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Date : 20070123

Dossier : IMM-9689-04

Référence : 2007 CF 68 

OTTAWA (Ontario), le 23 janvier 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

MIRELA RUSTEMI

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La présente demande de contrôle judiciaire a été déposée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). Mirela Rustemi cherche à obtenir le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), rendue le 24 octobre 2004, dans laquelle il a été déclaré que Mme Rustemi n'était ni un « réfugié au sens de la Convention » ni une « personne à protéger » aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR.  Pour l’essentiel, la Commission a tiré cette conclusion parce qu’elle a jugé que Mme Rustemi n’était pas crédible.

 

[2]               Mme Rustemi conteste cette décision en alléguant que la Commission n’a pas tenu compte des trois articles de journaux qu’elle avait déposés en preuve en vue de l’audition de sa demande. Elle allègue que ces articles étaient des éléments de preuve importants pour ce qui est de l’issue de l’affaire et qu’ils étaient essentiels aux fins de l’examen de sa prétention selon laquelle elle a été persécutée du fait de ses opinions politiques. 

 

[3]               Pour les motifs ci-après exposés, je conclus que Mme Rustemi doit avoir gain de cause, étant donné que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle en ne tenant pas compte des articles en question.

 

FAITS

[4]               Mme Rustemi est une citoyenne albanaise ayant  reçu une formation d’économiste.  Elle a quitté son pays le 26 janvier 2001 parce qu’elle aurait été persécutée en raison de ses opinions politiques.  Elle soutient que son père, un membre fondateur de la section locale du Parti démocratique (le Parti), a été tué par des membres du Parti socialiste, tandis que son frère a été arrêté et détenu par la police secrète en raison de ses activités au sein du Parti démocratique.

 

[5]               Mme Rustemi soutient également qu’elle était un membre bien connu du Parti démocratique, puisqu’elle a été nommée coordonnatrice du Forum de la jeunesse du Parti et a agi comme porte-parole lors de manifestations politiques. De plus, elle prétend avoir été agressée par des partisans socialistes et battue par la police à quelques reprises. 

 

[6]               En mars 1999, elle avait commencé à vivre avec un homme dont l’ex-belle-famille était étroitement associée au Parti socialiste, et dont l’oncle aurait été chef de la police secrète locale.  En raison de ses activités politiques, son partenaire a été blessé par balles à deux reprises – d’abord en août 1999 (à la suite de quoi il a perdu sa jambe droite), et ensuite le 3 août 2000.  Ils ont dû se cacher et ont décidé de s’enfuir au Canada. Ils ont mis fin à leur relation quelques mois après leur arrivée au Canada.

 

[7]               Lors de l’audition de sa demande devant la Commission, Mme Rustemi a également soutenu avoir été victime de vendetta de la part de la famille de l’ex-épouse de son partenaire. Elle a fait valoir qu’elle craindrait désormais pour sa vie et celle de son fils, né au Canada le 29 janvier 2002, s’ils étaient renvoyés en Albanie. 

 

DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[8]                 La Commission a jugé que, dans l’ensemble, Mme Rustemi n’était pas crédible, en raison de nombreuses contradictions et d’une omission relativement à deux éléments clés de son récit.  Pour ce qui est des allégations concernant ses activités politiques, la Commission a conclu que sa prétention, selon laquelle des membres du Parti démocratique étaient persécutés en raison de leurs activités politiques, était en contradiction avec la preuve documentaire objective.  Tout en reconnaissant qu’elle puisse avoir été membre du Parti, la Commission a néanmoins mis en doute sa prétendue notoriété et, elle a constaté que la carte de membre qu’elle a présentée avait été délivrée deux mois après son arrivée au Canada. Enfin, la Commission a souligné que le certificat de décès du père de la demanderesse n’indiquait pas la cause de son décès.

