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Date : 20070503

Dossier : IMM-5121-06

Référence :  2007 CF 479

Ottawa (Ontario), le 3 mai 2007

En présence de Monsieur le juge Blais 

 

ENTRE :

OUMOU TOURE

partie demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu de l'article 72 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), à l’encontre d’une décision rendue le 4 août 2006 par une agente d’examen des risques avant renvoi (l’agente ERAR), concluant qu’il n’existait pas en l’espèce de considération d’ordre humanitaire justifiant d’accorder une dispense de l’obligation d’obtenir un visa de résident permanent avant de venir au Canada (la demande CH).

 

FAITS PERTINENTS

 

[2]               Oumou Touré (la demanderesse) est une citoyenne de la Guinée qui est arrivée au Canada le 23 novembre 2003 et a immédiatement revendiqué le statut de réfugiée, alléguant craindre sa belle-mère qui voulait la marier à un homme plus âgé, menaçant de la tuer si elle refusait.

 

[3]               Le 15 décembre 2004, sa demande d’asile a été rejetée par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), qui a conclu que la demanderesse n’était pas crédible.

 

[4]               Le 28 décembre 2004, la demanderesse a donné naissance à une fille, Fanta Touré, à Montréal.

 

[5]               Le 8 août 2005, elle a déposé une demande de dispense pour des motifs d’ordre humanitaire de l’obligation d’obtenir un visa de résident permanent avant de venir au Canada.

 

[6]               Le 31 octobre 2005, elle a déposé une demande ERAR. La décision rendue quant à cette demande est le sujet d’une demande de contrôle judicaire dans le dossier IMM-5123-06.

 

[7]               Le 4 août 2006, la demande de dispense a été rejetée, l’agente ERAR ayant conclu que l’obligation de la requérante de quitter le Canada pour compléter les formalités relatives à l’obtention du statut de résident permanent au Canada n’occasionnerait pas de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives dans les circonstances.

 

[8]               Le 7 août 2006, la demanderesse a donné naissance à un fils, John-Fodé Touré, à Montréal.

 

QUESTIONS EN LITIGE

 

[9]               Les questions suivantes sont soulevées par les parties dans le cadre du contrôle judiciaire :

1.         L’agente a-t-elle examiné l’intérêt supérieur de l’enfant de façon adéquate, particulièrement l’intérêt de la fille de la demanderesse dans le contexte du risque d’excision?

 

2.         L’agente a-t-elle tiré une conclusion déraisonnable en ce qui concerne les différences de conditions de vie entre le Canada et la Guinée?

 

EXTRAIT LÉGISLATIF PERTINENT

[10]           La demande de dispense de visa pour motifs d’ordre humanitaire relève du paragraphe 25(1) de la Loi. Cette disposition se lit comme suit :

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient.

 

25. (1) The Minister shall, upon request of a foreign national who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister’s own initiative, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations.

 

NORME DE CONTRÔLE JUDICIAIRE

[11]           La Cour suprême du Canada a établi, dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R. S.C. 817, que la norme de contrôle qui s’applique aux décisions rendues par les agents d’immigration relativement à des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable.

 

[12]           Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, il n’appartient pas à la Cour de substituer son appréciation des faits à celle du décideur. La Cour doit plutôt déterminer « si les motifs, considérés dans leur ensemble, sont soutenables comme assise de la décision » (Law Society of New Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragraphe 56).

 

[13]           La norme de la décision raisonnable est aussi la norme de contrôle applicable à la question à savoir si un agent d’immigration a considéré l’intérêt supérieur de l’enfant de façon adéquate. Dans l’arrêt Hawthorne c. Canada (M.C.I.), 2002 CAF 475, [2002] A.C.F. no 1687 (QL), le juge John M. Evans affirme ce qui suit :

L'avocat a convenu que, conformément au critère juridique établi dans les arrêts Baker et Legault pour examiner la manière dont les agents ont exercé leur pouvoir discrétionnaire, le refus de l'agente d'accueillir la demande de considérations humanitaires de Mme Hawthorne pourrait être annulé au motif qu'il s'agit d'une décision déraisonnable si l'agente n'a «prêté aucune attention» à l'intérêt supérieur de Suzette. D'autre part, si le décideur a été «réceptif, attentif et sensible» à cet intérêt (Baker, paragraphe 75), on ne pourrait soutenir qu'il s'agit d'une décision déraisonnable.

 

 

 

ANALYSE

 

1.  L’agente a-t-elle examiné l’intérêt supérieur de l’enfant de façon adéquate, particulièrement l’intérêt de la fille de la demanderesse dans le contexte du risque d’excision?

 

[14]           La demanderesse soumet qu’il était déraisonnable pour l’agente de conclure que la question de l’excision n’était pas en litige puisqu’elle avait explicitement soulevé sa crainte que sa fille se fasse exciser dans la lettre manuscrite qu’elle a déposée.

