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Date : 20070220

Dossier : 06-T-13

Référence : 2007 CF 195

Montréal (Québec), le 20 février 2007

En présence de Monsieur le juge Martineau

 

ENTRE :

JANINE HUARD

demanderesse 

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La présente requête vise la prorogation du délai habituel de 30 jours pour présenter une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de trois décisions administratives d’un office fédéral.

I. CONTEXTE PROCÉDURAL

 

[2]               Les décisions en cause ont été rendues en application du Décret concernant l’aide aux personnes déstructurées– IAM, C.P. 1992-2302 (16 novembre 1992) (le décret).

[3]               Le décret permet au ministre de la Justice (le ministre) d’effectuer un paiement à titre gracieux de 100 000 $ à une « personne déstructurée » répondant aux critères mentionnés dans le décret. Ce bénéfice est refusé par M. Marc Gervais (le gestionnaire ou l’office fédéral) en 1993 à la demanderesse (la décision initiale). Ce dernier est alors le directeur du Régime d’aide aux personnes déstructurées à l’Institut Allan Memorial (le Régime).

[4]               Le gestionnaire détermine à cette occasion que les traitements médicaux que la demanderesse a reçus entre 1950 et 1965 à l’Institut Allan Memorial (l’IAM) ne remplissent pas les conditions d’indemnisation du décret. À deux occasions subséquentes, il refuse en 1993 et 1994 de réviser sa décision initiale.

[5]               La présente requête en prorogation du délai pour présenter une demande de contrôle judiciaire est déposée à la Cour le 15 février 2006.

[6]               Quelques semaines auparavant, la demanderesse commence, le 29 décembre 2005, une action de la nature d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre des mêmes décisions de l’office fédéral (dossier T‑2299‑05). Dans cette dernière action, la demanderesse se propose également d’agir comme représentante d’un groupe d’anciens patients du docteur Ewen Cameron dont les demandes d’indemnisation en vertu du décret ont également été refusées par l’office fédéral.

[7]               Le 11 janvier 2006, le défendeur présente une requête en radiation de l’action de la demanderesse au motif qu’une demande de contrôle judiciaire doit être introduite par un avis de demande et non par une action.

[8]               Le 12 juin 2006, je suis désigné comme juge responsable de la gestion de la présente instance et des procédures relatives à l’action parallèle dont il a été fait état plus haut.

[9]               En l’espèce, il est clair que l’action de la demanderesse ne peut être poursuivie comme une action en recours collectif que si la Cour ordonne, en vertu du paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F-7, telle que modifiée (la LCF), qu’elle soit introduite comme une action. Aussi, une requête en conversion d’une demande de contrôle judiciaire en action est-elle obligatoire. Toutefois, avant qu’un juge de la Cour puisse examiner toute requête en conversion de la demanderesse, une demande de contrôle judiciaire doit d’abord être validement déposée à la Cour, d’où la présente requête en prorogation. Les procureurs des parties en cause s’entendent ici pour que la requête en radiation présentée par le défendeur dans le dossier T-2299-05 soit gardée en suspens, et ce, en attendant la décision de la Cour concernant la présente requête en prorogation.

[10]           Une audition a lieu dans le présent dossier le 10 janvier 2007. La requête en prorogation est accordée pour les motifs qui suivent.

[11]           Les faits qu’allègue la demanderesse dans son affidavit ne sont pas contestés par le défendeur. Toutefois, la question de savoir si les traitements particuliers subis par la demanderesse entre 1950 et 1965 à l’IAM rencontrent ou non les critères du décret, est une question mixte de fait et de droit vivement débattue par les parties, et qui devra être tranchée au mérite par le juge qui disposera de la demande de contrôle judiciaire.

[12]           J’ai le grand avantage d’avoir pris connaissance du dossier de l’office fédéral qui a été déposé par le défendeur avec son dossier de réponse, lequel comprend également copie des expertises médicales déposées au greffe de la Cour par la demanderesse Gail Kastner dans le dossier T-1755-02. Mme Kastner a obtenu une décision favorable de la Cour fédérale en 2004. La Cour a ainsi annulé la décision de l’office fédéral rendue en 1994 en vertu du décret et a déclaré que Mme Kastner avait le droit de recevoir un paiement gracieux de 100 000 $ (Kastner c. Canada (Procureur général), 2004 CF 773).

[13]           La demanderesse soumet que même si le délai en cause est très long, le défendeur ne subit ici aucune injustice. En outre, il est soumis que la présente affaire révèle une cause défendable (« arguable case ») et qu’il est dans l’intérêt de la justice d’accorder la présente requête. Ainsi, les procureurs de la demanderesse soutiennent avec conviction que la décision qui a été rendue par la Cour dans Kastner en 2004 est une affaire décisive (« lead case »). En effet, la Cour devrait appliquer le même raisonnement que dans la décision Kastner. Je reviendrai plus loin sur l’importance à accorder à cette dernière décision.

[14]           Au passage, les parties m’ont également soumis copie du dossier de requête présentée à la Cour en 2002 par Mme Kastner aux fins d’obtenir l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire quelque huit ans après la décision négative rendue par l’office fédéral (dossier 02-T-51). Convaincu du bien fondé de la requête en prorogation de Mme Kastner sur la base des prétentions écrites soumises par cette dernière, le juge Blais accueille celle-ci le 2 octobre 2002. J’interprète l’absence d’opposition du défendeur à la requête en prorogation de Mme Kastner comme un aveu implicite que le long délai en cause ne cause alors aucun préjudice au défendeur.

[15]           Avec le consentement des parties, j’ai a également pris connaissance, après l’audition, d’un document intitulé Opinion of George Cooper, Q.C., Regarding Canadian Government Funding of the Allan Memorial Institute in the 1950’s and 1960’s (le rapport Cooper), ainsi que certaines annexes à ce rapport. C’est un document essentiel pour comprendre le contexte historique qui a précédé l’adoption du décret ainsi que la motivation du gouvernement du Canada de promulguer en 1992 ledit décret. Je me réfère également au contenu du rapport Cooper lorsqu’il est question de la thérapie particulière qui a été mise au point par le docteur Cameron entre 1950 et 1965. Je note au passage que bien que les procureurs de la demanderesse ont soumis la version anglaise de cette opinion, elle est également disponible en français (Opinion de M. George Cooper, c.r. au sujet du financement par le gouvernement canadien de l’institut Allan Memorial au cours des années 1950 et 1960). Toute référence au rapport Cooper vise les pages de la version anglaise.

[16]           Même s’il n’est pas fait mention dans les présents motifs de tous les  arguments plaidés par les procureurs, ce qui inclut les représentations écrites et les autorités additionnelles ou autres documents que les procureurs ont fait parvenir à la Cour après l’audition, j’en ai également tenu compte dans l’exercice de ma discrétion.

[17]           Enfin, faut-il le préciser deux fois plutôt qu’une pour être bien compris par toutes les personnes qui liront éventuellement les présents motifs, cette affaire revêt des caractéristiques inhabituelles compte tenu des faits uniques et de la nature même des droits fondamentaux en cause. À tous égards, ma décision de proroger le délai habituel de 30 jours pour présenter une demande de contrôle judiciaire, douze ans après la communication de l’office fédéral de sa dernière décision, doit donc être comprise en ayant notamment en vue les circonstances très particulières ci-après exposées, ainsi que le caractère humanitaire et l’objet réparateur du décret.

 

II. TRAITEMENTS DE DÉSTRUCTURATION ET DE SATURATION PSYCHIQUE

 

[18]           L’IAM est un établissement affilié à l’Université McGill et fait partie de l’hôpital Royal Victoria de Montréal. Le docteur Cameron, aujourd’hui décédé, a déjà été directeur de l’IAM. C’était un psychiatre renommé. Plus particulièrement, entre 1950 et 1965, le docteur Cameron y traite plusieurs patients souffrant de dépression, de schizophrénie ou d’autres troubles d’ordre mental. La demanderesse est sa patiente au cours de la même période. Les informations qui suivent proviennent du rapport Cooper.

 

[19]           Dans les années 1950 et 1960, l’électroconvulsivothérapie (sismothérapie) et le coma insulinique sont encore des pratiques privilégiées pour traiter la dépression et certaines névroses dans divers centres psychiatriques au Canada et à l’étranger. Certains psychiatres ont par ailleurs noté que des personnes souffrant de convulsions épileptiques ou d’un coma induit par l’insuline ne développent pas de troubles d’ordre mental. Si on provoque artificiellement le même type de convulsions chez des patients névrosés ou dépressifs, les «voies de transmission cérébrales» seront détruites; alors ces patients pourront être guéris. C’est l’idée fondamentale derrière le recours à l’électroconvulsivothérapie et l’insulinothérapie (rapport Cooper à la p. 14).

