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Date : 20070326

Dossier : IMM‑822‑06

Référence : 2007 CF 320

Ottawa (Ontario), le 26 mars 2007

En présence de Monsieur le juge O’Reilly

 

 

ENTRE :

MARIA DEL ROSARIO FLORES CARRILLO

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Mme Maria Flores Carrillo prétend qu’elle craint d’être tuée par son ex-conjoint de fait au Mexique. Elle dit qu’elle a tenté d’obtenir de l’aide de la police mexicaine, mais que ses efforts n’ont fait qu’aggraver la situation. Son conjoint a appris qu’elle avait déposé une plainte auprès de la police et il l’a sévèrement battue. Le frère du conjoint de la demanderesse était un policier.

[2]               Mme Flores Carrillo a demandé l’asile au Canada en 2004. Un tribunal de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté sa demande parce qu’il a mis en doute la version des événements donnée par la demanderesse et a conclu qu’elle n’avait pas démontré qu’elle ne disposait pas de la protection de l’État au Mexique. Mme Flores Carrillo soutient que la Commission a commis une erreur dans la manière selon laquelle elle a traité de sa preuve et dans son analyse de la question de la protection de l’État.  Elle demande une nouvelle audience.

 

[3]               Je partage l’opinion selon laquelle la Commission a commis une erreur et j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire.

I. Les questions en litige

[4]               Puisque j’ai conclu que la Commission a commis une erreur de droit dans son analyse de la question de la protection de l’État, je n’ai pas à traiter de la question de la crédibilité.

II. Analyse

(a)  La décision de la Commission

 

[5]               La Commission a fait remarquer que le Mexique est une démocratie et que, par conséquent, on peut présumer qu’il offre une protection à ses citoyens. En outre, le Mexique a en vigueur diverses mesures pour intervenir dans des cas de violence familiale – des lois, des services de police, des services juridiques, des refuges pour femmes victimes de mauvais traitements et des services de santé. La Commission a conclu que Mme Flores Carrillo n’avait pas fait d’efforts déterminés pour obtenir la protection de l’État puisqu’elle ne s’était adressée à la police qu’à une seule occasion au cours des quatre ans pendant lesquels elle avait subi de mauvais traitements.

 

[6]               La Commission a ensuite conclu, selon la preuve dont elle disposait, que Mme Flores Carrillo n’avait pas démontré, « selon la prépondérance des probabilités, que l’État du Mexique ne pourrait pas raisonnablement faire des efforts sérieux pour protéger la demandeure, si elle retournait au Mexique et s’adressait à l’État pour se faire protéger ». La Commission s’est fondée sur la décision Xue c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1728 (1re inst.) (QL), rendue par M. le juge Marshall Rothstein (qui siégeait pour entendre la demande), dans laquelle il a déclaré que les demandeurs d’asile doivent supporter, « aux fins de réfuter la présomption de la protection de l’État, le fardeau d’un plus grand degré de probabilité aligné sur l’exigence de clarté et de conviction énoncée dans l’arrêt Ward » (citant l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689).

 

[7]               Mme Flores Carrillo soutient que la Commission a commis une erreur dans sa démarche à l’égard de la question de la protection de l’État et qu’elle a ainsi omis d’analyser la preuve documentaire dont elle disposait et qui donnait à penser que la protection de l’État pour les victimes de violence familiale est sérieusement limitée au Mexique.

 

[8]               Le défendeur soutient que la Commission a appliqué correctement la présomption de la protection de l’État et il suggère que le fait d’imposer à la Commission une obligation consistant à analyser plus en détail la preuve aurait l’effet d’atténuer cette présomption et de faire échec à l’esprit de l’arrêt Ward.

 

[9]               Je dois, pour traiter des arguments précédemment énoncés, retourner aux principes de base.

 

(b)  Le droit applicable à la protection de l’État

 

 

[10]           La protection de l’État est une question qui résulte de la définition même du terme « réfugié ». Un réfugié est une personne qui craint « avec raison d’être persécutée » et « ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut » obtenir la protection du pays dont elle a la nationalité (alinéa 96a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 – voir l’Annexe A). La définition contient un élément subjectif et un élément objectif : le demandeur d’asile doit réellement craindre d’être persécuté et il doit craindre avec raison d’être persécuté.

