dans le cadre du recours prévu par l’article 38 équivalent à moins de 2 % du volume total des documents divulgués au défendeur/à l’accusé dans le cadre de l’instance criminelle devant la Cour supérieure de justice.7

­_______________________

            7 Environ 1 700 pages sur un total de 98 822 pages.

 

Les renseignements sensibles en cause dans l’instance principale sont disséminés dans quelque vingt‑trois volumes de documents.

 

[11]           Le défendeur n’a pas demandé l’autorisation de présenter des observations ex parte dans l’instance principale.

 

[12]           Ni l’une ni l’autre partie n’a demandé à la Cour de désigner un ami de la cour à un stade quelconque de l’instance principale.

 

[13]           La décision Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada, 2007 CF 128 expose de manière générale (aux paragraphes 28 à 38) la procédure à suivre concernant le recours prévu par l’article 38 depuis l’édiction de la Loi antiterroriste, L.C. 2001, ch. 41. Dans les présents motifs, l’expression « article 38 » désignera parfois globalement les articles 38 et suivants de la Loi sur la preuve au Canada.

 

Les dispositions législatives pertinentes

 

[14]           La question constitutionnelle met en jeu trois dispositions de la Charte :

 2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :

2. Everyone has the following fundamental freedoms:

[…]

[…]

b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression,
y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

b) freedom of thought, belief, opinion and expression, including freedom of the press and other media of communication;

[…]

[…]

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

  7. Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.

[…]

[…]


11. Tout inculpé a le droit :

11. Any person charged with an offence has the right

 

[…]

[…]

d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable

d) to be presumed innocent until proven guilty according to law in a fair and public hearing by an independent and impartial tribunal

[…]

[…]

 

 

[15]           Le paragraphe 38.11(2) prévoit pour sa part ce qui suit :

38.11 (2) Le juge saisi d’une affaire au titre du paragraphe 38.04(5) ou le tribunal saisi de l’appel ou de l’examen d’une ordonnance rendue en application de l’un des paragraphes 38.06(1) à (3) donne au procureur général du Canada — et au ministre de la Défense nationale dans le cas d’une instance engagée sous le régime de la partie III de la Loi sur la défense nationale — la possibilité de présenter ses observations en l’absence d’autres parties. Il peut en faire de même pour les personnes qu’il entend en application de l’alinéa 38.04(5)d).

38.11 (2) The judge conducting a hearing under subsection 38.04(5) or the court hearing an appeal or review of an order made under any of subsections 38.06(1) to (3) may give any person who makes representations under paragraph 38.04(5)(d), and shall give the Attorney General of Canada and, in the case of a proceeding under Part III of the National Defence Act, the Minister of National Defence, the opportunity to make representations ex parte.

 

Analyse

 

i) La Cour dispose‑t‑elle des faits lui permettant de se prononcer pleinement sur la question constitutionnelle?

 

[16]           En réponse à la demande de la Cour, les parties ont présenté des observations à ce sujet.

 

[17]           Les parties conviennent qu’il y a eu communication continue pendant deux ans de documents dans le cadre de l’instance pénale, y compris des documents expurgés pour des raisons liées à la sécurité nationale et aux relations internationales (collectivement désignés par l’expression « sécurité nationale » dans la présente décision). Lorsque le procureur général du Canada a formé le recours prévu par l’article 38 le 1er novembre 2006, la date prévue du début du procès était le 2 janvier 2007. Lorsque le défendeur a soulevé la question constitutionnelle, le 15 mars 2007, la nouvelle date du procès avait alors été fixée en principe au 7 mai 2007.