 

[15]           Dans cette lettre, la demanderesse écrit :

En se conserne (sic) ma fille, elle risque aussi de subir l’excision car malgré l’interdiction et les campagnes internationales de sensibilisation elle est toujours pratiquée de force dans la société africaine guinens (sic) et comme je n’ai pu me protéger contre la volonté de ma famille pourrais-je le faire pour ma fille. Je ne crois pas puisqu’ils peuvent prendre ma fille sans mon consentement ou par derrière moi pour le faire si je retourne en Guinée.

 

                        […]

 

le mariage forcé et l’excision sont très courantes dans ma famille. D’après ma tante ma mère a été mariée de forcé (sic) à 15 ans et elle a eue (sic) son premier enfant 2 ans après et moi j’ai excisée et mariée de force comme elle.

 

[16]           Bien que la question de l’excision ait clairement été soulevée par la demanderesse, l’agente ERAR a conclu que le risque d’excision n’était pas un facteur déterminant dans cette demande de dispense. L’agente écrit:

Concernant les allégations spécifiques à sa fille, la requérante n’a pas non plus soumis d’élément de preuve crédible ou digne de foi autre que la preuve documentaire générale sur la Guinée qui font état de la présence de l’excision. Tel que déjà mentionné, la pratique de l’excision en Guinée et son importance ne sont pas considérées comme litigieuse dans cette demande.

 

[…]

 

Dans la présente demande de dispense, la requérante a déposé des preuves générales pour attester de la situation des femmes en Guinée et la présence importante de l’excision dans ce pays, malgré son illégalité. L’existence de cette pratique ne permet pas en soit (sic) de conclure qu’elle s’appliquera de manière personnelle à sa fille, Fanta. Les nombreuses contradictions et invraisemblances relevées suite à l’entrevue du 27 juillet, m’ont amené (sic) à la conclusion que la requérante est non crédible et que son récit fut inventé dans le but de demeurer au Canada pour des motifs autres que ceux déclarés.

 

[17]           Le défendeur soutient qu’il était raisonnable pour l’agente de conclure que la demande ne pouvait pas être accueillie en l’absence de preuve de risque personnel. Le défendeur s’appuie sur l’arrêt Kaba c. Canada (M.C.I.), 2006 CF 1113, [2006] A.C.F. no 1420 (QL), dans lequel le juge Yvon Pinard a déterminé que le fait que la pratique de l’excision soit courante en Guinée n’est pas suffisant en soi pour obtenir une décision favorable, et qu’un demandeur doit établir un lien entre la situation actuelle dans son pays et sa situation personnelle.

 

[18]           Bien que Kaba, ci-dessus, traitait d’une décision ERAR et non pas d’une décision CH, je suis d’avis que cet arrêt est applicable en l’espèce. Par conséquent, je suis d’avis que l’agente ERAR a considéré le risque d’excision d’une manière adéquate.

 

[19]           En effet, l’agente ERAR a examiné le risque pour la fille de la demanderesse au regard de la preuve matérielle soumise, laquelle a déjà été trouvée non crédible, tant par la Commission que par la Cour fédérale. L’agente a tout de même reconnu que la pratique de l’excision en Guinée est importante et n’est pas contestée dans les circonstances. Cependant, le fait que l’excision soit pratique courante en Guinée n’entraîne pas nécessairement que ce sera le cas pour la fille de la demanderesse, puisque la demanderesse s’y oppose fermement et que l’existence même de l’agent persécuteur (sa belle-mère) a été rejetée comme non crédible par l’agente et par la Commission.

 

[20]           Quant à l’intérêt général des enfants, l’agente a aussi pris en compte les soumissions des nombreux spécialistes du domaine de la santé qui ont exprimé leur réserve face à un retour anticipé vers la Guinée. Cependant, il faut rappeler que ces spécialistes basent leurs conclusions sur les allégations de la demanderesse, lesquelles ont été jugées non crédibles, ce qui réduit largement la valeur de ces conclusions. Tel que l’affirmait la juge Barbara Reed dans l’arrêt Danailov c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 1019 (QL) :

… il est toujours possible d'évaluer un témoignage d'opinion en considérant que ce témoignage d'opinion n'est valide que dans la mesure où les faits sur lesquels il repose sont vrais. Si le tribunal ne croit pas les faits sous-jacents, il lui est tout à fait loisible d'apprécier le témoignage d'opinion comme il l'a fait.

 

 

[21]           L’agente a aussi considéré que les enfants qui sont citoyens canadiens n’ont pas de contact avec leur père respectif et n’en seront donc pas séparés si leur mère décide de les amener en Guinée.

 

[22]           Par conséquent, je suis satisfait que l’agente ERAR ait été réceptive, attentive et sensible à l’intérêt supérieur des enfants de la demanderesse, tel que requis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Baker, ci-haut.

