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Date : 20070413

Dossier : T-714-06

Référence : 2007 CF 386

Ottawa (Ontario), le 13 avril 2007

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

 

ENTRE :

WILLIAM DAVID GERARD JONES

demandeur

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]        Le 19 avril 2006, un juge de la Cour fédérale a accordé au demandeur une prorogation du délai dans lequel devait être déposée une demande de contrôle judiciaire visant la décision de le libérer des Forces canadiennes (FC) qui a été rendue le 15 septembre 1997 et qui lui a été communiquée le 22 septembre suivant.

 

[2]        Le défendeur soutient que le fait que le demandeur n’a pas déposé un grief à l’encontre de la décision de le libérer des FC l’empêche totalement de présenter une demande de contrôle judiciaire, et que la demande devrait être rejetée.

[3]        Je conclus que, règle générale, la procédure de griefs constitue une autre voie de recours appropriée. Des circonstances spéciales ou exceptionnelles peuvent cependant justifier une dérogation à la règle générale. Les faits très particuliers de la présente affaire justifient une telle dérogation. Je conclus également que le droit du demandeur à l’équité procédurale a été violé. Par conséquent, sa demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 

Introduction

[4]        Le demandeur, qui se représente lui‑même, a fait des efforts remarquables pour se conformer aux exigences des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles), et pour produire les documents requis aux fins de la présente demande. En dépit de ses efforts, son dossier manque de cohérence. Son affidavit et les pièces qui y sont jointes étaient suffisamment préoccupants pour le défendeur pour que celui‑ci dépose une requête pour faire radier certains paragraphes et certaines pièces jointes. Le juge Lemieux a fait droit à cette requête, en partie.

 

[5]        Il n’est pas rare que la documentation des parties qui ne sont pas représentées par avocat soit insuffisante. Les règles, procédures et normes de preuve à respecter, avec les subtilités et les distinctions qui les accompagnent, sont difficiles à comprendre pour les profanes qui ne les connaissent pas bien. Lorsque, comme en l’espèce, une partie n’est pas représentée par avocat et que l’autre partie est représentée par un avocat très compétent, le tribunal doit prendre soin de veiller à ce que les deux parties aient la possibilité de comprendre et de présenter leur thèse respective de manière efficace, sans égard à la représentation.

 

[6]        Les observations faites par le demandeur à l’audience ont clarifié ses documents écrits. Le défendeur souligne qu’une grande partie des remarques du demandeur constituent des [traduction] « éléments de preuve » qui ne figuraient pas dans le dossier. Le défendeur a partiellement raison. Il est vrai cependant que les observations du demandeur clarifient simplement de nombreux aspects incohérents de son affidavit et des documents joints à celui‑ci qui font partie du dossier.

 

[7]        La chronologie des faits ci‑dessous est fondée sur les renseignements contenus dans le dossier qui ont été clarifiés à l’audience. J’exclus l’information que le défendeur qualifie de [traduction] « témoignage » fait par le demandeur à l’audience. Je n’inclus que les faits qui sont importants à mon avis. Les nombreux détails inutiles sont omis. Des acronymes étant abondamment employés dans les présents motifs, j’ai joint un glossaire à l’annexe A.

 

Le contexte factuel  

[8]        Le demandeur a servi comme ingénieur naval au sein des FC pendant près de 30 ans. Il a atteint le grade de premier maître de 1re classe (pm 1), le grade le plus élevé que peut détenir un sous‑officier dans la Marine.

 

[9]        En septembre 1994, le demandeur a reçu un diagnostic de grave dépression et il a été envoyé au Centre médical de la Défense nationale (CMDN) à Ottawa pour y être traité. Il a recommencé à travailler à temps plein en mars 1995 et il pouvait consulter régulièrement un psychiatre. Lorsqu’il a repris le travail la première fois, il était posté à l’École navale des Forces canadiennes (ENFC), située sur la Base des Forces canadiennes (BFC) Esquimalt, à titre de chef du génie divisionnaire. En septembre 1995, il a été nommé au poste de conseiller du groupe professionnel de mécanique navale par le Commandement du Pacifique. 

 

[10]      Selon le demandeur, il a, à titre de conseiller, attiré l’attention de ses supérieurs sur des manquements particuliers à la sécurité. Il prétend que cette information n’a pas été bien accueillie par le commandement. On lui aurait dit de [traduction] « ne pas se mêler de la surveillance », de [traduction] « laisser le temps faire son œuvre » et que [traduction] « les choses s’arrangeraient d’elles‑mêmes ».

 

[11]      Le 28 mai 1996, le Chef d’état‑major de la Défense (CEMD) a visité la BFC dans le cadre d’une rencontre de discussion libre. Le demandeur était sur place pour participer à une discussion ouverte et franche. Après que le CEMD eut exposé son point de vue sur les changements en cours dans les FC et sur l’importance du leadership à cet égard, le demandeur a fait connaître son opinion sur certains problèmes touchant le groupe. Il a indiqué que le CEMD aurait son soutien et celui de ses pairs, ajoutant qu’[traduction] « il [était] temps pour nous de laisser de côté nos bâtons de golf et de nous occuper des troupes ».

 

[12]      Il se trouve que le golf était une passion pour le contre‑amiral (l’amiral) de la BFC Esquimalt. Les supérieurs du demandeur ont senti que les remarques de celui‑ci étaient inappropriées et ont eu l’impression qu’elles visaient l’amiral. Le lendemain, le demandeur a été convoqué au bureau de l’amiral et a été invité à clarifier ses propos concernant les [traduction] « bâtons de golf ». Le demandeur a répondu que ses commentaires ne visaient personne en particulier. Il a affirmé qu’il ignorait que l’amiral jouait au golf. L’amiral a demandé des excuses. Le demandeur a refusé.

 

[13]      Le 3 juin 1996, pendant ses vacances annuelles, le demandeur a été convoqué pour rencontrer le commandant de l’ENFC afin de discuter de la situation concernant l’amiral. Le demandeur a soutenu, au cours de la rencontre, qu’il n’avait rien fait de mal. Le 6 juin, il a été convoqué à une autre rencontre avec le commandant. Le demandeur affirme qu’on a alors fait pression sur lui pour qu’il démissionne de son poste de conseiller. Il a refusé. Le commandant l’a informé qu’un rendez‑vous avait été pris pour qu’il rencontre le psychiatre de la base.

 

[14]      Lorsqu’il est retourné au travail à la fin de ses vacances, le demandeur a été informé qu’il devait se présenter au bureau de l’amiral le lendemain matin. Au cours de cette rencontre du 11 juin, l’amiral a dit au demandeur qu’il ne lui faisait plus confiance parce qu’il ne [traduction] « s’intégrait [pas bien] dans le groupe » et qu’il sapait le moral des troupes. L’amiral a aussi dit que les remarques faites par le demandeur au CEMD étaient inconvenantes. Le demandeur a été démis de son poste de conseiller.