 

[20]           Mais voilà, le docteur Cameron pousse, entre 1950 et 1965, beaucoup plus loin que les autres médecins l’expérimentation et l’utilisation de ces méthodes pour en venir à développer une thérapie composée de traitements de déstructuration et/ou de sa saturation psychique, combinés ou non avec l’électroconvulsivothérapie. En outre, la narcothérapie est utilisée par le docteur Cameron pour induire le patient dans un état de sommeil artificiel prolongé, soit pour le préparer mentalement à l’une ou l’autre des deux phases de traitement décrites plus bas (déstructuration et restructuration).

 

[21]           Le docteur Cameron estime que la maladie mentale est le résultat d’un mode « incorrect » de réponse au monde ambiant élaboré par le patient au fil des ans. Dans un premier temps, la thérapie du docteur Cameron fait appel à la « déstructuration » du cerveau du patient névrosé ou dépressif. Pour ce faire, on plonge d’abord ce dernier dans un état artificiel de sommeil prolongé; divers sédatifs sont utilisés. Au bout d’un certain nombre de jours, peut alors commencer la phase dite de « sismothérapie intensive ». Maintenu en état de sommeil artificiel, le patient est alors soumis à plusieurs séances d’électrochocs. De plus, la fréquence et la force des électrochocs sont supérieures à celles d’un traitement habituel d’électroconvulsivothérapie (rapport Cooper à la p.15). On peut également utiliser l’expression « sismothérapie régressive » pour décrire cette phase du traitement puisque l’objectif recherché par le docteur Cameron est de faire régresser, par des électrochocs massifs, l’état mental du patient concerné.

 

[22]           Au bout d’un certain nombre de jours de sommeil prolongé et de sismothérapie intensive, l’état mental du patient est plus ou moins devenu celui d’un enfant. Mais il semble que cela soit plutôt une « image » pour décrire l’état sévère de déstructuration alors recherché par le docteur Cameron, qui fait lui-même référence à trois niveaux de déstructuration :

In the first stage of disturbance of the space-time image, there are marked memory deficits but it is possible for the individual to maintain a space-time image. In others words, he knows where he is, how long he has been there and how he got there. In the second stage, the patient has lost his space-time image, but clearly feels that there should be one. He feels anxious and concerned because he cannot tell where he is and how he got there. In the third stage, there is not only a loss of the space-time image but loss of all feeling that should be present. During this stage the patient may show a variety of other phenomena, such as loss of a second language or all knowledge of his marital status. In more advanced forms, he may be unable to walk without support, to feed himself, and he may show double incontinence. At this stage all schizophrenic symptomatology is absent. His communications are brief and rarely spontaneous; his replies to questions are in no way conditioned by recollections of the past or by anticipations of the future. He is completely free from all emotional disturbance save for a customary mild euphoria. He lives, as it were, in a very narrow segment of time and space. All aspects of his memorial function are severely disturbed. He cannot well record what is going on around him. He cannot retrieve data from the past. Recognition or cue memory is seriously interfered with and his retention span is extremely limited.

 

 (Appendice 15 du rapport Cooper, à la p. 67, tel que cité dans le rapport Cooper à la p. 21).

[23]           L’inconvénient ou l’avantage, tout dépend du point de vue selon lequel on se place, c’est que la sismothérapie intensive efface à long terme des pans importants de la mémoire du patient. Il faut également noter ici que si la sismothérapie intensive est habituellement utilisée par le docteur Cameron pour déstructurer un patient, il peut également avoir recours à la « privation sensorielle ». Dans ce dernier cas, il s’agit de placer un patient pendant plusieurs jours dans des situations de privation sensorielle. Son objectif est le même, faire « régresser » l’état mental du patient à celui d’un enfant. Ceci étant dit, pour les patients dépressifs, la « déstructuration » n’est pas une fin en soit, car il s’agira de « restructurer » par la suite leur cerveau.

 

[24]           Le patient déstructuré qui commence à reprendre contact avec la réalité dans les jours suivant sa « déstructuration » pourra éprouver une anxiété considérable. En effet, le cerveau du patient déstructuré se réorganise progressivement, passant de la troisième phase, à la deuxième phase et ce jusqu’à la première phase de déstructuration. Divers sédatifs et barbituriques sont alors administrés pendant la période de dite « réorganisation » du cerveau : « During this period, the patient would undergo considerable anxiety; to control this, the drugs chlorpromazine (Largactil) and sodium amytal were administered. The purpose of this procedure, in the case of psycho-neurotic patients was to prepare them for a course of “psychic driving” » (rapport Cooper, aux pp. 17-18).

 

[25]           La deuxième phase de la thérapie globale mise au point par le docteur Cameron, c’est la « restructuration ». Bref, il s’agit ici de « restructurer » le cerveau du patient pour lui inculquer des modes « corrects » de pensée. Partant cette fois de l’idée que si, à la suite des traitements de déstructuration, le patient a régressé à l’état mental d’un enfant, le docteur Cameron croit alors qu’on peut soigner celui-ci par « maternage » (« re-mothering »). Mais l’environnement « sympathique » de l’hôpital souhaité par le docteur Cameron peut devenir carrément « hostile » pour les patients qui sont soumis pendant des jours à la saturation psychique (rapport Cooper aux pp.15-16).

 

[26]           Voici, en effet, ce qu’est la « saturation psychique » : des messages « négatifs » pré-enregistrés sont joués de façon continue des milliers de fois dans les oreilles d’un patient psycho-névrotique afin de le confronter par exemple à ses faiblesses ou à sa médiocrité. Au bout d’un certain temps, on reprend le même processus, mais en jouant cette fois des messages « positifs ». Le but de ce conditionnement verbal est d’amener le patient à adopter l’attitude ou le comportement souhaité. Le contenu des messages qui sont joués au patient pendant les séances de saturation psychique est choisi par le psychiatre à partir du matériel qu’il a lui-même assemblé (« heteropsychic driving ») ou encore à partir des séances de thérapie qu’il a menées avec le patient alors que ce dernier pouvait être sous l’influence de drogues ayant fait disparaître ses inhibitions (on peut penser ici au sodium amytal) (rapport Cooper à la p. 20).

 

[27]           Ces séances de saturation psychique à l’IAM peuvent durer dans certains cas jusqu’à 16 heures par jour. Afin de s’assurer que le patient soumis à ce traitement demeure dans un état de « réceptivité », des injections de curare et de cire d’abeille peuvent lui être administrées. Pendant la thérapie, on peut avoir également recours à des hallucinogènes (LSD-25 et mescaline), des amphétamines et des doses massives de barbituriques (rapport Cooper aux pp. 20 et 26). D’ailleurs, il semble que le LSD, la mescaline, les amphétamines et le sodium amytal ne sont pas utilisés seulement dans le cadre des séances de saturation psychique (rapport Cooper à la p. 26)

 

[28]           C’est en 1955 que le processus complet de déstructuration du docteur Cameron est mis au point et qu’il fait ensuite l’objet d’une publication scientifique. Cependant, la thérapie utilisée avant 1955 comporte, semble-t-il, la plupart des caractéristiques de déstructuration décrites plus haut, en particulier le sommeil artificiel et les électrochocs.

 

III. DOSSIER DES ADMINISTRATEURS DU RÉGIME CONCERNANT LA DEMANDERESSE

[29]           La demanderesse, Mme Janine Huard, a aujourd’hui 79 ans. Dans la vingtaine et au début de la trentaine, la demanderesse est hospitalisée à trois reprises entre 1950 et 1965 pour des périodes de temps prolongées à l’IAM, en plus d’y être traitée sur une base ambulatoire au cours de la même période. La demanderesse souffre à l’époque d’anxiété, de fatigue et de dépression. Elle a également perdu du poids.

[30]           La demanderesse affirme dans l’affidavit qu’elle a soumis au soutien de la présente requête en prorogation qu’entre le 4 avril 1951 et le 22 février 1962 elle a reçu des traitements massifs d’électrochocs, des traitements de sommeil artificiel prolongé, des traitements de saturation psychique, alors qu’on lui a administré massivement toutes sortes de drogues qui l’ont empêchée de donner un consentement éclairé quant aux divers traitements qu’elle a reçus à l’IAM, alors que le docteur Cameron était son médecin traitant.

 

[31]           La demanderesse n’a pas été contre-interrogée par le défendeur sur les allégations contenues dans son affidavit. À l’audition, le représentant du défendeur a indiqué à la Cour qu’il ne conteste pas le fait que des électrochocs ont été administrés à la demanderesse, ni que celle-ci a été l’objet d’expérimentations diverses du docteur Cameron (saturation psychique et narcothérapie notamment) entre 1950 et 1965. Le nombre et l’intensité des électrochocs qui ont été administrés à la demanderesse entre 1950 et 1965 est toutefois l’objet d’un grand débat entre les parties. Le défendeur soumet que la qualification donnée par l’office fédéral à ces traitements est raisonnable. En effet, même si certains traitements administrés à la demanderesse paraissent horribles, ils étaient « normaux » à l’époque. Ainsi, le procureur du défendeur soumet notamment que la saturation psychique dont la demanderesse a fait l’objet, ainsi que la privation sensorielle dont il est également mention dans le rapport Cooper, ne constituent pas un « traitement de déstructuration » au sens du décret, ce que conteste bien entendu la demanderesse. Je reviendrai plus loin sur la valeur de ces arguments.

