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Date : 20070314

Dossier : IMM-4374-06

Référence : 2007 CF 286

Vancouver (Colombie-Britannique), le 14 mars 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE TEITELBAUM

 

 

ENTRE :

ERNESTO JESUS PONCE VIVAR

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

 ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), en vue d'obtenir le contrôle judiciaire d'une décision en date du 21 juillet 2006 par laquelle la Section de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a déclaré M. Vivar interdit de territoire en vertu du paragraphe 35(1) de la LIPR.

 

I.   Genèse de l'instance

[2]               En juin 2004, M. Vivar a demandé l'asile au Canada. Le 15 avril 2005, le délégué du ministre a renvoyé l'affaire pour enquête sur l’admissibilité. La demande d'asile de M. Vivar a été mise en suspens en attendant l'issue de l'enquête.

 

[3]               M. Vivar a été déclaré interdit de territoire par la Commission pour avoir commis, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre (L.C. 2000, ch. 24), le tout contrairement au paragraphe 35(1) de la LIPR. La Commission a convenu que M. Vivar ne s'était pas rendu personnellement responsable de violations des droits de la personne, mais qu'il avait été complice de la perpétration de ces crimes.

 

[4]               M. Vivar a fait partie de la Garde républicaine au Pérou de 1974 à 1985. Il se qualifie de « militaire de carrière ». Il a gravi les échelons et, en 1982, il avait sous ses ordres une quarantaine d'hommes qui étaient chargés d'assurer la sécurité extérieure à la prison El Fronton, où étaient incarcérés des individus soupçonnés de terrorisme. En 1983, pendant deux ou trois mois, M. Vivar a fait partie du Llapan Atic − une unité d'élite antisubversive − dans une zone dite « d'urgence ». Une zone d'urgence est essentiellement une région géographique qui est sous le contrôle de l'armée et dans laquelle le gouvernement du Pérou a suspendu bon nombre des libertés civiles. Au cours de cette période, l'unité de M. Vivar était chargée de la sécurité et de la détention de certains individus et était appelée à l'occasion à traquer et à capturer des individus soupçonnés de terrorisme. À un certain moment, M. Vivar a arrêté et détenu un présumé terroriste et l'a confié à la garde du commandant de la Garde républicaine. M. Vivar croyait comprendre que ce prisonnier serait probablement interrogé. À l'époque, la Garde civile, la Garde républicaine et les enquêteurs de police relevaient tous du commandant de l'armée et, partant, de la même voie hiérarchique.

 

[5]               M. Vivar savait qu'il était d'usage courant, dans 30 à 40 pour 100 des cas, de torturer les individus soupçonnés de terrorisme, bien qu'il y ait lieu de signaler que M. Vivar ait qualifié ces actes de [traduction] « interrogatoires serrés ». M. Vivar estimait aussi que ce qu'il advenait de l'homme qu'il avait fait prisonnier ne le concernait plus une fois qu'il n'en avait plus la garde.

 

[6]               En 1984, M. Vivar, qui souffrait de problèmes nerveux, a été muté temporairement à une usine de traitement des eaux située près de la frontière colombienne. Toutefois, en octobre 1985, M. Vivar a été réquisitionné pour aider à réprimer une émeute à l'établissement de détention de Lurigancho. Plusieurs prisonniers sont morts carbonisés au cours de cette émeute. Par la suite, M. Vivar a repris ses fonctions à l'usine de traitement des eaux jusqu'à ce que le gouvernement l'informe qu'il devait prendre sa retraite.