 

[15]      Le demandeur a alors sollicité une rencontre avec le commandant. Sa demande a été accordée, et la rencontre a eu lieu le 17 juin. Le demandeur a demandé des éclaircissements concernant son renvoi du poste de conseiller et a posé des questions au sujet du protocole à suivre pour communiquer avec le CEMD afin de savoir si celui‑ci avait été choqué par ses remarques lors de la rencontre du 28 mai. Comme il ne recevait pas de réponse, le demandeur a communiqué personnellement avec le bureau du CEMD. Il a aussi déposé une plainte d’abus de pouvoir. 

 

[16]      Le 11 octobre, le demandeur a déposé un grief afin de contester son renvoi du poste de conseiller. Il a aussi déposé une plainte de harcèlement apparemment à l’appui de la plainte d’abus de pouvoir déposée en juin. Peu de temps après, on a ordonné au demandeur de subir un examen médical. C’est ainsi qu’il a été examiné par un médecin militaire, détenant le grade de lieutenant (le premier médecin militaire), à la BFC Esquimalt, le 31 octobre. L’instruction adressée au médecin militaire indiquait notamment que [traduction] « [d]es énoncés des tâches doivent être préparés [...] [l]e rapport médical doit être tapé dès que possible. Le Lcol Davidson le signera vendredi matin et le transmettra, de façon prioritaire, au D Pol San, à l’attention du Major Menard » (affidavit du demandeur, pièce C, dossier du demandeur, à la page 28).  

 

[17]      Les énoncés des tâches ont été rédigés et signés par le demandeur le 31 octobre, mais, pour des raisons qui ne sont pas claires à la lecture du dossier, ils n’auraient été signés par le médecin militaire que le 8 janvier 1997. Ils ont ensuite été modifiés le 5 février 1997, par un deuxième médecin militaire qui détenait le grade de major. Le demandeur savait que les énoncés des tâches avaient été modifiés, mais rien ne permet de croire qu’il a signé la nouvelle version.

 

[18]      Entre temps, le 4 décembre 1996, le premier médecin militaire a recommandé que le profil médical du demandeur soit changé pour être formulé comme suit : [traduction] « profil médical permanent avec restrictions particulières à l’emploi du demandeur au sein des FC ». Cette recommandation figurait dans la « Fiche d’examen médical » (le formulaire CF 2033) et dans l’« Avis de changement de profil médical ou de restrictions à l’emploi » (le formulaire CF 2088). Les deux documents ont ensuite été signés par le deuxième médecin militaire. (Le formulaire CF 2033 a été signé le 5 février 1997 et le formulaire CF 2088, qui n’est pas daté, a probablement été signé aussi ce jour‑là.) Les deux documents ont ensuite été transmis au médecin‑chef des services de santé, qui les a approuvés, comme en fait foi sa signature (sur les deux documents), le 25 février. Les commentaires du médecin‑chef des services de santé indiquaient que le dossier du demandeur allait être déféré au Conseil de révision des carrières (médical) (CRC(M)). 

 

[19]      Le Directeur – Personnel (Administration des carrières) (DPAC) au Quartier général de la Défense nationale (QGDN) a renvoyé les documents à la BFC parce que le demandeur et le commandant n’avaient pas signé le formulaire CF 2088 comme ils auraient dû le faire. Le demandeur a signé ce formulaire le 30 avril 1997. Le commandant l’a signé le 2 mai et a recommandé la libération du demandeur pour des raisons d’ordre médical. Les documents ont été transmis au président du CRC(M) le 15 mai.

 

[20]      Je dois souligner l’importance du changement apporté au profil médical du demandeur avant de continuer la chronologie des faits. Le changement a eu pour effet de modifier les facteurs géographique (G) et professionnel (O) du demandeur. Ainsi, ces facteurs ont été ramenés de G2 et O2 (les niveaux minimaux requis pour le poste d’ingénieur naval) à G4 et O3. Le facteur G4 était attribué à un militaire en raison de restrictions médicales inhérentes au trouble médical lui‑même ou en raison d’un risque inacceptable en matière de santé ou de sécurité auquel le militaire ou ses collègues étaient exposés. Par exemple, ce facteur était attribué au militaire considéré comme inapte relativement à au moins deux milieux opérationnels particuliers ou devant généralement recevoir des soins du médecin militaire plus fréquemment qu’à tous les six mois.

 

[21]      Le facteur O3 était attribué à un militaire capable de remplir la majorité des tâches opérationnelles ou physiques selon son rythme, mais qui avait des restrictions particulières à l’emploi, lesquelles pouvaient être clairement et spécifiquement détaillées et qui l’empêchaient de se conformer parfaitement aux énoncés des tâches communes et aux énoncés des tâches de son groupe professionnel militaire (GPM).

 

[22]      Je reviens au contexte factuel. Après que les documents ont été transmis au président du CRC(M) le 5 mai, le gestionnaire des carrières a donné son point de vue et sa recommandation relativement au demandeur. Ce dernier a indiqué que le degré d’employabilité du demandeur était de 87,5 % pour ce qui est des fonctions de son groupe professionnel militaire et il a recommandé qu’il soit maintenu en poste avec restriction (MPAR). Le lieutenant‑commandant qui dirigeait la section a cependant recommandé que le demandeur soit libéré parce qu’il avait violé le principe de l’universalité du service.

 

[23]      Le 20 mai 1997, le QGDN a écrit à la BFC Esquimalt. La lettre décrivait le processus suivi par le CRC(M) et ce que le demandeur et le commandant devaient faire. On y expliquait que la lettre et le dossier du CRC(M) qui l’accompagnait devaient être communiqués au demandeur et que ce dernier avait 14 jours pour présenter des observations écrites au CRC(M). La communication des documents se faisait à l’époque par la chaîne de commandement. Aussi, les documents ont été transmis au bureau du commandant. Ce dernier devait faire savoir au DPAC [traduction] « par message, sans délai », si le demandeur ne voulait pas présenter d’observations.

 

[24]      Le 3 juillet 1997, le DPAC a transmis au commandant un message selon lequel la lettre et le dossier avaient été envoyés du QGDN et reçus à la BFC Esquimalt. (La personne qui en avait accusé réception était le secrétaire du commandant.) Le DPAC n’a toutefois reçu aucun autre message confirmant que l’information avait été transmise au demandeur.

 

[25]      Le 20 juillet 1997, un message a été envoyé par la BFC Esquimalt au QGDN, indiquant que [traduction] « [la lettre] et les documents qui l’accompagnaient ont été transmis au militaire. Désolé ne pas vous l’avoir dit plus tôt. Le militaire ne répondra pas. » Le demandeur affirme qu’il n’a jamais reçu l’avis et les documents.