 

[32]           Le défendeur a produit dans son dossier de réponse à la présente requête une copie des documents contenus dans le dossier des administrateurs du Régime concernant la demanderesse. On retrouve notamment la demande d’indemnisation dûment signée par la demanderesse, qui consent en outre à ce que les administrateurs du Régime et la Croix Bleue communiquent directement avec ses médecins et l’IAM pour tout complément d’information, ce qu’ils n’ont, semble-t-il, jamais fait.

 

[33]           Tandis que le dossier médical de la demanderesse obtenu de l’Hôpital Royal Victoria de Montréal fait tout près de 300 pages, il y a malheureusement très peu d’informations médicales concernant les traitements particuliers subis par la demanderesse au cours de l’une ou l’autre des trois périodes où celle-ci a été traitée par le docteur Cameron.

 

[34]           Pour une raison qui n’a pas été expliquée à la Cour, plus des neuf dixième du volumineux dossier médical transmis le 18 février 1993 par l’Hôpital Royal Victoria de Montréal (Dossier de requête du défendeur, pièce A de l’affidavit de France Bétournay à la p. 228) couvre des périodes postérieures à 1965, non visées par le décret, soit l’admission de la demanderesse à l’IAM pour la période allant du 21 novembre 1966 au 10 mars 1967 (la quatrième admission) ainsi que des visites en clinique dans les années mille neuf cents soixante et mille neuf cents soixante-dix.

 

[35]           Ceci étant dit, les informations médicales disponibles qui sont contenues au dossier de l’office fédéral (même si celui-ci ne constitue pas le dossier complet de l’institution hospitalière) corroborent, dans une très large mesure, les allégations générales faites par la demanderesse dans son affidavit : traitements d’électroconvulsivothérapie (électrochocs ou ECT); insulinothérapie (« somnolent insulin » dans son cas); utilisation de barbituriques, d’antidépresseurs, de sédatifs et d’autres drogues comme le curare; cure de sommeil et/ou demi-sommeil (narcothérapie); saturation psychique.

 

[36]           La première admission de la demanderesse à l’IAM est antérieure à 1955. On sait seulement que la demanderesse y a fait un séjour prolongé de 51 jours, soit du 4 avril au 24 mai 1951. Il n’y a aucune indication au dossier médical qui puisse renseigner la Cour sur son traitement journalier. Toutefois, on peut voir qu’elle a subi une radiographie, un électrocardiogramme et des tests de sang.

 

[37]           La demanderesse semble avoir été vue à son admission, le 4 avril 1951, par le docteur Thelma Gordon. Il semble que la demanderesse a été admise pour des problèmes de perte de poids et d’anxiété. On semble recommander à titre de traitements une psychothérapie et la prise d’insuline (« somnolent insulin »). Il n’y a pas d’indication dans le dossier médical de traitements par électrochocs au cours de cette première admission.

 

[38]           Ceci étant dit, il semble que la demanderesse ait été traitée au cours de son premier séjour à l’IAM par le docteur Cameron. Dans une lettre en date du 28 mai 1951 rédigée par le docteur Cameron après l’obtention du congé de la demanderesse, il est indiqué dans des termes quelque peu laconiques : « The patient was put on somnolent insulin, fesofor, and psychotherapy; she was investigated in the G.I. clinic in the O.P.D. and their findings were negative with respect to organic factors. She was also referred to the Extension Department. It was felt that the primary dynamic is that her home is a broken one and that her relationship to the mother has been complex. In the view of the low red cell count the patient was referred to the Division of Hematology and it was felt that she had a secondary anemia. This was considered to be due to her vomiting » (Dossier de requête du défendeur, pièce A de l’affidavit de France Bétournay aux pp. 249-250).

 

[39]           La deuxième admission prolongée de la demanderesse à l’IAM a lieu le 26 mars 1958 et je suis prêt à accepter à ce stade que le docteur Cameron a également traité la demanderesse comme elle l’allègue dans son affidavit. On parle ici d’une période de séjour de quelque 45 jours, la demanderesse ayant obtenu son congé le 9 mai 1958. Or, il n’y a aucune note ou document médical journalier de quelque nature que ce soit pour l’ensemble de cette deuxième période d’admission dans le dossier des administrateurs du Régime, ce qui soulève des doutes sérieux sur ce qui s’est réellement passé à cette époque.

 

[40]           Toutefois, on retrouve une lettre du docteur Azima, postérieure au second séjour prolongé, datée du 14 juin 1958 (Dossier de requête du défendeur, pièce A de l’affidavit de France Bétournay à la p. 26). Ce dernier  mentionne que pendant ledit séjour, la demanderesse a pris un nouvel antidépresseur, le G2235 (imipramine)  et de l’insuline (somnolent insulin). Le docteur Azima mentionne aussi que la demanderesse a suivi une « psychothérapie exploratoire », sans préciser si au cours de cette dernière, la demanderesse a été soumise à des séances de saturation psychique. Il n’est pas non plus question d’administration d’électrochocs, de traitements de sommeil artificiel prolongé ni de séances de saturation psychique dans la lettre du 14 juin 1958. Pourtant, selon la lettre du docteur Jonathan F. Meakins, registraire de l’Hôpital Royal Victoria en date du 18 février 1993, des électrochocs ont bel et bien été administrés à la demanderesse pendant ce deuxième séjour prolongé : « ...we have records of ECT programs of 1958 ... » [mes soulignés] (Dossier de requête du défendeur à la p. 228). Aussi, à ce stade, je suis prêt à accepter que la demanderesse a pu également subir des électrochocs au cours de son second séjour à l’IAM en 1958.

 

[41]           Selon le dossier médical en possession des administrateurs du Régime, la demanderesse a également été traitée sur une base ambulatoire à l’IAM en 1959, 1960 et 1961. Selon ce dossier médical, la demanderesse a reçu un minimum de huit électrochocs en 1959 et de neuf autres électrochocs en 1960. Cela fait donc au moins 17 électrochocs. Il n’est pas clair à la lecture de la décision de l’office fédéral que cette preuve médicale a été considérée par le gestionnaire (celui-ci parle de 11 électrochocs sans préciser à quelle période exactement il se réfère).

 

[42]           Les notes de progrès au dossier médical des administrateurs du Régime sont dans un état fragmentaire. De plus, leur contenu a été édité ou altéré par l’institution hospitalière ou une tierce personne. Des documents médicaux complets ne sont pas reproduits. Selon cette preuve médicale incomplète, il est clair que la demanderesse a reçu au minimum huit électrochocs (ECT) en 1959 comme je l’ai déjà noté au paragraphe précédent. De plus, on l’a mis sur le « G22355 » (imipramine) (notes du 19 février 1959, dossier de requête du défendeur, pièce A de l’affidavit de France Bétournay à la p. 296). De plus, on lui a donné du Tofranil, du Largactil et de l’Atarax (notes du 9 avril  et du 28 juillet 1959, dossier de requête du défendeur, pièce A de l’affidavit de France Bétournay aux pp. 299-300). Au passage, selon le rapport Cooper (page 17), la chlorpromazine (Largactil) est une drogue qu’utilise alors le docteur Cameron pour contrôler l’anxiété du patient « déstructuré ».

 

[43]           De plus, toujours sur une base ambulatoire à l’IAM, le 22 novembre 1960, la demanderesse commence à recevoir des électrochocs Offner au rythme de trois par semaine et à prendre du sodium amytal (notes du 22 novembre 1960). J’ignore à ce stade ce que sont des électrochocs « Offner » et s’il s’agit d’électrochocs plus puissants ou moins puissants que les électrochocs « Page-Russell » auxquels la Cour fait référence dans la décision Kastner précitée et dans les expertises médicales déposées par Mme Kastner dans le dossier T-1755-02. Le 28 novembre 1960, la demanderesse reçoit son quatrième électrochoc; le 29 novembre 1960, son cinquième; la date du sixième n’est pas indiquée; le 5 décembre 1960, son septième; le 9 décembre 1960, son huitième; et le 16 décembre 1960, son neuvième. On donne également à la demanderesse du sodium amytal qui est l’une des drogues pouvant être administrées en préparation des traitements de saturation psychique ou pendant ceux-ci (pages 17, 20 et 26 du rapport Cooper).

 

[44]           Au cours de la période suivant les électrochocs de novembre et décembre 1960, la demanderesse prend diverses drogues (dossier de requête du défendeur aux pp. 307, 309-311). Les notes du 29 décembre 1960 indiquent : « Because she feels quite tense, I have changed her medication, she is now receiving tofranil 50 mgs. q.i.d. trilafon 4 mgs. q.i.d. and sodium amytal 200 mgs. q.h.s. » Ensuite, les notes du 12 janvier indiquent: « Last time she was here I substituted equinal for stelazine she was taking but this made no difference. So I have now given her tofranil 50 mgs. q.i.d., librium 20 mgs. q.i.d.., tuinal 200 mgs. q.h.s. and in addition she is to receive Vitamin B12, 100 micrograms i.m. twice weekly for one month » (voir pp. 311-312 du dossier de requête du défendeur). Le 7 avril 1961, on retrouve une note de progrès du docteur Cameron mentionnant que la demanderesse n’aura plus de traitements à l’insuline, mais qu’on la maintiendra au Tofranil, au Librium, ainsi qu’au sodium amytal.