 

[11]           La question de la protection de l’État résulte de l’élément objectif de la définition de réfugié. En termes simples, la crainte d’être persécutée qu’éprouve une personne n’est pas justifiée si la protection de l’État est disponible. L’inverse est également vrai – la crainte d’être persécutée qu’éprouve une personne est justifiée si la protection de l’État n’est pas disponible (voir l’arrêt Ward, précité, au paragraphe 52). De plus, la définition de réfugié renvoie ensuite expressément à l’incapacité ou à l’absence de volonté, en raison d’une crainte, d’obtenir la protection de l’État. Par conséquent, la question de la protection de l’État peut se poser de plus d’une manière, mais, en pratique, elle est habituellement soulevée lors de l’examen du bien-fondé d’une demande d’asile (Zhuravlvev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 507, au paragraphe 18).

 

[12]           La question de la protection de l’État n’est généralement soulevée que dans des cas où la personne prétend qu’elle a été persécutée par des individus qui ne sont pas des agents de l’État. Dans les cas où la personne prétend que l’État lui-même a exercé de la persécution, on peut habituellement tenir pour acquis qu’aucune protection de l’État n’est disponible (Zhuravlvev, précitée, au paragraphe 19).

 

[13]           Il incombe aux demandeurs d’asile de démontrer qu’ils sont visés par la définition de réfugié. Pour ce faire, ils doivent démontrer qu’ils craignent réellement, et « avec raison », d’être persécutés. Les demandeurs d’asile, pour établir qu’ils craignent avec raison d’être persécutés, doivent démontrer qu’il existe une « possibilité raisonnable », une « possibilité sérieuse » ou « plus qu’une simple possibilité » qu’ils seront persécutés s’ils sont renvoyés dans le pays dont ils ont la nationalité (Adjei c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 680, 1989 A.C.F. no 67 (C.A.) (QL)). (À l’inverse, une personne qui prétend être en danger de subir de la torture, d’être tuée ou d’être exposée à un traitement cruel et inusité doit établir selon la prépondérance des probabilités que sa demande d’asile est fondée : Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1, [2005] A.C.F. no 1 (C.A.) (QL)). À l’égard de faits particuliers sous-jacents, le demandeur d’asile supporte un fardeau de la preuve selon la prépondérance des probabilités (Adjei, précité, au paragraphe 5).

 

[14]           Dans la plupart des situations, les décideurs peuvent présumer que les États sont capables d’assurer la protection de leurs citoyens (Ward, précité). M. le juge La Forest, dans l’arrêt Ward, a déclaré ce qui suit au nom de la Cour suprême : « En l’absence d’une preuve quelconque, la revendication devrait échouer, car il y a lieu de présumer que les nations sont capables de protéger leurs citoyens » (au paragraphe 50). Il y a une exception dans les cas où il y a eu un effondrement complet de l’appareil étatique (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Villafranca, [1992] A.C.F. no 1189 (C.A.) (QL)).

 

[15]           Cependant, selon mon interprétation des différentes affaires, le concept de la « présomption de la protection de l’État » ne signifie pas que le fardeau de la preuve est plus strict pour les demandeurs d’asile dans les affaires comportant la question de la protection de l’État. Cela signifie simplement que, dans ces affaires, les demandeurs d’asile doivent fournir une preuve digne de foi sur cette question sans quoi ils risquent de ne pas tomber dans le champ d’application de la définition de réfugié. En d’autres mots, la présomption n’est pas un obstacle spécial que les demandeurs d’asile doivent surmonter dans les cas où la question de la protection de l’État est soulevée – plutôt, elle établit simplement un point de départ quant à l’analyse du bien-fondé d’une demande d’asile.

 

[16]           La présomption que le juge La Forest avait en tête était manifestement une présomption légale, non une présomption de fait. Il n’y avait pas de fait sous-jacent, dont la preuve aurait donné lieu à la présomption de la protection de l’État. Plutôt, il a énoncé une règle de droit, similaire à la présomption d’innocence dans les affaires en matière criminelle. Cela soulève la question, à laquelle le juge Rothstein a tenté de répondre dans la décision Xue, précitée, de savoir quel est le fardeau de la preuve qui incombe aux demandeurs d’asile pour réfuter cette présomption. Dans les affaires en matière criminelle, la Couronne a le fardeau de présenter une preuve de culpabilité hors de tout doute raisonnable. Quel est le fardeau qui incombe aux demandeurs d’asile pour réfuter la présomption de la protection de l’État?