 

[26]      Le 3 septembre 1997, le demandeur a déposé un grief dans lequel il alléguait que sa plainte de harcèlement d’octobre 1996 n’avait pas été traitée conformément à la politique d’enquête relative aux plaintes de harcèlement.

 

[27]      Le 11 septembre 1997, le CRC(M) s’est réuni afin de discuter des restrictions suivantes à l’emploi du demandeur :

•           inapte au service de campagne, au service en mer, au service de l’ONU et au service dans des postes isolés;

•           apte à l’entraînement physique, mais pourrait être limité par le type, la durée et la fréquence des exercices.

 

[28]      Le CRC(M) a indiqué que, comme ces restrictions à l’emploi violaient le principe de l’universalité du service, le degré d’employabilité n’avait aucune importance. Les exigences professionnelles justifiées (EPJ) des FC pour les postes comme celui occupé par le demandeur prévoyaient que les militaires devaient être en mesure d’exécuter leurs fonctions en mer. Dans le cas du demandeur, ses restrictions à l’emploi ne satisfaisaient pas à toutes les EPJ liées au paragraphe 33(1) de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, ch. N‑5 (la LDN). En conséquence, ni le maintien en poste ni le transfert du demandeur ne pouvait être envisagé. La libération était la seule solution. Le CRC(M) a conclu qu’il n’y avait pas d’autre solution que de libérer le demandeur pour des raisons d’ordre médical parce qu’il était [traduction] « invalide et inapte à remplir les fonctions de sa présente profession ou de son présent emploi et ne [pouvait] pas être employé à profit de quelque façon que ce soit en vertu des présentes politiques des forces armées ». La date de la retraite du demandeur a été fixée au 25 mars 1998, ou plus tôt s’il le désirait. Le DPAC a approuvé la recommandation du CRC(M) le 15 septembre 1997.

 

[29]      Le 22 septembre 1997, le demandeur a été informé de la décision par ses supérieurs immédiats et a reçu une copie du message résumant la conclusion du CRC(M). Il prétend qu’il a alors dit à ses supérieurs qu’il voulait voir les documents.

 

[30]      Le demandeur a demandé (et finalement obtenu) son dossier militaire au moyen d’une demande d’accès à l’information. Il ne l’a toutefois pas reçu avant sa libération. Il soutient en outre que ce n’est qu’en août 2005 qu’il a reçu [traduction] « toute l’information » concernant le dossier du CRC(M), lorsque celui‑ci lui a été transmis par le bureau de l’Ombudsman des FC. Les documents contenus dans le dossier étayent les affirmations du demandeur. Le timbre‑dateur du bureau de l’Ombudsman indique que celui‑ci a reçu les documents le 30 juillet 2004, et la lettre qui accompagnait les documents et qui était adressée par l’Ombudsman au demandeur est datée du 20 mai 2005. Dans la lettre, l’Ombudsman explique que le rapport du CRC(M) figure dans un dossier séparé des autres dossiers concernant le demandeur.

 

[31]      Le demandeur soutient qu’on lui a dit pour la première fois, en janvier 1998, de contester sa libération en s’adressant au bureau de l’Ombudsman. Il ressort de la correspondance de l’Ombudsman que le directeur du Secrétariat des carrières militaires a dirigé le demandeur vers le bureau de l’Ombudsman en janvier 1999.

 

[32]      Le 5 septembre 2003, les griefs déposés par le demandeur relativement à son renvoi du poste de conseiller et au harcèlement ont été rejetés au dernier palier.

 

[33]      Par une ordonnance rendue en date du 19 avril 2006, la Cour fédérale a autorisé le demandeur à demander le contrôle judiciaire de la décision du 15 septembre 1997de le libérer pour des raisons d’ordre médical.

 

Les questions en litige

[34]      Quoique beaucoup de temps ait été consacré à l’argumentation relative au bien‑fondé de la recommandation du CRC(M) concernant la libération pour des raisons d’ordre médical, je suis convaincue que la présente affaire repose sur deux questions qui constituent le cœur du litige en l’espèce :

 

(1)        Le fait que le demandeur n’a pas déposé un grief relativement à la décision de le libérer pour des raisons d’ordre médical devrait‑il l’empêcher de demander le contrôle judiciaire de cette décision? En d’autres termes, la Cour devrait‑elle refuser d’instruire la présente demande parce que le demandeur n’a pas épuisé la procédure de griefs, une autre voie de recours appropriée?

 

(2)        Si la réponse à la première question est négative, y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale en ce qui concerne l’audience du CRC(M)? La question subsidiaire suivante se pose également : s’il y a effectivement eu manquement à l’équité procédurale, la demande devrait‑elle quand même être rejetée puisque le résultat serait le même de toute façon?

 

Analyse

Une autre voie de recours appropriée

[35]      J’ai dit précédemment que, le 22 septembre 1997, le demandeur a appris qu’il était libéré des FC pour des raisons d’ordre médical et a reçu une copie du message résumant la recommandation du CRC(M) qui avait été approuvée par le DPAC. Les parties reconnaissent ces faits. Elles reconnaissent également que la procédure de griefs était régie à l’époque par l’article 29 de la LDN (telle qu’elle était alors), par le chapitre 19 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC) et par les Ordonnances administratives des Forces canadiennes (OAFC) qui étaient applicables. L’article 19.26 des ORFC fixait à un an le délai pour déposer un grief. Cependant, l’article 8 de l’OAFC 19‑32 (considérée comme un document exposant plus en détail les règlements contenus dans les ORFC) oblige le militaire à déposer sa plainte avant qu’il ne soit libéré des FC. Le demandeur avait donc six mois pour déposer un grief concernant sa libération. Comme il n’est pas un militaire des FC, la disposition discrétionnaire contenue actuellement à l’alinéa 7.02(3) du chapitre 7des ORFC ne s’applique pas. La procédure de griefs ne peut absolument pas être utilisée à cette étape‑ci.

 

[36]      Le défendeur soutient avec force que le seul recours à la disposition du demandeur est la procédure de griefs prévue par la LDN. Si la Cour examinait la présente demande de contrôle judiciaire, elle permettrait au demandeur de se soustraire à la procédure établie par le législateur pour une affaire de ce genre.

 

[37]      Le défendeur s’appuie sur l’arrêt Anderson c. Canada (Forces armées), [1997] 1 C.F. 273 (C.A.) (Anderson), où la Cour d’appel fédérale a décidé que la procédure de griefs prévue par la LDN et par le chapitre 19 des ORFC constitue une autre voie de recours appropriée, et sur l’arrêt Vaughan c. Canada, [2005] 1 R.C.S. 146 (Vaughan), où la Cour suprême du Canada a conclu que les tribunaux ne devraient pas mettre en péril le mécanisme exhaustif de règlement des différends que contient la loi en permettant l’accès aux tribunaux.