 

[45]           La troisième période d’admission prolongée de la demanderesse à l’IAM est relativement longue. Celle-ci s’étend du 30 octobre 1961 au 22 février 1962, soit 116 jours au total. Malheureusement, le dossier médical des administrateurs du Régime, relatif à cette période cruciale, fait gravement défaut pour des raisons inexpliquées.

 

[46]           Toutefois, les deux seules notes disponibles du docteur Cameron en date des 22 et 30 janvier 1962 confirment que pendant tout le mois de janvier 1962, la demanderesse a bel et bien subi des traitements de saturation psychique et qu’on lui a administré des sédatifs et diverses drogues en doses massives (sodium amytal, Largactil et Chloralol notamment) (dossier de requête du défendeur aux pp. 23-24).

 

[47]           En date du 22 janvier 1962, la demanderesse a déjà eu 16 jours de « negative driving ». Toutefois, le docteur Cameron n’est pas satisfait des résultats obtenus car, écrit-il, la demanderesse « listens very poorly, this thing (sic) at the most 2 to 5 hours ... We have not yet tried her with Curare but this will be done, if necessary » (notes du docteur Cameron du 22 janvier 1962, dossier de requête du défendeur à la p. 23). Le curare est une drogue paralysante qui est alors également utilisée par le docteur Cameron pendant les traitements de saturation psychique pour maintenir le patient en état de réceptivité maximum.

 

[48]           Le 30 janvier 1962, le docteur Cameron note que la demanderesse a déjà eu 17 jours de « negative driving ». Celle-ci a également eu des sessions de « positive driving », mais le nombre exact de jours est omis ou effacé de la note du docteur Cameron. Ce dernier note toutefois une certaine amélioration. Parlant de la demanderesse : « She is listening rather better now, especially since she has been put on heavy sedation and also since she has been listening to her driving downstairs in the Day Hospital East” (notes du docteur Cameron du 30 janvier 1962, dossier de requête du défendeur, pièce A de l’affidavit de France Bétournay à la p. 24). Je note ici que selon la preuve médicale au dossier, c’est apparemment dans ce dernier pavillon (Day Hospital East) que des électrochocs ont déjà été administrés à la demanderesse sur une base ambulatoire en 1959 et 1960.

 

[49]           La demanderesse continue de subir des traitements de saturation psychique après le 30 janvier 1962 (« bedside notes » du 31 janvier 1962). Pour une raison encore inexpliquée, les « bedside notes » dans le dossier des administrateurs du Régime concernant la troisième période d’admission prolongée de la demanderesse couvrent seulement les journées du 24 et 31 janvier 1962 et du 1er février 1962,  mais on peut lire dans l’une de celles-ci que la demanderesse continue d’être dépressive et formule la plainte suivante : « I just can’t listen to that tape any longer, it makes me so depressed » (« bedside notes » du 1er février 1962, dossier de requête du défendeur, pièce A de l’affidavit de France Bétournay à la p. 29).

 

[50]           Par suite des traitements qu’elle a reçus à l’IAM, la demanderesse affirme dans son affidavit avoir subi des pertes de mémoire, et précise que sa mémoire est encore à ce jour défaillante, ce qui n’est pas contredit par la preuve médicale au dossier des administrateurs du Régime. La demanderesse relate qu’à la suite de son « congé » [je présume qu’il s’agit de son congé de 1962], sa mère est venue habiter avec elle, son époux et ses quatre enfants. La demanderesse précise qu’à cette époque, elle est totalement et entièrement dépendante de sa mère et qu’elle ne peut rester seule : « Si ma mère me laissait seule, même pour un court moment, j’étais désemparée et je me retrouvais dans un état de panique. Souvent, je dormais avec ma mère pour me sécuriser. »

 

[51]           Le docteur Cameron cesse de traiter la demanderesse après 1965. La demanderesse retourne à l’IAM pour un séjour prolongé, son quatrième, entre le 21 novembre 1966 et le 10 mars 1967. Entre temps,  la demanderesse continue de se rendre à l’IAM pour suivre une psychothérapie. À l’occasion de sa quatrième admission, elle reçoit quelque dix électrochocs. À la p. 83 du dossier de requête du défendeur, dans les notes du docteur Pivnicki daté du 17 janvier 1967, on peut lire : « She seems to be slightly depressed still. She had her 10th ECT this morning, and will have another at the end of this week. » D’autre part, il semble qu’elle n’a pas reçu le onzième électrochoc annoncé puisque les notes du docteur Pivnicki daté du 24 janvier 1967 mentionnent : « On Friday evening, the day when the pt did not receive an ECT which she seemed to be expecting... » Toutefois, à ce stade, il n’est pas possible de déterminer si ces derniers électrochocs sont moins puissants, équivalents ou plus puissants que ceux que la demanderesse a reçus en 1958, 1959, 1960 (et peut-être en 1961). Pendant plusieurs jours, la demanderesse est également dans un état de demi-sommeil prolongé. Le dossier médical en possession des administrateurs du Régime corrobore également, jusqu’à un certain point, le fait qu’à cette époque, la demanderesse se comporte comme un enfant («...she was behaving like a child », notes du Dr. Pivnicki en date du 21 février 1967, dossier de requête du défendeur à la p. 71; « She behaved in a childish obstinate way... », notes du Dr. Pivnicki en date 31 janvier 1967, dossier de requête du défendeur à la p. 78).

 

IV. ACTION AMÉRICAINE

[52]           La demanderesse explique dans son affidavit que c’est seulement au printemps de l’année 1980 qu’elle a appris, via un article dans un journal, que les traitements prodigués par le docteur Cameron étaient « expérimentaux ». Comme huit autres patients du docteur Cameron (dont l’épouse d’un député fédéral), elle se porte co-demanderesse dans une action en dommages-intérêts contre le gouvernement des États-Unis.

 

[53]           Les poursuivants allèguent alors que la Central Intelligence Agency (CIA) a financé certaines expériences du docteur Cameron, ce qui a été retenu par la suite par Me Cooper dans son rapport. La CIA a, en effet, eu recours à certains organismes « façades » pour financer les expériences en question. Les reproches des poursuivants visent spécifiquement le recours aux méthodes de traitement suivantes : sommeil prolongé, sismothérapie intensive, saturation psychique et utilisation d’hallucinogènes. À l’audition de cette requête, on a affirmé que les frais de représentation des poursuivants étaient alors entièrement assumés par le gouvernement du Canada.

 

[54]           Les paragraphes 30 à 32 de l’action américaine ont trait au cas particulier de la demanderesse :

30. Plaintiff, Mrs. Jeanine (sic) Huard, began visiting the Allen (sic) Memorial Institute as an out-patient in 1958 seeking psychiatric therapy to help her overcome recurring depressions. Mrs. Huard became a Cameron patient and remained under his care until 1962. During her time as a Cameron patient, Mrs. Huard became an unwitting subject of CIA-funded brainwashing experiments. Until 1961, Mrs. Huard was given Page-Russell electroconvulsive treatments daily or every second day, in addition to a variety of drugs. In September 1961, Mrs. Huard was admitted to the Allen (sic) Memorial Institute as a Cameron patient and, until March 1962, Cameron had her listen to psychic driving tapes for seven hours each day.

 

31. At no time while she was a Cameron patient was Mrs. Huard told that she was participating in experiments rather than therapy, that such experiments were being financed by the CIA for nonmedical purposes, that such experiments would be unlikely to yield therapeutic benefits, or that such experiments involved the use of dangerous drugs and hazardous techniques that could result in permanent physical and psychological injury.

 

32. As a result of her participation in the CIA-financed experiments, Mrs. Huard was denied needed therapy which she sought and for which she paid, cannot sleep without drugs, is afflicted with migraine headaches, and suffers from impaired mental health.

[55]           Je note qu’au paragraphe 30 de l’action américaine, la demanderesse allègue spécifiquement avoir reçu jusqu’en 1961 des électrochocs Page-Russell à tous les jours ou les deux jours. L’action américaine est éventuellement réglée hors cour. De fait, la demanderesse touche, le 21 novembre 1988, un montant de 66 562,50 dollars américains à titre de dédommagement du gouvernement américain. La demanderesse n’a jamais pris une action civile au Canada. Bien entendu, tout droit d’action contre le docteur Cameron, l’Hôpital Royal Victoria et le gouvernement du Canada, en supposant qu’un tel recours ait pu être envisagé à l’époque par la demanderesse, est aujourd’hui prescrit (Kastner v. Royal Hospital, [2002] Q.J. no 568 (C.A. Qc.)(QL), confirmant [2000] Q.J. no 1060 (C.S. Qc.)(QL)).