 

[17]           À mon avis, le juge La Forest envisageait un fardeau simplement pour présenter une preuve digne de foi sur la question. Il importe de noter que le juge La Forest a mentionné la présomption de la protection de l’État dans le contexte de son analyse de la sorte de preuve que les demandeurs d’asile pourraient présenter pour établir qu’ils correspondent à la définition de réfugié dans les cas où elle était en cause (c’est-à-dire dans les cas où des demandeurs d’asile alléguaient avoir été persécutés par des personnes n’ayant pas de liens avec l’État). Il a déclaré que les demandeurs d’asile doivent fournir une « preuve quelconque » d’une absence de protection – en d’autres mots, ils ont simplement un fardeau de présentation. Il n’a aucunement mentionné une norme de preuve particulière, comme la prépondérance des probabilités. Cependant, il a donné des exemples de cas dans lesquels le demandeur s’acquitterait du fardeau : « Par exemple, un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l’État pour les protéger n’ont pas aidées, ou son propre témoignage au sujet d’incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l’État ne s’est pas concrétisée » (au paragraphe 50). Les demandeurs d’asile n’avaient pas à présenter cette preuve dans les cas où il était manifeste qu’il y avait eu un effondrement complet de l’appareil étatique. Dans les autres cas, « il y a lieu de présumer que l’État est capable de protéger le demandeur » (au paragraphe 50 – [non souligné dans l’original]).

[18]           Dans le paragraphe qui suit les déclarations précédemment énoncées, le juge La Forest déclare que « cette présomption accro[ît] l’obligation qui incombe au demandeur » (au paragraphe 51). Une fois de plus, cependant, il faut examiner cette déclaration dans son contexte. Tout juste avant, le juge La Forest avait renvoyé à une affaire dans laquelle un fugitif des États-Unis demandait l’asile au Canada parce qu’il craignait d’être persécuté dans le système d’emprisonnement américain (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration c. Satiacum (1989), 99 N.R. 171 (C.A.F.)). Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a déclaré qu’il devrait être présumé que les États-Unis traitent leurs prisonniers de façon juste. Elle a déclaré ce qui suit :

 

En l’absence d’une preuve de circonstances exceptionnelles faite par le revendicateur, il me semble que lors de l’audition d’une revendication du statut de réfugié, […] les tribunaux canadiens doivent tenir pour acquis qu’il existe un processus judiciaire équitable et impartial dans le pays étranger. Dans le cas d’un État non démocratique, il peut être facile de faire la preuve contraire, mais en ce qui a trait à un État démocratique comme les États-Unis, il se peut qu’il faille aller jusqu’à démontrer, par exemple, que le processus de sélection du jury est gravement atteint dans la région en question ou que l’indépendance ou le sens de l’équité des juges est en cause. (À la page 176.)

 

[19]           À mon avis, lorsque le juge La Forest a mentionné que la présomption de la protection de l’État accroissait l’obligation qui incombe aux demandeurs, il renvoyait simplement à la réalité selon laquelle un demandeur aurait de la difficulté à démontrer une absence de protection de l’État dans un pays qui a établi des institutions civiles et judiciaires très au point, comme les États-Unis, par comparaison à des pays où l’appareil étatique est plus rudimentaire.  Il n’établissait pas, selon mon interprétation de sa décision, une norme de preuve spéciale par rapport à la protection de l’État.

 

[20]           Cette interprétation est corroborée par de la jurisprudence subséquente qui a établi clairement que la preuve d’absence de protection de l’État présentée par un demandeur d’asile doit être examinée en fonction des institutions civiles et judiciaires de l’État en cause. Par exemple, il ne suffira pas toujours pour un demandeur d’asile de simplement démontrer qu’il a demandé à la police de le protéger et que la protection lui a été refusée. Il se peut qu’il y ait eu d’autres réparations raisonnablement disponibles (Kadenko c. Canada (Solliciteur général) (1996), 143 D.L.R. (4th) 532 (C.A.F.)). De la même façon, la preuve de l’omission locale d’assurer une protection ne signifie pas que l’État dans l’ensemble omet d’assurer une protection à ses citoyens (Zhuravlvev, précitée, au paragraphe 31). Comme il a été mentionné, il incombe aux demandeurs d’asile de prouver les faits sous-jacents selon la prépondérance des probabilités. Ils doivent également supporter le fardeau d’établir qu’ils sont visés par la définition de réfugié. Par conséquent, dans des affaires portant sur la protection de l’État, la preuve du demandeur peut, par exemple, établir qu’il s’est adressé à la police pour obtenir une protection et qu’on lui a refusé la protection demandée. La question est donc de savoir si ce fait est suffisant pour appuyer le bien-fondé de la demande d’asile – à savoir s’il établit une possibilité raisonnable de persécution en cas de retour au pays dont le demandeur a la nationalité. Manifestement, il faut pour répondre à cette question que la preuve du demandeur soit analysée en fonction des conditions du pays dont il a la nationalité.