 

[18]           Comme je l’ai dit, le demandeur n’a pas demandé à présenter des observations ex parte dans le cadre de l’audience principale, comme le paragraphe 38.11(2) l’autorisait à le faire. Ainsi que je l’ai signalé dans la décision Toronto Star, précitée, les renseignements communiqués en secret à la Cour par l’accusé, en l’absence du procureur général, peuvent s’avérer utiles au juge qui préside l’instance visée par l’article 38 (paragraphe 37) :

Selon la pratique suivie devant la Cour jusqu’à l’heure actuelle, lorsqu’une partie autre que le procureur général du Canada présente de telles observations, seule cette partie est présente devant le juge qui préside l’instance. Cela peut être le cas lorsque l’instance principale est une poursuite pénale. Plus précisément, l’accusé peut vouloir présenter au juge chargé d’entendre la demande présentée en vertu de l’article 38 des observations sur l’importance de divulguer les renseignements secrets qui l’aideront à assurer sa défense. Dans de telles circonstances, l’accusé préfère faire ces observations sans divulguer à une autre partie le fond ou les détails de sa défense dans l’instance pénale.

 

 

[19]           En l’espèce, le défendeur s’est fait transmettre une volumineuse documentation conformément à la procédure de communication exposée dans l’arrêt Stinchcombe. Bon nombre des pages transmises n’ont été que partiellement expurgées. Ces renseignements non supprimés peuvent servir de fondement aux observations présentées ex parte auxquelles je faisais allusion au paragraphe 37 de la décision Toronto Star.

 

[20]           Le défendeur soutient cependant que, dans le dossier dont il dispose, on ne lui a pas communiqué suffisamment d’éléments de preuve quant à trois questions de fait.

 

[21]           Premièrement, le défendeur s’est fait dire pendant un contre‑interrogatoire que l’on avait tenté d’obtenir d’organismes ou de gouvernements étrangers des dispenses à l’égard des suppressions en se fondant sur la règle de la tierce personne. Selon cette règle, l’organisme qui obtient des renseignements liés à la sécurité nationale ne peut communiquer sa source d’information ou leur teneur sans y avoir été autorisé par l’organisme d’où proviennent les renseignements. Il faut dire que l’auteur de l’affidavit n’avait pas lui‑même fait les demandes en vue d’obtenir les dispenses.

 

[22]           Deuxièmement, on a également informé le défendeur au cours du contre‑interrogatoire qu’une personne avait été chargée de vérifier si certains des renseignements supprimés avaient été rendus publics en raison d’une procédure pénale connexe au Royaume‑Uni. Cette personne n’était pas l’auteur de l’affidavit. En outre, bien sûr, les avocats du procureur général du Canada doivent agir avec la bonne foi la plus absolue en procédant à une communication complète dans les instances ex parte (Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3, paragraphes 27 et 47; Charkaoui (Re), 2004 CAF 421, paragraphes 153 et 154).

 

[23]           Enfin, on a informé le défendeur que l’auteur de l’affidavit provenant de l’Agence des services transfrontaliers du Canada connaissait la procédure selon laquelle différents types de privilèges sont rattachés à des renseignements particuliers supprimés. Là encore, l’auteur ne pouvait rattacher le privilège particulier invoqué aux renseignements supprimés dans le cadre de l’instance principale. Pour sa part, l’auteure provenant du Service canadien du renseignement de sécurité a fait état dans son affidavit de six catégories en fonction desquelles on peut invoquer le privilège relatif à la sécurité nationale. Le contre‑interrogatoire de cette auteure d’affidavit par le défendeur n’a pas été poussé.

 

[24]           Dans chacun de ces cas, toutefois, il était loisible au défendeur d’explorer plus en profondeur ces questions de fait, en ce qui concerne notamment le lien entre le privilège précis et tel ou tel renseignement, par l’intermédiaire de l’avocat du procureur général du Canada et, en cas d’échec, de s’adresser à la Cour. Or, rien n’a été fait en ce sens.

 

[25]           Dans ce contexte, j’ai posé la question de savoir si je disposais des faits me permettant de me prononcer pleinement sur la constitutionnalité des dispositions de l’article 38.

 

[26]           Les décisions relatives à la Charte ne doivent pas être rendues de manière abstraite (MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, paragraphe 9; Renvoi relatif au mariage entre personnes de même sexe, 2004 CSC 79).