 

V. RAPPORT COOPER

[56]           En l’espèce, il n’est pas contesté que certaines des recherches et expérimentations concernant la saturation psychique utilisée en combinaison avec des drogues, le sommeil prolongé, la sismothérapie intensive et/ou la privation sensorielle, menées entre 1950 et 1965 par le docteur Cameron et son équipe à l’IAM (et qui ont intéressé également à l’époque la CIA), ont été effectuées suite à l’obtention de subventions de ministères fédéraux.

 

[57]           On parle notamment des deux projets de recherche suivants : 1) projet no 604-5-14 (1950-1954), intitulé « Support for a Behavioural Laboratory »; projet no 604-5-432 (1961-1964),  intitulé « Study of Factors which Promote or Retard Personality Change in Individuals Exposed to Prolonged Repetition of Verbal Signals » (appendices 28 et 29 du rapport Cooper).

 

[58]           La seconde étude mentionnée au paragraphe précédent (le docteur Cameron est co-auteur) a été publiée en 1965. Le procureur de la demanderesse en a fait parvenir copie à la Cour, en même temps qu’un autre article co-signé par le docteur Cameron traitant de la saturation psychique, qui avait déjà été publié en 1958 (« Effect of Repeated Verbal Stimulation upon a Flexor-Extensor Relationship »).

 

[59]           Dans l’étude intitulée « The Effects of Long-Term Repetition of Verbal Signals » publiée en 1965, les auteurs notent :

Studies in the effects of prolonged verbal repetition upon human behaviour have been carried out at the Allan Memorial Institute since 1953. At that time it was reported by Cameron that exposure of the individual to prolonged repetition will produce a desired change in behaviour and that the nature of this change will bear a relation to the content of the verbal sign. The signals which were used in the experiments at that time consisted of statements made by the patient in the course of psychotherapy.

 

This observation led to further experimentation and in 1955 it was found that behaviourial changes could also be brought about by using verbal signals constructed on the basis of knowledge of the patient’s dynamics. In the case of individuals with marked symptom formation, changes could be brought about more readily when the individual was exposed to repetition after either prolonged sleep or E.C.T.

[60]           Le ou vers le 26 février 1986, le ministère de la justice mandate Me Georges Cooper pour préparer une opinion relativement à la potentielle responsabilité juridique ou morale du gouvernement du Canada suite à l’octroi de subventions pour financer les activités de recherche menées entre 1950 et 1965 à l’IAM par le docteur Cameron. Dans un rapport daté du mois de mai 1986 qui fait plus de 130 pages (sans les 53 annexes au rapport), Me Cooper fait état avec une grande minutie des diverses méthodes thérapeutiques ou expérimentales utilisées par le docteur Cameron.

 

[61]           Me Cooper conclut que la déstructuration et la saturation psychique sont des échecs, non seulement du point de vue de leur efficacité comme techniques thérapeutiques, mais encore parce qu’elles présentent des formes injustifiables d’agression contre le cerveau humain. Ces atteintes ne sont pas justifiables même selon les normes de l’époque et à la lumière des connaissances scientifiques et médicales rudimentaires qu’on possède alors par rapport à aujourd’hui. Néanmoins, le rapport Cooper décline toute responsabilité juridique ou morale du gouvernement du Canada eu égard au financement des activités du docteur Cameron à l’IAM, annexant cependant à son rapport une note de service sur la compensation en l’absence de responsabilité juridique ou morale (annexe 53 du rapport Cooper) que les procureurs des parties ont également transmis à la Cour après l’audition.

 

[62]           Dans cette note de service, Me Cooper souligne que si jamais le gouvernement du Canada décide d’indemniser les neuf poursuivants dans l’action intentée contre le gouvernement américain, ceci constituera un précédent pour les autres patients du docteur Cameron qui ont également subi des traitements de déstructuration et/ou de saturation psychique :

The most important problem is the fact that a precedent will be created by any decision to compensate. That this is not merely a theoretical consideration may be demonstrated by posing some of the questions that are likely to arise in the wake of a decision to compensate. If the nine U.S. plaintiffs are to be offered compensation, could the other patients of Dr. Cameron be refused, and if so, on what ground? What about patients of other doctors at the Allan who underwent depatterning and/or psychic driving treatments? Would those other claimants be under the same or different requirements as to proof of the treatment undergone and/or damages suffered as the nine U.S. plaintiffs? Would all other “victims” of medical experiment or novel medical treatments be likewise entitled to compensation, and on the same requirements as to proof, etc? If not, why not?

[63]           Partant du principe que toute indemnité qui pourrait être versée par la Couronne aux poursuivants ou aux autres patients du docteur Cameron est de la nature de dommages généraux, c’est-à-dire couvrant la souffrance et l’atteinte à l’indignité, Me Cooper propose le versement à titre gracieux d’un montant forfaitaire de 100 000 $. Ainsi, l’octroi d’une telle somme ne devrait pas décourager dans l’avenir le financement public dans le secteur de la recherche médicale :

As a final consideration on this point, it is well to remind oneself again of the precedent value of any ex gratia compensation payment for medical misadventure. Unless some limit is set, funding for future medical research would be rendered more uncertain than it would be in the absence of a maximum limit. And if that limit is kept at a relatively modest level (such as $100,000 in 1978 dollars), the “chilling effect” would presumably be kept to a minimum.

[64]           En terminant, le rapport Cooper, qui s’appuie sur les opinions de divers experts, permet d’affirmer ici que la théorie et les méthodes du docteur Cameron sont aujourd’hui complètement discréditées dans les milieux scientifiques. D’ailleurs, le défendeur ne conteste pas le fait que l’administration de traitements complets ou considérables de déstructuration et/ou de saturation psychique décrits plus haut soit susceptible d’occasionner des dommages permanents au niveau de la mémoire et d’autres facultés mentales du patient.

 

[65]           Encore une fois, à mon avis, il ne fait aucun doute que, même suivant les normes de l’époque, les traitements de déstructuration et/ou de saturation psychique décrits plus haut constituent alors une atteinte injustifiée à l’intégrité physique. On peut également présumer que les patients du docteur Cameron étaient en état de vulnérabilité et ne pouvaient pas donner un consentement « éclairé » à l’administration des traitements de déstructuration et/ou de saturation psychique décrits plus haut. Or, il n’y a ici aucune preuve au dossier à l’effet que le docteur Cameron a expliqué à la demanderesse la nature expérimentale de sa « thérapie » et j’accepte à ce stade l’allégation générale faite par la demanderesse dans son affidavit à l’effet qu’elle n’a pu donner à l’époque un consentement éclairé à l’administration de tels traitements.

 

VI. DÉCRET concernant LES PAIEMENTS À TITRE GRACIEUX aux personnes déstructurées à l’Institut Allan Memorial

[66]           Le 16 novembre 1992, le décret à l’origine de la présente affaire a été promulgué. Celui-ci permet au ministre d’effectuer un paiement à titre gracieux de 100 000 $ à une personne déstructurée répondant aux critères mentionnés dans le décret. Voyons donc quels sont ces critères.

 

[67]           Selon le décret, toute demande d’indemnisation doit être présentée au ministre avant le 1er janvier 1994, par la personne déstructurée ou par une personne agissant en son nom (article 4 du décret). Est une « personne déstructurée » au sens du décret, la « [p]ersonne, patiente du Dr. Ewen Cameron, qui a subi des traitements complets ou considérables de déstructuration à l’Institut Allan Memorial à Montréal entre 1950 et 1965 ».

 

[68]           L’expression « traitement de déstructuration » est par ailleurs définie au décret comme étant un « [s]ommeil prolongé suivi d’une sismothérapie intensive, rendant l’état mental du patient semblable à celui d’un enfant » (article 2 du décret).

 

[69]           D’autre part, le ministre n’est autorisé à effectuer un paiement à titre gracieux de 100 000 $ que si la personne déstructurée réside de façon permanente au Canada et est vivante au moment du paiement, et que si celle-ci signe une renonciation protégeant Sa Majesté du chef du Canada ainsi que l’Hôpital Royal Victoria contre toute poursuite judiciaire et le cas échéant, qu’elle retire toute poursuite judiciaire contre Sa Majesté du chef du Canada (article 3 du décret).

 

[70]           En pratique, tel qu’il est précisé dans le Guide d’information préparé par le ministère de la Justice, la demande d’indemnisation et les documents à l’appui sont en premier lieu examinés par un médecin-examinateur du Régime d’aide aux personnes déstructurées à l’Institut Allan Memorial (le Régime), ici un médecin de la Croix Bleue de l’Ontario. Ce dernier peut demander des renseignements supplémentaires au demandeur. Le Comité du ministère de la Justice étudie ensuite la demande et la recommandation du médecin-examinateur. Il appartient alors au ministre de la Justice de décider de chaque cas. La décision est communiquée à l’intéressé par le gestionnaire du Régime (dans le cas présent M. Marc Gervais).