 

[7]               La Commission a d'abord estimé que les actes commis constituaient des crimes contre l’humanité. Il avait été démontré, au moyen de la preuve documentaire, que les autorités péruviennes avaient commis de nombreuses atteintes aux droits de la personne dans les zones touchées par l'état d'urgence au cours de la période comprise entre 1981 et 1985, souvent dans le cadre des mesures prises par le gouvernement pour réprimer les insurrections fomentées par le Sentier lumineux. La Commission a conclu que le gouvernement péruvien s'était rendu coupable d'atteintes aux droits de la personne, et notamment de tortures, d'arrestations arbitraires, d'exécutions de prisonniers et de disparitions forcées. La Commission a également signalé que les conditions de détention pouvaient être assimilées à de la torture. Ces conclusions ne sont pas contestées dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

 

[8]               La seconde question sur laquelle la Commission était appelée à se prononcer était celle du rôle joué par le demandeur en ce qui concerne les violations des droits de la personne susmentionnées. La Commission a reconnu la crédibilité de M. Vivar et a admis que l'organisation dont il faisait partie n'avait pas commis autant de violations de droits de la personne que d'autres organes du gouvernement. La Commission a toutefois effectivement conclu que le demandeur était au courant des actes commis au cours de son service militaire et qu'il s'était par conséquent rendu complice de crimes contre l'humanité.

 

[9]               Pour tirer sa conclusion, la Commission a accordé beaucoup de poids aux faits suivants :

            a)         M. Vivar s’était joint à la Garde républicaine de sa propre initiative et il n'avait pas pris sa retraite de son plein gré. On l'avait forcé à prendre sa retraite. Lorsque M. Vivar s'est joint à la Garde républicaine, le Sentier lumineux n'existait pas officiellement.

            b)         M. Vivar avait reçu une formation d'officier échelonnée sur plusieurs années alors qu'il faisait partie de la Garde républicaine, gravissant peu à peu les échelons pour atteindre le rang de lieutenant. Il n'était pas un simple soldat, comme le démontre également le rôle qu'il exerçait au sein des unités d'élite antisubversives actives dans les zones d'urgence. 

            c)         La Garde républicaine travaillait en étroite collaboration avec les autres autorités péruviennes à l'époque.

            d)         M. Vivar était au courant que les individus soupçonnés de terrorisme étaient maltraités et systématiquement torturés, y compris l'individu que M. Vivar avait personnellement arrêté et livré à la Garde civile.

 

[10]           En conséquence, une mesure d'expulsion a été prise contre le demandeur.

 

II.   Dispositions législatives applicables

[11]           Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24, art. 6, et Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 35 :

 

6. (1) Quiconque commet à l’étranger une des infractions ci‑après, avant ou après l’entrée en vigueur du présent article, est coupable d’un acte criminel et peut être poursuivi pour cette infraction aux termes de l’article 8 :

 

6. (1) Every person who, either before or after the coming into force of this section, commits outside Canada

 

a) génocide;

 

(a) genocide,

 

b) crime contre l’humanité;

 

(b) a crime against humanity, or

 

c) crime de guerre.

 

(c) a war crime,

 

is guilty of an indictable offence and may be prosecuted for that offence in accordance with section 8.

 

 

Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, 2001, ch. 27

 

35. (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

 

35. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of violating human or international rights for

 

a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

 

(a) committing an act outside Canada that constitutes an offence referred to in sections 4 to 7 of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act;

 

b) occuper un poste de rang supérieur — au sens du règlement — au sein d’un gouvernement qui, de l’avis du ministre, se livre ou s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou commet ou a commis un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre au sens des paragraphes 6(3) à (5) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

 

(b) being a prescribed senior official in the service of a government that, in the opinion of the Minister, engages or has engaged in terrorism, systematic or gross human rights violations, or genocide, a war crime or a crime against humanity within the meaning of subsections 6(3) to (5) of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act; or

 

c) être, sauf s’agissant du résident permanent, une personne dont l’entrée ou le séjour au Canada est limité au titre d’une décision, d’une résolution ou d’une mesure d’une organisation internationale d’États ou une association d’États dont le Canada est membre et qui impose des sanctions à l’égard d’un pays contre lequel le Canada a imposé — ou s’est engagé à imposer — des sanctions de concert avec cette organisation ou association.