 

[9]               Concernant les allégations de vendetta, la Commission a constaté qu’elles ne figuraient nulle part dans le Formulaire de renseignements personnels (le FRP), et qu’elles n’ont été soulevées que lors de l’audition de la demande de Mme Rustemi en 2004.  Elle a ajouté que Mme Rustemi n’a modifié sa version des faits que lorsqu’elle a été confrontée à une preuve documentaire contradictoire à ses allégations selon lesquelles des membres du Parti démocratique étaient persécutés. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle a précisé que les problèmes exposés dans son FRP avaient un lien avec la famille de l’ex-épouse de son partenaire de l’époque.

 

[10]           Ces incohérences, ajoutées au fait que Mme Rustemi a attendu cinq mois avant de quitter son pays et qu’elle ne connaissait pas le nom et la nationalité de la personne figurant dans le faux passeport qu’elle a utilisé pour entrer au Canada, ont mené la Commission à croire qu’elle n’était pas une personne crédible.

 

QUESTION EN LITIGE

[11]           La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la Commission a commis une erreur en tirant une conclusion défavorable quant à la crédibilité de Mme Rustemi.

 

ANALYSE

[12]           Il est bien établi que les conclusions relatives à la crédibilité doivent être examinées en fonction de la norme de la décision manifestement déraisonnable.  Autrement dit, la décision de la Commission sera jugée comme étant entachée d’un défaut et donc susceptible de contrôle, seulement si elle est clairement irrationnelle et, pour employer les mots de la Cour suprême du Canada tirés du paragraphe 52 de l’arrêt Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, 2003 C.S.C. 20, si elle est « à ce point viciée qu'aucun degré de déférence judiciaire ne peut justifier de la maintenir ».

 

[13]           Mme Rustemi allègue que la Commission a commis une erreur en omettant d’examiner, voire de mentionner, dans sa décision l’existence des trois articles de journaux qu’elle avait produits en preuve. Elle prétend que ces trois articles étaient pertinents quant à sa demande et qu’ils corroboraient sa preuve. 

 

[14]           Dans l’un des articles en question, publié dans un journal albanais daté du 4 août 2000, on peut lire : « Deux activistes et ardents membres du Parti démocratique, Julian Calamani [ex‑partenaire de Mme Rustemi] et Mirela Rustemi, après avoir participé dans [sic] un meeting organisé par le Parti démocratique, revenaient tranquillement à la maison. » Plus loin dans le même article on écrit : « Dans les rangs des victimes rentrent aussi Calamani et Rustemi, deux défenseurs ardents des idées démocratiques. »  Et enfin, on peut aussi lire dans cet article : « Ainsi, aux nombreux cas de violence et de persécution infligée aux membres du parti de l’opposition sont joint [sic] Julia Calamani et Mirela Rustemi » (dossier de la demanderesse, pièce E, traduction).

 

[15]           Les deux autres articles, tirés de l’édition du 2 avril 2004 du journal albanais le plus important, mentionnaient également le nom de Mme Rustemi et appuyaient censément la prétention selon laquelle elle était victime de vendetta. Dans ces articles, Mme Rustemi est décrite comme une personne ayant obtenu de faux documents d’identité pour travailler comme prostituée en Grèce (dossier de la demanderesse, pièce F, traduction).

 

[16]           Pourtant, la Commission non seulement n’a pas tenu compte de ces articles, mais ne les a aucunement mentionnés.  Faisant référence à la carte de membre de Mme Rustemi, voici ce que la Commission écrit à la page 4 de sa décision : « Elle n’a soumis aucun autre document relié à ses activités politiques ou à celles de son père qu’elle a allégué être un des fondateurs du parti à Fier. »

 

[17]           Le ministre a répliqué à cet argument en alléguant, premièrement, que la Commission n’est pas tenue de mentionner chaque élément de preuve qui lui est présenté. Le fait que la Commission n’a pas mentionné tous les éléments de preuve dans sa décision ne veut pas dire qu’elle n'en a pas tenu compte. Deuxièmement, le ministre soutient que la Commission n’a pas à prendre en considération la preuve documentaire présentée par le demandeur si elle estime qu’il n’y a pas lieu de croire les faits relatés dans le témoignage. Troisièmement, le ministre est d’avis que la Commission était bien fondée de  ne pas accorder de valeur probante à l’article de journal décrivant les prétendues activités politiques de Mme Rustemi en 2000, étant donné que la carte de membre produite en preuve avait été délivrée en mars 2001. Enfin, selon le ministre, les allégations de persécution contre des membres du Parti démocratique sont clairement incompatibles avec la preuve documentaire objective relative à la situation qui avait cours en Albanie.

