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Date : 20070320

Dossier : IMM-1064-07

Référence : 2007 CF 302

Ottawa (Ontario), le 20 mars 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HARRINGTON

 

ENTRE :

 

CLEMENT LLOYD JONES

 

demandeur

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeurs

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Clement Jones est Britannique. Son ex-épouse, Michelle, est Canadienne. Ils se sont rencontrés et se sont épousés en Angleterre, où leurs fils jumeaux, Evan et Dylan, sont nés. Evan et Dylan sont maintenant âgés de trois ans. Les Jones sont venus s'installer au Canada, où leur mariage s'est rapidement écroulé. À la demande de Michelle, des accusations criminelles ont été portées contre Clement pour voies de fait et destruction de biens. Il a été acquitté de toutes les accusations de voies de fait, mais a été reconnu coupable de méfait.

 

[2]               Le demandeur ne se trouve pas en situation régulière au Canada. Qui plus est, il est interdit de territoire et il risque d'être expulsé plus tard cette semaine.

 

[3]               Clement et Michelle réclament cependant tous les deux la garde d'Evan et de Dylan. Pour l'instant, c'est Michelle qui a la garde de facto des enfants, mais Clement a obtenu du tribunal un droit de visite. La prochaine audience du tribunal est prévue pour le 10 avril, mais il se peut qu'on doive attendre quelques mois avant que le tribunal ne rende une ordonnance définitive en ce qui concerne la garde des enfants. Les deux parents ont accepté de subir des tests psychologiques qui comprendraient notamment des observations professionnelles sur la qualité de leurs relations avec les enfants.

 

[4]               Clement ne conteste pas le fait qu'il est interdit de territoire. Il demande toutefois que l'agent chargé d'exécuter la mesure d'expulsion reporte l'exécution de celle-ci jusqu'à ce que la question de la garde ait été résolue. L'agent a refusé. Une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision a été introduite en vertu de l'article 72 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la LIPR). Dans l'intervalle, Clement sollicite le sursis de son expulsion.

 

DÉCISION

[5]               Après avoir examiné les observations verbales et écrites des avocats, j'ai décidé d'accorder le sursis.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[6]               La question en litige est celle de savoir si les exigences du critère cumulatif à trois volets énoncé notamment dans les arrêts Toth c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1988), 86 N.R. 302, et R  - MacDonald c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, ont été satisfaites. Il incombe à M. Jones de démontrer qu'il existe une question sérieuse sous-jacente, que le refus de lui accorder le sursis lui causerait un préjudice irréparable et que la prépondérance des inconvénients le favorise.

 

DÉCISION DE L'AGENT D'EXÉCUTION

[7]               Tout a commencé par le rapport soumis par un agent d'immigration au ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration conformément au paragraphe 44(1) de la LIPR. L'agent s'est dit d'avis que M. Jones, un étranger, était interdit de territoire au Canada, du fait de l'alinéa 36(2)a) de la LIPR, étant donné qu'il avait été déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation, en l'occurrence de méfait, un crime prévu à l'alinéa 430(1)c) du Code criminel. Malgré le fait que l'affaire avait été jugée par voie sommaire et qu'il avait été condamné avec sursis, le paragraphe 36(3) de la Loi précise qu'il est indifférent que l'infraction qui aurait pu être poursuivie par mise en accusation l'ait été par procédure sommaire.

 

[8]               S’il estime le rapport bien fondé − ce qui est le cas −, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête. Le 19 février 2007, le délégué du ministre a rédigé des notes dans lesquelles il faisait mention du procès civil en cours au sujet de la garde des enfants. Le délégué a conclu que M. Jones tombait effectivement sous le coup de l'alinéa 36(2)a) de la LIPR. Il a écrit : [TRADUCTION] « Je dois par conséquent prendre une mesure d'expulsion ». Cet énoncé est bien fondé en droit.

 

[9]               Par la suite, le délégué du ministre a également agi comme agent d'exécution en vertu de l'article 48 de la LIPR, qui dispose :

(1) La mesure de renvoi est exécutoire depuis sa prise d’effet dès lors qu’elle ne fait pas l’objet d’un sursis.

(2) L’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être appliquée dès que les circonstances le permettent.

(1) A removal order is enforceable if it has come into force and is not stayed.

 

(2) If a removal order is enforceable, the foreign national against whom it was made must leave Canada immediately and it must be enforced as soon as is reasonably practicable.

 

 

 

[10]           L'étape suivante était la lettre écrite par l'avocat de M. Jones à l'agent d'exécution. Cette lettre insistait sur le fait que le procès en instance devant le tribunal de la famille revêtait une importance cruciale pour M. Jones et ses fils. On prévoyait qu'il faudrait des mois avant que les tests psychologiques et toutes les questions de garde soulevées dans le cadre de ce différend familial ne soient terminés. L'avocat concluait la lettre en disant que, si une décision n'était pas prise d'ici le 5 mars 2007, on tiendrait pour acquis que l'agent avait décidé de ne pas reporter l'exécution de la mesure de renvoi.