 

(c) being a person, other than a permanent resident, whose entry into or stay in Canada is restricted pursuant to a decision, resolution or measure of an international organization of states or association of states, of which Canada is a member, that imposes sanctions on a country against which Canada has imposed or has agreed to impose sanctions in concert with that organization or association.

 

Exception

 

(2) Les faits visés aux alinéas (1)b) et c) n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.

 

Exception

 

(2) Paragraphs (1)(b) and (c) do not apply in the case of a permanent resident or a foreign national who satisfies the Minister that their presence in Canada would not be detrimental to the national interest.

 

III.   Questions en litige

[12]           Les questions en litige sont les suivantes :

            1.         La Commission a-t-elle commis une erreur en n'appliquant pas le bon critère en matière de « complicité » de crimes contre l'humanité?

            2.         La Commission a-t-elle commis une erreur en considérant que toutes les autorités péruviennes faisaient partie de la même organisation, concluant de ce fait que le demandeur était au courant des crimes contre l'humanité commis par des personnes appartenant à des subdivisions de l'armée dont il ne faisait pas partie?

 

IV.   Analyse

A.   Première question

(1)        Norme de contrôle applicable à la définition de « complicité »

[13]           Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à cette question − une question de droit − est celle de la décision correcte.

 

[14]           Cependant, si la Commission a effectivement appliqué le bon critère, la question devient alors une question mixte de droit et de fait qui est assujettie à la norme de la décision raisonnable, ainsi que le juge Nadon l'a expliqué dans le jugement Au c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2001), 202 F.T.R. 57, 2001 CFPI 243.

 

(2)        La Commission a-t-elle appliqué la bonne définition de « complicité »?

[15]           Le demandeur soutient que la Commission a mal appliqué le critère pour établir la complicité. Il fait valoir que, au lieu de s'inspirer de l'arrêt Ramirez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 2 C.F.  306 (C.A.), la Commission s'est servi à tort de la définition de complicité proposée par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie dans l'affaire Le Procureur c. Miroslav Kvocka et al., (2001) IT-98-30. Le demandeur soutient par ailleurs que la Commission n'a pas tenu compte de la nature du conflit et n'a pas vérifié si le demandeur poursuivait le même objectif que ceux qui avaient commis les crimes contre l'humanité.

 

[16]           En ce qui concerne le demandeur, j'estime que la Commission s'est effectivement fondée comme elle le devait sur le jugement Ramirez. À la page 5 de sa décision, la Commission dit expressément ce qui suit :

En ce qui concerne l'appartenance et la complicité, j'ai pris en considération les facteurs suivants, énumérés dans Ramirez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.) : la nature de l'organisation en question, la méthode de recrutement, la possibilité de quitter l'organisation, la connaissance de l'organisation qu'a l’intéressé ainsi que son rôle et son engagement au sein de l'organisation.

 

[17]           De plus, la Commission fait mention de la « jurisprudence » applicable et cite le jugement Ramirez aux notes 4 et 8 de sa décision. Bien que je convienne qu'il ne suffit pas de mentionner une décision pour démontrer qu'elle a été appliquée correctement, je suis d'avis que, pris globalement, les motifs de la Commission démontrent clairement que le jugement Ramirez a été suivi.

 

[18]           Dans le jugement Penate c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 2 C.F. 79 (C.F. 1re inst.), la juge Reed résume l'état du droit canadien sur la complicité aux paragraphes 5 et 6 :

Dans les décisions Ramirez, Moreno et Sivakumar, il est question du degré ou du type de participation qui constitue la complicité. Il ressort de ces décisions que la simple adhésion à une organisation qui commet sporadiquement des infractions internationales n'implique pas normalement la complicité. Par contre, lorsque l'organisation vise principalement des fins limitées et brutales, comme celles d'une police secrète, ses membres peuvent être considérés comme y participant personnellement et sciemment. Il découle également de cette jurisprudence que la simple présence d'une personne sur les lieux d'une infraction en tant que spectatrice par exemple, sans lien avec le groupe persécuteur, ne fait pas d'elle une complice. Mais sa présence, alliée à d'autres facteurs, peut impliquer sa participation personnelle et consciente.