 

[38]      Le défendeur se réfère aussi à diverses décisions de la Cour fédérale selon lesquelles, lorsqu’il existe un mécanisme général de règlement des différends, le plaignant est tenu de demander réparation en utilisant ce mécanisme prévu par la loi avant de s’adresser aux tribunaux civils : Jones c. Canada (1994), 87 F.T.R. 190 (1re inst.); Pilon c. Canada (1996), 119 F.T.R. 269 (1re inst.); Bernath c  Canada (2005), 275 F.T.R. 232 (protonotaire), infirmé en appel : 2007 CF 104, [2007] A.C.F. no 138, appel en instance. En outre, le fait qu’il soit peut‑être trop tard maintenant pour que le demandeur se serve de la procédure d’appel prévue par la loi ne rend par le recours inapproprié, car il serait anormal qu’un demandeur puisse faire appel à la compétence de la Cour en matière de contrôle et éviter d’avoir à épuiser d’abord ses autres voies de recours parce qu’il a négligé de déposer son grief dans les délais : Lazar c. Canada (Procureur général) (1999), 168 F.T.R. 11 (1re inst.), conf. par (2001), 271 N.R. 10 (C.A.F.).

 

[39]      En somme, le défendeur soutient que le demandeur disposait d’une autre voie de recours appropriée qu’il a choisi de ne pas exercer. Il était tenu de se servir de la procédure de griefs prévue par la loi, et sa demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée au motif qu’il n’a pas utilisé l’autre voie de recours appropriée.

 

[40]      Le concept d’« autre voie de recours appropriée » est bien établi dans la jurisprudence. La question est de savoir si l’autre voie de recours est appropriée, non si elle est parfaite : Froom c. Canada (Ministre de la Justice), [2005] 2 R.C.F. 195 (C.A.). Je suis d’accord avec le défendeur que l’arrêt Anderson permet d’affirmer que la procédure de griefs prescrite par l’article 29 de la LDN et décrite dans les ORFC applicables constitue une autre voie de recours appropriée. J’ai récemment appliqué ce principe dans la décision Graham c. Canada, 2007 CF 210, [2007] A.C.F. no 282, et dans la décision Sandiford c. Canada, 2007 CF 225, [2007] A.C.F. no 293. En outre, il est généralement prématuré de présenter une demande de contrôle judiciaire si la procédure de griefs n’est pas épuisée puisque le contrôle judiciaire vise normalement une décision finale.

 

[41]      Le défendeur cherche à imposer une approche non interventionniste en s’appuyant sur l’arrêt Vaughan. Je reconnais que cet arrêt est instructif, mais il concernait une action, c’est‑à‑dire qu’une personne avait déposé une déclaration et intenté une poursuite. La Cour suprême a reproché au demandeur d’avoir « déguisé [l’affaire] en une action pour négligence ». Je mentionne en passant que les décisions de la Cour fédérale citées par le défendeur concernaient également des poursuites. De plus, l’arrêt Vaughan a été rendu dans le contexte particulier des relations de travail, lesquelles sont « depuis longtemps reconnues comme champ d’expertise » (au paragraphe 13).

 

[42]      Dans la mesure où il laisse entendre que les conclusions de la Cour suprême concernant la « règle générale de la retenue dans les instances découlant des relations de travail » qui prévaut dans la plupart des cas s’appliquent tout autant au contexte des griefs déposés par un militaire, le défendeur interprète mal l’arrêt de la Cour d’appel fédérale. L’arrêt Anderson ne permet pas d’affirmer que les tribunaux devraient adopter une approche non interventionniste à l’égard du processus de griefs des FC. Ce que la Cour d’appel fédérale a statué dans cet arrêt, c’est que la cour n’entreprendra pas un contrôle judiciaire s’il existe une autre voie de recours appropriée.

 

[43]      Ainsi, ce qu’il faut déterminer, c’est si le principe de l’arrêt Anderson s’applique systématiquement et sans exception. Avec respect pour l’opinion contraire, je crois que la réponse est non. La Cour a formulé des exceptions à la règle générale dans des circonstances spéciales. Le protonotaire Hargrave a examiné cette question dans la décision Chisholm c. Canada (Procureur général) (2003), 231 F.T.R. 155 (1re inst.). Voir aussi Loiselle c. Canada (Procureur général) (1998), 161 F.T.R. 232 (1re inst.); Brown c. Canada (Procureur général) (1998), 148 F.T.R. 50 (1re inst.); Hawco c. Canada (Procureur général) (1998), 150 F.T.R. 106 (1re inst.); McClennan c. Canada (Ministre de la Défense nationale) (1998), 150 F.T.R. 96 (1re inst.); Hutton c. Canada (Forces armées canadiennes, chef d’état‑major) (1997), 135 F.T.R. 123 (1re inst.).

 

[44]      Dans la décision Gayler c. Canada (Défense nationale) (1994), 88 F.T.R. 241 (1re inst.), qui a été rendue avant l’arrêt Anderson, le juge MacKay a conclu que le demandeur avait le droit de procéder par voie de contrôle judiciaire sans utiliser la procédure de griefs. Dans l’arrêt Anderson, la Cour d’appel fédérale a expressément mentionné que les circonstances étaient différentes dans l’affaire Gayler, reconnaissant ainsi de manière implicite que des circonstances spéciales peuvent justifier que l’on s’écarte de la règle générale. Compte tenu de la nature discrétionnaire du contrôle judiciaire, ce résultat n’est guère surprenant.

 

[45]      Il faut analyser les faits pour savoir si des circonstances spéciales existent, comme l’ont démontré les décisions rendues depuis l’arrêt Anderson. Les exceptions au principe général sont rares. Selon la jurisprudence, ces exceptions existent seulement lorsque les faits le justifient.

 

[46]      Le défendeur soutient que l’on peut faire une distinction entre chacune des affaires dans lesquelles la demande de contrôle judiciaire a été accueillie sans que la procédure de griefs n’ait été utilisée et l’affaire dont je suis saisie en l’espèce. Je ne suis pas en désaccord avec lui. Il est extrêmement rare de trouver deux contextes factuels identiques. Cela ne signifie pas cependant que l’on ne peut pas se servir des affaires où l’on a jugé que des circonstances spéciales existaient. En fait, j’estime que les circonstances de l’affaire Hawco sont semblables, quoique non identiques, à celles en cause en l’espèce. L’avocat a également laissé entendre que les décisions auraient pu être différentes si elles avaient été rendues après l’arrêt Vaughan. Cette prétention n’est rien d’autre qu’une hypothèse. En outre, pour des motifs qui deviendront évidents, l’arrêt Vaughan, permet, à mon avis, de conclure qu’il existe des circonstances spéciales en l’espèce.