 

[11]           Dans son affidavit, M. Jones affirme avoir rencontré l'agent d'exécution le 6 mars. L'agent l'a informé verbalement que sa demande de report était refusée. [TRADUCTION] « Il a expliqué qu'il ne pouvait rien faire […] » L'agent d'exécution n'a pas souscrit d'affidavit pour contredire les affirmations de M. Jones et il n'a pas motivé son refus. Les seuls éléments que l'on trouve au dossier sont les rapports non contestés portant sur l'interdiction de territoire de M. Jones.

 

ANALYSE

[12]           Je suis convaincu que le dernier mot n'a pas encore été dit sur le sens de l'expression « dès que les circonstances le permettent » que l'on trouve à l'article 48 de la LIPR. En attendant que cette question soit tranchée, je m'en remets à la décision du juge O’Reilly dans l'affaire Ramada c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 1112, où le juge déclare ce qui suit :

[3]     Les agents d’exécution disposent d’un pouvoir discrétionnaire limité pour surseoir au renvoi d’une personne faisant l’objet d’une ordonnance d’expulsion du Canada. De manière générale, les agents ont l’obligation de renvoyer ces personnes dès que les circonstances le permettent (paragraphe 48(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27; reproduit en annexe). Cependant, aux termes de cette obligation, les agents peuvent prendre en considération les motifs valables de retarder le renvoi, le cas échéant. Les motifs valables peuvent être liés à la capacité de voyager de la personne (maladie ou absence de documents de voyage appropriés), à la nécessité de satisfaire à d’autres engagements (obligations scolaires ou familiales) ou à des circonstances personnelles impérieuses (raisons d’ordre humanitaire). (Voir : Simoes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. n̊ 936 (1re inst.) (QL), Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 3 C.F. 682 (1re inst.) (QL), Prasad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. n̊ 805 (1re inst.) (QL); Padda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. n̊ 1353 (C.F.) (QL)). Il est clair, toutefois, que le simple fait qu’une personne ait déposé une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire n’est pas suffisant pour justifier le sursis au renvoi. Par contre, l’agent doit examiner si des circonstances personnelles impératives, surtout lorsqu’elles concernent un enfant, justifient le sursis.

 

[13]           Les motifs du juge O'Reilly portaient sur un contrôle judiciaire et non sur un sursis. Une des questions en litige était l'état de santé d'un des enfants. Le juge O’Reilly poursuit :

[5]     Le travail de l’agente mérite d’être souligné; en effet, elle a prêté une oreille attentive aux arguments de Mme Ramada et a tenu compte de la preuve au dossier. Elle a rédigé des notes détaillées pour expliquer sa décision de ne pas surseoir au renvoi de Mme Ramada du Canada. Elle s’est donnée la peine d’obtenir un avis médical sur la capacité de voyager de Mme Ramada. Elle a tenu compte, du moins de manière générale, de l’intérêt supérieur des deux enfants de Mme Ramada nés au Canada.

 

[…]

 

[7]    J’éprouve quelques réticences à accueillir cette demande de contrôle judiciaire, soucieux de ne pas imposer aux agents d’exécution l’obligation de procéder à une analyse approfondie des circonstances personnelles des personnes visées par une mesure de renvoi. Évidemment, les agents ne sont pas en mesure d’évaluer tous les éléments de preuve qui pourraient être pertinents à une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Leur rôle est important mais relativement limité. À mon avis, l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire ne devrait être mis en question par la Cour que dans les cas où ils ont omis de tenir compte d’un facteur important ou commis une erreur grave dans l’évaluation de la situation de la personne visée par une mesure de renvoi.

 

QUESTION SÉRIEUSE

[14]           Bien que la latitude accordée à l'agent d'exécution par l'article 48 de la LIPR ne soit de toute évidence pas aussi étendue que le pouvoir discrétionnaire qui permet au ministre d'autoriser un individu à demeurer au Canada pour des motifs d'ordre humanitaire en vertu de l'article 25 de la LIPR, il est possible de tenir compte de circonstances impératives de nature temporaire. L'agent n'a pas motivé son refus de surseoir à l'exécution. En fait, il ressort de la preuve de M. Jones que l'agent n'était pas conscient du fait qu'il disposait d'une certaine latitude et qu'il a entravé l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Certes, l'agent n'était pas tenu de motiver sa décision, mais, s'il ne le fait pas, il est difficile de savoir ce sur quoi il fonde sa décision. Malgré le fait qu'elle se situe dans un contexte de droit criminel, l'affaire R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869 est pertinent. Le juge Binnie dit ce qui suit :

[15]     Les motifs de jugement constituent le principal mécanisme par lequel les juges rendent compte aux parties et à la population des décisions qu’ils prononcent.  Les tribunaux disent souvent qu’il faut non seulement que justice soit rendue, mais qu’il soit manifeste qu’elle a été rendue, ce à quoi les critiques répondent qu’il est difficile de voir comment il pourrait être manifeste que justice a été rendue si les juges n’exposent pas les motifs de leurs actes.  Les tribunaux de première instance, à qui il revient de tirer les conclusions de fait et les inférences essentielles, ne s’acquittent convenablement de leur obligation de rendre compte que si les motifs de leurs décisions sont transparents et accessibles au public et aux tribunaux d’appel.