Selon mon interprétation de la jurisprudence, sera considéré comme complice quiconque fait partie du groupe persécuteur, qui a connaissance des actes accomplis par ce groupe, et qui ne prend pas de mesures pour les empêcher (s'il peut le faire) ni ne se dissocie du groupe à la première occasion (compte tenu de sa propre sécurité), mais qui l'appuie activement. On voit là une intention commune. Je fais remarquer que la jurisprudence susmentionnée ne vise pas des infractions internationales isolées, mais la situation où la perpétration de ces infractions fait continûment et régulièrement partie de l'opération.

 

Dans le jugement Ramirez, la Cour a reconnu, au paragraphe 38, que M. Ramirez :

 

Pendant ses vingt mois de service actif, il était conscient du très grand nombre d'interrogatoires menés par l'armée, peut-être aussi souvent que deux fois par semaine (après 130 à 160 engagements militaires). Il ne pourrait jamais entrer dans la catégorie des simples spectateurs. Il était chaque fois un membre actif et conscient d'une force armée dont l'un des objectifs communs était la torture de prisonniers pour en obtenir des renseignements. De son propre aveu, c'était l'une des activités auxquelles son armée se livrait régulièrement et de façon répétée. Il faisait partie de l'opération même si, personnellement, il n'applaudissait pas les actions accomplies. Autrement dit, sa présence pendant les incidents de persécution, jointe au fait qu'il partageait l'objectif commun des forces militaires, constitue clairement une forme de complicité. Il n'est pas nécessaire, pour les fins de la présente espèce, de déterminer à quel point cette complicité a pu être établie, car cette affaire n'est pas du tout un cas limite.

 

 

[19]           Je suis convaincu que les faits de la présente espèce sont au moins analogues à ceux de l'affaire Ramirez. De son propre aveu, M. Vivar était au courant du grand nombre d'« interrogatoires serrés » qui ont été menés au cours de son service au sein de la Garde républicaine, lequel, je tiens à le préciser, s'est échelonné sur environ 11 ans, à la différence des 20 mois de service de M. Ramirez. J'admets que M. Vivar n'applaudissait pas les actes accomplis; toutefois, il est raisonnable de dire que, en livrant un prisonnier aux personnes qui s'adonnaient à de la torture, M. Vivar s'associait au même objectif et n'était pas un simple observateur.

 

[20]           Il a été jugé qu'il y a six facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer si un demandeur est complice de crimes contre l'humanité (voir le jugement Ali. c. Canada (Solliciteur général) (2005), 279 F.T.R. 296, 2005 CF 1306) :

(1)        la nature de l’organisation;

(2)        la méthode de recrutement;

(3)        le poste ou le grade au sein de l’organisation;

(4)        la connaissance des atrocités commises par l’organisation;

(5)        la période de temps passée dans l’organisation; et

(6)        la possibilité de quitter l’organisation.

 

Je vais aborder ces facteurs à tour de rôle.

 

 

(1)   Nature de l'organisation

[21]           La Commission a reconnu que la Garde républicaine n'était pas le pire contrevenant parmi les autorités péruviennes. La Commission n'a cependant pas mis en doute le fait que la Garde républicaine s'était effectivement rendue coupable de crimes contre l'humanité au cours de la période en question. Si une organisation vise des fins limitées et brutales, la participation personnelle et consciente à l'objectif commun de commettre des crimes entraînant l'exclusion peut être présumée du seul fait de l'appartenance à l'organisation. Si la Garde républicaine ne vise pas des fins limitées et brutales, la complicité doit être établie par la participation personnelle et consciente de M. Vivar aux crimes commis par la Garde républicaine. Cette participation ainsi que l'objectif que M. Vivar partageait avec la Garde républicaine sont analysés plus loin.