 

[21]           Une autre des déclarations du juge La Forest dans l’arrêt Ward est souvent citée afin d’appuyer l’imposition d’un important fardeau de la preuve au demandeur d’asile, et c’est la phrase sur laquelle le juge Rothstein s’appuie dans la décision Xue, précitée. Le juge La Forest a déclaré que, à moins qu’un État reconnaisse son incapacité à assurer une protection (ce qui était le cas dans Ward), le demandeur d’asile doit « confirmer d’une façon claire et convaincante l’incapacité de l’État d’assurer sa protection » (au paragraphe 50).

 

[22]           Les mots « confirmer d’une façon claire et convaincante » pourraient être interprétés de façon à créer une norme de preuve. Ils sont parfois utilisés pour renvoyer à une norme de preuve plus stricte que la norme de la prépondérance des probabilités et un peu moins stricte que celle de la preuve hors de tout doute raisonnable (voir Kenneth S. Brown, ed. McCormick on Evidence, 6th ed. (St. Paul, Minn.: Thomson West, 2006, au paragraphe 340)). Cependant, cette utilisation est rare. À mon avis, le juge La Forest ne peut pas avoir eu l’intention d’établir une telle norme de preuve unique et élevée par rapport à la protection de l’État sans avoir aucunement traité de ce point ou sans aucunement renvoyer à la jurisprudence antérieure qui traitait du fardeau de la preuve dans les affaires de demandeurs d’asile. En particulier, il n’a pas renvoyé à l’arrêt Adjei, précité, dans lequel la Cour d’appel fédérale a expressément traité du fardeau de la preuve pour les demandeurs d’asile par rapport à l’élément objectif de la définition de réfugié. En fait, le juge La Forest a déclaré que, puisque la question de la protection de l’État fait partie de cet élément objectif, la preuve d’une absence de protection de l’État en soi équivaut à une preuve que la demande d’asile est justifiée. Il a déclaré ce qui suit :

 

Une crainte subjective de persécution conjuguée à l’incapacité de l’État de protéger le demandeur engendre la présomption que la crainte est justifiée. (Au paragraphe 52.)

 

[23]           Il semble être incompatible avec ce point de vue d’exiger des demandeurs d’asile qu’ils prouvent qu’il y a absence de protection de l’État suivant une norme de preuve élevée. Cela semblerait également être incompatible avec l’interprétation et l’objet humanitaire de la Convention pour les réfugiés (voir par exemple Brian Gorlick, « Common burdens and standards: legal elements in assessing claims to refugee status” (octobre 2002); Bureau du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, « Note on Burden and Standard of Proof in Refugee Claims » (16 décembre 1998) – pour la référence complète voir l’Annexe B). À mon avis, pour satisfaire à l’élément objectif de la définition de réfugié, le demandeur d’asile doit prouver qu’il y a une possibilité raisonnable qu’il soit persécuté s’il est renvoyé dans le pays dont il a la nationalité. Par conséquent, lorsque la crainte de persécution découle d’une absence de protection de l’État, le décideur doit simplement établir si la preuve pertinente satisfait à cette norme. Si oui, alors la crainte du demandeur est justifiée.

 

[24]           Une fois de plus, je mentionne que la déclaration selon laquelle il faut « confirmer d’une façon claire et convaincante » se retrouve dans l’analyse du juge La Forest portant sur la sorte de preuve qu’on devrait s’attendre à obtenir des demandeurs d’asile pour démontrer une absence de protection de l’État. Il décrit la nature de cette preuve, non le fardeau de la preuve imposé aux demandeurs d’asile. Il a souligné expressément, comme précédemment mentionné, qu’une description des traitements subis par des personnes qui sont dans une situation semblable ou le défaut d’avoir obtenu une protection dans le passé serait suffisant. Les demandeurs d’asile doivent fournir une « preuve quelconque ». Manifestement, cette preuve doit être digne de foi, sans quoi la crainte de persécution du demandeur d’asile ne pourra pas être considérée comme une crainte objectivement « justifiée ». Une simple affirmation d’un demandeur d’asile selon laquelle un État est incapable d’assurer une protection serait insuffisante, et c’est ce que le juge La Forest a clairement établi lorsqu’il a renvoyé à l’arrêt Satiacum, précité. À mon avis, lorsqu’on examine son jugement dans l’ensemble, les mots « claire et convaincante » n’érigent pas une norme de preuve; ils décrivent simplement la sorte de preuve qui pourrait satisfaire à l’élément objectif de la définition de réfugié.