 

[47]      Je répète que le demandeur n’a pas intenté une action contre le gouvernement. Il demande le contrôle judiciaire de la décision de le libérer de la Marine. Il ne s’agit donc pas d’un cas qui donne lieu au méfait dont il était question dans l’arrêt Canada c. Grenier, [2006] 2 R.C.F. 287 (C.A.), de la Cour d’appel fédérale. 

 

[48]      L’article 29.15 de la LDN prévoit expressément qu’une décision rendue au dernier palier de la procédure de griefs peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire (par la Cour fédérale). La question ici est très circonscrite : les faits révèlent‑ils des circonstances spéciales justifiant que la Cour conclue que le demandeur devrait avoir le droit de présenter une demande de contrôle judiciaire sans avoir d’abord épuisé la procédure de griefs?

 

[49]      Je dois dire d’emblée que je suis convaincue que l’avis de l’audience et les documents du CRC(M) n’ont pas été communiqués au demandeur, ni avant l’audience ni avant sa libération. J’expliquerai pourquoi j’en arrive à une telle conclusion un peu plus loin, dans la section intitulée « L’équité procédurale ». Il suffit de dire, aux fins de l’analyse de l’« autre voie de recours appropriée », que les documents n’ont pas été communiqués.

 

[50]      Le demandeur affirme qu’il voulait déposer un grief relativement à la décision de le libérer, mais qu’il n’a pas été en mesure d’obtenir les documents nécessaires. Le défendeur dit que, à part une simple déclaration dans son affidavit, le demandeur n’a produit aucun élément de preuve au soutien de cette affirmation. Il fait référence à l’affidavit de l’officier aux Enquêtes et plaintes de la Direction générale de l’Autorité des griefs des Forces canadiennes (DG AGFC), dans lequel cette personne déclare qu’il n’y a rien dans les dossiers de la DG AGFC qui indique que le demandeur a déposé un grief relativement à la décision de le libérer pour des raisons d’ordre médical ou qu’il s’est informé au sujet de ses droits en matière de griefs. Ces commentaires ne sont pas particulièrement utiles en l’absence d’une preuve établissant que les dossiers devraient normalement contenir cette information.

 

[51]      Il convient de répéter que la procédure de griefs était régie par l’article 29 de la LDN et par le chapitre 19 des ORFC à l’époque pertinente. L’alinéa 19.26(1) prévoit qu’un militaire peut demander de vive voix d’être entendu s’il estime avoir été victime d’une oppression personnelle, d’une injustice ou d’un autre mauvais traitement ou s’il a quelque autre motif de grief.

 

[52]      Quoique le demandeur relate les événements de manière décousue dans son affidavit, il déclare au paragraphe 74 qu’il a été informé de la recommandation du CRC(M). Il affirme ensuite : [traduction] « J’ai tenté de savoir, par l’entremise du système divisionnaire, pour quelles raisons j’étais libéré. On m’a dit que je recevrais ces documents. Je n’ai pas obtenu cette information avant ma libération en avril 1998. »

 

[53]      Au paragraphe 81, il jure ne pas avoir reçu les documents demandés dont il avait besoin pour déposer un grief concernant sa libération. Il affirme qu’il a été informé par le système divisionnaire que, par suite des changements apportés à la politique des FC, le grief concernant sa libération pour des raisons d’ordre médical allait devoir être examiné par l’Ombudsman des FC. Il soutient avoir communiqué avec le bureau de l’Ombudsman et qu’un dossier a été ouvert.

 

[54]      Il affirme au paragraphe 82 : [traduction] « J’ai été libéré le 5 avril 1998. Je n’avais pas reçu les documents que le QGDN devait me communiquer. J’ai contacté le bureau du CEMD pour qu’on m’aide à obtenir les renseignements concernant ma libération pour des raisons d’ordre médical et les mesures prises relativement à mes plaintes. »

 

[55]      Le paragraphe 3 de l’OAFC 19-32 étaye la thèse du demandeur. Il y est indiqué qu’il incombe au plaignant de fournir les renseignements nécessaires pour appuyer sa plainte. Il faut fournir à l’autorité de redressement qui examine une plainte les pièces originales de correspondance et d’autres documents relatifs à cette plainte, lorsqu’elles sont disponibles. Sinon, il faut en fournir des copies lisibles.

 

[56]      Selon son affidavit, le demandeur se considère comme une personne qui agit de manière professionnelle et qui a des principes. Lorsqu’il pense qu’un tort a été commis, il n’hésite pas à le réparer. Je ne pense pas que le demandeur soit une personne qui resterait les bras croisés et ne se servirait pas des recours qui lui sont offerts. Il n’était pas déraisonnable qu’il ait cru qu’il avait besoin des documents du CRC(M) pour déposer un grief.

 

[57]      De plus, le demandeur a mentionné, dans son argumentation, que son officier divisionnaire avait été son officier désigné lors de ses deux premiers griefs et que c’est à lui qu’il avait demandé les documents. Ces prétentions sont étayées par le dossier. Selon le demandeur, son officier divisionnaire avait l’obligation de l’aider et il ne l’a pas fait en ce qui a trait à sa libération.

 

[58]      En ce qui concerne les arguments que le défendeur invoque sur la foi de l’arrêt Vaughan, je devrais faire des commentaires sur sa thèse selon laquelle [traduction] « le caractère inapproprié du processus n’a pas été soulevé par le demandeur ». Aussi, le défendeur laisse entendre que la Cour devrait hésiter à s’aventurer dans des sentiers qui n’ont pas été empruntés par le demandeur. Comme je l’ai dit aux avocats à l’audience, si le défendeur soutient que des facteurs particuliers décrits dans l’arrêt Vaughan sont à la fois pertinents et applicables, la Cour examinera la question. Le défendeur s’appuie sur l’arrêt Vaughan non seulement dans sa plaidoirie, mais également dans son mémoire des faits et du droit. En outre, je considère que l’affidavit du demandeur dans son ensemble et, en particulier, sa déclaration au paragraphe 146 selon laquelle [traduction] « le système est détraqué ou ne veut pas s’intéresser [au] résultat découlant du non‑respect des OAFC et du processus juridique » constituent nettement une plainte visant le processus.

 

[59]      Le défendeur reconnaît avec franchise que la procédure de griefs qui existait à l’époque ne prévoyait pas le recours à un arbitre « externe ». La procédure décrite actuellement dans le chapitre 7 des ORFC exige que les affaires de libération des FC soient déférées au Comité des griefs (constitué par l’article 29.16 de la LDN). Le défendeur soutient que ce facteur doit être pris en compte, mais qu’il n’est pas suffisant (en soi) pour rendre la procédure inappropriée. Je partage cet avis.