 

[…]

 

[18]   En droit administratif canadien, notre Cour a ainsi statué dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 43 :

 

. . . il est maintenant approprié de reconnaître que, dans certaines circonstances, l’obligation d’équité procédurale requerra une explication écrite de la décision.  Les solides arguments démontrant les avantages de motifs écrits indiquent que, dans des cas comme en l’espèce où la décision revêt une grande importance pour l’individu, dans des cas où il existe un droit d’appel prévu par la loi, ou dans d’autres circonstances, une forme quelconque de motifs écrits est requise.

 

 

[15]           Même si nous devions nous en remettre au rapport établi par l'agent d'exécution en tant que délégué du ministre, un exposé des faits non assorti d'une analyse ne saurait constituer une décision motivée.

 

[16]           J'estime que la garde des enfants constitue une question sérieuse qui n'a pas du tout été abordée.

 

[17]           Le ministre cite la décision Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 148, [2001] A.C.F. no 295 (QL), dans laquelle le juge Pelletier (maintenant juge à la Cour d'appel) explique que le juge saisi d'une requête en sursis ne doit pas se contenter de trancher la question de l'existence d'une question sérieuse en se demandant si elle est futile et vexatoire, mais qu'il « doit aller plus loin […] et examiner de près le fond de la demande sous-jacente ».

 

[18]           Ces considérations ont incité les deux parties à offrir des suggestions quant à l'issue du litige relatif à la garde des enfants et ce, en raison du fait que le requérant sollicite, à titre subsidiaire, un sursis en attendant que soit tranchée la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de la décision refusant de surseoir à l'exécution de la mesure de renvoi ou encore qu'il soit sursis à l'exécution de la mesure de renvoi pour au moins six mois ou jusqu'à ce que la question de la garde ait été tranchée.

 

[19]           Il serait tout à fait déplacé de ma part d'offrir une opinion sur les questions soumises au tribunal de la famille de l'Ontario. La question sérieuse doit se rapporter à l'objet du débat devant notre Cour, en l'occurrence la décision de l'agent d'exécution. Qui plus est, à la différence de l'affaire Wang, précitée, M. Jones sollicite uniquement un sursis temporaire. À mon avis, l'examen, par l'agent d'exécution, de la portée de l'article 48 de la LIPR, ou son défaut de l'examiner, constitue une question sérieuse et ce, peu importe la norme que l'on applique.

 

PRÉJUDICE IRRÉPARABLE

[20]           La thèse de M. Jones est qu'il ne pourra obtenir une ordonnance de garde s'il se trouve à l'étranger. Il ne pourra se présenter au cabinet du psychologue avec ses enfants et il ne pourra être présent à l'audience du tribunal portant sur la garde. Les ministres répliquent que l'article 52 de la LIPR leur permet d'autoriser son retour. Ils n'ont toutefois soumis aucun élément de preuve au sujet des délais administratifs qu'entraîne normalement une telle démarche. À défaut de ces éléments de preuve, je suis convaincu que la cause de M. Jones subirait un grave préjudice. D'ailleurs, il est également possible qu'on porte atteinte aux intérêts des enfants si sa femme obtient la garde uniquement par défaut.

 

[21]           La justice naturelle exige que l'on accorde à M. Jones la pleine possibilité de se faire entendre dans le cadre des audiences en cours portant sur la garde des enfants (voir le jugement Ball c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1609).

 

PRÉPONDÉRANCE DES INCONVÉNIENTS

[22]           Les ministres ont l'obligation d'appliquer la loi. Qui plus est, dans le cas qui nous occupe, M. Jones a été déclaré interdit de territoire parce qu'il a été reconnu coupable d'un crime au Canada. Il n'est toutefois pas considéré comme présentant un risque particulier, étant donné qu'il n'a pas été incarcéré et que, de surcroît, il doit se présenter chaque semaine devant un agent de libération conditionnelle. La balance penche en faveur de M. Jones.

 


 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE qu'il soit sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion du demandeur prévue pour le 23 mars 2007 en attendant que soit tranchée la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de la décision par laquelle l'agent d'exécution a refusé de reporter le renvoi.

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Michèle Ledecq, B. trad.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1064-07

 

INTITULÉ :                                       CLEMENT LLOYD JONES

                                                            c.

                                                            MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                            MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 20 MARS 2007

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 20 MARS 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Julie Taub

 

POUR LE DEMANDEUR

Jennifer Francis

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Julie Taub

Ottawa, Ontario

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

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