 

[25]           Comme il a été mentionné, les mots « claire et convaincante » peuvent être utilisés pour énoncer une norme de preuve. Cependant, ces mots, ou des mots semblables, peuvent également être utilisés pour décrire la preuve qui peut satisfaire à une norme de preuve particulière, assez éloignée de la norme elle-même. Par exemple, la Cour suprême du Canada a déclaré qu’une exigence de démontrer qu’il y a des « motifs raisonnables de penser » qu’une personne a commis un crime contre l’humanité ne peut être respectée que lorsqu’il y a des « renseignements concluants et dignes de foi » à l’appui : Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, aux paragraphes 114 à 117. De la même façon, elle a déclaré qu’une décision de détenir un résident permanent en vertu d’un certificat de sécurité doit être fondée sur des renseignements concluants et dignes de foi : Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, au paragraphe 39. Dans les deux cas, la Cour suprême a clairement établi qu’une norme de preuve relativement peu élevée, la norme des « motifs raisonnables de croire » (semblable à la norme de la « possibilité raisonnable »), ne peut être satisfaite que par une preuve « concluante et digne de foi ». Sans cette preuve, il n’y aurait pas de fondement objectif pour la conclusion en cause. De la même façon, à mon avis, à défaut d’une preuve claire et convaincante d’une absence de protection de l’État, un demandeur d’asile ne démontrera pas que sa demande d’asile est objectivement justifiée. Toutefois, cela ne devrait pas se traduire par une norme de preuve plus élevée. La question essentielle demeure la suivante : Le demandeur d’asile a-t-il démontré qu’il y a une possibilité raisonnable d’être persécuté s’il est renvoyé dans son pays?

 

[26]           Comme M. le juge Denis Pelletier a mentionné, « il est rare qu’il soit possible de répondre d’une façon catégorique, par un oui ou par un non, à la question de savoir si l’État fournit une protection » (Zhuravlvev, précitée, au paragraphe 19). De la même façon, comme la professeure Audrey Macklin a déclaré, la [traduction] « disponibilité de la protection de l’État peut rarement être décrite de façon absolue » (« Refugee Women and the Imperative of Categories » (1995), 17 Human Rights Quarterly 213, à la page 266). Il serait extrêmement astreignant pour les demandeurs d’asile qu’un fardeau de prouver une absence définitive de protection de l’État leur soit imposé. Après tout, lorsqu’on parle de réfugiés, il « s’agit en général de personnes qui se sont enfuies avec peu de possessions à part celles qu’elles pouvaient emporter avec elles » et leurs « connaissances se limitent peut-être à leur expérience personnelle et à celle d’autres personnes qui se trouvent dans la même situation qu’elles » (Zhuravlvev, au paragraphe 24). L’effet d’imposer un tel fardeau de la preuve élevé pourrait être d’exiger des demandeurs d’asile dans certains cas qu’ils prouvent une probabilité de persécution, ce que la Cour d’appel fédérale a expressément rejeté dans l’arrêt Adjei en faveur d’une exigence qu’ils prouvent simplement une possibilité raisonnable de persécution. En outre, cela pourrait signifier que des demandeurs d’asile qui se sont acquittés du fardeau général, en prouvant une crainte véritable et une possibilité raisonnable de persécution, se verraient refuser l’asile s’ils ne réussissent pas à établir une absence de protection de l’État selon une norme de preuve stricte. En d’autres mots, des demandeurs d’asile pourraient se voir refuser l’asile même s’ils sont visés par la définition de réfugié. En outre, cela pourrait résulter en une imposition d’un fardeau plus élevé aux personnes qui allèguent avoir été persécutées par des individus qui ne sont pas des agents de l’État qu’à celles qui prétendent avoir été persécutées par l’État. Je ne vois rien en droit canadien qui appuie ces propositions.

 

(c)  Application à la présente affaire

 

[27]           Mme Flores Carrillo a déclaré que son conjoint de fait a commencé à lui faire subir de mauvais traitements en 2001. Elle a déposé une plainte auprès de la police en 2004 après avoir été sévèrement battue, et elle s’est ensuite cachée chez un ami. Son conjoint, avec l’aide de son frère, un policier, l’a retrouvée et l’a battue de nouveau. Elle a décidé de s’enfuir au Canada.