 

[27]           On a quelque peu réduit la portée de ce principe dans R. c. Mills, [1999] A.C.S. n° 68 (paragraphes 36 et 37) :

Le simple fait qu’il ne soit pas clair que l’intimé se verra effectivement refuser l’accès à des dossiers susceptibles d’être nécessaires pour pouvoir présenter une défense pleine et entière ne rend pas la demande prématurée. L’intimé n’a pas à prouver que la mesure législative contestée porterait vraisemblablement atteinte à son droit à une défense pleine et entière […]

 

[…] La question à laquelle il faut répondre est de savoir si le dossier d’appel contient suffisamment de faits pour permettre à la Cour de bien trancher les questions soulevées. […]

 

 

 

[28]           Bien que je ne sois pas certain qu’on ait suffisamment poussé l’examen des faits de l’espèce, je suis disposé à conclure – et les deux parties abondent dans mon sens – que l’ensemble des faits me met en mesure d’apprécier l’objet ou les conséquences générales de la disposition contestée dans le cadre de la présente contestation fondée sur la Charte.

 

ii) Article 7 et alinéa 11d)

 

[29]           L’instance principale découle des graves accusations pénales pouvant exposer le défendeur, s’il est déclaré coupable, à de longues peines d’emprisonnement. Le demandeur n’a pas nié, à raison selon moi, que le droit à la liberté garanti par l’article 7 au défendeur est en jeu en l’occurrence.

 

[30]           Les parties conviennent aussi de manière générale, et j’abonde en ce sens, que les principes de justice fondamentale en jeu en l’espèce comprennent le droit du défendeur à un procès équitable, son droit à la communication de renseignements et son droit à une défense pleine et entière puisqu’ils ont trait à l’instance pénale sous‑jacente.

 

[31]           En l’espèce, le droit du défendeur au respect des principes de justice fondamentale, y compris son droit à une défense pleine et entière, chevauche son droit à un procès public et équitable garanti par l’alinéa 11d). Comme la vie, la liberté ou la sécurité d’une personne sont potentiellement en cause, il convient d’examiner de concert les deux dispositions de la Charte; si l’une des dispositions a été violée, il faudra conclure que l’autre disposition a aussi été violée (R. c. Rose, [1998] 3 R.C.S. 262, paragraphe 96). En l’espèce, les parties soutiennent les mêmes arguments relativement à l’article 7 et à l’alinéa 11d). Il sera surtout question de l’article 7 dans les présents motifs.

 

[32]           Quant à l’examen des questions pertinentes liées à l’article 7, je me suis appuyé sur l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9 [l’arrêt Charkaoui] rendu récemment par la Cour suprême du Canada.

 

[33]           L’article 7 de la Charte exige non pas un type particulier de procédure, mais une procédure équitable eu égard à la nature de l’instance et des intérêts en cause : arrêt Charkaoui, paragraphe 20. La question en litige principale est la suivante : les principes de justice fondamentale pertinents ont-ils été respectés pour l’essentiel, compte tenu du contexte et de la gravité de l’atteinte? La procédure était‑elle « fondamentalement inéquitable » envers la personne touchée (arrêt Charkaoui, paragraphe 22)?

 

[34]           Les préoccupations d’ordre social font partie du contexte pertinent dont il faut tenir compte pour cerner la portée des principes applicables de justice fondamentale (arrêt Charkaoui, paragraphe 58). Il se peut que l’application régulière de la loi ne soit pas aussi stricte lorsque la sécurité nationale est en jeu, mais elle est néanmoins incontournable (arrêt Charkaoui, paragraphe 27). Aux termes de l’article 7, il n’y a pas lieu de faire un examen distinct afin de décider si une mesure législative donnée « établit un juste équilibre » entre les droits de l’individu et les intérêts de la société, cela risquant de faire disparaître entièrement l’examen que commande l’article premier au profit de celui qui est fondé sur l’article 7 (arrêt Charkaoui, paragraphe 21).

 

[35]           Le droit de l’accusé de connaître la thèse avancée contre lui n’est pas absolu. Les lois canadiennes prévoient parfois la tenue d’audiences ex parte ou à huis clos au cours desquelles les juges doivent trancher des questions importantes après avoir entendu les arguments d’une seule partie (arrêt Charkaoui, paragraphe 57). Aux termes de l’article 7, il faut soit communiquer les renseignements nécessaires à la personne visée, soit trouver une autre façon de l’informer sensiblement équivalente (arrêt Charkaoui, paragraphe 61).