 

(2)   Méthode de recrutement

[22]           Ainsi que je l'ai déjà mentionné, le demandeur a offert volontairement ses services pendant 11 ans. Il s'est également volontairement engagé dans l'unité d'élite antisubversive, le Llapan Atic.

 

(3)   Poste ou grade au sein de l’organisation

[23]           Je suis convaincu que le fait d'avoir sous ses ordres une quarantaine d'hommes et d'avoir reçu une formation d'officier, de toucher un salaire plus élevé et d'assumer graduellement des responsabilités de plus en plus grandes permet de conclure que le demandeur était bien plus qu'un simple soldat.

 

(4)   Connaissance des atrocités commises par l’organisation

[24]           Le demandeur a admis dans son témoignage qu'il était au courant des atrocités commises par l'organisation. La Garde républicaine était chargée de la sécurité dans les prisons et du transfèrement des prisonniers, et il n’a pas été contesté que le demandeur savait que ces prisonniers étaient souvent victimes de violations des droits de la personne. Le demandeur a témoigné qu'il était « bien connu » que les prisonniers étaient torturés et que, lors des « interrogatoires serrés », on les soumettait à des chocs électriques et on les privait de sommeil. Le demandeur a également expliqué que [traduction] « tous les individus qui étaient arrêtés étaient interrogés. Peu importe ce qui leur arrivait ensuite, ils étaient interrogés ».

 

(5)   Période de temps passée dans l’organisation

[25]           Ainsi que je l'ai déjà mentionné, le demandeur a fait partie de la Garde républicaine pendant environ 11 ans et il ne l'a pas quitté de son plein gré. Il est bien établi que la personne qui fait partie d'un groupe qui commet des crimes contre l'humanité doit s'en retirer ou protester à la première occasion (Valère c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2005), 273 F.T.R. 33, 2005 CF 524).

 

(6)   Possibilité de quitter l’organisation

[26]           Le demandeur n'a pas présenté d'élément de preuve tendant à démontrer qu'il a fait des efforts sérieux pour quitter l'organisation. Au cours de son contre-interrogatoire, le demandeur a déclaré ce qui suit : [traduction] « Je n'étais pas d'accord avec ces méthodes [faisant allusion à la torture], mais qu'est-ce que j'aurais pu faire? » La réponse est, évidemment, de chercher à quitter l'organisation responsable des actes fautifs.

 

[27]           Je constate par ailleurs que le demandeur a été muté dans une usine de traitement des eaux pendant un an et demi et qu'il a ensuite réintégré la Garde républicaine, alors qu'il était parfaitement au courant des violations des droits de la personne dont celle-ci était responsable. Ce ne sont pas là les agissements d'une personne qui cherche à se dissocier d'une organisation ou à la quitter.

 

[28]           Selon la preuve documentaire soumise à la Commission, le demandeur aurait été passible de trois mois d'emprisonnement pour désertion, bien que les témoignages de vive voix laissaient entendre qu'il aurait pu être condamné à des peines d'emprisonnement plus longues. Pour faire écho à ce que dit la Cour d'appel dans l'arrêt Ramirez, le préjudice que le demandeur aurait pu subir s'il avait déserté, soit une peine d'emprisonnement, était beaucoup moins grave que la torture infligée aux victimes des forces militaires auxquelles il était associé.

 

[29]           En conclusion, j'estime qu'aucun des facteurs précités ne permet au demandeur de prétendre qu'il n'était pas complice de crimes contre l'humanité.

 

[30]           Bien que je sois d'accord avec le demandeur pour dire que la Commission n'a pas employé l'expression exacte « but commun » dans ses motifs, il est évident que la Commission a appliqué correctement le critère de l'arrêt Ramirez pour déterminer le rôle joué par le demandeur au sein de l'organisation et pour savoir s'il partageait un but commun. Le demandeur n'a cité aucune décision tendant à démontrer qu'il faut employer l'expression exacte « but commun », et j'estime qu'exiger cette formulation précise reviendrait à faire passer la forme devant le fond.