 

[71]           Dans la présente cause, les parties ne s’entendent pas sur la portée de l’expression « traitements complets ou considérables de déstructuration ... ». La demanderesse soumet à cet égard que les décisions de l’office fédéral sont déraisonnables, ce que conteste bien entendu le défendeur. Or, il s’agit seulement de déterminer à ce stade si la demanderesse a une cause « soutenable » (« arguable case »). J’ai conclu que oui. Par ailleurs, il n’est pas nécessaire d’examiner aujourd’hui la valeur des arguments liés à l’application de la Charte canadienne des droits et libertés. Il suffit de constater que, dans son cas individuel, la demanderesse a, à première vue, des arguments solides en droit administratif à faire valoir éventuellement au juge qui entendra l’affaire au mérite (voir les paragraphes 98 à 105 infra). Mais revenons pour le moment au processus ayant mené aux décisions administratives de l’office fédéral contestées en l’espèce par la demanderesse.

 

VII. DEMANDE D’INDEMNISATION ET DÉCISIONS CONTESTÉES

[72]           Le ou vers le 2 décembre 1992, la demanderesse soumet une demande d’indemnisation conformément au décret et produit son dossier médical ou fait tout ce qui est nécessaire pour que les administrateurs du Régime et la Croix Bleue puissent en obtenir directement copie par l’entremise de l’Hôpital Royal Victoria.

 

[73]           En date du 16 avril 1993, la demande d’indemnisation de la demanderesse est rejetée par le gestionnaire, au motif que les traitements qu’elle a reçus ne remplissent pas les critères d’indemnisation du décret. Cette décision du gestionnaire est communiquée à la demanderesse après que le Comité du ministère de la Justice ait entériné la recommandation de rejet formulée par le médecin-examinateur de la Croix Bleue. Essentiellement, le gestionnaire est d’avis que la demanderesse n’a pas droit de recevoir un paiement à titre gracieux parce qu’elle n’a pas subi un « traitement de déstructuration » au sens du décret.

 

[74]           À cet égard, le gestionnaire note que la preuve médicale au dossier indique « plutôt que [la demanderesse] a été placée dans un état de demi-sommeil et [qu’elle] a reçu 11 électrochocs », ce qui m’apparaît à première vue inexact compte tenu de la preuve médicale au dossier des administrateurs du Régime. D’autre part, de l’avis du gestionnaire, ce dernier traitement « ne constitue pas une “sismothérapie intensive”, composante essentielle de la déstructuration des patients », ce que conteste vivement la demanderesse. De plus, le gestionnaire s’appuie également sur le fait que le dossier médical de la demanderesse « n’indique pas non plus que ces traitements ont rendu [son] état mental semblable à celui d’un enfant », ce qui m’apparaît également à première vue inexact sinon contestable compte tenu de la preuve au dossier des administrateurs du Régime.

 

[75]           Le ou vers le 29 avril 1993, la demanderesse demande une révision de cette décision. Elle fait état du fait que son dossier médical indique que plus de 30 électrochocs lui ont été administrés, ce qui m’apparaît à première vue exact (si on inclut les électrochocs administrés au cours de la quatrième période d’admission prolongée mais qui n’est pas visée par le décret). Elle attire également l’attention du gestionnaire sur le fait qu’elle a dû subir des traitements de saturation psychique, qu’on lui a administré du curare, en plus de lui donner le «  masque à gaz » et de lui faire ingurgiter des « médicaments en dose astronomique ». Sa demande de révision est rejetée par le gestionnaire le 12 mai 1993. Ce dernier écrit dans sa décision qu’il « ne discon[vient] pas de la description du traitement médical que [la demanderesse] a subi à l’Institut Allan Memorial ». Toutefois, il réitère que « ce traitement ne constitue pas un traitement de déstructuration ».

 

[76]           En date du 21 septembre 1993, Me Alan Stein, l’un des procureurs actuels de la demanderesse, fait des représentations devant les membres du « Justice Review Committee » et demande la révision de la décision du gestionnaire en date du 12 mai 1993. Le ou vers le 13 janvier 1994, malgré les informations et représentations additionnelles soumises par le procureur de la demanderesse, le gestionnaire confirme une seconde fois sa décision initiale de rejeter la demande d’indemnisation de la demanderesse, et ce sur la base que les critères du décret ne sont pas rencontrés.

 

VIII. CARACTÈRE JUSTICIABLE DE LA DÉCISION DE L’OFFICE FÉDÉRAL

[77]           Je commence par rappeler ici que toute personne est inviolable et a droit à la dignité. Sauf dans les cas prévus à la loi, nul ne peut lui porter atteinte sans son consentement libre et éclairé. De la même manière, nul ne peut être soumis sans son consentement à des soins, quelle qu’en soit la nature, qu’il s’agisse d’examens, de prélèvements, de traitements ou de toute autre intervention. C’est ce que reconnaissent explicitement les articles 10 et 11 du Code civil du Québec, L.Q., 1990, c-64, mais ces principes ont toujours existé, sinon juridiquement du moins moralement.

[78]           Le fait que les victimes d’actes médicaux ou d’erreurs médicales n’ont plus aujourd’hui aucun recours civil contre les auteurs de perpétrations injustifiées à leur personne et à leur dignité n’enlève pas les marques indélébiles laissées dans les cœurs des individus. Aussi, certains gestes publics de reconnaissance sociétale, aussi symboliques soient-ils, sont quelquefois nécessaires pour mettre un baume sur les plaies encore vives de victimes de tels actes médicaux.

[79]           Ainsi, pour des raisons humanitaires, le gouvernement du Canada a déjà versé par le passé des indemnités à titre gracieux, sans reconnaissance d’une responsabilité quelconque, à des victimes d’erreurs médicales, institutionnelles ou autres dans le domaine de la santé. Par exemple, la décision Mercier-Néron c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1995] A.C.F. no 1024 (C.F.1ère inst.) (QL), fait état de l’instauration en 1991 d’un programme fédéral d’indemnisation des victimes de la thalidomide où les victimes éligibles se sont partagées entre elles l’allocation de 7 500 000 $ investie dans le programme en question (voir le Décret concernant l’aide aux personnes infectées par le VIH et aux victimes de la thalidomide, C.P. 1990‑4/872, tel qu’amendé).

 

[80]           Les paiements à titre gracieux effectués par la Couronne prennent leur source soit dans le statut juridique et constitutionnel de la Couronne à titre de personne physique et morale, soit dans la prérogative royale. Le non-versement de paiements gracieux n’engage pas en soi la responsabilité de la Couronne et ne donne donc pas ouverture à une demande de réparation contre la Couronne, à moins, bien entendu, que le versement de tels montants ait acquis un caractère contraignant et obligatoire en vertu de la loi ou d’un règlement (Byer c. Canada, 2002 CAF 430, confirmant 2002 CFPI 518).

 

[81]           Lorsque la Couronne exerce un pouvoir aux termes de la prérogative royale qui soit justiciable, l’exercice de ce pouvoir peut être examiné par les tribunaux par voie d’une demande de contrôle judiciaire (Peter Hogg, Constitutional Law of Canada, Toronto, feuilles mobiles, Carswell, 2005 aux pp. 1-15 à 1-17), et il n’est pas contesté en l’espèce que la décision relative à l’octroi d’un versement à titre gracieux peut faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire (Schavernoch c. Canada (Commission des réclamations étrangères), [1982] 1 R.C.S. 1092; Schrier c. Canada (Sous-procureur général), [1996] A.C.F. no 246 (1re inst.) (Q.L.); Mercier-Néron, ci-dessus; Kastner, ci-dessus).

 

[82]           D’ailleurs, cette Cour a déjà examiné la légalité de décisions administratives prises en application du décret : Schrier, ci-dessus; Kastner, ci-dessus. Dans les deux cas, la Cour a dû déterminer si le gestionnaire ayant rejeté une demande d’indemnisation avait rendu une décision conforme à une interprétation raisonnable du décret, compte tenu de la preuve au dossier des administrateurs du Régime.

 

[83]           Dans l’affaire Schrier, ci-dessus, le juge Yvon Pinard rappelle qu’il faut interpréter les termes du décret dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de celui-ci et l’intention du gouvernement du Canada. Il conclut qu’il n’est pas déraisonnable pour le gestionnaire d’avoir conclu au rejet de la demande d’indemnisation du demandeur Schrier. En effet, ce dernier est à l’époque un fœtus dans le ventre de sa mère lorsque cette dernière est traitée par le docteur Cameron : « le bon sens dicte qu'il n'a pu avoir reçu un traitement qui aurait eu pour effet de rendre son état mental semblable à celui d'un enfant puisqu'il s'agit d'un stade de développement qu'un fœtus n'a pas encore atteint ».

 

[84]           Je note que la décision de la Cour dans Kastner a été rendue le 4 juin 2004 et que Mme Kastner est représentée par Me Stein, l’un des deux procureurs actuels de la demanderesse (l’autre étant Me Julius Grey).

 

[85]           Dans l’affaire Kastner, mon collègue le juge Michel Beaudry a décidé d’accueillir la demande de contrôle judiciaire de Mme Kastner. Selon la preuve médicale au dossier des administrateurs du Régime, Mme Kastner est hospitalisée à l’IAM en 1953 et reçoit 43 électrochocs, dont quatre sont des électrochocs Page-Russell, qui sont six fois plus intenses qu’un électrochoc normal, ce qui représente un total de 63 électrochocs. Cependant, elle n’est pas soumise à des traitements de saturation psychique.