 

[36]           Des considérations relatives à la sécurité nationale peuvent limiter l’étendue de la communication de renseignements à l’intéressé. Dans les cas où la sécurité nationale permet l’emploi des moyens habituels assurant le respect des principes de justice fondamentale, il est possible de recourir à d’autres moyens convenables (arrêt Charkaoui, paragraphe 23). Parmi ces autres moyens, il peut y avoir la communication ultérieure de la preuve, le contrôle judiciaire et le droit d’appel (arrêt Charkaoui, paragraphes 57 à 59; arrêt Ruby, paragraphe 40).

 

[37]           Le recours prévu par l’article 38 donne forcément lieu à l’analyse des considérations relatives à la sécurité nationale. On peut ainsi soutenir que les renseignements sensibles concernés appellent un examen ex parte. L’article 38 prévoit toutefois d’autres façons d’informer l’intéressé pour l’essentiel de façon à ce que soient mis en balance les intérêts divergents en matière de justice fondamentale. Nous examinerons ci‑dessous ces mesures de protection.

 

[38]           L’article 38.03 prévoit que le procureur général du Canada peut, à tout moment, autoriser la communication de tout ou partie des renseignements. Cela peut survenir pendant l’instance visée à l’article 38, y compris pendant la procédure ex parte (Ottawa Citizen Group Inc. c. Canada (Procureur général), 2006 CF 1562, paragraphe 49).

 

[39]           Le législateur a prévu une solution de rechange aux renseignements expurgés en autorisant le juge à envisager les conditions de communication les plus susceptibles de limiter le préjudice porté à la sécurité nationale (paragraphe 38.06(2)). Le même paragraphe prévoit que le juge peut autoriser la communication « de tout ou partie des renseignements, d’un résumé de ceux‑ci ou d’un aveu écrit des faits qui y sont liés ». L’ancien article 38, qui était en vigueur avant les modifications apportées par la Loi antiterroriste, n’offrait pas une telle latitude.

 

[40]           Les articles 38.09 et 38.1 prévoient respectivement l’appel de plein droit devant la Cour d’appel fédérale, et avec autorisation devant la Cour suprême du Canada.

 

[41]           L’article 38.14 prévoit une garantie procédurale supplémentaire visant à protéger le droit de l’accusé à un procès équitable. Au terme de l’instance visée par l’article 38, que le procureur général du Canada ait délivré ou non un certificat en vertu de l’article 38.13, le juge qui préside l’instance pénale dispose de diverses options et peut notamment ordonner l’arrêt des procédures pénales.

 

[42]           L’article 38 prévoit d’autres mesures procédurales de protection.

 

[43]           Le paragraphe 38.11(2), la disposition contestée, permet lui‑même à la partie qui demande la communication de renseignements secrets de demander à présenter ses observations en l’absence de toute autre partie, y compris le procureur général du Canada (se reporter aux paragraphes 18 et 19 ci‑dessus). C’est là une autre innovation découlant des modifications apportées en 2001 par la Loi antiterroriste.

 

[44]           La seule différence qui existe entre le droit du procureur général et le droit du défendeur de présenter des observations ex parte réside dans le fait que ce dernier droit s’exerce sur autorisation de la Cour. Aucune affaire n’a été rapportée, et aucune n’existe à ma connaissance, où une telle demande d’autorisation ait été rejetée.

 

[45]           En outre, aucun principe de justice fondamentale n’exige que le ministère public et la défense bénéficient exactement des mêmes privilèges et de la même procédure (arrêt Mills, paragraphe 111). La Cour suprême du Canada a reconnu le droit de l’État de présenter des observations ex parte dans les affaires où la sécurité nationale est en cause, sous réserve du pouvoir de surveillance de la cour appelée à exercer un contrôle et des principes applicables de justice fondamentale (arrêt Charkaoui, paragraphe 57; arrêt Ruby, paragraphe 49).