 

[31]           Par ailleurs, la constatation que l'intéressé occupe un poste d'importance au sein du groupe qui a commis des crimes contre l'humanité peut justifier une conclusion de complicité et de poursuite d'un but commun. Ainsi, dans l'arrêt Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.), [1993] A.C.F. no 1145, aux paragraphes 10 à 13, la Cour d'appel explique que plus l'intéressé occupe un poste s’approchant des postes de direction ou de commandement au sein de l'organisation, plus il sera facile de déduire qu'il était au courant des crimes et qu'il partageait le but poursuivi par l'organisation. Je suis d'avis qu'on peut en dire autant de M. Vivar. Compte tenu des quatre années de formation qu'il a reçue avant de devenir officier, du fait qu'il avait une quarantaine d'hommes sous ses ordres et de son témoignage qu'il était mieux payé que ses subalternes, la conclusion de la Commission suivant laquelle le demandeur était bien placé pour être au courant était raisonnable. L'arrêt Sivakumar nous permet donc de déduire qu'il y avait un but commun.

 

[32]           Même si l'on acceptait que M. Vivar n'était pas un officier de haut rang, il est bien établi que même la personne qui occupe un rang inférieur peut être considérée comme ayant partagé un but commun avec les auteurs des crimes si elle demeure au sein de l'organisation après avoir pris conscience que des infractions au droit international sont commises et qu'elle ne saisit pas la première occasion pour quitter l'organisation (voir le jugement Gutierrez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 84 F.T.R 227, 30 Imm. L.R. (2d) 106, au paragraphe 30).

 

[33]           Il faut aussi se rappeler que la charge de la preuve dont il faut s'acquitter pour établir l'existence d'un but commun est moins exigeante que la prépondérance des probabilités (voir le jugement Januario c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 527). Cette norme de preuve a nettement été respectée vu l'ensemble des faits de l'espèce.

 

[34]           Quant à l'argument selon lequel c'est à tort que la Commission s'est fondée sur la décision Kvocka, j'estime que la question ne se pose pas. Cette partie de la décision de la Commission fait suite à son analyse fondée sur l'arrêt Ramirez, et de toute façon la Cour d'appel fédérale a récemment cité la décision Kvocka dans l'arrêt Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2005), 259 D.L.R. (4th) 281, 2005 CAF 303, au paragraphe 16, dans son analyse de la question de la complicité du demandeur. À mon avis, on ne saurait reprocher à la Commission d'avoir suivi la même démarche que la Cour d'appel fédérale.

 

[35]           Je n'accepte pas l'argument du demandeur selon lequel il découle implicitement de la présence du passage précité de la décision Kvocka dans les motifs de la Commission que cette dernière n'a pas appliqué le bon critère. Je ne crois pas que les motifs de la Commission aient une portée à ce point large pour englober les « simples membres » de l'organisation qui n'ont pas la mens rea requise, contrairement à ce qui est précisé dans l'arrêt Ramirez. À mon avis, il ressort clairement de l'analyse à laquelle la Commission s'est livrée sous les rubriques « Méthodes de recrutement et possibilités de quitter l'organisation » et « Connaissance de l'organisation » et sous la rubrique qui scelle le sort du présent argument, en l'occurrence la rubrique intitulée « Engagement et participation personnelle de Ponce Vivar », qu’elle ne s'en est pas tenue aux seuls actes de l'organisation, mais qu'elle a également tenu compte des agissements du demandeur. Sous la dernière de ces trois rubriques, la Commission déclare expressément : « Le simple fait, pour une personne, d'appartenir à une organisation qui a, périodiquement, commis des crimes contre l'humanité ne suffit pas pour établir que cette personne a commis de tels crimes ». À mon avis, la Commission a bien compris le critère applicable et elle a estimé que le simple fait d'appartenir à une organisation ne suffisait pas conclure automatiquement à la complicité, comme le demandeur le soutient.