 

[86]           Or, selon le juge Beaudry, le gestionnaire, et par la suite le délégué du ministre, se sont posés la mauvaise question en se demandant « si Mme Kastner avait subi le traitement complet utilisé après 1955 ». Selon le juge Beaudry, il convient plutôt de se demander « si la demanderesse avait subi des traitements considérables de déstructuration » [mes soulignés] (Kastner, ci-dessus, au paragraphe 40). Étant satisfait que les éléments contenus dans le dossier médical et les affidavits montrent que Mme Kastner « se trouvait dans un état infantile pendant le traitement et peu après l’avoir subi, même si cet état n’a pas persisté indéfiniment », le juge Beaudry conclut que la décision en cause est déraisonnable et que Mme Kastner a le droit en vertu du décret de recevoir un paiement à titre gracieux d’un montant de 100 000 $. Il renvoie donc l’affaire au ministre.

 

[87]           Les procureurs n’ont soumis aucun argument à l’effet que les affaires Schrier et Kastner ont été mal décidées, qu’elles reposent  sur des principes de droit erronés ou que la Cour a omis de tenir compte de dispositions législatives ou réglementaires ou encore de la jurisprudence par ailleurs applicables ou pertinentes. À moins qu’il existe des faits importants qui permettent de distinguer la présente affaire, il s’agit donc de précédents qui, par courtoisie judiciaire (« judicial comity »), pourront être éventuellement appliqués par d’autres juges de la même Cour (voir par exemple Bell c. Cessna Aircraft Co., (1983), 149 D.L.R. (3d) 509, à la p. 511 (C.A.C.-B.); Glaxo Group Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1995] A.C.F. no 1430; Janssen Pharmaceutica Inc. c. Apotex Inc. (1997), 72 C.P.R. (3d) 179 au paragraphe 2 (C.A.F.); Kremikovtzi Trade v. Phoenix Bulk Carriers, 2006 CAF 1; Ahani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. n1005 aux paragraphes 4-8 (C.F. 1re inst.); Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., 2005 CF 1283; Baldeo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 79).

 

[88]           Pour ma part, je note que dans Kastner le juge Beaudry a procédé à une analyse pragmatique et fonctionnelle de la compétence du gestionnaire (ou du délégué du ministre) en vertu du décret. À moins qu’il ne s’agisse d’une pure question de droit ou de compétence, la décision de l’office fédéral en cause devra, au mérite, être examinée selon la norme de la décision raisonnable simpliciter, et c’est la norme que j’ai considérée aux fins de déterminer plus loin si la demanderesse a des chances raisonnables de faire annuler les décisions en cause ayant été rendues par le gestionnaire.

 

[89]           Je retiens également des décisions rendues par la Cour dans les affaires Schrier et Kastner que le gestionnaire doit interpréter les définitions de « personne déstructurée » et de « traitement de déstructuration » que l’on retrouve à l’article 2 du décret dans leur contexte global et en donnant un sens aux mots utilisés dans ces définitions qui s’harmonise avec l’esprit et l’objet du décret, ainsi qu’avec l’intention du gouvernement du Canada. Il faut bien entendu écarter toute interprétation qui heurte le bon sens. Il faut également rejeter une interprétation purement littérale des termes du décret qui a pour effet d’aller à l’encontre de l’objet humanitaire et réparateur du décret.

 

[90]           Tel que le souligne le juge Beaudry dans Kastner, ci-dessus, au paragraphe 46, « [l]es termes utilisés dans le décret ont un sens très large ». Par ailleurs, les expressions « sommeil prolongé » et « sismothérapie intensive » ne sont pas définis au décret et doivent notamment être interprétés de façon libérale en accord avec l’objet réparateur du décret. Le contenu du rapport Cooper et ce que le docteur Cameron a lui-même écrit dans ses publications permettent également de mieux comprendre des concepts qui peuvent paraître un peu flous lorsqu’on lit la définition de « traitement de déstructuration » qui se retrouve à l’article 2 du décret. Le rapport Cooper nous éclaire également sur le contexte particulier qui a précédé et conditionné, il va sans dire, la promulgation quelques années plus tard du décret.

 

IX. ÉLÉMENTS CONSIDÉRÉS DANS L’EXERCICE DE LA DISCRÉTION JUDICIAIRE

[91]           La demanderesse me demande de lui permettre, en vertu du paragraphe 18.1(2) de la LCF, de présenter une demande de contrôle judiciaire plus de douze ans après l’expiration du délai de trente jours qui suit la communication, par l’office fédéral, de sa plus récente décision à la demanderesse.

[92]           Les critères relatifs à l’obtention d’une prorogation de délai sont mentionnés dans l’affaire Grewal c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 2 C.F. 263, aux pages 277 et 282 (C.A.F.). Ainsi, le juge des requêtes considère l’intention constante de la partie requérante de déposer la demande de contrôle judiciaire, l’étendue du délai et les raisons pour lesquelles la partie requérante n’a pas agi plus tôt, l’absence ou non de préjudice que le retard occasionne à la partie adverse, le caractère soutenable de la cause de la partie requérante, ainsi que tous les facteurs pertinents propres à l’affaire.

[93]           Toutefois, aucun des facteurs indiqués dans la décision Grewal n’entrave la discrétion du juge, qui décide du poids relatif à accorder à chaque facteur en fonction des circonstances particulières de l’affaire (Jakutavicius c. Canada (Procureur général), 2004 CAF 289 aux paragraphes 15-17; Stanfield c. Canada, 2005 CAF 107 aux paragraphes 3 et 4; James Richardson International Ltd. c. Canada, 2006 CAF 180, au paragraphe 33).

[94]           Ainsi, une prorogation de délai peut être accordée par le juge même si l’un ou l’autre des critères susmentionnés n’est pas rencontré, lorsque les fins de la justice l’exigent (Grewal, ci-dessus, aux pages 278-279; Canada (Minister of Human Resources Development) v. Hogervorst, 2007 FCA 41, au paragraphe 33 (C.A.)). C’est le cas en l’espèce.

[95]           Or, le paragraphe 18.1(2) de la LCF ne limite pas la discrétion de la Cour et le simple écoulement du temps, même si le délai en cause est très long, n’est pas en soit une raison suffisante, en l’absence de préjudice, pour rejeter une requête en prorogation de délai : « une explication parfaitement convaincante justifiant le retard peut entraîner une réponse positive même si les arguments appuyant la contestation du jugement paraissent faibles et, de la même façon, une très bonne cause peut contrebalancer une justification du retard moins convaincante » Grewal, ci-dessus, à la p. 282, juge Marceau.

 

[96]           En l’espèce, je suis d’avis que si la présente requête en prorogation n’est pas accueillie, une grande injustice sera causée à la demanderesse qui a le droit, malgré la longueur du délai en cause, de faire valoir que les décisions contestées sont révisables au mérite.

 

[97]           Tout d’abord, je note que la demanderesse a fait preuve de courage et de détermination en s’attaquant au gouvernement des États-Unis et à la CIA. L’action américaine entreprise par les poursuivants dans les années mille neuf cent quatre-vingts a sans doute incité le gouvernement du Canada à examiner de plus près sa propre responsabilité juridique et morale potentielle même s’il ne s’agit pas, en soi, d’un élément déterminant. À terme, les actions de la demanderesse et des autres poursuivants (au moins une action avait été commencée au Québec par l’une des poursuivantes) ont produit des résultats positifs même s’il existe d’autres facteurs (dont le rapport Cooper et les pressions des victimes ou du public en général). Le gouvernement du Canada a promulgué en 1992 le décret; réglementation qui doit être interprétée et appliquée par l’office fédéral en tenant compte de son caractère humanitaire et de son objet réparateur.

 

[98]           D’une part, il est clair que les trois décisions du gestionnaire rendues successivement le 16 avril 1993, le 12 mai 1993 et le 13 janvier 1994 forment un tout, du moins quant au principal argument soulevé par la demanderesse à savoir que la détermination à l’effet que la demanderesse n’est pas visée par la définition au décret d’une « personne déstructurée » est entachée d’une erreur de fait et de droit ou est autrement déraisonnable dans les circonstances.

 

[99]           D’autre part, sans prétendre lier de quelque manière que ce soit le juge qui entendra éventuellement la demande de contrôle judiciaire, le caractère très élaboré des représentations soumises de part et d’autre ainsi que la preuve versée au dossier de la Cour me permettent, à ce stade, d’évaluer la valeur de la cause de la demanderesse, d’où l’importance que j’accorde à ce dernier facteur dans l’exercice de ma discrétion.