 

[60]      Ensuite, le défendeur se réfère aux commentaires faits par le juge Binnie selon lesquels le différend en matière de relations de travail dans l’arrêt Vaughan durait depuis dix ans, ce qui, d’après le juge Binnie, démontrait que les procédures de règlement des différends plus informelles « sont généralement plus rapides et moins coûteuses en plus d’être efficaces ». Le défendeur prétend que l’on peut dire la même chose en l’espèce étant donné que le différend dure depuis maintenant huit ans. Selon lui, toute allégation que la procédure de griefs ne se serait pas déroulée rapidement ou avec diligence ne tient pas la route alors que le différend dure maintenant depuis huit ans.

 

[61]      Le demandeur a déposé son grief visant son renvoi du poste de conseiller le 11 octobre 1996. Son grief concernant sa plainte de harcèlement d’octobre 1996, qui n’a pas été traité conformément à la politique, a été déposé le 3 septembre 1997. Le traitement de ces griefs a donc pris sept et six ans respectivement. Compte tenu de ces délais, j’ai du mal à accepter la thèse du défendeur à cet égard.

 

[62]      Le défendeur dit que le différend dans l’arrêt Vaughan découlait de relations de travail qui pouvaient parfaitement faire l’objet d’un grief. On peut dire la même chose en l’espèce parce que [traduction] « il arrive régulièrement que des libérations fassent l’objet de la procédure de griefs ».

 

[63]      Je n’ai aucune raison de douter de l’exactitude de la déclaration du défendeur. Cependant, certains des passages de l’arrêt Vaughan traitent spécifiquement des circonstances dans lesquelles il y a des arguments relatifs à la dénonciation et aux conflits d’intérêts. Ainsi, le juge Binnie souligne au paragraphe 20 que l’on peut comprendre la réticence des tribunaux à conclure que, dans les cas de dénonciation, le seul recours est de présenter un grief dans une procédure interne à l’autorité même que la personne a dénoncée.

 

[64]      En l’espèce, le dossier indique que le demandeur n’avait pas l’intention de dénoncer quiconque. Il est clair cependant que ses commentaires ont été précisément considérés comme une dénonciation (concernant l’amiral) par ceux qui ont assisté à la discussion ouverte et franche avec le CEMD (dossier du défendeur, à la page 47).

 

[65]      La Cour suprême a conclu dans l’arrêt Vaughan que les tribunaux devraient généralement exercer leur pouvoir discrétionnaire pour refuser d’intervenir dans des affaires où la loi offrait un moyen d’obtenir un redressement, sauf dans le cadre limité du contrôle judiciaire. Elle a cependant considéré que l’affaire dont elle était saisie était « courante » et « bien ordinaire ». Elle a écrit au paragraphe 37 : « Si, dans une autre instance, les faits devaient révéler un problème de conflit plus particulier et individualisé (comme dans les cas de dénonciateurs), d’autres considérations entreront en jeu. » En outre, elle a émis l’avis, au paragraphe 39, au regard de l’absence d’un arbitre indépendant, que ce facteur « peut, dans certaines circonstances, se répercuter sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel du tribunal ».

 

[66]      Le rapport concernant le grief au premier palier indique ce qui suit au paragraphe 10 au sujet du « harcèlement » (dossier du demandeur, aux pages 31 à 34) :

[traduction] Cette affaire est très délicate parce qu’elle concerne le très haut commandement de la Marine et la possibilité que la procédure établie par l’OAFC 19-39 n’ait pas été suivie par le personnel du QC COMAR de l’époque. Elle met également en doute, directement (réf. A) et indirectement (la réponse à réf. J) la question de l’éthique du personnel des FMAR(P) et des FMAR(A).

 

[67]      Dans sa lettre du 20 mai 2005, l’Ombudsman écrit que le mode alternatif de résolution des conflits (MARC) était le mécanisme recommandé pour régler les préoccupations du demandeur concernant sa libération ainsi que les questions connexes relative à la prolongation du service et aux avantages. L’Ombudsman semble également suggérer implicitement, à mon avis, que le demandeur envisage d’autres solutions. Il écrit plus précisément :

[traduction] Comme je vous l’ai dit lors de notre rencontre, le MARC ne vous empêche pas d’exercer d’autres recours pour obtenir une réponse à vos préoccupations. Il ne conviendrait pas que je vous conseille sur les recours que vous devriez envisager. Je vous suggère d’en discuter avec votre avocat.

 

[68]      Aux paragraphes 142 et 143 de son affidavit, le demandeur affirme que le bureau de l’Ombudsman a communiqué avec lui pour lui annoncer que le MARC avait été annulé et que l’Ombudsman recommandait qu’un règlement soit conclu relativement à sa plainte. Le bureau de l’Ombudsman l’a ensuite informé qu’il avait de la difficulté à amener les FC à négocier.

 

[69]      Le demandeur n’a pas été contre‑interrogé relativement à son affidavit. Le défendeur a plutôt choisi d’attaquer sa crédibilité en comparant sa preuve avec les affidavits qu’il avait lui‑même déposés. J’ai à l’esprit la preuve du défendeur, mais je ne lui accorde pas le poids que ce dernier voudrait. Par exemple, je ne vois pas de la même façon que lui l’affidavit de l’officier qui occupait auparavant le poste de Directeur – Besoins en personnel naval (DBPN). Je traiterai plus longuement de cette question dans la section intitulée « L’équité procédurale ».

 

[70]      Les observations de l’officier divisionnaire du demandeur (qui figurent dans l’affidavit de cet officier) sont éloquentes. Le défendeur souligne que le demandeur savait ou aurait dû savoir que la libération était une possibilité réaliste lorsque le CRC(M) a commencé son examen. Le demandeur reconnaît qu’il savait que sa situation allait être examinée par le CRC(M). Il ne pensait pas cependant qu’il était réaliste ou probable qu’il soit libéré.

 

[71]      L’officier divisionnaire du demandeur atteste qu’il serait extrêmement étonnant que la procédure en vue de la libération du demandeur ait été entreprise sans que ce dernier ne le sache. L’officier était au courant du profil médical permanent du demandeur et du fait que sa situation allait être examinée par le CRC(M), mais il affirme que la libération obligatoire n’était que l’une des solutions possibles parce qu’[traduction] « il y a une différence entre l’examen de la carrière d’un militaire pour des raisons d’ordre médical et la procédure de libération » (au paragraphe 25 de son affidavit). Ces propos corroborent la thèse du demandeur.

 

[72]      Du même souffle, l’agent divisionnaire du demandeur affirme que, même si, dans le formulaire d’évaluation personnelle du demandeur pour 1996‑1997, [traduction] « il n’est pas fait mention de la libération, mais uniquement du fait que le CRC allait changer son profil médical [...], selon [son] expérience, un premier maître possédant les années de service et l’expérience du demandeur comprendrait ce qu’est un examen du CRC(M) et que cet examen peut mener à sa libération obligatoire pour des raisons d’ordre médical » (au paragraphe 18).