 

[46]           L’article 38 confère également un large pouvoir discrétionnaire au juge appelé à décider si les renseignements visés doivent ou non être communiqués. Le critère en trois volets formulé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ribic constitue en soi une certaine forme de protection procédurale, dans la mesure où il vise à établir un mode équilibré et affiné d’évaluation de l’opportunité de communiquer (Ribic, paragraphes 17 à 27).

 

[47]           Enfin, comme le reconnaît lui‑même le demandeur, le juge qui préside l’instance visée à l’article 38 dispose du pouvoir discrétionnaire de désigner un ami de la cour ayant obtenu l’habilitation de sécurité.

 

[48]           Lorsqu’elle s’est penchée sur la compétence de la Cour fédérale de désigner un ami de la cour lorsqu’est en cause le certificat du ministre, la juge Eleanor Dawson a signalé, dans la décision Harkat (Re), 2004 C.F. 1717 (paragraphe 20) qu’un « pouvoir peut être conféré implicitement dans la mesure où l’existence et l’exercice d’un tel pouvoir sont nécessaires pour permettre à la Cour d’exercer validement et pleinement la compétence qui lui est expressément conférée par une disposition législative ».

 

[49]           L’article 38 offre la souplesse requise pour que le juge puisse s’adapter aux situations de fait qui varient d’une affaire à l’autre. On a suivi dans l’arrêt Ribic (paragraphes 6 et 44‑45) une variante – s’écartant quelque peu du modèle traditionnel – du recours à l’ami de la cour.

 

[50]           En l’espèce, le procureur général du Canada a reconnu que la Cour fédérale avait compétence pour désigner un ami de la cour aux fins des audiences ex parte requises relativement à la demande visée par l’article 38. Dans ses observations écrites, le procureur général du Canada a qualifié l’ami de la cour d’expert en droit chargé d’examiner les questions de droit ayant trait à la sécurité nationale. Pendant l’audience, les avocats du demandeur ont en outre reconnu qu’on pouvait donner à l’ami de la cour accès à des renseignements secrets afin qu’il puisse lire et entendre les observations présentées ex parte au nom de l’État, et répondre à ces observations.

 

[51]           Ce qui préoccupait le défendeur, pour sa part, c’était que l’article 38 ne prévoyait pas explicitement la désignation d’un ami de la cour doté de ces attributions.

 

[52]           Le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (le Comité de surveillance) a été constitué aux termes de la Loi sur le service canadien du renseignement de sécurité, L.R. 1985, ch. C‑23. L’article 36 de cette loi prévoit que le Comité de surveillance peut engager « le personnel dont il a besoin ». Ni cette loi ni les règles de procédure adoptées par le Comité de surveillance, toutefois, ne mentionnent expressément le rôle d’un avocat agissant pour le compte du Comité. À mon avis, le droit de la Cour de désigner un ami de la cour, si besoin est, répond suffisamment à la préoccupation du défendeur due à l’absence, dans l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada, de dispositions expresses équivalant à celles de l’article 36.

 

[53]           On peut trouver une description plus exhaustive du rôle de l’avocat désigné par le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité dans deux articles fort utiles : Murray Rankin, « The Security Intelligence Review Committee: Reconciling National Security with Procedural Fairness » (1990) 3 Revue canadienne de droit administratif et de pratique 173; Ian Leigh, « Secret proceedings in Canada » (1996) 34 Osgoode Hall L.J. 113, particulièrement aux paragraphes 82 et 83. Se reporter également à l’arrêt Charkaoui, aux paragraphes 71 à 76.

 

[54]           Dans leur réplique à l’audience, les avocats du défendeur ont dit préférer à l’ami de la cour le [traduction] « modèle de l’avocat spécial canadien défini dans l’arrêt Charkaoui ». Pour bien apprécier cette observation, il importe maintenant de décrire soigneusement le rôle de l’avocat du Comité de surveillance.

 

[55]           Le Comité de surveillance a désigné des avocats pour qu’ils viennent en aide à ses membres pendant les audiences. Les qualifier « d’avocats indépendants » ou « d’avocats spéciaux » peut cependant porter à confusion.