 

[36]           Récemment, le juge Barnes a examiné cette question et a déclaré ce qui suit : « En fin de compte, ce n'est pas l'appartenance à un groupe qui importe. C'est plutôt la nature et la portée des activités de la personne au soutien d'une organisation qui a un comportement criminel qui permet de dire jusqu'à quel point elle a été complice ». (J.A.O. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2006), 146 A.C.W.S. (3d) 132, 2006 CF 178, au paragraphe 28)

 

[37]           Bien que chaque cas de « complicité » soit un cas d'espèce, j'estime, vu l'ensemble des faits portés à ma connaissance, que la Commission a bien saisi la nature du conflit et des actes du demandeur et que le raisonnement qu'elle a suivi résiste à une analyse assez poussée.

 

B.   Seconde question

(1)        Norme de contrôle sur la question de savoir si la Commission a commis une erreur en concluant que la Garde républicaine faisait partie du groupe qui avait commis des crimes contre l'humanité

 

[38]           Notre Cour s'est déjà penchée sur la question de l'interdiction de territoire prévue au paragraphe 35(1). La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, étant donné qu'il s'agit d'une question mixte de fait et de droit (voir les jugements Nezam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2005), 272 F.T.R. 9, 2005 CF 446, et Andeel c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2003), 240 F.T.R. 1, 1 2003 CF 1085).

 

(2)        La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que la Garde républicaine faisait partie du groupe qui avait commis des crimes contre l'humanité?

 

[39]           Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur en concluant que les actes commis par la Garde républicaine recoupaient les actes plus haineux de la Garde civile et des enquêteurs de police et il ajoute que la Commission a commis une erreur en considérant que ces organisations constituaient un seul et même groupe.

 

[40]           Le demandeur affirme en outre que la Commission a commis une erreur en employant de façon interchangeable les expressions « Garde nationale » et « Garde républicaine » alors que, selon la preuve documentaire, il s'agit d'entités distinctes. Je vais examiner d'abord cette question.

 

[41]           À mon avis, l'emploi de l'expression « Garde nationale » s'explique du fait que la Garde républicaine est une subdivision de la Police nationale. Il semble que la Commission ait effectivement confondu ces organisations dans ses motifs. Il ressort toutefois nettement des motifs et de la transcription que tous les intéressés faisaient allusion au rôle joué par M. Vivar au sein de la Garde républicaine et non de la Garde nationale, comme en témoigne le fait que la Commission était consciente du fait que le demandeur avait accepté un poste au sein d'une unité d'élite antisubversive de la Garde républicaine et qu'elle a commencé son analyse de la question de la complicité par les phrases suivantes : « Fidèle à la tradition familiale, Ponce Vivar est devenu membre de la Garde républicaine en 1974. Il est demeuré dans la Garde républicaine pendant 11 ans ».

 

[42]           Il n'y a là aucun motif à faire droit à la demande de contrôle judiciaire.

 

[43]           Ainsi qu'il a déjà été mentionné, la Commission a reconnu que la Garde républicaine avait peut-être été le moins pire des fléaux à avoir frappé le Pérou à l'époque. Ce constat ne décharge pas, cependant, les membres de cette organisation de toute responsabilité. La Commission a bien pris soin de signaler que M. Vivar avait travaillé au sein du système carcéral pendant des années et qu'il était au courant des exactions qui y étaient commises. De plus, vers 1983, la Garde civile contrôlait effectivement la zone d'urgence où M. Vivar était posté et elle exerçait un contrôle de facto sur la Garde républicaine. Le demandeur a témoigné, à la page 21 de la transcription de l’audience, que [traduction] « […] lorsque la Garde républicaine est arrivée dans la zone visée par l'état d'urgence, nous étions sous les ordres du colonel de l'armée […] » Le demandeur a également témoigné, à la page 23 de la transcription de l’audience, que son commandant de la Garde républicaine [traduction] « […] relevait directement du colonel, du colonel de l'armée ». De plus, à la page 26 de la transcription de la deuxième journée d'audience, à la question : [traduction] « La Garde républicaine était-elle sous le commandement de l'armée dans la zone d'urgence ? », le demandeur a répondu : [traduction] « Précisément. C'est lui qui donnait les ordres à notre commandant, et notre commandant nous transmettait ses ordres ».