 

[73]      En toute déférence, il me semble que l’officier divisionnaire du demandeur n’a pas bien compris la situation de celui‑ci. Lorsque le demandeur a signé son formulaire d’évaluation personnelle de 1997 – l’officier divisionnaire a dit qu’il avait préparé ce formulaire et que le demandeur l’avait signé en sa présence et en la présence du commandant le 30 juin 1997 –, il n’y était pas indiqué que moins de deux mois plus tôt (le 2 mai 1997) le commandant avait recommandé sa libération pour des raisons d’ordre médical dans le formulaire CF 2088 le visant. La conséquence la plus grave que pouvait entraîner l’audience du CRC(M) – la libération du demandeur pour des raisons d’ordre médical – devenait une possibilité très réaliste en raison de la recommandation du commandant (dont le demandeur n’était pas au courant). Aussi, bien qu’il soit exact qu’une audience du CRC(M) puisse se conclure de différentes façons, le demandeur se demande quelle est cette probabilité une fois que le commandant a recommandé la libération pour des raisons d’ordre médical. Jusqu’à ce que les documents lui aient été communiqués, le demandeur ignorait que le commandant avait fait une telle recommandation (le demandeur a signé le formulaire CF 2088 avant que le commandant y ait recommandé sa libération, le 2 mai 1997).

 

[74]      Par ailleurs, les commentaires faits par l’officier divisionnaire au paragraphe 17 de son affidavit me laissent sceptique. Il dit que, contrairement au formulaire d’évaluation personnelle de 1996, celui de 1997 fait état de [traduction] « facteurs indépendants de la volonté [du demandeur] et de l’ENFC ». Au moment où ce formulaire était complet, [traduction] « nous avions finalement reçu un formulaire CF 2088, qui mettait à jour le profil médical permanent du demandeur en tenant compte de ses restrictions médicales réelles. Même alors, ce formulaire témoigne des efforts que nous avons fait, à l’ENFC, pour satisfaire le demandeur. Nous avons choisi de ne pas faire référence de façon manifeste à un trouble “médical” par égard pour le demandeur. »

 

[75]      Le demandeur aurait dû être au courant, le 20 juin 1997, que le commandant avait recommandé sa libération pour des raisons d’ordre médical. Le message envoyé par le QGDN le 3 juillet 1997 indique que les documents du CRC(M) ont été transmis à la BFC Esquimalt le 20 mai 1997. Les raisons données par l’agent divisionnaire pour expliquer l’imprécision des commentaires contenus dans le formulaire d’évaluation personnelle de 1997 sont suspectes parce que, à ce moment‑là (si les documents du CRC(M) avaient été communiqués), tous auraient dû savoir que la libération du demandeur pour des raisons d’ordre médical avait été recommandée. Il n’aurait pas alors été nécessaire de ne rien dire du trouble médical du demandeur « par égard » pour lui.

 

[76]      Finalement, la question de savoir pourquoi l’officier divisionnaire du demandeur (et l’officier désigné relativement à deux des griefs du demandeur) pensait que la libération obligatoire était seulement l’[traduction] « une des solutions possibles » est primordiale. À mon avis, il est plus probable que les supérieurs du demandeur savaient que sa libération pour des raisons d’ordre médical avait été recommandée, mais ils ont choisi de ne pas le lui dire. Ils ont préféré laisser le demandeur penser que l’audience du CRC(M) pouvait se solder par différents résultats. Au paragraphe 26 de son affidavit, l’officier déclare qu’il a appris [traduction] « en septembre 1997 qu’une audience du CRC(M) concernant le demandeur avait eu lieu le 11 septembre ». Il explique ensuite que la libération obligatoire ne peut prendre effet que lorsqu’une décision en ce sens est rendue.

 

[77]      Encore une fois, l’officier divisionnaire interprète mal la thèse du demandeur selon laquelle les documents du CRC(M) ont été communiqués par la chaîne de commandement (dossier du défendeur, aux pages 202 et 203). Il est douteux que l’officier divisionnaire n’ait pas su que le commandant avait recommandé la libération le 2 mai 1997. 

 

[78]      La loi exigeait que la procédure de griefs suive la chaîne de commandement. À mon avis, les circonstances spéciales dont il était question dans l’arrêt Vaughan existent en l’espèce lorsqu’on tient compte de l’ensemble des faits. Fait plus important, la présente affaire ne fait pas partie du contexte présenté dans l’arrêt Anderson et ce, pour les motifs exposés précédemment. De plus, il ne faut pas oublier qu’un juge de la Cour a accordé au demandeur une prorogation du délai dans lequel un contrôle judiciaire pouvait être demandé. Les critères formulés dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Hennelly (1999), 244 N.R. 399 (C.A.F.), auraient été pris en considération. 

 

[79]      Par conséquent, je conclus, comme dans l’arrêt Hawco, que l’omission de poursuivre son grief « peut difficilement être attribuée entièrement au demandeur, sauf au sens le plus formel ». Dans les circonstances, je ne suis pas disposée à rejeter la demande au motif qu’il existait une autre voie de recours. La voie de recours n’existe pas actuellement. Il est dans l’intérêt de la justice que l’affaire soit réglée le plus rapidement possible. Le demandeur ne peut contester par grief la décision de le libérer pour des raisons d’ordre médical, et les possibilités offertes par le MARC ne se sont pas concrétisées. La façon la plus rapide de régler l’affaire est d’entendre la demande de contrôle judiciaire.

 

[80]      Les circonstances en l’espèce ne sont pas banales et ne sont certainement pas « bien ordinaire[s] ». Il ressort des faits qui m’ont été présentés que la présente affaire constitue une exception à la règle générale. Le demandeur a droit à une décision relativement à sa demande de contrôle judiciaire, malgré le fait que, en droit, il ne s’est pas servi de la procédure de griefs interne.

 

L’équité procédurale

 

[81]      Le demandeur reconnaît qu’il savait que le CRC(M) allait examiner son profil médical. Il prétend cependant qu’il n’a pas été avisé de la date de l’audience et qu’il n’a pas reçu les documents du CRC(M).

 

[82]      L’importance des documents est évidente à la lecture du message adressé par l’ancien DPAC le 20 mai 1997. Dans ce message, le DPAC écrivait que, pour faire en sorte que le processus [traduction] « soit transparent et juste », le militaire devait être avisé de l’audience du CRC(M) et recevoir [traduction] « tous les documents dont le CRC(M) se servira pour prendre sa décision ». Le message indiquait également que le militaire [traduction] « a le droit de présenter au CRC(M) toute observation écrite ou tout autre document qui, selon lui, aiderait le CRC(M) à formuler une recommandation juste ».