[28]           La Commission a exprimé des préoccupations quant à la crédibilité de la demanderesse en raison d’incohérences entre son témoignage de vive voix et son exposé des faits écrit. Par conséquent, la Commission a accordé peu de poids à sa prétention selon laquelle elle avait demandé la protection de l’État. En particulier, la Commission a accordé peu d’importance à une dénonciation écrite faite contre le conjoint de la demanderesse délivrée par le bureau du procureur général du Mexique, laquelle dénonciation décrivait les détails de sa plainte et mentionnait un rapport médical qui appuyait sa description de ses blessures.

[29]           Cependant, la Commission a ensuite déclaré que, même si le récit de Mme Flores Carrillo était vrai, elle n’avait pas pris suffisamment de mesures pour obtenir la protection de l’État et ne s’était pas acquittée du lourd fardeau de la preuve qui lui était imposé. En particulier, la Commission a conclu que Mme Flores Carrillo n’avait pas « réfuté la présomption de la protection de l’État avec une preuve “ claire et convaincante ” selon la “ prépondérance des probabilités ” ».

[30]           Compte tenu de mon analyse du fardeau de la preuve imposé aux demandeurs d’asile, je conclus que la Commission a commis une erreur de droit. À mon avis, la présomption de la protection de l’État diminue une fois que le demandeur d’asile a fourni une preuve fiable d’une absence de protection de l’État. À ce moment, la Commission doit décider si elle est convaincue que la demande d’asile est justifiée. La question est la suivante : La preuve établit-elle qu’il existe une possibilité raisonnable que le demandeur d’asile soit persécuté à son retour au pays? Par conséquent, lorsque la protection de l’État est une question en litige, la Commission devrait se demander si les restrictions quant à la disponibilité de la protection de l’État pour le demandeur d’asile donnent lieu à une possibilité raisonnable de persécution. Je n’accepte pas la prétention du défendeur selon laquelle la présomption de la protection de l’État dégage la Commission de l’obligation d’analyser la preuve pertinente.

[31]           Je dois attirer l’attention sur le fait qu’il existe plus d’une façon d’exprimer le fardeau de la preuve et la norme de la preuve applicables aux demandeurs d’asile. Ce n’est que dans les cas où un décideur a imposé une norme qui est manifestement trop élevée, ou n’a pas établi clairement la norme qui a été appliquée, que la Cour devrait ordonner une nouvelle audience. Même dans ces cas, une nouvelle audience n’est pas nécessaire si, compte tenu du manque de preuve appuyant la demande d’asile, le résultat serait inévitablement le même : Alam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 4, [2005] A.C.F. no 15 (1re inst.) (QL). Dans la présente affaire, la Commission a imposé une norme trop élevée et je ne peux conclure, compte tenu de la preuve présentée par Mme Flores Carrillo, que le résultat aurait nécessairement été le même si la norme appropriée avait été appliquée.

[32]           J’examinerai les observations à l’égard de la certification d’une question qui seront déposées dans les dix jours de la présente décision.


 

JUGEMENT

            LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Une nouvelle audience sera tenue.

2.                  Les observations à l’égard de la certification d’une question doivent être déposées dans les dix (10) jours de la date du présent jugement.

 

 

« James W. O’Reilly »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Mario Lagacé, jurilinguiste

 

 


Annexe « A »

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

 

Immigration and Refugee Protection Act, S.C. 2001, c. 27

 

Définition de « réfugié »

 

Convention Refugee

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries;

 

 

 

 




Annexe « B »

 

 

Brian Gorlick, « Common burdens and standards: legal elements in assessing claims to refugee status » (octobre 2002), en ligne : United Nations High Commissioner for Refugees (UNHCR) http://www.unhcr.org/research/RESEARCH/3db7c5a94.pdf 

 

Bureau du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, « Note on Burden and Standard of Proof in Refugee Claims » (16 décembre 1998), en ligne : Refugee Law Reader, www.refugeelawreader.org/294/Note_on_Burden_and_Standard_of_Proof_in_Refugee_Claims.pdf)

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑822‑06

 

INTITULÉ :                                       CARRILLO

                                                            c.

                                                            MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 15 NOVEMBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE O’REILLY

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 26 MARS 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

J. Byron M. Thomas

POUR LA DEMANDERESSE

 

Martin Anderson

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

J. BYRON M. THOMAS

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

 

JOHN H. SIMS, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

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