 

[18]           Aucun de ces arguments ne m’a convaincu. Bien entendu, il est de droit constant que la Commission n’est pas tenue de mentionner expressément chaque élément de preuve déposé par les parties, même si l’élément en question va à l’encontre de sa conclusion (voir par exemple l’arrêt Hassan c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.)). Cependant, il est également bien établi qu’une décision administrative sera entachée d’erreur, et donc susceptible de contrôle, si elle est silencieuse quant à un élément de preuve important.  Dans un passage souvent cité de la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 1425 (C.F.) (QL), le juge John Evans a fait au paragraphe 17 l’observation suivante :

Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. 

 

[19]            En l’espèce, le fait que la Commission n’a aucunement mentionné les trois articles de journaux est particulièrement grave et accablant compte tenu que cette preuve n’est pas de nature générale et documentaire, mais que le nom de Mme Rustemi y est expressément mentionné et qu’elle semble confirmer son récit. Je note au passage que la jurisprudence invoquée par le ministre à l’appui de son argument se rapporte entièrement à la preuve documentaire et aux conditions du pays et non à des documents mentionnant expressément le nom d’un demandeur.

 

[20]           Les trois articles tendent à confirmer que Mme Rustemi jouait un rôle relativement important et qu’elle ne se trouvait pas simplement en arrière plan du Parti démocratique. Ces articles semblent aussi confirmer qu’elle était membre de cette organisation au moins depuis août 2000. À tout le moins, Mme Rustemi était en droit de savoir pourquoi la Commission n’avait pas jugé cette preuve corroborante probante. La Commission ne pouvait écarter cette preuve au moment d’évaluer la crédibilité de Mme Rustemi. C’est précisément parce que les articles de journaux mettent en doute la conclusion de la Commission selon laquelle Mme Rustemi n’était pas un membre important du Parti, et qu’ils contredisent en quelque sorte l’idée qu’elle puisse être devenue que récemment membre du Parti, que la Commission devait examiner ces articles et aborder la question de leur importance.

 

[21]           L’avocate du ministre a aussi tenté de plaider que la Commission était justifiée de ne pas accorder trop d’importance aux articles au motif que la demande de Mme Rustemi, au moins à l’audience, était axée sur des allégations de vendetta. Cependant, cet argument ne peut dispenser la Commission d’évaluer l’ensemble de la preuve.  Mme Rustemi n’a jamais laissé tomber son allégation de persécution politique, et la Commission était tenue de l’examiner.

 

[22]            Il est possible que Mme Rustemi soit jugée non crédible même après que les articles auront été dûment examinés, mais il n’appartient pas à la Cour de faire de telles suppositions. Ce qui est plus important, c’est qu’un demandeur est en droit d’être jugé sur sa crédibilité en fonction de l’ensemble de la preuve, ainsi qu’en termes clairs, explicites et motivés.

 

[23]           Pour les motifs susmentionnés, je suis d'avis que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.  Aucune question n’a été proposée aux fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune.

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie, et que l’affaire soit renvoyée à la Commission pour qu’un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés statue sur elle. Les avocats n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Caroline Tardif, LL.B, trad.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                IMM-9689-04

 

INTITULÉ :                                                               MIRELA RUSTEMI c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 9 JANVIER 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                    LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 23 JANVIER 2007

 

 

COMPARUTIONS :   

 

Yehuda Levinson                                                            POUR LA DEMANDERESSE

                             

                                                                                                      

Aviva Basman                                                                 POUR LE DÉFENDEUR                                                                                                     

                                                                                                                            

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                   

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :  

 

Yehuda Levinson

Avocat

Toronto (Ontario)                                                          POUR LA DEMANDERESSE

                                                                                                        
John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                                 POUR LE DÉFENDEUR                                                       

                                                                                                                                                        

 

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