 

2.  L’agente a-t-elle tiré une conclusion déraisonnable en ce qui concerne les différences de conditions de vie entre le Canada et la Guinée?

 

[23]           Que la situation soit meilleure au Canada qu’en Guinée est un euphémisme. Ceci étant dit, l’agente a examiné les conséquences d’un retour en Guinée pour la demanderesse et ses enfants, et a conclu que la demanderesse s’était jusqu’à ce jour occupée adéquatement de ses enfants. De fait, elle ne pouvait conclure, selon la preuve, que la demanderesse serait laissée à elle-même et sans moyens, advenant son retour en Guinée.

 

[24]           Il est évident que l’adaptation de la demanderesse et ses liens développés au Canada sont insuffisants pour justifier une dispense, c’est-à-dire pour démontrer que son départ du Canada afin de présenter une demande de visa à l’étranger occasionnerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives (Irimie c. Canada (M.C.I.), [2000] A.C.F. no 1906 (QL)).

 

[25]           De plus, la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Legault c. Canada (M.C.I.), 2002 CAF 125, [2002] A.C.F. no 457 (QL), au paragraphe 12, a précisé que la présence d’enfants au Canada n’est pas un obstacle au renvoi d’un parent se trouvant au Canada illégalement :

La présence d’enfants, contrairement à ce qu’a conclu le juge Nadon, n’appelle pas un certain résultat. Ce n’est pas parce que l’intérêt des enfants voudra qu’un parent qui se trouve illégalement au Canada puisse demeurer au Canada (ce que comme le constate à juste titre le juge Nadon, sera généralement le cas), que le ministre devra exercer sa discrétion en faveur de ce parent. Le Parlement n’a pas voulu, à ce jour, que la présence d’enfants au Canada constitue en elle-même un empêchement à toute mesure de refoulement d’un parent se trouvant illégalement au pays (voir Langner c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1995), 184 N.R. 230 (C.A.F.), permission d’appeler refusée, CSC 24740, 17 août 1995).

 

[26]           Le défendeur rappelle qu’il ne revient pas à la Cour de réexaminer le poids accordé par l’agente ERAR aux différents facteurs considérés dans sa décision de refuser la demande de dispense de visa. À cet égard, il suffit de reprendre les propos de cette Cour dans l’affaire Mann c. Canada (M.C.I.), 2002 CFPI 567, [2002] A.C.F. no 738 (QL), au paragraphe 11 :

Je tiens à signaler le plaidoyer éloquent qu’a fait l’avocate du demandeur et à souligner la sympathie qu’inspire, à mon avis, le cas du demandeur. Cette sympathie découle en particulier de la longue période que le demandeur a passée au Canada, des difficultés qu’il a rencontrées et qu’il a, selon toute vraisemblance, surmontées pendant qu’il se trouvait au Canada, de la nouvelle relation qu’il a nouée au Canada et de l’enfant canadien qui est issu de cette relation et du fait que le demandeur est évidemment maintenant plus près de ses parents et amis canadiens qu’il ne l’est probablement des membres de sa famille qui vivent en Inde, compte tenu surtout de sa longue absence de l’Inde et de la procédure de divorce qu’il a entamée en Inde. Ceci étant dit, je ne puis conclure que la fonctionnaire de l’Immigration a ignoré ou mal interprété les éléments de preuve portés à sa connaissance, qu’elle a tenu compte d’éléments non pertinents ou qu’elle n’a pas tenu compte de l’intérêt de l’enfant né au Canada du demandeur. Je suis convaincu qu’il ressort des notes de la fonctionnaire de l’Immigration dont j’ai déjà cité des extraits que celle-ci a tenu compte de tous les facteurs portés à sa connaissance par le demandeur et dont elle devait tenir compte. Le fait que j’aurais pu apprécier différemment ces facteurs ne constitue pas une raison qui justifierait de faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

 

 

[27]           L’agente ERAR avait le devoir de considérer les éléments de preuve et de déterminer le poids devant être accordé à ces différents éléments. À mon avis, c’est exactement ce qu’elle a fait et la demanderesse n’a pas démontré que l’agente a commis une erreur qui puisse justifier l’intervention de cette Cour.

 

[28]           La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

 

[29]           Les parties n’ont soumis aucune question pour certification.


JUGEMENT

 

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;
  2. Aucune question ne sera certifiée.

 

 

 

« Pierre Blais »

Juge

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5121-06

 

INTITULÉ :                                       OUMOU TOURE c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 28 mars 2007

 

MOTIFS DE JUGEMENT :             Le juge Blais

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 3 mai 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Marie-Andrée Fogg                       POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

 

Me  Michel Pépin                                 POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bureau d’aide juridique de Montréal                             POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Montréal (Québec)

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada

 

 

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