 

[56]           Lorsqu’il tient des audiences à des fins d’enquête, le Comité de surveillance favorise assurément le respect des principes de justice naturelle et d’équité procédurale. Afin d’atteindre cet objectif, l’un des rôles de l’avocat du Comité de surveillance consiste à contre‑interroger les témoins de l’État au cours des audiences ex parte en gardant à l’esprit les intérêts du plaignant qui n’y est pas présent. La qualification d’« indépendant » ou de « spécial » risque toutefois à cet égard d’occulter le fait que l’avocat, en tout temps, agit pour le compte du Comité de surveillance.

 

[57]           À mon avis, le droit de la Cour de désigner, d’office ou à la demande d’une partie à l’instance, un ami de la cour lorsque cela s’avère nécessaire dans un cas particulier doit atténuer les réserves du défendeur au sujet de la procédure ex parte. Une telle mesure de protection, si on y recourt, selon l’appréciation du juge président, favorise encore davantage le respect des principes de justice fondamentale lorsque sont en cause des considérations de sécurité nationale.

 

[58]           Dans l’arrêt Charkaoui, la Cour suprême du Canada a jugé inconstitutionnelles les dispositions contestées de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, surtout au motif que le régime légal tentait de répondre aux exigences de la justice fondamentale essentiellement grâce à un mécanisme unique, que la Cour suprême a jugé insuffisant (arrêt Charkaoui, paragraphe 65). Celle‑ci a également signalé que la Loi sur la preuve au Canada concilie mieux et de manière plus affinée la nécessité de protéger les renseignements sensibles et les droits procéduraux des individus (arrêt Charkaoui, paragraphe 77). À mon avis, vu les mesures de rechange et les mesures procédurales de protection solides que prévoit l’article 38, la procédure n’est pas « fondamentalement inéquitable » (Charkaoui, paragraphe 22).

 

[59]           En résumé, l’article 38, y compris le paragraphe 38.11(2), instaure un dispositif affiné qui assure le respect, d’une part, de l’intérêt qu’a l’État à préserver la confidentialité des renseignements sensibles, d’autre part, les droits de l’accusé, notamment le droit à une défense pleine et entière, le droit à la communication de renseignements et le droit à un procès équitable lors de l’instance pénale pertinente. Je conclus que le paragraphe 38.11(2) est conforme à l’article 7 et à l’alinéa 11d) de la Charte. Aucun examen fondé sur l’article premier n’est donc nécessaire.

 

iii) Alinéa 2b)

 

[60]           Les observations écrites et orales des parties relatives à l’alinéa 2b) de la Charte n’étaient pas très poussées.

 

[61]           Le procureur général du Canada reconnaît sans hésitation que la procédure ex parte prévue par le paragraphe 38.11(2) porte atteinte à la liberté d’expression et au principe du procès public que consacre l’alinéa 2b).

 

[62]           Dans l’arrêt Ruby, la Cour suprême a toutefois reconnu la validité des dispositions imposant l’audition ex parte, sur demande, des arguments concernant les renseignements confidentiels de l’institution fédérale concernée.

 

[63]           Le défendeur n’a pas réussi à établir une distinction entre les faits de l’arrêt Ruby et ceux de la présente affaire. Je conclus, par conséquent, que l’atteinte au principe du procès public occasionnée par le paragraphe 38.11(2) se justifie au sens de l’article premier pour les motifs énoncés dans l’arrêt Ruby (au paragraphe 60 et, en regard de l’article 7, aux paragraphes 46 à 49).

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la requête déposée par le défendeur le 15 mars 2007 soit rejetée.

 

 

« Allan Lutfy »

Juge en chef

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, LL.B., B.C.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        DES‑2‑06

 

INTITULÉ :                                       LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c.

                                                            MOHAMMAD MOMIN KHAWAJA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATES DE L’AUDIENCE :             Les 4 et 19 avril 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       Le juge en chef Lutfy

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :             Le 30 avril 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

                                                                              Linda Wall  POUR LE DEMANDEUR

Derek Rasmussen

 

Lawrence Greenspon                                                                POUR LE DÉFENDEUR

Eric Granger

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Simms, c.r.                                                                  POUR LE DEMANDEUR

Sous‑procureur général du Canada

 

Greenspon Brown & Associates                                               POUR LE DÉFENDEUR

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

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