[100]       Les procureurs de la demanderesse font valoir que l’administration à la demanderesse en janvier 1962 de traitements de saturation psychique par la docteur Cameron permet de conclure de façon raisonnable que la demanderesse a auparavant subi  des traitements de sommeil prolongé et/ou de déstructuration et/ou de privation sensorielle (soit au cours des mois de novembre et décembre 1961); auquel cas, la demanderesse a des chances raisonnables de convaincre un juge qui entendra l’affaire au mérite, que les décisions en cause sont déraisonnables et doivent être annulées par la Cour. Je suis d’accord avec cette proposition.

 

[101]       La demanderesse s’appuie notamment sur l’observation suivante de Me Cooper dans son rapport : « Following a course of sensory deprivation, or of sleep and shock therapy, or both, the patient would then undergo the "psychic driving" procedure » (rapport Cooper à la p. 19).

 

[102]       D’autre part, on retrouve la note suivante dans le dossier des administrateurs du Régime :

Jeannine Huard

- BC rec’d

 

- Med evidence submitted does not indicate departening (sic) but does state negative driving + use of drugs.

 

- It appears as though psychic driving followed either sensory deprivation or depatterning pp19

 

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[103]       À première vue, l’argument de la demanderesse a des chances raisonnables de réussite.

 

[104]       S’appuyant sur ce que le juge Beaudry a décidé dans Kastner, ci-dessus, la demanderesse peut par ailleurs raisonnablement soutenir que le gestionnaire s’est posé ici la mauvaise question en ne se demandant pas si l’assujettissement à des séances de saturation psychique rendait l’existence d’un « traitement de déstructuration » au sens du décret plus probable que son inexistence.

 

[105]       Bien entendu, sans décider de la question, la demanderesse peut sans doute également raisonnablement soutenir que les administrateurs du Régime auraient dû s’assurer, avant de rendre une décision finale, que le dossier médical complet de la demanderesse soit fourni par l’institution hospitalière, et qu’en l’absence de l’obtention d’un dossier complet, des explications soient au moins demandées à l’institution hospitalière, ce qui ne semble pas avoir été le cas en l’espèce (ce qui irait à l’encontre d’un principe d’équité procédurale).

 

[106]       Il est vrai que l’intention de la demanderesse de demander la révision judiciaire des décisions en cause n’a pas été toujours constante, et il n’existait à mon avis aucun empêchement juridique à l’institution des présentes procédures. Mais en soi, ceci n’est pas suffisant en l’espèce pour que dans l’exercice de ma discrétion, je rejette la présente requête en prorogation. Je dois ici considérer l’ensemble des circonstances et les explications de la demanderesse.

 

[107]       Parlant des raisons pour lesquelles elle n’a pas agi plus tôt, la demanderesse explique dans son affidavit : « J’ai toujours cru que j’avais droit à l’indemnité, cependant, suite à toutes mes démarches [soit les deux démarches que la demanderesse avait effectuées en 1993 auprès du gestionnaire et du comité ministériel pour demander la révision de la décision initiale, incluant une démarche auprès de sa députée], j’étais découragée et pensais que je ne pouvais plus rien faire; surtout, quand ma situation financière ne me permettait pas d’engager d’avocat ou d’entreprendre de recherche. » Ce n’est donc qu’après avoir pris connaissance de la décision Kastner qu’elle décide en mars 2005 d’accorder un « mandat » à son procureur. Ce dernier lui a alors « expliqué les difficultés et la nécessité de longues recherches de faits et en droit pour entamer un recours qu’il qualifiait de recours collectif ». Compte tenu des circonstances très particulières de l’affaire dont il a déjà été fait état dans les présents motifs, les explications de la demanderesse m’apparaissent convaincantes.

 

[108]       J’accepte également que l’écoulement d’un long délai laisse présumer l’existence d’un certain préjudice. Mais cette présomption n’est pas irréfragable et peut être réfutée par un examen des faits au dossier, ce qui est le cas en l’espèce. Je suis par ailleurs entièrement d’accord avec les procureurs de la demanderesse que c’est la nature du préjudice que pourrait subir éventuellement le défendeur qui doit être examiné en l’espèce.

 

[109]       Les allégations de préjudice potentiel avancées par le défendeur ne reposent pas sur l’importance des difficultés que le défendeur pourrait éventuellement encourir au niveau de la preuve, comme par exemple, lorsque des documents pertinents ont été détruits et des témoins sont décédés ou leur mémoire est devenue défaillante parce que les faits reprochés remontent à trop longtemps. Le fait que le gestionnaire qui a rendu les décisions contestées exerce aujourd’hui d’autres fonctions n’est pas non plus un élément déterminant, pas plus que les inconvénients administratifs qui pourraient être occasionnés au ministère de la Justice par l’annulation éventuelle des décisions contestées. En effet, c’est le décret lui-même qui est constitutif du droit que revendique en l’espèce la demanderesse. Or, le décret n’a pas été révoqué et c’est le ministre lui-même qui est ultimement responsable du versement d’un paiement de 100 000 $ à titre gracieux, dans le cas où les conditions du décret sont remplies.

 

[110]       En principe, faut-il le rappeler, sans trancher ici la question, les preuves dont ne disposait pas le gestionnaire ne sont pas admissibles dans une instance de contrôle judiciaire pour apprécier le caractère raisonnable ou déraisonnable de la décision (Kastner, ci-dessus, au paragraphe 16). En l’espèce, le dossier dont disposaient les administrateurs du Régime et la Croix Bleue pour rendre les décisions contestées a déjà été produit par le défendeur dans son dossier de réponse.

 

[111]       Je ne peux non plus présumer à ce stade qu’un préjudice sera causé au défendeur si la demande de contrôle judiciaire est transformée ultérieurement en action collective. Le défendeur pourra certes soulever, en temps opportun, qu’il s’agit là d’un élément parmi d’autres qui devrait être considéré par la Cour pour rejeter une requête ultérieure en conversion si jamais la demanderesse dépose une requête pour que sa demande de contrôle judiciaire soit transformée en action collective. Il s’agit pour le moment de se demander si une prorogation de délai doit être accordée à la demanderesse dans l’intérêt de la justice et non d’examiner les chances que sa demande de contrôle judiciaire puisse être éventuellement transformée en action en recours collectif. D’ailleurs, aucune requête n’a été présentée valablement en ce sens à la Cour.

 

[112]       En somme, l’exercice de la discrétion d’accorder ou de refuser une prorogation de délai repose essentiellement sur des considérations d’intérêt public et de bonne administration judiciaire, ce qui est illustré par le fait que le délai pour contester une décision d’un office fédéral est habituellement de trente (30) jours, ce qui est très court (Grenier c. Canada, 2005 CAF 348 ; Tremblay c. Canada, 2006 CAF 90). Mais nous sommes justement ici dans une situation inhabituelle où l’intérêt de la justice requiert, au contraire, qu’une prorogation soit accordée.

 

[113]       Pour conclure, dans la présente affaire, le caractère soutenable de la cause de la demanderesse m’apparaît déterminant. En l’espèce, non seulement la demanderesse a-t-elle des questions sérieuses à faire trancher par la Cour, mais je suis d’avis, compte tenu de la preuve au dossier et des représentations qui ont été soumises par les procureurs, que la demanderesse a également, en droit administratif, des chances raisonnables de faire casser la décision du gestionnaire au motif que celle-ci est entachée d’une erreur de fait et de droit ou est autrement déraisonnable dans les circonstances. D’autre part, je prends aussi en considération le fait que la demanderesse n’a pas toujours eu une intention constante de poursuivre sa demande. Toutefois, il faut également considérer l’absence de préjudice réel occasionné au défendeur, les explications raisonnables fournies par la demanderesse, la nature particulière des droits fondamentaux en cause, ainsi que le contexte historique ayant donné lieu à l’adoption du décret au terme duquel les décisions contestées ont été prises. Considérant l’ensemble des facteurs mentionnés dans Grewal, l’objet réparateur et le caractère humanitaire du décret, ainsi que les circonstances très particulières de l’affaire, il s’agit d’un cas où, à mon humble avis, l’intérêt de la justice requiert qu’un juge proroge le délai pour déposer une demande de contrôle judiciaire.


 

ORDONNANCE

 

LA COUR ACCUEILLE LA REQUÊTE ET ORDONNE :

 

1.                                          Le délai de présentation de la demande de contrôle judiciaire est prorogé jusqu’à ce jour;

2.                                          L’avis de demande de contrôle judiciaire de la demanderesse devra être signifié et déposé à la Cour dans les trente (30) jours de la date de la présente ordonnance.

3.                                          Frais à suivre.

 

« Luc Martineau »

juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        06-T-13

 

INTITULÉ :                                       JANINE HUARD  -and-

ATTORNEY GENERAL OF CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 10 janvier 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       Le juge Martineau

 

DATE DES MOTIFS :                      le 20 février 2007

 

 

COMPARUTIONS :                       

 

Me Allan M. Stein                                                         POUR LA DEMANDERESSE

Me Julius Grey

 

Me Frédéric Paquin                                                       POUR LE DÉFENDEUR

Me André Lespérance

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Stein & Stein                                                                POUR LA DEMANDERESSE

Montréal (Québec)

 

Grey Casgrain                                                             

Montréal (Québec)

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

 

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