 

[83]      Le demandeur répète à de très nombreuses reprises dans son affidavit qu’il n’a pas reçu les documents du CRC(M) (affidavit du demandeur, aux paragraphes 66, 69, 74, 81, 82, 83, 91, 103, 104, 105, 110, 118, 121, 137, 144 et 146). Je le répète : le demandeur n’a pas été contre‑interrogé par le défendeur. Ce dernier a plutôt tenté de miner la crédibilité du demandeur en faisant ressortir les contradictions entre sa preuve et celle du DG AGFC. À mon avis, les contradictions ne sont pas importantes. Il n’est pas contesté que le demandeur et le DG AGFC ont communiqué entre eux. Le débat porte plutôt sur la teneur de leurs discussions et, plus précisément, sur la question de l’[traduction] « indemnisation ». Il semble qu’il s’agisse davantage d’une question d’interprétation ou de mauvaises communications que d’une question de crédibilité.

 

[84]      La seule preuve que l’on peut qualifier de contradictoire par rapport à celle du demandeur est celle concernant le commandant adjoint. Un message du 8 juillet 1997 qui a été transmis au QGDN le même jour émanerait du commandant adjoint. Ce message indiquait que la lettre et les pièces jointes (les documents qui devaient être communiqués au demandeur) avaient été transmis au militaire et que [traduction] « [l]e militaire ne répondra pas ».

 

[85]      Dans l’affidavit qu’il a signé aux fins de la présente instance, le commandant adjoint dit qu’il ne se souvient pas réellement d’avoir envoyé le message. Il affirme que, selon ses souvenirs limités, il ne croit pas avoir personnellement transmis les documents au demandeur. Il ajoute ensuite : [traduction] « Cependant, si j’avais envoyé le message [...], je ne l’aurais pas fait sans d’abord confirmer les renseignements qu’il contenait » [non souligné dans l’original].

 

[86]      De son côté, le demandeur explique qu’il n’a pas cessé d’essayer d’obtenir les documents, même après que ses efforts pour les obtenir par l’entremise du système divisionnaire se sont révélés vains et qu’il a été libéré sans les avoir obtenus. Il a présenté une demande d’accès à l’information, a communiqué avec le bureau du CEMD et a cherché à obtenir les documents par l’entremise du bureau de l’Ombudsman. Comme je l’ai mentionné précédemment, la correspondance émanant de ce bureau étaie la thèse du demandeur.

 

[87]      Je n’arrive pas à comprendre pourquoi le demandeur aurait continué à essayer d’obtenir les documents si ceux‑ci lui avaient été communiqués. Dans les circonstances, j’attache très peu d’importance aux souvenirs équivoques du commandant adjoint et je conclus que le demandeur n’a effectivement pas été avisé de la date de l’audience du CRC(M) et qu’il n’a pas reçu les documents auxquels il avait droit.

 

[88]      L’avocat du défendeur a reconnu avec franchise et avec raison que, si je concluais que le demandeur n’avait pas été avisé de l’audience et n’avait pas reçu les documents, le manquement à l’équité procédurale serait établi. Dans ses prétentions écrites, le défendeur soutenait que, même s’il y avait eu manquement à l’équité procédurale, le résultat aurait été le même en raison du principe de l’universalité du service.

 

[89]      L’avocat du défendeur a eu le mérite de ne pas s’acharner à faire valoir cette thèse à l’audience. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’examiner le principe de l’universalité du service qui est prévu au paragraphe 33(1) de la LDN. L’avocat du défendeur a convenu que, si les documents avaient été communiqués, le demandeur aurait pu, s’il l’avait voulu, obtenir une expertise médicale indépendante et la présenter au CRC(M). Plus important encore, le demandeur aurait pu invoquer les catégories « maintien en service recommandé » qui permettent aux FC, à leur gré, de s’écarter de la mesure par défaut (libération pour manquement au principe de l’universalité du service). Je crois qu’il est raisonnable de présumer, vu la conviction et la ténacité démontrées par le demandeur, qu’il aurait choisi de présenter des observations écrites au CRC(M).

 

[90]      Je suis tout aussi incapable de conclure que le résultat de l’examen du CRC(M) aurait été différent si les documents avaient été communiqués au demandeur que le contraire. Je ne ferais que des suppositions dans les deux cas.

 

[91]      Le demandeur avait droit à une audience équitable. Cela ne s’est pas produit. Il y a eu manquement à l’équité procédurale, et l’affaire doit être renvoyée au CRC(M) pour que celui‑ci rende une décision en conformité avec les règles de l’équité procédurale. Compte tenu de ma conclusion, il n’est pas nécessaire que j’examine les arguments relatifs au bien‑fondé de la décision du CRC(M).

 

[92]      La Cour n’a pas la compétence voulue, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, pour statuer sur les demandes du demandeur concernant son réenrôlement dans les FC, sa paye et les avantages connexes. Par ailleurs, les dépens ne sont pas accordés aux parties qui se représentent elles‑mêmes. Le demandeur a cependant droit à ses débours taxables.

 


 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée pour nouvelle décision à un Conseil de révision des carrières (médical) différemment constitué. Le demandeur a droit à ses débours taxables.

 

 

« Carolyn Layden‑Stevenson »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Michèle Ledecq, B. trad.

 

 


ANNEXE A

des motifs de l’ordonnance datés du 13 avril 2007

dans

WILLIAM DAVID GERARD JONES

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

BFC                Base des Forces canadiennes

 

CEMD            Chef d’état‑major de la Défense

 

CF 2033          Fiche d’examen médical

 

CF 2088          Avis de changement de profil médical ou de restrictions à l’emploi

 

CMDN           Centre médical de la Défense nationale

 

CRC(M)         Conseil de révision des carrières (médical)

 

DBPN             Directeur – Besoins en personnel naval

 

DG AGFC      Direction générale, Autorité des griefs des Forces canadiennes

 

DPAC             Directeur – Personnel (Administration des carrières)

 

ENFC              École navale des Forces canadiennes

 

EPJ                 Exigence professionnelle justifiée

 

FC                   Forces canadiennes

 

LDN                Loi sur la défense nationale

 

MARC            Mode alternatif de résolution des conflits

 

MPAR                        Maintien en poste avec restriction

 

OAFC             Ordonnances administratives des Forces canadiennes

 

ORFC             Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes

 

Pm 1                Premier maître de 1re classe

 

QGDN            Quartier général de la Défense nationale

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                        T-714-06

 

INTITULÉ :                                                       WILLIAM DAVID GERARD JONES

                                                                            c.

                                                                            PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                VICTORIA (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                               LES 1ER ET 2 MARS 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                      LA JUGE LAYDEN‑STEVENSON

 

DATE DES MOTIFS :                                     LE 13 AVRIL 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

William David Gerard Jones

 

LE DEMANDEUR, pour son propre compte

 

 

Ward Bansley

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

William David Gerard Jones

 

LE DEMANDEUR, pour son propre compte

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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