 

[44]           Il est également ressorti du contre‑interrogatoire que la Garde républicaine faisait partie de la coalition qui oeuvrait dans la zone visée par l'état d'urgence.

 

[45]           J'estime qu'il était raisonnable de la part de la Commission de conclure que, dans la zone visée par l'état d'urgence, la voie hiérarchique et les limites entre les organisations s'estompaient et que celles-ci formaient presque une « coalition » pour reprendre le terme employé par le demandeur dans son témoignage.

 

[46]           De plus, le demandeur s'est porté volontaire pour adhérer au Llapan Atic et il a été expressément dépêché en 1985 dans la zone d'urgence où se trouvait la prison de Lurigancho. La preuve documentaire indique que la torture, le viol et le meurtre y étaient monnaie courante.

 

[47]           C'est sur ce fondement que la Commission a estimé qu'il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était au courant des crimes contre l'humanité par suite du rôle qu'il avait joué tant dans la Garde républicaine qu'au sein du Llapan Atic. À mon avis, la Commission n'a pas agi de façon déraisonnable en concluant que les organisations responsables des exactions susmentionnées étaient étroitement liées, sinon identiques, en ce qui concerne leurs actions dans les zones touchées par l'état d'urgence. Les motifs de la Commission reposent sur la preuve et ils résistent à une analyse assez poussée.

 

[48]           Si j'ai tort sur ce point, j'estime quand même qu'on ne peut conclure que la Commission a commis une erreur justifiant notre intervention car, même en reconnaissant que toutes les organisations en question étaient des entités distinctes dans la zone d'urgence, il n'en demeure pas moins que le demandeur a personnellement livré un individu, qui a fait l'objet d'un « interrogatoire serré ». Selon le témoignage du demandeur, ce prisonnier a été privé de nourriture et a été détenu dans une base de l'armée péruvienne. Il ressort de l'arrêt Bazargan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1996), 205 N.R. 282 (C.A.F.), qu'une participation personnelle et consciente aux crimes contre l'humanité ne requiert pas l'appartenance formelle au groupe qui, en dernier ressort, s'adonne aux activités condamnées. Dans le jugement M. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (2002), 221 F.T.R. 195, 2002 FCT 833, la juge Dawson a rejeté la demande de contrôle judiciaire dont elle était saisie au motif qu'il était invraisemblable que le demandeur soit au courant des tortures et qu’il n’ait pas donné sa démission. En l'espèce, la question n'en est même pas une de démenti plausible. Le demandeur admet qu'il était au courant de la torture, estimant qu'entre 30 et 40 pour 100 des prisonniers étaient torturés. C'est pour cette raison que je ne considère pas que le rôle du demandeur en était un d'acquiescement passif pour reprendre l'expression employée dans l'arrêt Moreno c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F 298 (C.A.)). Le demandeur ne peut exciper du fait que la torture a été commise par un autre groupe que celui dont il faisait partie, si c'est lui qui livre des gens au groupe qui commet des crimes contre l'humanité.

 

[49]           La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question à certifier n'a été soumise et aucune ne sera certifiée.


 

JUGEMENT

 

LA COUR REJETTE la demande de contrôle judiciaire.

 

 

« Max M. Teitelbaum »

Juge suppléant

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Michèle Ledecq, B. trad.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                               IMM-4374-06

 

INTITULÉ :                                             ERNESTO JESUS PONCE VIVAR

                                                            c.

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                       VANCOUVER (C.-B.)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                      LE 13 MARS 2007

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                    LE JUGE SUPPLÉANT TEITELBAUM

 

DATE DES MOTIFS :                            LE 14 MARS 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Gabriel Chand

 

POUR LE DEMANDEUR

Peter Bell

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Gabriel Chand

Avocat

Vancouver (C.-B.)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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